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LES CARNETS METAPHYSIQUES & SPIRITUELS

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© Les carnets métaphysiques & spirituels

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14 novembre 2017

Carnet n°4 Le marionnettiste

Fiction / 2000 / La quête de sens

Je range mon scooter sous le petit appentis et je m'engouffre dans le long couloir du foyer. Je ne vois personne. Je marche d'un pas rapide vers ma chambre. Je suis fatigué. Fatigué de tout, de ma journée, de ma vie, des gens qu'il faut supporter. J'en veux à la terre entière. J'en veux à Dieu, au destin, aux hommes, à ce monde qui m'oblige à marcher l'échine courbée. Je voudrais être seul. Je voudrais que le temps s'arrête. Je voudrais croire en un monde moins cruel. Je voudrais vivre sans me sentir agressé par la bêtise et la méchanceté. Je voudrais être ailleurs.

 

 

Qu’arrive-t-il lorsqu’un personnage de fiction, narrateur de roman un peu rêveur et empreint de liberté tente d’échapper à la plume de son auteur, jeune misanthrope maniaco-dépressif, apathique et déprimé, vivant en foyer psychiatrique, marionnettiste et peintre amateur, employé occasionnel dans un chenil et écrivain médiocre de surcroît qui se confond avec son personnage en s’inspirant de sa misérable existence pour faire avancer son histoire ? Récit où s’entremêlent le rêve et la réalité, l’univers non-sensique du burlesque et du délire absurde et celui plus affligeant de l’ennuyeuse et désolante misère humaine. Mais nul n’échappe ainsi au destin qu’il a l’illusion d’écrire…

 

avec Pascal Virage dans le rôle de l’auteur et Docpsi dans celui du personnage-narrateur ;

avec le docteur Flap dans le rôle du psychiatre, une grande blondasse d’infirmière dans le rôle de l’infirmière-chef, avec Elodie dans celui de la gentille infirmière (un peu amoureuse) sans compter l’aimable participation du reste du personnel du foyer psychiatrique ;

avec tous les amis réels ou imaginaires de Pascal et Docpsi.

Suzie (la compagne) ;

Lucien (l’ami toujours prêt à rendre service) ;

Nestor (le voisin de chambre pantouflard et indifférent) ;

Marion (la meilleure amie de Suzie, employée de préfecture qui vit hors du foyer une ennuyeuse histoire d’amour avec Fred) ;

Plumi (l’ami intello et redresseur de torts) ;

Léger (le peintre talentueux qui s’ignore) ;

Théozène (le sage du foyer) ;

Lucie et Fernand Jeu (les faux jumeaux, anges gardiens de Docpsi) ;

Cinthia et Maria (la pine-up et la boniche rêvées) ;

Papounet (le père de Docpsi, employé de préfecture à la retraite) ;

Drouchka  (l’amie chienne) ;

et quelques autres encore…

 

 

Je regarde le paquet de feuilles posé devant moi. Il y a une bonne centaine de pages. Cent cinquante peut-être. Je mets la dernière dans la pile. J’ai fini. Je regarde par la fenêtre. Je reste comme ça un long moment. Lorsque la nuit tombe, je prends mon briquet et je mets le feu au manuscrit.

 

Quand je reprends mes esprits, je vois la grande blondasse d’infirmière qui entre dans ma chambre en criant : au feu ! au feu ! Le reste du personnel accourt aussitôt armé d’extincteurs. Ils ramassent les feuilles à moitié cramées. Je suis assis à mon bureau, les yeux hagards. Ils m’arrachent le briquet des mains. Et je me mets à pleurer. Ils me disent qu’ils vont m’enfermer. Qu’il n’y a pas d’autres solutions. Je sais que c’est faux. Je sais qu’ils mentent. Je les entends fermer la porte à double tour. Je regarde par la fenêtre, puis je relis ces quelques pages sauvées des flammes.

 

Ça commence ainsi. Rien ne sera jamais… jamais plus comme avant…

 

 

1. Aboulie

- Je vous jure, docteur ! C’est comme si j’avais un boulet d’une tonne accroché derrière moi !

 

Il regarde dans ma direction. Veste en tweed et pantalon de flanelle recouverts d’une blouse blanche. Assis derrière son bureau, le docteur Flap, sérieux comme un pape.

 

- Vous parlez d’une vie ! Si c’est pour y traîner sa carcasse à longueur de journée. Je me demande quand même à quoi ça sert ! Pourtant y doit bien y avoir un sens à tous ces trucs qu’on a du mal à faire ! Ah ! Quelle vie ! Je vous jure, docteur ! Quelle vie !

- Mais vous n’avez rien du tout, Docpsi !

- Mais si, je dis, c’est comme si j’avais une grosse boule invisible que je devais traîner partout derrière moi ! Comme une sorte de cadeau du destin, vous voyez, docteur !

- Laissez le destin où il est, Docpsi !

- Mais il est sur moi, docteur, je vous dis.

- Vous vous apitoyez trop sur vous, Docpsi, c’est pour ça que vous la voyez cette boule !

- Ben peut-être, mais c’est comme ça, docteur ! Je ne peux pas m’en empêcher !

- Personne ne vous dit qu’il faut vous empêcher, Docpsi !

- Ben,  que faut-il faire alors, docteur ? 

-  Il faut vous dire que la boule fait partie de vous !

- Ben, ça je sais ! Merci docteur !

- Maintenant il faut que vous appreniez à aimer cette boule, Docpsi !

- Aimer un truc pareil, faut être fou, docteur !

- Pas autant que vous le pensez, Docpsi !

- Et vous, vous faites comment, docteur, pour accepter votre boule ?

- Il ne s’agit pas de moi, Docpsi, mais de vous !

- Oh ! Ça, c’est facile comme réponse, docteur !

- Vous devez bien comprendre, qu’on est pas là pour parler de moi, Docpsi, mais de vous et de vous seul !

- Oui, mais si moi, ça m’aide, docteur, de parler de vous !

- Non ! Je suis vraiment désolé, Docpsi, mais ça ne fait pas partie de notre protocole thérapeutique !

 

*

 

Certains jours, je me dis que le plus dur c’est d’en être réduit à rien. Je suis rien, rien, rien, c’est ça la vérité. Ni un fils, ni un père, ni un amant, ni un ami. Juste un type qui pense en rond dans sa tête. Un type qui n’arrive même pas à se supporter quand il est tout seul. C’est pas croyable d’être comme tu es, Docspi ! Mais rien n’y fait. Plus je me dis ça, moins je me supporte. Et pourtant je suis bien obligé. A cause de mon histoire... J’ouvre mon cahier. Ce vieux cahier tout déglingué que je range dans mon armoire. Et puis j’écris ce que j’écris maintenant. J’écris que je suis rien, rien, rien du tout et que c’est ça la vérité. J’écris plein de trucs comme ça. En les écrivant, ça fait du bien. Ça fait du bien ! je crie. J’écris que je crie que ça fait du bien. C’est vrai que ça fait du bien. Je me sens plus calme. Alors j’écris que je me sens plus calme. C’est idiot mais c’est comme si ça me soulageait d’un poids. Comme si c’était pas moi qui vivait ça. Mais un autre. Un autre que moi qui souffrirait à ma place. Du coup, je sais plus qui je suis. Est-ce que je suis LUI, ou est-ce que c’est LUI qui est moi ? Ou alors on est pareil. Ou alors on est différent. Ca franchement, je n’en sais rien.

 

*

 

Handicapé pour la vie. C’est dur de se dire que l’on est né comme ça. Et puis le temps passe, mais ça n’efface rien. C’est toujours là. Et c’est toujours aussi douloureux. Personne ne peut rien pour vous. C’est comme ça, c’est la vie. Pourtant quand je m’apitoie sur mon sort comme aujourd’hui, ça me met dans une drôle de colère. Une colère noire que personne ne voit jamais. D’ailleurs personne ne voit jamais rien, ni la colère, ni la tristesse, ni rien d’autre. Chez ceux qui vivent à côté de nous, on ne voit que le bonheur, et le plaisir, et la joie de vivre. Ça nous fait envie. Et pour le reste, on ne montre pas qu’on l’a vu. On le garde pour nous. Juste pour se dire qu’on est pas si malheureux au fond. Pourtant des problèmes, on en a tous. LUI les siens et moi les miens. C’est comme ça. Et on doit tous faire avec. On peut pas faire grand-chose pour aider les gens avec leurs problèmes, sauf à les écouter. Et au fond ce n’est pas grand-chose écouter les gens. Certains jours, j’aimerais bien crier à ceux qui vivent autour de moi que j’ai vu leur tristesse. Mais je n’ose pas. Je les regarde sans rien dire. Dans ces moments-là, je me sens tout proche d’eux. Et pourtant je me tiens à distance. La timidité peut-être et puis la peur de passer pour un fou aussi. Tout ça, ça nous oblige à nous taire, et puis à regarder le malheur des autres en silence.

 

*

 

Je regarde l’heure. 3 heures du matin. Je n’arriverai pas à fermer l’œil cette nuit. Et ce temps qui n’avance pas ! J’allume la lumière. A côté, j’entends la télé de Nestor. Si au  moins j’avais la télé. Mais non, je l’ai refusée quand on me l’a proposée.

- Moi une télé ! Jamais de la vie ! j’avais dit à l’infirmière-chef.

- Comme vous voudrez, Docpsi !

- Merci bien, j’avais dit, je me soigne tout seul moi, j’ai pas besoin d’une télé !

Et elle était repartie. Depuis on en a jamais reparlé. 

Pourtant certains jours, ça rendrait bien service, une télé. Mais faut pas que je me laisse tenter. Seul, mon petit Docpsi. Seul, ça c’est la réalité et puis c’est la meilleure thérapie qui soit. Mais quelle angoisse ! Quelle angoisse !

 

Je regarde le radioréveil. 3h18. Et ce temps qui n’avance toujours pas ! Je me demande ce que peut bien regarder Nestor. Quand je pense que c’est le seul ici à ne jamais s’occuper des affaires des autres ! Il n’a besoin de personne, le Nestor ! Sa télé, ses comprimés, ses boîtes de cassoulet qu’il stocke comme s’il allait y avoir la guerre, ses parties de pétanques, ses sorties au cinéma de quartier et sa collection de revues cochonnes. Je me demande de quel bois il est fait pour être heureux avec cette vie-là.

- T’en as pas marre de rester là ? je lui avais dit un jour au réfectoire.

- Non, non ! On est bien ici moi je trouve !

- Ah ?!! j’avais dit.

J’avais pas insisté. Je l’avais laissé finir son ragoût aux lentilles.

Il s’était levé pour aller poser son plateau, puis il avait regagné sa chambre.

- C’est l’heure de « Y a pas de perdants », depuis que ça existe, j’ai jamais raté une émission ! qu’il avait dit.

- Ah ! j’avais dit, dans ce cas !

Il avait posé sur moi son drôle de regard puis s’en était allé de son petit pas traînant vers le grand couloir rejoindre la vie de ses rêves.

 

*

 

On a tous des rêves. Moi, je voudrais faire la route. Comme les saltimbanques d’autrefois. Avec un âne et une roulotte. J’ai toujours voulu faire ça. Je ne sais pas pourquoi. Mais un jour, je le ferai. J’en suis sûr. Je sais pas encore quand ni comment, mais un jour, ça arrivera. Ca fait des années que je pense à ça. Et c’est bon d’espérer parce que ça suffit pour continuer à vivre. Je suivrais mon destin comme si c’était écrit. C’est drôle de penser qu’on écrit des trucs sur son destin qui sont déjà écrits sur le grand cahier de la vie. Des fois, quand j’écris des trucs pareils, je me fais l’effet d’un philosophe. Un philosophe un peu poète. Je sais, c’est prétentieux d’écrire ça. Mais j’y peux rien. Dans ces moments-là, on contrôle plus du tout ce que l’on pense. On s’imagine des trucs complètement fous.

 

 

2. Solitude

J’entends le docteur Flap dans la chambre d’à côté. C’est l’heure de sa tournée. Dans quelques minutes, ça sera mon tour. Je pose mon stylo. Je reste un instant à regarder les pages que j’ai écrites durant la nuit. C’est jolie une feuille noircie de mots. Ça lui donne un air gai et triste en même temps. Je ferme mon cahier.

- Bonjour Docpsi, comment allez-vous aujourd’hui ?

- Ma foi ! Ni très bien, ni très mal ! je dis, ça va !

- Comme d’habitude en somme ! Tenez Docpsi, voilà vos pilules !

La grande blondasse qui l'accompagne me tend mes comprimés. Je les avale sans un mot.

- Bon ! Docpsi ! Il faut que je vous laisse à présent, je dois continuer ma tournée !

- Très bien, docteur ! A demain alors !

Quand ils referment la porte, je recrache les pilules. Je les jette dans les cabinets puis je tire la chasse. Depuis le début, je fais ça. Je suis un peu dérangé mais je ne crois pas être plus fou que ceux qui sont dehors. Et puis je déteste les médicaments. Et puis le monde où je vis me suffit. Je n’ai aucune envie de vivre dans le leur. Parce qu’il est triste, parce qu’il est laid, et parce qu’il fait mal, même si eux, ils font semblants de croire le contraire. Ils n’ont qu’à y rester dans leur réalité. Mais qu’ils laissent les autres tranquilles. Je regarde mon cahier, mais je n’ai pas le courage de l’ouvrir. Tout ça m’a fatigué. Je prends une cigarette dans le paquet rangé dans l’armoire où j’ai toutes mes affaires. Il n’en reste plus que trois. Mais ça ira jusqu’à ce soir. Je m’accoude à la fenêtre et j’aspire à grandes bouffées sur le petit bâtonnet qui se consume, en regardant la ville qui se réveille.

 

*

 

En général, je me lève tôt. Entre 5 et 7 heures. Je prépare mon café, je pioche dans ma boîte à biscuits et je pose le tout sur la planche qui me sert de bureau. Je ne prends jamais mon petit déjeuner avec les autres au réfectoire. Question de principe et d'habitude. J'aime être seul le matin. Je relis ce que j'ai écrit la veille, puis je me plonge aussitôt dans le nouvel épisode du jour, en buvant à petite gorgée mon café brûlant. J'aime ces moments-là. Quand le reste du monde est encore endormi, quand la nuit ne s'est pas encore dissipée, quand le silence m'enveloppe de sa présence réconfortante, quand je crois que je suis tout seul au monde. Souvent je pose mon stylo et je regarde le petit parc qui entoure notre bâtiment. Les feuilles des grands marronniers qui s'agitent dans le vent, le chant des oiseaux qui s'éveillent avec la naissance du jour. Tout cela m'émeut profondément. A cette heure-ci, la ville ressemble encore à un fantôme assoupi, comme un gros monstre fragile repus de fatigue qui reprend des forces avant d'attaquer une nouvelle journée. Un matin sur deux, je n'écris pas. J'ouvre l'un des livres que j'ai réussi à me procurer chez un vieux libraire du quartier. Il les a commandés spécialement pour moi. 10 gros volumes sur les chiens que je lis consciencieusement en prenant des notes que je range dans un petit classeur noir. Pathologies, physiologie, anatomie, troubles comportementaux… Au début, je trouvais ça un peu compliqué, mais j'aime les chiens, alors j'ai fini par m'y faire. On peut tout apprendre quand on aime. Ce n'est pas une question de volonté. C'est une chose à l'intérieur qui nous pousse. Je ne sais pas comment ça s'appelle, comme une sorte de force qui nous guide vers ce qui nous semble essentiel. Je crois qu'il est impossible de s'y soustraire, c'est comme une nécessité profonde, un besoin que l'on ne pourrait pas réprimer, comme une chose qui deviendrait vitale. C'est ce qui s'est passé pour moi avec les chiens. Rien ne me destinait à les aimer ni même à m'en occuper. Et pourtant, aujourd’hui, c'est devenu une activité incontournable, presque une seconde peau. C'était dans la nature des choses, dans mon destin comme disent certains.

 

*

 

Je regarde la petite pièce dans laquelle je vis et je me rends compte à quel point j'aime la tranquillité et ma solitude. Sous mes airs compréhensifs et sociables, je déteste que l'on vienne me déranger. Il y a des moments pour cela. Quelle idée aussi de venir me voir à tout bout de champ, pour un oui pour un non ! Quel sans gêne ! Je regarde la pendule. 8h30. Suzie ne va plus tarder maintenant. Nous sommes arrivés au foyer le même jour. J'ai tout de suite aimé ses grands yeux tristes qui lui donnaient l’air d’une petite fille un peu perdue abandonnée sur le quai d'une gare.

- Salut ! C'est moi !

- Salut Suzie! je dis, tu as l'air bien gaie aujourd'hui!

- Ouais, absolument ! dit-elle en me regardant avec un grand sourire.

- Et qu'est ce qui te rend si joyeuse ?

- Ch'ai pas ! C'est comme ça !

- Ah ! Eh bien tant mieux ! je dis.

Elle m'embrasse sur la joue. Sa peau sent bon, comme de la vanille orangée. J'aime bien poser ma tête sur sa peau.

- Tu n'as pas oublié !

- Quoi donc ? je dis.

Elle hésite.

- Notre promenade !

Je souris.

- Bien sûr que non ! Le temps de m'habiller et je suis à toi !

           

Le dimanche matin, avec Suzie, on va se balader. C'est comme ça, une habitude qu'on a prise. Comme ces vieux couples qui ne savent plus pourquoi ils font les choses ensemble. Ce n'est pas triste. C'est une façon de partager un peu de sa solitude avec un être que l'on aime. C'est souvent très tendre, comme si la complicité remplaçait la fougue des débuts. C'est rassurant de pouvoir ainsi se promener en silence sans raconter des âneries ou des futilités. On a l'impression d'être un peu moins seul, un peu plus accompagné. Les vraies histoires d'amour, elles se mesurent au temps et surtout au silence qui sépare deux êtres sans jamais les indisposer.

- Tu es prêt ?

- Oui, oui, ça y est, j'arrive !

Je regarde mon visage dans la glace. C'est vrai que je ne suis plus tout jeune.

 

*

 

Soudain Suzie s'arrête dans la grande allée de chênes qui mène à l'étang.

- Et ma séance, Docpsi !

- Je croyais que ça allait bien! je dis.

- Ben, n'empêche que j'aimerais bien te parler !

- Ici ?

- Pourquoi pas !

- Je croyais que tu aimais marcher en silence ! je dis.

- Mais qui te parle de marcher, Docpsi ! On va s'arrêter !

Elle me désigne un tronc d'arbre, récemment abattu, posé en travers d'un petit sentier qui s'enfonce dans le sous-bois.

- Là, ça te va, Docpsi ?

- Ma foi, je dis.

Elle s'assoit, les yeux dans le vide. Je la regarde. Elle est belle. Je n'ose pas interrompre son silence. On reste là assis tous les deux, côte à côte, sans rien dire, chacun dans ses pensées, les miennes qui essayent de deviner ce qu'elle va me dire.

- Docpsi, tu sais que j'aime les arbres.

- Oui, je dis.

- J'aime les regarder quand ça ne va pas.

- Je sais, et ça ne va pas très fort aujourd'hui, n’est-ce pas ?

Suzie ne m'écoute pas. Elle s'est déjà posée sur la cime du grand chêne qui nous regarde.

- On t'a déjà raconté des histoires sur les arbres ?

- J'en ai pas le souvenir, je dis.

 

Suzie me raconte son histoire. C'est une belle histoire. J'aimerais savoir les raconter comme elle. Je regarde les arbres autour de nous. Elle a raison. Les arbres nous parlent. Et moi qui ne sais pas les entendre.

- Ecoute ! Ecoute ! dit-elle.

J'essaye de tendre l'oreille. J'entends le vent dans les feuillages.

- On dirait une complainte un peu triste.

Suzie ferme les yeux. Une larme coule sur sa joue. J'ai envie de la prendre dans mes bras. Mais je ne le fais pas.

- Ils pleurent, Docpsi !

Dans le ciel, les feuilles s'agitent avec pudeur.

- Comme j'aimerais leur parler !

Mais Suzie ne m'entend pas. Elle se lève et entoure le tronc du grand chêne qui nous regarde. Ils recueillent serrés l'un contre l'autre leur souffrance silencieuse. Je me sens un peu bête assis sur mon tronc d'arbre. J'ai envie de partir, de les laisser à leur solitude immobile. Je les regarde un instant. Ils sont beaux. Je me lève et je reprends le chemin du foyer. Lorsque je me retourne, je m’aperçois que je suis seul. Il n'y a personne, juste l'allée de grands chênes dont les branches se baissent pour saluer mon retour.

 

*

 

Certains jours, je m'ennuie. C'est comme ça. Tout m'ennuie. Les autres, ma vie, le monde entier. C'est pénible. C'est le cas aujourd'hui. Je ne sais pas quoi faire. Comme tous les dimanches, je tourne en rond dans ma chambre avec des pensées qui tournent en rond dans ma tête. Tout me fatigue. J'ai fermé la porte à clé pour être tranquille. Parce que si l'on venait à me déranger, ça serait pire que tout. Dans ces moments-là, je deviens presque méchant. C'est comme une horreur que je serais obligé de faire sortir de moi. Je peux rien contrôler. Je gueule, je m'emporte, je dis des bêtises et des méchancetés que je ne pense même pas. Et ça fait mal à celui qui les reçoit en pleine figure. Et ça tombe sur n'importe qui, le premier qui passe, le premier que j'aperçois. Alors, dans ces moments-là, je préfère rester seul. Comme ça, je ne fais de mal à personne.

 

*

          

 

J'ouvre les yeux. Je regarde les taches du plafond qui commence à s'écailler. Je n’arrive pas à faire la sieste. J’ai toujours eu horreur de la sieste. Je reste un instant comme ça. Suzie dort encore. Je vois sa poitrine qui se soulève. J'enlève son bras qu'elle a posé sur ma cuisse. Je ne sais pas ce que je ressens. Je n'arrive même pas à apprécier ces moments-là. Parfois, oui. Mais aujourd'hui, il n'y a rien à faire. Je n’y arrive pas. C'est terrible parce que je l'aime pourtant. Mais qu'est-ce que ça veut dire aimer ? Ah! Que tout ça est compliqué! Je n'ai pas la tête à réfléchir. J'ai envie de me lever et de fuir, de fuir, de fuir. Mais je ne sais pas où aller. Je reste encore un instant comme ça, allongé près de Suzie. Je sens que j'ai besoin de partager cette souffrance. Mais c'est impossible. Suzie me regarderait sans comprendre, les yeux pleins de bonté et d'amour, et elle ne pourrait rien y faire. C'est trop douloureux ! Je vais à mon bureau. Je regarde le petit cahier perdu sous une pile de feuilles écornées.

 

On a beau dire, on est tout de même bien seul. Même ici, avec les miens. J'ouvre le cahier. J'écris : On a beau dire, on est tout de même bien seul. J'hésite à écrire avec les miens. Je ferme le cahier. Non, je ne peux pas écrire avec les miens. Jamais personne ne m'a appartenu et jamais personne ne m'appartiendra. Je suis ainsi. Seul et sans attache. Moi qui étais si possessif. Je me demande pourquoi ça a disparu. Je réfléchis. La déception de ceux dont j'ai croisé le chemin, ceux qui ont partagé ma vie et ceux dont j'ai partagé la vie ? C'est idiot ! On finit toujours pas décevoir ou être déçu. Je n'aime pas ça. Mais qui aime ça ? Personne, je crois. J'ai appris à ne plus avoir envie de décevoir ni que l'on me déçoive. Je préfère rester seul. C'est dur. Très dur. On souffre beaucoup. Parce que les autres ont tellement de bonnes choses à nous offrir.

 

 

3. Ecœurement

- Docpsi ! Docpsi !

- Hmmm !

- Docpsi, réveille-toi !

- Fous-moi la paix ! Je dors !

- Docpsi, c'est important !

J'ouvre un œil. Je vois le gros nez de Lucien penché sur moi.

- Docpsi, bon sang ! Réveille-toi !

- Ca peut pas attendre !

- Tu vas arriver en retard, Docpsi !

- Et alors ! je dis.

J'entends Lucien sortir de la chambre.

- Lucien !

- Quoi ?

- Merci Lucien.

Je referme les yeux. Il est gentil, Lucien. Toujours prêt à rendre service. Comme si c'était sa façon à lui d'exister. Faut toujours qu'il intervienne, même quand on lui a rien demandé. C'est assez exaspérant, mais j'ai encore jamais trouvé le courage de le lui dire. Il croit si bien faire, ce pauvre Lucien !

7h54. C'est vrai, je suis en retard. Y a des jours où tout va de travers. Je déteste arriver en retard. C'est comme si ça me mettait une boule au creux de l'estomac qu'arriverait pas à descendre. Quel jour sommes-nous déjà ? Je réfléchis. On est lundi, le jour de mon travail au refuge. Je démarre le scooter.

 

*

 

Je passe le portail et me gare à ma place habituelle, derrière la petite baraque qui sert de bureau d'accueil pour les adoptions. Je regarde le cadran. 8h13. J'ai un quart d'heure de retard. Je range mon casque, mets l'antivol, prends mon sac et me dirige vers le bureau.

- Bonjour !

- Bonjour Docpsi !

- Y a rien de neuf aujourd'hui ? Pas de nouveaux chiens d’arrivés ? je dis.

- Non ! Rien de spécial !

- Ah ! Très bien ! je dis.

Puis je vais me changer dans la petite pièce réservée aux employés. Je vois l'autre, la connasse en train de préparer le café (je l'appelle comme ça depuis qu'elle me fait des crasses). Je pose mon sac sans la voir. Le mieux qu'on ait trouvé, c'est de s'ignorer. Certains jours, ça marche. Mais d'autres fois, c'est pas possible. Ces jours-là, ça pète. C'est comme ça. Comme un abcès qui reviendrait tout le temps et qu'il faudrait repercer à chaque fois. Peut-être qu'elle me déteste parce que je n'ai pas vraiment besoin de ce travail et qu'elle sait que je fais ça juste parce que j'aime les chiens. Pas pour le chèque à la fin du mois. Je me change en quatrième vitesse. J'enlève mes vêtements que je fourre dans mon sac et j'enfile ma combinaison. Je suis prêt.

 

*

 

 

J'ai de la merde jusqu'au genou. Le boulot est simple. Je dois enlever toute la merde pour la mettre dans des sacs. Ça fait partie de mes fonctions. A quelques mètres de là, je vois le responsable qui fait le tour du refuge avec des visiteurs. Quand ils passent devant moi, ils s'arrangent pour pas me regarder. Avec l'odeur, ça doit pourtant être difficile de ne pas jeter un regard dans cette direction. Ils font comme si je n’existais pas. Je continue d'entasser mon tas de merde. Au début, je me sentais presque humilié de faire ça. Et aujourd'hui encore je sens bien que l'on me considère comme un pauvre type qui sait rien faire d’autre que d’entasser de la merde dans des sacs. Mais maintenant, je m'en fous. J'en suis même fier. De toute façon, c'est sacré la merde ! Ça vient de ce qui vit. Et puis, je les emmerde les gens. 

 

Quand j'ai fini, je passe à l'infirmerie pour voir si la connasse a bien fait les soins. J'essaye d'ouvrir la porte. Elle est fermée.

- La garce ! je crie.

Je sais bien que c'est la connasse qui a fermé la porte. Personne d'autre n'a les clés ici, sauf le responsable. Je vais le voir pour lui demander le double des clés. Il a l'air étonné.

- C'est nouveau ça, depuis quand on ferme l'infirmerie maintenant !

- Ch'ai pas, je dis.

Il fouille dans son tiroir et me tend un trousseau.

- Merci, je vous le ramène tout de suite, je dis.

Mais il a déjà replongé le nez dans ses papiers. Tout le monde se fout de tout le monde ici. Je fais comme si je m'en foutais mais j'en pense pas moins. J'ouvre la porte de l'infirmerie.

- Merde alors !

Y a plus rien sur la paillasse. Y a plus le petit carnet où je note les soins à faire, y a plus de seringues, y a plus d'antibiotiques, y a juste les carreaux blancs qui ont l'air de se foutre de ma gueule.

- Quelle connasse ! je dis.

- Quoi connasse ! Espèce de pauvre type !

 

Je la vois la connasse. Elle est derrière moi en train de s'affairer devant l'évier.           

- T'es une vraie connasse toi, hein à fermer la porte comme ça !

- C'est pas à toi de faire les soins ! qu’elle dit.

- Si tu les faisais bien, je serais pas obligé de les faire aussi !

Eh tiens ! Prends ça dans ton bec, ma grosse !

- Ils servent à rien tes soins, pauvre con ! qu’elle dit.

- Et toi, tu ferais mieux de travailler dans un cimetière, pas avec les animaux ! Tu les aimes pas ! je dis.

- C'est moi la chef ici et t'as intérêt à faire ce que je te dis !

Je lui laisse le dernier mot. De toute façon, autant discuter avec un mur, y a rien à en tirer.

- Pauvre fille ! je dis en claquant la porte.

Des fois, je me demande qui est vraiment fou. Je regarde mes pauvres potes derrière leurs barreaux. Et je me sens comme eux, obligés de subir cette putain de vie, avec tous ces autres que j’ai pas choisis, et qui m’encombrent, et qui me marchent dessus et qui font semblant de pas me voir.

 

*

 

Je range mon scooter sous le petit appentis et je m'engouffre dans le long couloir du foyer. Je ne vois personne. Je marche d'un pas rapide vers ma chambre. Je suis fatigué. Fatigué de tout, de ma journée, de ma vie, des gens qu'il faut supporter. J'en veux à la terre entière. J'en veux à Dieu, au destin, aux hommes, à ce monde qui m’oblige à marcher l'échine courbée. Je voudrais être seul. Je voudrais que le temps s'arrête. Je voudrais croire en un monde moins cruel. Je voudrais vivre sans me sentir agressé par la bêtise et la méchanceté. Je voudrais être ailleurs. Je referme la porte de ma chambre et pose ma veste sur le montant du lit. J'allume une cigarette, entrebâille la fenêtre. Je regarde mon antre, ma grotte, ce trou impersonnel où j'ai fait mon nid. Le seul endroit au monde où je me sens encore à l'abri. Je crois que je ne quitterai jamais cet endroit. Tout est à sa place. Mes livres, mon cahier, la petite boîte où je range mon matériel pour les marionnettes, la cafetière, mes stylos, ma vieille machine à écrire et le paquet de feuilles blanches posé dessus. Je sens une larme couler sur ma joue. Je fume en silence en regardant les volutes blanches disparaître dans l'air frais de ce mois d'automne.

 

 

4. Distraction nocturne

Dans la main, j'ai une cuiller. Je la pose sur la table, et je finis l’assiette de gâteaux que j’ai rapportée du réfectoire. Je regarde ma chambre. Je suis seul. Au-dessus de la porte, près de la petite pendule, il y a l'affiche d'un spectacle que j’ai punaisée sur le mur. Sur cette affiche, il y a un homme. Et derrière lui, sur la scène, il y a une salle de restaurant avec un homme et une femme assis l'un en face de l'autre, parmi d’autres couples. On dirait qu’ils attendent quelque chose. 

 

*

           

Suzie est en face de moi. Je me sens bien, l'âme un peu blagueuse, un peu triste aussi. Je me sens bizarre pour tout dire.

- Suzie, tu sais que je n’existe pas plus que tu n'existes !

- Docpsi, arrête ! Tu m'énerves !

- Oh ! Si on a même plus le droit de parler ! je dis.

- Là, c'est pas pareil, tu dis des âneries, Docpsi !

- Et qu'est-ce que t'en sais, toi d'abord ! je dis.

- Arrête un peu, Docpsi ! J’aimerais bien que tu te comportes un peu normalement !

- Normalement ! Normalement ! je dis en me moquant.

- Parce que Monsieur se croit peut-être différent ! Allez Docpsi, reviens sur terre ! Tu es comme tout le monde !

- Moi ou un autre, alors c'est pareil pour toi ! je dis.

- Mais qu'est-ce que tu crois, Docpsi ! Que tu es quelqu’un d’exceptionnel ?

- Pas du tout, Suzie ! Mais j'ai mes trucs à moi, et ce mélange, il est unique…

- Docpsi ! Arrête un peu ton cirque ! Parlons d’autre chose, veux-tu ?

- Tu préfèrerais peut-être que je te raconte ce qu’on a mangé ce midi ! Ou peut-être comment je trouve la nouvelle paire de chaussettes que je me suis achetée !

- Docpsi, je t’en prie ! Arrête un peu ! Tu confonds tout !

- Y a plein de trucs que je confonds, Suzie ! Mais là, je confonds rien du tout !

- Mais tu passes ton temps à te poser un tas de questions inutiles, Docpsi…

- J'y peux rien, Suzie ! Elles viennent toutes seules !

- Tu pourrais pas faire un effort pour être un peu comme tout le monde !

- Faire un effort ! je dis, pour ressembler à tous ces couples qui savent même pas pourquoi ils restent ensemble ! C'est à ça que tu veux qu'on ressemble, Suzie !

 

La dame qui mange en silence à la table d'à côté avec un monsieur distingué se tourne vers moi.

- Vous vous croyez peut-être plus fort que les autres, n’est-ce pas ? qu’elle dit.

- Pas du tout ! Et puis d'abord, personne vous a sonnée ! Retournez à vos spaghettis ! je dis.

- Excusez-moi de vous le dire, mais vous êtes un mufle doublé d'un petit con, Monsieur !

Je détourne les yeux et regarde l’assiette de gâteaux. Il n’en reste plus qu’un. Je le prends et le mets dans ma bouche.

 

*

 

- Hummm ! C'est bon !

- Mais Docpsi, ça va pas ! Qu'est ce qui te prend !

J'enlève mes mains de dessous son corsage.

- Euh… rien !

- Mais tu penses qu'à ça, ma parole !

- Oui ! je dis, un peu à ça et beaucoup au reste !

- Je suis pas un objet, Docpsi !

- Je sais ! N'empêche que moi j'ai envie !

- Et à mes envies à moi, tu y penses quand tu fais ça!

- Toi ? Mais t'as jamais envie ! Alors comment il faut que je fasse moi ! Hein ! Dis-moi !

- Y a des prostituées pour ça, Docpsi !

- Des prostituées, c'est la meilleure celle-là ! Tu disais pas ça avant ! T'aimais bien quand on faisait ça !

- Mais j'aime toujours, Docpsi ! Mais pas quand t'es comme ça ! Là, tu penses qu'à toi !

- C'est parce que t'as plus de plaisir ! Voilà la vérité, Suzie !

- Arrête, Docpsi ! C’est blessant ce que tu viens de dire !

- Ben, il faut voir la vérité en face ! J'y peux rien si ça te fait peur !

- T'es qu'un salop, Docpsi !

Je vois les yeux de Suzie me fusiller du regard. Mais il y a quelque chose de triste aussi dedans. C'est trop bête. Ça serait si simple si on venait pas tout compliqué avec tous ces masques qu'on se met sur la tête. Un masque pour ci, un masque pour ça.

 

*

 

Soudain j'entends comme un bruit d'élastique. Je sens Lucie et Fernand Jeu (mes anges gardiens), les faux jumeaux, débouler derrière mes oreilles en jetant mon masque à terre. Lucie se penche et me dit quelque chose :

- Docpsi ! Là ! Regarde ! Quelle chance ! Un cul ailé !

- Un cul ailé ? je dis, et c'est maintenant que tu me le dis ! Il est où ton cul ailé ?

- Là, il survole le champ de bites !

Je regarde la bosse qui déforme mon pantalon. Je repousse l’assiette.

- Allez ! Accrochez-vous les jumeaux, on va le suivre !

- Mais ça va pas ! Qu'est ce qui te prend Docpsi ! Arrête !

- Eh ! Fernand ! Pour une fois qu'on s'amuse ! je dis.

 

*

 

Hummm ! Qu'est-ce que c'est bon ! C’est un vrai bonheur de prendre soin de soi ! Je me sens inspiré. Je sais pas où je vais, mais je monte, je monte, je monte. Y a le désir et des images qui défilent, y a des paysages que je traverse et que je regarde à peine. Et puis il y a moi au milieu qui monte toujours avec ma veste qui bat au vent. C'est pas la hauteur qui me grise, c'est d'être seul sur ma monture comme un chevalier perdu qui file vers l'absolu. Parce que je sens que je me détache, que je quitte la terre, que je m'envole pour je ne sais où. Et mon Dieu, c'est divin comme sensation ! Y a plus de LUI, plus de Docpsi, y a plus que cette sensation de liberté qui m'emporte !

- Oaouhhhhh ! je crie.

- Docpsi, attention, tu vas trop loin !

- Chut ! je dis, je suis bien !

- Il faut t’arrêter, Docpsi ! Tu vas vraiment trop loin!

- Et alors ! je dis.

- Et alors, ça serait idiot ! Il faudrait pas te perdre ! T'as encore des trucs à faire et à voir ici !

- Pour ce que ça m'apporte ! je dis.

- T'as raison, continue ! Fonce, Docpsi, c'est ça la vie !

- Eh ! Les faux jumeaux, lâchez-moi la grappe ! je dis.

J'entends plus que le bruit du frottement de l’étoffe sur ma monture qui monte, qui monte, qui monte. De plus en plus haut.

- C'est dingue cette sensation de voler !

- Docpsi ! Arrête ! Tu es fou !

- Vos gueules, les jumeaux ! Profitez plutôt du paysage !

Je mets les gaz. Direction la planète Stase. 3 minutes de voyage à la vitesse sidérale du temps. Je sais, je l'ai lu quelque part. Les images deviennent de plus en plus floues. Vu d'ici le monde a l'air d'une chambre d'hôpital.

- Moins vite Docpsi ! Laisse-moi apprécier ce spectacle ! J'ai jamais eu autant de distance avec les choses !

- Ah ! je dis, alors c'est bon de prendre un peu de hauteur mes amis, n’est-ce pas ?

- Docpsi ! T'es incorrigible !

- Je sais ! je dis, et alors, c'est pas tous les jours ! Eh regardez, les jumeaux ! Regardez comme ils ont l'air ridicule vu d’ici !

- Qui donc Docpsi ?

- Ben, ceux qui s'agitent en bas, pardi ! On dirait de petits jouets mécaniques téléguidés !

- Docpsi, tu exagères !

- Non Fernand ! Docpsi a raison ! Tout ça c'est un jeu et on s'amuse avec nous, donc on ne peut pas être autre chose que des jouets ! Imparable comme raisonnement, non ?

- Lucie, ma pauvre Lucie, tu es presque aussi gamine que Docpsi !

- Et alors Fernand ! je dis, faut pas croire que c'est si con un gamin ! Parce que le môme qui s'amuse avec nous, il doit bien se marrer, LUI. Eh ! Les jumeaux ! Ça vous plairait d'aller LUI dire deux mots !

- Dire deux mots à qui ?

- Eh ! Faut suivre un peu les jumeaux, je parle du grand môme qui nous prend pour ses jouets !

- T'es vraiment taré, Docpsi !

- Et la planète Stase alors !

- Vous êtes pressé ? je dis.

- Ben non ! Pas plus que ça !

- Ben alors vous en faites pas ! On la verra votre planète !

 

*

 

- Pincez-moi ou je rêve ! je dis.

- Quoi ! Qu'est ce qui se passe ?

- Là, vous voyez ce que je vois ! je dis.

- …???

- Eh ! Vous êtes miro les jumeaux ! Là, nom de Dieu ! Le … petit…

- Le … petit… ?

- Ouais, là le petit bonhomme penché sur son cahier! je dis.

- Tu crois que c'est Dieu ?

- M'a l'air bien moche !

- Eh ! Regardez ! IL nous regarde !

- Mais ma parole ! IL a l’air de pleurer !

- Chut ! Taisez-vous ! Cache-toi Docpsi ! Il faut pas qu’IL te voit là !

Mais je reste planté là comme si je pouvais pas bouger. Je dois avoir l'air idiot assis comme ça, devant mon assiette vide avec mes deux petits personnages qui s'agitent derrière mes oreilles.

 

*

 

- C'est encore loin ton histoire Docpsi ? Parce que je commence sérieusement à m’emmerder !

- Personne t'a obligé à venir Lucie ! je dis. Et puis si tu t’emmerdes, t'as qu'à rentrer !

- Pour louper la moitié du spectacle, je préfère encore m’emmerder !

- Fernand ! je dis, fais-la rentrer ! Elle commence à me les échauffer !

- Oh ! Arrêtez un peu tous les deux, on dirait deux mômes !

- Fernand ! je dis, on t'a rien demandé !

Je regarde ma monture. Elle fait une drôle de tête. Elle a l’air toute épuisée.

- C'est bien notre veine ! je dis.

- Qu'est ce qui se passe, Docspi ?

- Je crois qu'on est en train de s’épuiser, les jumeaux !

- On verra pas la planète Stase aujourd’hui alors ?

- Mais si ! Ça prendra juste un peu plus de temps que prévu ! je dis.        

Je regarde la jauge de carburant. Je me demande si on va en avoir assez pour y arriver.

- T'as pensé au carburant, Docpsi ?

- Oui, Fernand ! je dis, je ne pense même qu'à ça ! Mais fermez-la bon Dieu ! On le gaspille là à dire n'importe quoi ! Faut rester concentrer, bordel !

Et je nous imagine déjà en train d'errer pour l'éternité dans cet univers inconnu. Rien que d'y penser, ça me donne des frissons. J'entends plus rien. Lucie et Fernand ont dû monter bien au chaud entre mes oreilles. Et comme d'habitude, je dois me débrouiller seul. Je sens que je vais craquer. Trop de bruits ou trop de silence, c'est pareil pour moi, ça m'empêche d'avancer.

- Bon! je dis, je crois qu'on va s'arrêter là pour aujourd'hui !

- Ben Docpsi, qu'est ce qui t'arrive ?

- J'en peux plus ! je dis, je suis fatigué.

- Dans ce cas, tu as raison Docpsi, il est plus sage de s'arrêter !

- Merci pour ton approbation, Fernand ! je dis.

- Ce n'est rien Docspi, je sais comme c'est difficile pour toi dans ces moments-là ! Mais je suis là, ne t'inquiète pas, je te soutiendrais !

J'attends avec une certaine appréhension la remarque de Lucie qui ne va sûrement pas être très tendre.

- Lucie ? Tu ne dis rien ?

Pas de réponse.

- Lucie ? On va s'arrêter !

- Eh bien, c'est pas trop tôt ! Je commence vraiment à en avoir ras le bol de ton voyage débile Docpsi !

Sacrée Lucie, toujours aussi imprévisible et aussi bougonne.

- Maintenant que tout le monde est d'accord, faut qu'on trouve un endroit pour s'arrêter ! je dis.

- On est vraiment obligé !

- Eh ben, oui, les jumeaux ! Pour passer la nuit, on est bien obligé de s’arrêter ! je dis.

- T'as qu'à laisser aller ! Et on verra bien demain !

- Pour se retrouver je ne sais où, y a pas mieux ! je dis.

- Oh ! T'as pas la trempe d'un vrai aventurier Docpsi, faut toujours que tu prennes mille précautions ! C’est pour ça que tu restes coincé dans ton petit univers !

- C'est pas ça Lucie ! je dis. Mais je suis vraiment fatigué ! Il faut qu’on s’arrête !

- Elle est bidon ton excuse Docpsi, t'es pas un vrai voyageur, c'est tout !

- Ben, tu penses ce que tu veux Lucie, ça m'est égal, moi je m’arrête ! je dis.

- Eh ! Docpsi ! Regarde là ! Une pancarte !

Je lis : Etoile du fol égarement, perdue entre la planète Stase et la planète de la divine liberté. Située à 1 km-paragraphe de la planète Net. Forfait 1 nuit + 1 matinée (petit déjeuner non compris) ; séjour tout confort psychique, artistique, matériel et sexuel assuré durant toute la durée du séjour + visite touristique de la région de la planète Net chaque jour (départ : 8h / retour prévu vers 12 h); chambre à 150 synapsys, possibilité de séjour à la journée, à la semaine, au mois, à l'année, à la vie et pour l’éternité. Demander à l'accueil.

- On va aller se renseigner, les jumeaux, je dis.

- T'as vraiment du carburant à perdre, Docpsi ! 150 synapsys, c'est du vol !

- Peut-être bien Lucie, mais on peut pas faire autrement ! Et puis pour 150 synapsys… on va quand même pas pinailler !

- T'es quand même pas trop regardant à la dépense Docpsi ! Avec 150 synapsys, on aurait pu en faire des trucs !

- Ben quoi Lucie ? je dis.

- Ch'ai pas moi ! On aurait pu allonger notre balade de quelques pages, euh… ou alors visiter d'autres univers… ou bien se faire encore un plus grand délire,  … enfin profiter de cette liberté, quoi !

- Faut pas être si avare de ses synapsys, ma petite Lucie ! C'est redistribué tout ça, plus t’en donne, plus t'en fais profiter les autres !

- C'est vrai Lucie, Docpsi a raison !

- Merci Fernand ! je dis, t'es un chic type !

Je mets les gaz. J'ai hâte de me reposer un peu. Et je m’écroule sur mon lit.

 

*

 

 

Quand j'ouvre les yeux, il fait encore nuit. J'ai très mal à la tête. Je monte le store. J'ouvre la fenêtre. Le soleil irradie toute la chambre.

- Ah ! Astre lumineux ! Tu es revenu ! je crie. A moi la joie, la gaieté et la bonne humeur !

Je me verse une grande tasse de café que je bois à petites gorgées bruyantes. Ca fait bien longtemps que je n'ai pas été si heureux. Cynthia dort encore. Enfin, je crois qu'elle s'appelle Cynthia. Hier soir, on a tout juste eu le temps de faire connaissance. Je la laisse à ses rêves. Je ferme la porte et je descends.

- Bonjour Monsieur !

- Bonjour Maria ! Quelle belle journée, n’est-ce pas?

- Magnifique Monsieur !

- Dîtes Maria, lorsque Cynthia se réveillera vous me préviendrez ?

- Certainement Monsieur !

- Je serai à mon bureau, Maria !

- Bien Monsieur !

Ah ! Quand même, elle a du bon cette vie ! je me dis. Je jette un œil à mon agenda. Padoc Psyrage… Padoc Psyrage… Ah ! Voilà ! J'ouvre le tiroir, je prends mon portable. Je compose le numéro. Ça sonne.

- Padoc ? Salut, c'est Docpsi !

- Bonjour Monsieur, justement j'allais vous appeler!

- Ah ! Alors comment s’est déroulée la promotion du spectacle, Padoc ?

- Ecoutez, Docpsi ! C’est inespéré ! Toutes les salles sont pleines ! On a des réservations jusqu’en… Oh ! C’est une chose extraordinaire, Docpsi ! Du jamais vu ! Le public viendra jusqu’à la fin de l’éternité !

- Bravo, Padoc ! Continue comme ça ! Magnifique ! Je passerai un de ces quatre pour faire les séances de dédicace !

- Mais avec plaisir, Monsieur !

- Allez Padoc, salut ! Au plaisir, hein !

Je raccroche. Ah ! Ce Padoc, quel artiste tout de même ! Assurer des réservations jusqu’à la fin de l’éternité ! C'est à peine croyable ! Bon ! Voilà déjà une bonne chose de faite ! A Théosorus maintenant! Je compose le numéro.

- Allo, je suis bien à la banque Picnosous ?

- Oui, bonjour Monsieur ! Puis-je vous renseigner ?

- Je désirerais parler à Monsieur Théosorus !

- Vous êtes Monsieur Docpsi ?

- Absolument !

- Monsieur Théosorus attendait votre appel !

- Eh bien, passez le moi, mademoiselle !

- Je vous demande un instant Monsieur Docpsi !

J'attends. L'écouteur crache une affreuse bande sonore pour faire patienter les clients. Picnosous bank, the bank of your succes ♪♪♪♪ wait a moment please ♪♪♪♪ we try to connect you ♪♪♪♪ Picnosous bank ♪♪♪♪...

- Bon ! Qu'est ce qui fout ! J'ai pas que ça à faire !

- Allô, Monsieur Docpsi ? Bonjour, c'est Monsieur Théosorus à l'appareil !

- Ah ! Bonjour, cher ami ! Je me permets de vous appeler pour un transfert !

- Mais bien sûr, je vous écoute Monsieur Docpsi !

- Voilà, je dis, il s'agit de virer la totalité de mon solde du compte 56 251 B.Z 5926 sur mes 3 comptes de votre filiale Onlyrichloan.

- Ah ! Mais bien sûr, Monsieur Docpsi ! Je m'en occupe immédiatement! Autre chose pour votre service, Monsieur Docpsi ?

- Non ! Ça ira, je vous remercie ! Ah si juste une petite chose peut-être ! Je tenais à vous informer que mes revenus seront assurés jusqu’à la fin de l’éternité ! Et ce de façon absolument certaine, croyez-moi ! 

- Ah ! Eh bien ! Voilà une excellente nouvelle, monsieur Docpsi ! Je suis vraiment ravi pour vous ! Et j’espère que nous continuerons notre fructueuse collaboration ! Je vous souhaite une très bonne journée ! Au revoir Monsieur Docpsi ! A très bientôt !

Je raccroche. Et hop ! Voilà ! Ma journée de travail est terminée ! Allez ! Maintenant il est temps que j’aille savourer la vie ! Je quitte mon bureau.

- Cynthia ? Cynthia ? Tu es réveillée ?

 

 

5. Divagation matutinale

- Allez ! Debout ! C'est l'heure ! je dis.

- Hummm…

- Allez ! Debout là-dedans ! Vous avez suffisamment rêvassé comme ça, les jumeaux !

- Docpsi, laisse-nous continuer encore un peu ! S'il te plaît ! On est si bien ici !

- Non, les jumeaux ! Désolé ! Il est bientôt 8 heures ! Il est temps d’y aller ! Les visites de la planète Net vont commencer ! Vous ne voulez quand même pas me faire louper une occasion pareille ! 1 km-paragraphe, on ne doit plus être très loin maintenant ! Allez, debout, les jumeaux ! C’est vraiment l’occasion ou jamais !

- Et la planète Stase, Docspi ? On y va plus ?

- On aura bien le temps d’y aller plus tard ! je dis. J'entends les jumeaux marmonner et s'étirer bruyamment.

- Eh ! Oh ! Doucement ! je dis. Vous allez vraiment finir par me filer mal à la tête avec tout ce boucan !

- Bon ben, faut savoir ce que tu veux, Docpsi ! Tu veux qu'on range ou qu'on laisse tout le bordel qu'on a mis ?

- Rangez ! Rangez ! je dis, mais doucement et en silence, les jumeaux ! Je vous attends.

J’entends les jumeaux plier leur couverture, les ranger dans leur petit casier, s'habiller, plier leurs nuisettes, les glisser dans leur sac et mettre le tout dans leur petite malle.

- Ca y est Docpsi ! On est prêt ! On y va quand tu veux !

- Pas trop tôt ! je dis.

Je regarde ma monture.

- Merde ! je dis, regardez les jumeaux ! Elle a changé de tête !

La petite chose flétrie ressemble à présent à une grosse masse inerte et grise. On dirait une sorte d’encéphale ailé monté sur roues, une sorte de scooter encéphalique volant muni de deux réservoirs pleins à ras bord.

- Bon ! Eh bien ! On va faire avec, je dis.

Je l’enfourche. Je boucle mon casque, je mets le contact. Le moteur démarre.

- Vous êtes bien calés, les jumeaux ?

- Ouais !

- Go ! je dis.

Et me voilà reparti ! Direction planète Net.

 

*

 

Je suis aspiré dans un tourbillon. Je tourne, je tourne, je tourne. C'est vertigineux! Puis je suis projeté dans une sorte de grand couloir très étroit.

- Merde ! je dis, la douane !

A la frontière, y a juste un grand gaillard avec un uniforme et une petite pancarte; Planète Net, no admittance for Pas Net People.

- Ca commence bien ! je dis.

- Papiers s'il vous plaît !

Je coupe le moteur, fouille dans ma veste et lui tends mon passeport. Le grand type parcourt le petit livret avec une attention soutenue en me jetant de temps à autre un regard inquisiteur.

- Vous avez quelque chose à déclarer !

- Non ! je dis, pas à ce que je sache !

- Vous venez pourquoi exactement ?

J'hésite. En fait, j'en sais trop rien.

- Euh… tourisme, je dis.

- Les visites de tourisme se font uniquement sous escorte, monsieur !

- Ah ! je dis, c'est obligatoire ?

- C'est le règlement, monsieur, article 5bis alinéa 25ter du code de la circulation publique !

- Ah ! Ben oui ! je dis, dans ce cas !

- Sachez également que vous ne devez pas rester plus de 4 heures sur notre territoire !

Je regarde le grand type.

- Passé ce délai, vous vous exposez à de graves ennuis ! Bonne visite, Monsieur !

Je démarre. Dans le rétroviseur, je vois deux motards qui démarrent aussitôt.

- Eh bien ! je dis, ça promet comme petite excursion !

 

*

 

- Mon Dieu ! Que c'est laid !

- Mais non, c'est pas laid, c'est Net ! je dis.

Je regarde dans le rétroviseur. Les deux motards sont derrière moi.

- Eh ! Les jumeaux ! Mettez-la un peu en sourdine avec vos critiques ! Peut-être qu’ils ont branché des micros !

On continue de rouler en silence. On emprunte de grandes avenues qui ressemblent à de larges couloirs d'hôpital. Tout est blanc, carrelé, impeccablement propre et net. Partout il y a des espèces de grandes barres qui montent vers le ciel. On dirait des immeubles.

- Avec des murs transparents ?

- Je sais pas, Suzie ! Mais tu vois bien qu'il y a des gens dedans !

- Pour voir, ça, on voit ! On voit même que ça ! Je me demande à quoi ça peut servir ces murs transparents !

- Patience Lucie ! je dis. Ça sert à ça les voyages ! On regarde, on s'interroge, on essaye de comprendre. On demandera à l'office de l'immigration touristique !

On continue de rouler. Sur les trottoirs carrelés, quelques autochtones vêtus d'un costume blanc marchent d'un pas mécanique. Je m'arrête devant l'un d'eux.

- Hep ! Bonjour ! Je cherche l'office de l'immigration touris…

Mais je n'achève pas ma phrase. Le passant passe sans même me jeter un regard.

- Hep ! Monsieur ! Je ne vous veux aucun mal, je voudrais simplement un renseignement !

Derrière moi, j'entends les deux motards s'arrêter.

- Inutile d'insister, Monsieur ! Il ne peut ni vous voir ni vous entendre. Il n'a pas été programmé pour cela.

- Ah ! … Et y aurait-il quelqu'un de programmé pour me dire où se trouve l'office d'immigration touristique ! je dis.

- Mais bien sûr, Monsieur ! Veuillez-me suivre !

Je le suis. L'autre motard roule derrière moi. Au cas où je voudrais m'échapper, je suppose. Je me demande quand même qui serait assez fou pour essayer de leur fausser compagnie.

- C'est un vrai labyrinthe ici !

Je fais remarquer à Lucie que pour une fois je suis d'accord avec elle. Tout est d'une ennuyeuse symétrie. Les rues sont parallèles ou perpendiculaires. Pas un seul virage depuis qu'on est arrivé là. Une courbe, c'est pas net, ça ferait comme une tache ici! On arrive dans une rue qui ressemble à toutes les autres. On s'arrête devant un bâtiment qui ressemble à tous ceux qu'on a déjà vus.

- C'est ici !

- Eh bien, merci beaucoup Monsieur le motard, je dis, sans vous, je crois qu'on aurait jamais trouvé !

- Je vous en prie, Monsieur, c'est notre travail, nous avons été programmés pour cela !

- Oui ! je dis, c'est bien ce que j'ai cru comprendre !

Je coupe le moteur. Je demande aux jumeaux de rentrer discrètement entre mes oreilles puis je descends de ma monture. Je fouille dans mon petit coffre, j'en sors l'antivol et le fixe sur ma roue sous le regard étonné des deux motards.

- C'est inutile, Monsieur ! Ici, aucun individu n'a été programmé pour voler !

- Ah… suis-je bête ! je dis, c'est l'habitude !

Je range mon attirail avec un sourire idiot et je pousse la porte de l'office de l'immigration touristique. Enfin, pousser n'est pas le mot. Elle s'ouvre automatiquement à mon approche. En franchissant le seuil, j'entends une voix douce et mélodieuse, un brin synthétique il est vrai, me dire : Bienvenue au cœur de la Planète Net, Monsieur. Mais à peine entré, un rideau de fer tombe lourdement à mes pieds. 

- Merde ! Les cons ! je dis.

Je regarde la grille un peu stupéfait puis je fais demi-tour.

- Bande de cons ! je dis, allez-vous faire foutre ! Et restez-y dans le cœur de votre putain de planète !

Et je repasse la porte automatique, bien décidé à profiter de mon séjour pour m’attarder un instant sur le quai-frontière. Je longe le quai sur plusieurs centaines de mètres et m’assois sur un banc face à l’océan.    

 

*

 

J’ai une vue imprenable sur le port où s'entassent une flopée de voiliers amarrés au ponton. Et malgré la foule un peu folle qui longe le mur derrière moi, je sens que j’aime cet endroit. Comme s'il me rapprochait de mes rêves. J’aimerais faire le pas. Mais je reste là, accroché au quai de ma folie, en regardant ceux qui s'embarquent pour la planète Net avec un peu d'envie et un peu de mépris. C'est ainsi. Je suis comme ça. Toujours indécis et toujours aussi fou. Alors je reste là à contempler mon isolement dans le frétillement du monde qui s'agite devant moi.

- Eh ! Toi ! Qu’est-ce que tu fous là ?

Je sursaute. Je vois un groupe de trois individus qui me fixent d'un drôle d'air. Un air méchant. Eux aussi ont dû être refoulés du cœur de la planète Net. Je ne réponds rien. Ils s'éloignent en m'insultant. Je ne réplique toujours pas. Un peu par lâcheté, un peu par indifférence. Au fond je les méprise. Je n’ai jamais su réagir face à l'agression du monde. Alors je laisse dire sans vraiment me laisser faire. Je me souviens de ma véhémence avant quand j'étais plus jeune. Mais je crois à présent que j'ai fini par m'en foutre ou presque. J'évite simplement les gens dont la présence est déjà comme une agression contre laquelle je ne peux rien. Je pense à l'île déserte dans laquelle j'aimerais vivre. J'oublie ma folie. J’oublie ce monde de fous. J'oublie la planète Net et son cœur névralgique. J'oublie tout, l'endroit même où je me trouve. J’oublie jusqu’à mon nom. Je ne vois plus que la fourmi perchée sur un petit caillou à la forme étrange posé devant moi au milieu d'une flaque d'eau. Là, presque à mes pieds. Je la regarde. Elle cherche une issue pour rejoindre ses camarades. Elle s'agite et frétille pour rejoindre le monde net et frétillant. Pauvre petit animal perdu, seul sur sa pierre... J'aimerais tant lui parler, lui dire qu'elle a tort de vouloir échapper ainsi à son isolement. N'est-elle pas tranquille là, loin de l'agitation tourbillonnante de sa fourmilière ?

- Eh ! Petite fourmi ! je dis, pourquoi veux-tu t'échapper ?

Elle me regarde sans comprendre, un peu effrayée qu'on s'intéresse à elle. Je m'approche davantage.

- Qu'est-ce que tu racontes ? qu’elle me dit.

Je suis un peu pris au dépourvu.

- Que… je suis… un peu comme toi, je dis.

J'ai brusquement envie de pleurer.

- Je me sens si seul, si fragile et si désemparé ! Autant que toi sur ton petit caillou !

- Qu'est-ce que tu racontes ! qu’elle dit, je cherche seulement une solution pour sortir d'ici !

- Moi aussi ! je dis, n'empêche que c’est impossible ! On ne peut pas échapper à son destin, petite fourmi !

Je sens une larme couler sur ma joue. Je voudrais tant l'aider à se protéger d’elle-même. Mais je ne peux pas. C'est au-dessus de mes forces. Je ne peux pas.

- Il faut que je rentre maintenant ! je dis.

- Déjà ! Mais tu viens à peine d'arriver !

- Mais tu ne vois pas que je n'en peux plus d'être là! je dis.

Elle me lance un regard réprobateur. Comme si j'étais le dernier des hommes. Je me déteste. J'aurais tant aimé me sentir suffisamment fort pour l'aider. Je me sens si faible, si lâche devant la vie. Je me lève péniblement. Je retrouve ma monture garée de l'autre côté de l’enceinte. Je pense à Suzie qui n'est pas là. Je pense à la fourmi que je n’ai pas pu aider. Je pense à la mer et aux bateaux en partance pour le cœur de la planète Net. Je sens que je ne pourrais jamais échapper à ma vie. Je sens que je vais lentement sombrer dans cette folie qui m’éloignera toujours plus des portes du monde. 

 

 

6. Confrontation

Au clocher sonnent 12 heures. Je me réveille avec un mal de tête à assommer un bœuf. J'allume ma première cigarette.

- Ouvre la fenêtre, Docpsi ! Tu m'empestes !

Je crache ma fumée. J'entends le bruit des voitures et des gens qui quittent leur travail pour la pause de midi. J'ai un haut le cœur.

- Comment font-il, Suzie ? je dis.

- Ils font, c'est tout ! C'est pas plus compliqué que ça, Docpsi !

- Mais ils le trouvent où le courage de faire ce qu’ils font !

- Où ils peuvent ! Tu es marrant, toi, tu me poses de ces questions !

J'entends les klaxons, les moteurs qui accélèrent, les coups de freins, quelques éclats de voix qui me parviennent par la fenêtre entrouverte.

- C'est au-dessus de mes forces ! je dis. Ca me tue moi cette réalité !

- Mais on n'a pas le choix, Docpsi !

- Oui, je dis. N'empêche que je ne comprends pas comment ils font !

- Qu'est-ce que tu ne comprends pas, Docpsi ?

- A quoi ça rime… tout ça !

- Parce que c'est comme ça, Docpsi !

- C'est quand même une drôle de vie ! je dis. Etre obligé de faire des trucs qui t'emmerdent l'existence!

 

Je regarde la pluie qui tape contre la fenêtre et le ciel gris qui se déverse sur les toits de la ville. Tout est gris et ennuyeux. Je me lève. Sur le bureau, je vois le petit cahier noirci de mots inutiles qui m'attend perdu au milieu d'un enchevêtrement de feuilles écornées. Je n'ai pas le courage de l’ouvrir. Pourtant je l'ouvre et je me mets à écrire ces phrases avec une sorte de dégoût et d’immense lassitude.

 

*

 

- Franchement où tu veux en venir, Pascal ?

- En venir avec quoi, Docpsi ?

- Ben, avec cette histoire, pardi !

- J'en sais rien, mon vieux ! Pourquoi tu me demandes ça ?

- Parce qu'elle me plaît pas, ton histoire !

- Tu la trouves trop compliquée ?

- Compliquée ? Laisse-moi rire ! Décousue, inintéressante oui, mais compliquée…

- Tu trouves qu’Elle n'est pas suffisamment réaliste, c'est ça ?

- Mais s'il y avait que ça, mon pauvre Pascal ! On n'avance pas ! Y a pas d'action ! Et puis je suis un héros complètement paumé dans cette histoire !

- C'est parce que t’es un anti-héros ! C'est pour ça !

- Eh ben, moi, je te dis que ton anti-héros, il vaut zéro ! Il est fou, il est bête et il ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Et puis tu me traînes dans la médiocrité depuis le début ! J’en ai vraiment marre de jouer dans cette histoire !

- Oh ! T'es dur quand même, Docpsi !

- Eh ! Tu sais le nombre de types qu'essayent de faire publier leur manuscrit ?

- Non ! je ne sais pas, docspi !

- Eh bien ! Il y en a une flopée, crois-moi ! T'as vraiment aucune chance avec une histoire pareille ! Pas de style, pas de ton, pas d'atmosphère, des personnages grotesques et stupides, dont je fais partie, je te signale ! Mais où tu vas les chercher, mon vieux !

- Là, tu veux me décourager !

- Moi ? Mais pas du tout, voyons ! Qu'est-ce que tu vas chercher !

- Eh ! T'as qu'à m'aider au lieu de te plaindre !

- Moi, mais j'y suis pour rien si tu me fais jouer dans ton histoire débile ! J'ai à peine mon mot à dire! T'as vu les moyens que tu m'as donnés ! J'ai 200 mots à mon vocabulaire, j'ai l'esprit étroit ! Je suis à moitié cinglé ! Et tu voudrais que je fasse des miracles !

- Oh ! Ecoute là… Tu exagères, Docspi ! C'est trop facile ! T'as qu'à te débrouiller un peu tout seul au lieu de compter sur moi !

- Ben, y manquerait plus que je fasse ton boulot maintenant !

- Oh ! Ca suffit maintenant ! Tu commences à m'emmerder avec tes remarques, Docpsi ! Tu veux du réalisme, tu veux de l'action ? Tu veux être un vrai héros ? Eh bien ! Attends ! tu ne perds rien pour attendre !

- Chiche !

 

Et d’un geste rageur, je saisis mon stylo. J'enlève mon capuchon, prends la première feuille qui traîne dans mon bordel et me mets à écrire avec frénésie.

 

*

 

Mes yeux croisent le bout de journal qui se balance devant mon bureau sur le montant de la fenêtre. Ça fait 2 mois que je l'ai punaisé là bien en évidence. Je lis : "Vends fourgon de plus de 20 ans, excellent état. Idéal pour artisan. Prix à débattre. Tél. 06 na na na na na na". Je repense à mon rêve. Artisan-saltimbanque. Je suis un peu nerveux. Je me racle la gorge. Je compose le numéro. Ça sonne.

- Allô, bonjour Monsieur, je vous appelle concernant l'annonce pour le camping-car !

- Oui…

- J'aimerais avoir plus de renseignements…

- Dites-moi !

- Ben, j'aimerais savoir par exemple si bla bla bla…

- Bien sûr Monsieur, il dispose de bla bla bla et de bla bla bla…

- Ah ! Très bien et pourrais-je le voir ?

- Mais bien entendu ! Demain soir, cela vous conviendrait-il ?

- Tout à fait, vous habitez…

- 23 rue de la Liberté.

- Eh bien à demain Monsieur.

Et je raccroche. Mais non, c'est pas possible, je pourrai jamais faire ça. J'aurai jamais le courage d’appeler. Je regarde la petite annonce que le vent fait danser sous mes yeux. On dirait qu'elle me nargue.

- Tu ne m'auras pas ! Tu ne m'auras pas !

- Quoi je t'aurais pas ! je dis.

- T'es trop lâche ! T'es trop lâche ! T'as pas le courage d'appeler !

- C'est pas pour appeler que je t'ai mis là, c'est pour rêver ! je dis. Mais ça, tu peux pas le comprendre !

- T'es qu'un gros nul Docpsi ! T'es qu'un gros nul ! IL a raison l'autre, tu te caches derrière SA nullité !

Je regarde l'annonce qui se tortille. Elle est comme les autres celle-là, elle comprend rien.

- C'est l'espoir qu'est important ! je dis, pas d'avancer ou de réussir les trucs !

- Ca, c'est pour donner bonne conscience à ta paresse et à ta lâcheté ! Mais au fond, tu sais bien que j'ai raison, Docpsi !

- Vous êtes tous pareils ! je dis, il vous faut toujours plein de trucs pour vous prouver que vous avancez ! Avancer ! Avancer ! Vous avez plus que ce mot-là à la bouche !

- Eh bien ! C'est parce que c’est comme ça qu'on évolue dans la vie, Docpsi ! Tu peux pas aller contre la nature des choses !

- Avancer dans la vie, nature des choses, tu parles ! je dis. Vous regardez la vie par le petit bout de la lorgnette ! C'est tout ce que je vois moi !

- Quelle mauvaise foi, Docpsi !

- Mauvaise foi de rien du tout ! C'est vous qui croyez à des trucs faux, c'est pas moi ! Et après on vient me parler de mauvaise foi ! Elle est bien bonne celle-là !

- Oh ! Te crois pas au-dessus de tout le monde, Docpsi !

- J’ai jamais dit que je me croyais au-dessus de tout le monde! Je me crois au-dessus de personne ! Ni au-dessus ni en dessous ! Je me sens juste un peu à côté !

- Et ça te donne le droit de juger les autres !

- Je juge pas, je constate ! je dis, et puis tiens, tu m'énerves toi aussi !

Et j'arrache le petit bout de journal. Je le froisse et je le jette par terre. Je sens que j'étouffe. Je prends ma veste et je sors.

 

*

 

Je remonte mon col. Il fait froid. Dehors, les rues sont pleines de gens. Je longe la grande avenue. Je passe devant les devantures éclairées où s'attardent quelques employés de bureau. Je les trouve pathétiques avec leur démarche saccadée, leur petit sac qu'ils tiennent d'une main ferme. J'ai une envie de rire que j'ai du mal à contenir. Oh ! Rien de bien méchant ! Juste un petit rire moqueur qui se pose sur mes lèvres quand je les croise. Je m'apprête à traverser le pont. Je veux marcher dans la forêt, de l’autre côté de la ville quand je crois entendre quelqu'un qui m'appelle.

- Eh ! Docpsi !

- …???

- Docpsi ! Nom de Dieu ! C'est pas croyable !

Je regarde un peu interloqué le type qui s'avance vers moi. Il me dépasse d'une bonne tête. Son visage me dit quelque chose. Mais quoi exactement! J'en sais foutre rien !

- Docpsi, sacré Docpsi ! T'as pas changé, hein ! C'est pas croyable ça alors !

Je le regarde plus étonné encore qu'il se souvienne de moi.

- Désolé, je dis, mais je ne vous reconnais pas.

- Philippe ! Philippe Deville ! Ne me dis pas que tu as oublié ! Lycée Jeanne d'Arc, promotion Gustave Cabeau… Quelle année déjà ?

- Philippe Deville ? Ah oui… peut-être, je dis.

- Alors qu'est-ce que tu deviens ?

Moi-même, j'ai envie de lui répondre. Mais j'y arrive pas.

- Bah… , je dis, pas grand-chose !

- Ah ! Sacré Docpsi, toujours le même !

- On se refait pas ! je dis.

- C'est quand même pas croyable de se retrouver comme ça après toutes ces années !

Il regarde sa montre.

- T'as 5 minutes ?

Je hoche la tête. Mais c'est comme si ça m'avait échappé. Il me désigne un bistrot à l'angle de la rue.

 

*

 

Le café est bondé. Il y a un brouhaha pénible qui me donne la nausée. On s'assoit à une petite table en terrasse. Je commande un soda, lui un demi-pression.

- Nom de Dieu Docpsi, alors ça pour une surprise ! Tu passes souvent par ici ?

- J'habite le quartier, je dis.

- Non ? Dans ce trou…

- Eh oui ! je dis.

- Et le boulot ?

- Ca va, je dis.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Je bricole à droite à gauche, je dis.

- Ah…

Il me regarde d'un drôle d'air.

- T'es pas au chômage au moins ?

- Non, non, ça va ! je dis.

- Non parce que c'est terrible le chômage ! Tous ces pauvres types qui cherchent du boulot…

Il me débite son couplet sur la férocité du système. Il me raconte son boulot. Cadre quelque chose dans une boîte d'électro-machin, chargé de la clientèle industrielle. Tout ça m'ennuie prodigieusement.

- Je dois t'embêter avec mes histoires, non ?

- Non, non, je dis.

- Parlons bonnes femmes alors ! Marié pas marié ?

- Pas marié, je dis.

- Eh bien, mon pauvre Docpsi, la vie n'a pas l'air de t'avoir souri !

J'essaye d'esquisser un sourire.

- J'aime le sourire édenté de la vie, je dis.

Il a pas l'air de comprendre. Il embraye aussitôt sur sa femme; assistante commerciale dans la même boîte que lui, rencontrée il y a quelques années dans un séminaire payé par la direction.

- L'idylle, mon vieux ! Une vraie perle ! J'ai vraiment tiré le gros lot !

Il me raconte quelques détails scabreux, la grossesse en cours, son appartement dans un quartier chic de la capitale, son projet de résidence secondaire, l'avenir du gosse qu'est pas encore né. J'écoute tout ça d'un air faussement attentif. J'ai envie de vomir. Je me lève.

- Il faut que j'y aille, je dis.

- Ecoute, Docpsi ! Maintenant qu'on s'est retrouvés, on va pas se lâcher comme ça ! Je passe souvent par ici pour un de nos plus gros clients, je…

Il me tend sa carte de visite.

- Tu m'appelles quand tu veux, mon vieux !

Il me serre la main avec chaleur. Je sors sans un mot, sans un regard. Je sens le sien fixer mon dos. Je sais ce qu'il doit penser. Que je suis un pauvre type avec une vie de merde, sans boulot, sans femme. Dehors, je déchire la carte. Je glisse les morceaux dans la première poubelle et je rentre au foyer en regardant mon ombre s'allonger sous la lumière blafarde des réverbères.

 

 

7. Soubresauts

Je repense à mon rêve. Qu'est-ce que je risque après tout ? Allez Docpsi, courage ! je me dis. Je décroche le combiné. Je compose le numéro. Ça sonne.

- Allô papounet, c'est moi !

- Docpsi…? Tu es bien matinal…dis-moi !

- Oui, je dis, ça va ?

- Ma foi, on fait aller !

- Dis, t'as pas 5 minutes, je voudrais te demander quelque chose…

- Hum… eh bien ! Vas-y ! Je t'écoute !

J'hésite. J'ose pas.

- Tu sais…

Mais y a rien qui sort.

- T'es toujours là, papounet ? je dis.

- Oui, alors qu'est-ce que tu as à me dire ?

Allez Bon Dieu, Docpsi ! je me dis, lance-toi, t'as rien à perdre ! Alors, d'un coup, ça part tout seul. J'embraye sur des trucs que je voulais pas lui dire et que je lui dis quand même.

- Tu sais…, papounet, y a quelque chose qui me turlupine depuis quelque temps.

Je reprends ma respiration. Je repense à la petite boule de papier avec l’annonce que j’ai jetée par terre.

- Tu sais que je me sens bien ici au foyer, mais depuis un moment, j'arrive plus à supporter tout ce monde autour de moi. J'ai envie de bouger, voilà papounet !

- Mais pour aller où, Docpsi ?

- Euh… eh bien…Ch'ai pas encore trop bien, papounet.

- Oh ! Docpsi ! Mon pauvre Docpsi ! T'as vraiment pas changé ! 

- Ben… toi non plus papounet ! Toi non plus, t'as pas changé quand je t'entends dire ça !

- Toi, je sens que tu m’appelles parce que t'as besoin d'argent ! Je me trompe, Docpsi ?

- Ben… c’est que… j'ai repensé à ta proposition de la dernière fois ! Je me demandais si ça tenait toujours !

- Ah ! Ca Docpsi, si c'est pour tout claquer sur un coup de tête, ça m’étonnerait que tu puisses compter sur moi ! 

- T'es marrant toi, papounet ! Un jour, tu proposes de m'aider et puis le lendemain, t'es plus d'accord ! Tu sais bien que déjà ça me dérange de te demander alors…

- Eh bien ! C'est bien pour ça que je suis prêt à t'écouter, mon petit Docpsi !

- Oh ! Je sais, tu vas m'écouter d'une oreille, et puis tu vas me dire que c'est pas raisonnable !

 

Je lui raconte le rêve que j'ai derrière la tête; l'histoire du saltimbanque avec sa roulotte. Je sens bien qu'il m'écoute pas et qu’il s’en fout de mon rêve de saltimbanque. Moi, ça me met mal à l'aise. Je bafouille, je trouve pas les mots pour dire ce que j'ai envie de dire. D'ailleurs, je sais même plus ce que j'ai envie de dire. Je me perds dans des explications qu'il doit même pas comprendre. Et puis, je me sens un peu gêné de lui demander ça à mon âge ! Il m'interrompt.

- Docpsi ! Arrête de tourner autour du pot et dis-moi combien il te faut !

Je réponds rien. Je me sens tout penaud, un peu étonné aussi.

- Parce que tu ne sais pas encore combien il te faut pour partir !

- Ben non… je dis.

- Ecoute Docpsi, si tu veux que je t’aide, il faut que tu commences par faire les choses correctement !

- Oui papounet, je sais, je dis, et puis dans l'ordre aussi, tu me l'as suffisamment répété comme ça quand j’étais môme !

- Bon ! Eh bien ! Tu réfléchis encore un peu, Docpsi ! Et puis on en reparlera quand tu auras un peu avancé, d'accord ?

- D'accord, je dis.

Et je raccroche.

 

*

 

Dehors, j'entends la voix des camelots haranguer la foule des chalands qui se pressent devant les échoppes. C'est jour de marché aujourd'hui.  Et les jours de marché me donnent cette occasion presque inespérée de tromper un moment mon ennui. Comme peut très bien le faire d'ailleurs la contemplation des nuages dans le ciel ou celle plus idiote des rideaux qui s'agitent quand je laisse ma fenêtre entrouverte ou celle des fissures du plafond dans lesquelles je me sens glisser vers un ailleurs plus salutaire. Mais les jours de marché, c'est différent. C'est la réalité, la vraie qui s'agite sous mes fenêtres. Je regarde tout ça, tous ces gens qui traînent leur caddie, leur gosse dans les bras, leur chien en laisse, en couple ou en famille. Tous ces gens faussement occupés qui s'agglutinent devant les stands en traînant leurs pieds et leur ennui derrière eux. J'ai un haut le cœur! Je vois plus qu'un mouvement informe qui coule devant mes yeux qui ne regardent même plus la foule. Je vois plus que le grand marronnier immobile qui regarde tout ça d'un air moqueur et amusé. Je vois plus que le coin de ciel bleu et les nuages qui passent au-dessus de ma tête derrière le béton jauni de l'immeuble d'en face. J'entends les cris des enfants et des marchands forains. J'entends quelques bribes de conversations écœurantes et qui m'écœurent plus encore. Je sens tout ce flot me submerger. Et pourtant je suis là-haut, assis à ma table devant mon cahier, loin de ce monde ignoble qui me donne la nausée.

 

*

 

Je ferme les yeux. Et soudain une lame de fond me soulève et me jette dans la foule. Je m’arrête un instant, la tête un peu étourdie. Puis je regarde autour de moi. Je me souviens seulement de la grande pancarte à l'entrée de la ville; Friconsoland, le pays où le bonheur s'achète. Un vrai labyrinthe de couloirs, larges comme des avenues, un dédale de vitrines tapageuses et d'échoppes luxueuses, un feu d'artifice de néons et que d'habitants, que d'habitants ! Et pas moyen de m'arrêter pour demander mon chemin. Je suis pris dans le flux des Friconsommeurs.

- Quelle guigne ! je dis.

Et ça pousse derrière, et ça pousse sur les côtés.

- Vous avez pas fini, oui ! je dis.

Mais ma voix se perd dans le brouhaha des couloirs animés où tous les dix mètres un écran géant diffuse des clips à la mode. Impossible de s'entendre ici. D'ailleurs personne ne parle. On n'est pas là pour ça. On se pousse devant les vitrines pour emplir le chariot que l'on pousse devant soi, on compare les articles, on compare les prix, et on achète, on achète, on achète. J'essaye de me souvenir de l'itinéraire que j'ai emprunté pour venir jusqu’ici.

1. J'ai laissé mon scooter à l'entrée de la ville sur le grand parking qui entoure Friconsoland;

2. Après avoir dépassé la grande pancarte, je me suis arrêté à la police des frontières (accueil chaleureux et souriant par de conviviales hôtesses);

3. J'ai emprunté la rue principale (Avenue du bonheur) jusqu'au quartier des Plaisirs et Divertissements que j'ai visité au pas de course (écrans, consoles, accessoires sexuels vivants et inertes et d'autres marchandises du même acabit);

4. J'ai repris l'Avenue du bonheur. J'ai laissé sur ma droite le quartier des Affaires que j'ai longé sur plusieurs centaines de mètres avant d'arriver au carrefour du Bien Être Psychique. Ensuite j'ai voulu m'enfoncer dans le quartier du Cyberspace. C'est là que je me suis paumé. J'ai cliqué, cliqué, recliqué. Et alors là, c'était la fin ! Impossible de retrouver mon chemin. Impossible de savoir où j'étais, d'où je venais, où j'allais. L'enfer quoi ! J'ai entendu dire que beaucoup de monde se perdait ici. Y paraîtrait même que certains disparaissent. Rien que d'y penser, ça me fout les boules.

- Merde ! je dis en touchant la poche intérieure de mon blouson, mon portefeuille !

Je me rends compte que j'ai oublié mon portefeuille. J’ai pas mes papiers, pas de cartes de crédit, pas de chéquier. Je suis tout nu comme un homme mort. Je me dis que je ne vais pas pouvoir survivre ici plus de quelques heures. Je réfléchis à ce que je pourrais bien vendre pour trouver un peu d'argent. Mais je n’ai rien sur moi. Je n’ai rien, absolument rien. Juste mon pauvre manuscrit inachevé sorti de ma pauvre imagination écrit sur mon vieux cahier. Après tout j'ai qu'à essayer, j'ai rien à perdre, je me dis.

- Monsieur s'il vous plaît ! Pouvez-vous m’indiquer le quartier des Marchandises Humaines ?

Le type me regarde sans répondre.

- Eh ! S'il vous plaît, monsieur !

Mais le salop a déjà cliqué et disparaît. C'est comme ça ici ! Chacun pour sa gueule et l'argent pour tous ! A condition bien sûr d'en payer le prix. Ca fait pas vraiment mon affaire tout ça !

- Quel pays de cons ! je dis.         

Je continue de marcher la tête dans les épaules happé dans la masse indifférente des Friconsommeurs du Cyberspace quand j'aperçois soudain un homme tranquillement barricadé derrière son bureau. Derrière lui,  il y a une pancarte. Je lis : Service des Marchandises Hu-maines. Je m’avance vers le guichet la gorge serrée et les mains tremblantes.

 

*

 

- Asseyez-vous, monsieur, je vous en prie !

Je m'assois intimidé, mon manuscrit inachevé à la main.

- Je vous écoute…

Mes mains se mettent à trembler de plus bel. Je m'éclaircis la voix et commence à lire :

- …

- Alors Docpsi, où en êtes-vous ?

- Où j'en suis ?

- Oui, où en sont vos projets, Docpsi ?

- Mais de quoi parlez-vous, docteur ?

- De quoi voulez-vous que je vous parle, Docpsi ?

- Je sais pas, c'est vous le docteur !

- Docspi ! Ne vous faites pas plus bête que vous n'êtes !

- Eh bien ! C'est la meilleure celle-là ! je dis, alors comme ça vous pensez que je suis bête !

- Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire Docpsi !

- Si, si ! Développez ! Ça m'intéresse, docteur !

- Eh bien je ne sais pas, il faut toujours que vous vous posiez des questions à propos de tout !

- Comme un débile mental, c'est ça !

- Mais non, Docpsi, voyons ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit !

- Non, je vous fais dire ce que vous pensez, c'est bien différent ! je dis.

- Vous voyez ! Le problème avec vous Docspi, c'est qu'on ne peut jamais discuter !

- Je me fais insulter ! Et je ne devrais rien dire !

- Ecoutez, Docpsi ! Je crois que nous allons en rester là pour aujourd'hui ! Vous n'avez pas l'air de très bonne humeur !

- Pas l’air de très bonne humeur ! je dis, vous manquez vraiment pas d'air, vous !

- Docpsi, je vous en prie ! Ne m'obligez pas à être désagréable !

- Mais allez-y docteur ! Soyez désagréable ! Sortez un peu de vos gonds ! Ça nous changera ! Parce que si vous saviez où je me la mets votre neutralité bienveillante !

- Docpsi ! Ca suffit maintenant !

- Eh bien, docteur ! Que se passe-t-il ? Quand ça se passe pas comme vous voulez, vous vous énervez, c'est ça ! Mais il faut vous faire soigner, docteur !

- Docpsi ! Encore une insolence et j'appelle les infirmiers !

- Mais appelez-les donc vos gardes débiles ! je dis.

- Docpsi ! Ne me poussez pas à bout !

- Mais si vous êtes à bout, docteur, il faut vous faire psychanalyser les nerfs !

- …

- …

- Alors vous trouvez comment ? je dis.

- Pas très fameux, mon petit Docpsi ! Pas très fameux !

- Pas très fameux, mon petit Docpsi ! Pas très fameux ! Faut voir ! je dis. Vous êtes un vrai trou du cul, vous, pour me dire ça !

- Docpsi, mais qu'est-ce qui vous prend ! Vous dépassez vraiment les bornes !

- C'est la meilleure celle-là ! Je dépasse les bornes maintenant ! On n'avait qu'à les fixer ensemble, docteur ! Notre terrain de jeu serait plus large !

- Docspi ! Là, vous êtes en train de perdre la tête ! Si vous croyez que je n'ai que ça à faire ! Il y a d’autres patients qui m’attendent, figurez-vous ! 

Quand je pense à quoi il passe son temps et à quoi se résument ses visites, je me mets à glousser.

- Je peux vous poser une question, docteur !

- Eh bien ! Dites toujours, Docpsi !

- Est-ce que vous aimez vraiment votre métier, docteur ?

- Je n'ai pas à répondre à ce genre de question, Docpsi !

- Et pourquoi donc, docteur ?

- Parce qu’elle dépasse le cadre de notre thérapie, Docpsi ! Je n'y répondrai donc pas !

- Eh bien, moi, je vais vous dire ce que vous êtes, docteur ! Vous êtes une grosse merde, vous et votre comité de sélection ! Voilà ce que je tenais à vous dire ! Une grosse merde qui pue et qui fait mal son boulot !

- Docpsi, ça suffit maintenant !

- Eh bien, docteur ! Que se passe-t-il ? Quand ça se passe pas comme vous voulez, vous vous énervez, c'est ça ! Mais il faut vous faire soigner, docteur !

- Docpsi ! Encore une insolence et j'appelle les infirmiers !

- Mais appelez-les donc vos gardes débiles ! je dis.

- Docpsi ! Ne me poussez pas à bout !

- Mais si vous êtes à bout, docteur, il faut vous faire psychanalyser les nerfs !

- …

- …

- Alors vous trouvez comment ? je dis.

- Pas très fameux, mon petit Docpsi ! Pas très fameux ! Mais intéressant ! Intéressant, mon petit Docpsi ! Poursuivez, voulez-vous !

- Alors où en êtes-vous, Docpsi ?

- Où j'en suis ?

- Oui, où en sont vos projets, Docpsi ?

- Mais de quoi parlez-vous, docteur ?

- De quoi voulez-vous que je vous parle, Docpsi ?

- Je sais pas, c'est vous le docteur !

- Docspi ! Ne…

- …

 

*

 

- Docspi !

Je sursaute.

- Tu es prêt ?

- Oui ! Deux minutes, Suzie ! Le temps de passer ma veste et j'arrive !

Je referme mon cahier.

- Dis, ça ne t'ennuie pas au moins de venir ?

- Penses-tu ! Au contraire, ça me fait très plaisir de t'accompagner, Suzie !

- Non, parce qu'il ne faudrait pas que tu te sentes obligé, Docpsi ! Après tout, ce ne sont pas tes amis!

 

*

 

- Suzie ! Docpsi ! Bonjour ! Entrez ! Je vous en prie!

- Bonjour ! je dis.

- Sale temps aujourd'hui, hein !

Je regarde la pluie cogner contre les carreaux de la fenêtre.

- Oui, je dis.

Je retire ma veste et la mets sur le dossier du canapé. Je regarde Suzie. Elle n'est pas très à l'aise. Personne n'a l’air très à l'aise, je crois.

- Ben, je crois qu'on peut passer à table !

On s'assoit sans rien dire. Suzie à ma gauche, Fred à ma droite et Marion en face de  moi.

- Vous travaillez dans les chiens, c'est ça ?

- Euh… oui… enfin, à vrai dire, il m'arrive plutôt de travailler avec, deux fois par semaine ! je dis.

- Enfin, je voulais dire que vous êtes dans le milieu du chien !

- Oui, c'est ça, je dis, au milieu des chiens !

Suzie me lance un regard furibond. Et moi, j'ai envie de me marrer. Mais personne ne rigole.

- Ah ? Et ça se passe bien ?

- Quand j'y suis, plutôt bien ! je dis.

- Ah ! Et bien tant mieux !

Marion se lève pour aller chercher les plats et elle sert tout le monde sans un mot. Je me dis qu'elle a peut-être raison ! Quand on voit toute les conneries qu'on sort à ce genre de dîner.

- Eh bien, bon appétit !

- Et bla bla bla et bla bla bla… parce que nous, nous travaillons à la préfecture…

- Ah Oui ? je dis.

- Oui, comme votre père, je crois, n’est-ce pas ?

- Euh… eh bien…

- Oui, nous l’avons déjà…. enfin… il est très bla bla bla…

- …

- Non ? N'ai-je pas raison de vous dire que bla bla bla…

- Bien sûr ! je dis, Suzie, tu peux me passer le sel, s'il te plaît !

- …

- …

- …

Silence.

- Bla bla bla…

- …

Silence.

- etc etc etc

- …

- …

- Etre soi-même, bon sang ! Vous comprenez tout de même que c’est quelque chose d’important, n’est-ce pas ? Alors pourquoi vous vous échinez à jouer votre petit rôle en me racontant des trucs dont je me contrefous !

           

Silence. Je vois comme une sorte de sourire sur le visage de Marion. Les deux autres baissent la tête comme si ce que je venais de dire était honteux. Suzie ne sait plus où se mettre. Je crois que mon attitude l'a mise très mal à l'aise.

- Eh bien ! Je crois qu’il est temps de rentrer, Docpsi n’est-ce pas ?

- Eh bien, comme tu veux, Suzie ! je dis.

 

On se lève. Je remets ma veste. Suzie remet son manteau. Fred nous raccompagne jusqu'à l'entrée.

- Merci et au revoir, je dis.

- Au revoir !

 

*

 

Et on sort sous la pluie qui nous fouette le visage. Quelle douche glacée quand même ! Et on marche en silence jusqu'au foyer.

- Ils sont toujours comme ça ? je dis. 

- Qui, Docpsi ?

- Eh bien ! Tes amis, la bonne blague !

- Pourquoi, qu'est-ce qu'ils ont, mes amis ?

- Je sais pas, je dis. M'ont l'air plutôt coincés dans leur rôle, voilà !

- Et pourquoi tu dis ça ? Ils sont comme ils sont, Docspi !

- Peut-être… je dis, mais à part le boulot, la famille, la bouffe, les vacances, il a parlé de quoi, ton cher copain Fred ?

- Docpsi ! Tu m'agaces ! Avec toi, il faudrait toujours parler de trucs qui prennent la tête !

- Non ! Mais là ! Ecoute, Suzie ! Franchement, c'était le pompon ! Chacun avec son petit rôle ! Merde ! je dis, si avec les amis, on peut pas faire tomber les masques, mais avec qui on peut le faire alors !

- Mais Docpsi, vous vous connaissez à peine !

- Peut-être, je dis, mais moi, ça m'emmerde les gens qui se contentent des apparences pour donner l'impression d'être comme tout le monde ! Tu comprends ça quand même, Suzie !

Je sens que je l'agace. Mais je sens aussi qu'elle me comprend.

- Il faut que tu arrêtes de juger les gens sans vouloir les comprendre, Docpsi !

Je sais qu’elle a raison. Je sais parfaitement tout cela.

- Je sais, je dis, mais c'est plus fort que moi, Suzie ! J'ai beau vouloir les aimer tous ces gens différents, et en même temps, je peux pas m'empêcher de les détester !

- Entre haine et amour, c’est ça, Docpsi ?

- Oui ! Entre haine et amour ! je dis.

- Au fond, tu sais, Docpsi, y a pas de grande différence entre les deux !

- Oui, je sais bien, je dis.

 

*

 

 

 

Je regarde mon cahier et tourne la page. Je m'aperçois en fait que je suis seul dans un quartier inconnu. Mes pas m'ont mené jusqu'ici, dans cet endroit où je ne reconnais plus rien, où il n'y a ni rues, ni maisons, ni voitures, ni personne. Juste la pluie qui dégouline sur mon visage. Je reste là comme un abruti à ne pas savoir quoi faire. Je m'assois par terre et je me mets à pleurer. Ça fait longtemps que je n'ai pas pleuré. Je peux plus m'arrêter. Mes larmes coulent toute seules.

- Pascal ! je crie, aide-moi, je t’en prie !

- qu’est-ce qu’il y a, docpsi ? qu’est-ce qui se passe ?

- Je ne sais pas, je dis, je me sens triste.

- et c’est pour ça que tu m’appelles ? 

- Je sais plus quoi faire, je dis, je crois que je ne supporte pas d’aller dans le monde ! Il me fait peur, Pascal !  

- attends, docpsy ! c’est toi qui l’a cherche tout de même ?

- Oui, un peu, c’est vrai ! je dis.

- et de quoi tu as peur exactement ?

- Je sais pas ! je dis, de tout…  de rien… de la réalité surtout, je crois

- Ah ! mon pauvre docpsi ! mon pauvre docpsi ! comment as-tu pu croire un seul instant que tu pourrais devenir un héros sans affronter la réalité ? Allez, mon vieux ! ne t’en fais pas ! courage ! je t’aiderai ! je resterai avec toi jusqu'à la fin de l’histoire pour te montrer le chemin ! 

- Et où il va, ce chemin ? je dis.

 - Partout où tes pas se poseront, docpsi ! ne t’inquiete pas ! tu trouveras le chemin de la liberté ! patience !

- T’es sûr, Pascal ?

Mais IL me répond rien et me laisse planté là tout seul dans ce quartier inconnu.

- Quelle merde ! je dis.

 

*

 

Quand je reprends mes esprits, j’entends un cri sortir de ma bouche. Un cri de colère et d’incompréhension. Je hurle un bon quart d'heure sans pouvoir m'arrêter. J'avale les larmes qui ruissellent sur mon visage. C'est salé. Puis je me calme et j'essaye de me lever. Mais je n'y arrive pas. Alors je me mets à quatre pattes et j'explore ce qu'il y autour de moi. Mais il n'y a rien. Juste une liane et deux gros fruits ronds et blancs avec au milieu une sorte de languette. Je m'approche et j'y mets la bouche. Il en sort un liquide sucré et chaud. Je tête goulûment. Quand j'ai fini, je m'agrippe à la liane et commence à monter. Je m'arrête régulièrement pour me reposer, puis je continue mon ascension. J'ignore pourquoi mais je monte, je monte, je monte. Ça dure des jours et des jours. C'est terriblement fatigant. Parfois, il m’arrive d’avoir envie de tout lâcher. Mais j'ai peur de m'écraser et de devoir repartir à zéro, de recommencer cette pénible ascension. D'autres fois, c'est facile. Je grimpe sans effort. J'aperçois d'autres personnes sur d'autres lianes. Ils sont tout proches mais pas suffisamment pour les toucher. Alors on se parle. On dit n'importe quoi. Des choses sans importance, mais qui donnent l'impression d'être moins seuls. On sait bien que ça ne sert à rien. Mais c'est comme ça, on le fait quand même. Parce que tout le monde le fait. Je m'arrête. Je regarde autour de moi. Il n'y a rien, ni liane, ni fruits, ni personne. En fait, je suis seul dans ma chambre à pleurer pendu à mes rideaux. Dehors la pluie bat contre les carreaux. J'ai froid. J'ai peur. Et je me sens seul et perdu comme si un océan de solitude m'entourait.

 

*

 

Je pose mon stylo et contemple un instant les quelques pages que je viens d'écrire. Des fois, il me plairait d'imaginer que je suis un grand écrivain. Que je gagne à être connu. Pour le bonheur de ceux qui pourraient me lire. Mais c'est idiot. Complètement idiot. Mes histoires n'intéressent que moi. Et encore. Quand je vis avec elles en les écrivant. Et pour le reste… Je ne suis pas un lecteur enjoué de mes récits. Je m'y applique pourtant. Mais toujours en vain. Je finis toujours par préférer à me laisser aller à une prose plus relâchée. Plus proche de ce que je suis réellement. Comme le plumitif paresseux que je n'ai jamais cessé d'être. Et aujourd'hui, cette façon d'écrire ressemble tant à ma vie que cela ne me dérange plus. Avant oui, peut-être. Mais maintenant… Je regarde avec pitié ces feuilles noircies de médiocrité et de mauvaise littérature. Je tombe de sommeil.

 

 

8. Rencontres

J'ouvre les yeux. 7 coups sonnent au clocher. J'entends au dehors comme une vague clameur. C'est le cortège habituel des petits employés dociles qui entrent dans leur grande prison de verre. Comme de petits écoliers sages qui passent leur vie à attendre la sonnerie de la fin des cours pour s'éparpiller dans la rue. La gaieté en moins. Ce soir, ils marcheront d'un pas rapide, le regard éteint, presque mort, comme des automates un peu tristes, leur petite serviette de cuir qui se balancera au bout de leur bras inerte. Je ne les vois pas. Je les imagine seulement. Et c'est bien suffisant pour savoir de quoi ils ont l'air. Quelle douleur serait-ce pour moi d'être parmi eux !

- Alors Docspi, on écoute les bruits du dehors !

Je sursaute.

- Elodie, vous m'avez fait une de ces peurs ! je dis.

- Vous ne m'avez pas entendu entrer, Docpsi. Je viens voir comment vous allez ce matin.

Je me sens un peu gêné.

- Euh… eh bien, asseyez-vous Elodie, je vous en prie !

Elle s'assoit dans le petit fauteuil, à côté du lit. Elle n'est pas très belle, Elodie. Plutôt quelconque. Mais il y a quelque chose en elle qui me trouble. Je ne sais pas quoi. Ce n'est pas sexuel. Je crois que c'est sa gentillesse. Ça donne envie de me blottir contre elle.

- Ca va, Docpsi ?

- Je… oui, ça va ! Elodie… j'aime bien quand vous venez me voir, vous savez…

- C'est normal Docpsi, c'est mon travail vous savez !

J'aurais préféré une autre réponse, mais je fais comme si je n'avais rien entendu.

- Je me sens si fragile certains jours, je dis.

- Mais nous sommes tous fragiles, Docpsi,

- Je sais, je dis.

- C'est pour ça que nous sommes là, Docpsi, pour vous protéger.

Je regarde le sourire qui se dessine sur son beau visage. Parce qu'en définitive, je le trouve beau moi, son visage. J'ai envie qu'elle me prenne dans ses bras. De mettre ma tête sur son épaule et de lui caresser la peau. Tout doucement, en l'effleurant à peine pour ne pas l'abîmer.

- Docpsi, vous avez l'air triste ! Quelque chose ne va pas ?

- Je pense à des choses, je dis.

- Je vous aime bien Docpsi, je sais que je ne devrais pas vous le dire mais tant pis je vous le dis quand même, ça me fait du bien de venir vous voir !

Je la regarde étonné.

- Enfin, n'en parlons plus ! Oubliez ce que je viens de dire, Docpsi !

- Si ! Si ! Parlons-en au contraire ! je dis.

- On en reparlera plus tard, je vous le promets, Docpsi !

Je la regarde refermer la porte derrière elle. J'ai envie de pleurer. Je ne sais pas si c'est de bonheur ou de tristesse. Ca faisait longtemps que je n'avais pas éprouvé une chose pareille.

 

*

 

Au fond ça me rend triste de penser que je resterai ici toute ma vie. Il y a pourtant tant de choses en moi qui pourraient m’aider à m’en sortir. Je pense souvent à Plumi. Assis sur son banc en train de discuter avec ses amis. Il est peut-être fou, mais lui au moins, il a l'air heureux, tranquillement heureux. Et puis il a choisi définitivement de vivre les choses qui viennent à lui. Moi, je ne sais pas choisir. Je voudrais tout et son contraire. Je sais pourtant qu’il n’y a rien de dramatique à vivre avec cette souffrance-là. Y a pire. Et puis au fond, je me dis que ma vie n'a pas tant d'importance. Sauf que quand on est seul, c'est dur de ne pas y penser sans cesse. Pourtant je sais qu’il n’y a pas que ma vie qui m’intéresse ! Y a beaucoup d’autres choses ! Y a les chiens, l'écriture, y a mon envie de partager les trucs qui me traversent la tête et mon désir d’aimer tous les hommes. Et puis y a aussi les marionnettes et mon rêve de saltimbanque ! Mais je ne sais pas si j’y arriverais. Je crois que c’est impossible. On est trop méchant et trop égoïste pour aider les autres à réaliser leurs rêves. Et puis on est trop différent aussi et pas assez mûrs pour vivre ensemble une belle histoire d'amour sincère et fraternelle.

 

 *

 

11 coups sonnent au clocher. Tous les pensionnaires regagnent le foyer. Je sors de ma chambre et emboîte le pas de Plumi. Nous nous dirigeons ensemble vers le réfectoire.

- Tu en fais une tête aujourd'hui, Docpsi !

Je pose mon plateau sur la table et je m'assois. Plumi dépiaute son yaourt et le verse dans ses carottes râpées.

- Je me sens un peu las d'être ici, je dis.

- Ici ou ailleurs, Docspi !

- Oui, je dis, tu as raison, ici ou ailleurs, ça ne changera pas grand-chose à mon problème !

- Tu ne manges pas Docspi !

Je regarde Plumi avaler avec appétit sa drôle de bouillie.

- Si, si, je dis.

- Alors Docspi, raconte-moi ! Quel est ton problème ?

- C'est compliqué, je dis.

- Tsss ! Tsss ! Tsss ! Allez ! Arrête un peu, Docpsi! Rien n’est vraiment compliqué quand …

- Ben, t’as qu’à dire aussi que j'invente pendant que tu y es ! Eh bien ! Vas-y ! Te gêne pas pour le dire, Plumi !

- Oh ! Je crois qu’on n'en est pas si loin, mon vieux!

- Eh bien si tu crois que tu m'aides en disant ça !

- Je ne suis pas là pour t'aider, Docspi, mais pour essayer de te faire comprendre certaines choses !

- Et quoi donc ? je dis.

- Par exemple que rien n'est compliqué !

- Tu vas quand même pas me dire que tout est simple dans la vie ! je dis.

- Quand on accepte les choses qui nous arrivent, tout devient très facile Docpsi ! Toi, tu cherches toujours à comprendre les choses au lieu de les vivre comme elles viennent ! C'est ça ton problème!

- Qu'est-ce que t'en sais, toi, d'abord ! je dis.

- C'est pas compliqué, mon vieux, il suffit de t'observer ! Tu es plus transparent que tu voudrais le croire, Docpsi !

- Bon, je dis, admettons! Et après ?

- Et après rien ! Il faut simplement que tu apprennes à vivre ce que tu as à vivre au lieu de cogiter sans cesse à tort et à travers !

- Attends ! je dis, je rêve ! On croirait entendre Théozène !

- Théozène… ? Eh bien, oui ! Théozène a parfaitement raison, mon vieux ! Il n’y a pas 36 solutions pour apprendre à devenir heureux ; il faut simplement accepter ce que le destin te donne à vivre !

- Destin ! Destin ! je dis, tu parles !

Plumi repose sa fourchette et attaque sa tranche de porc aux petits légumes.

- Mange, Docspi ! Ça va être froid !

- Je te trouve bien pragmatique pour un intellectuel! je dis.

- Je ne suis pas un intellectuel Docspi ! Je m'en entoure parce que j'en apprécie la compagnie mais il ne faut pas y voir davantage !

- Alors, je me suis fait des idées sur ton compte, mon vieux !

- On se fait toujours des idées sur les autres ! Elles ne sont ni vraies ni fausses, ce ne sont que des idées, Docpsi ! Et les idées ne sont pas suffisantes pour apprendre à vivre ce que le destin te donne à vivre !

- Oui, je dis, je sais parfaitement ce que tu vas me dire ! Les idées, elles se pensent et la vie, elle se vit!

- Eh oui Docpsi ! Et tu n'y changeras rien !

J'enfourne une cuillérée de petits pois-carottes.

- Tu as raison, Plumi !

- Quoi ?

- C'est froid !

Nous mangeons le reste du repas en silence. Mais ça ne nous gêne pas le moins du monde. Je sais que Plumi a raison. Pourtant je ne peux pas m'empêcher de penser que ce n'est pas suffisant de vivre la vie. Moi je crois qu'il faut autre chose. Mais je suis sûr de rien. Plumi se lève.

- Maintenant, tu m'excuseras Docpsi… J’ai à faire…

Je le regarde s'éloigner à petits pas tranquilles vers le couloir qui mène aux chambres. Il y a une sorte de confiance un peu distante chez lui. Je me demande s'il n’a jamais de doute à propos de ce qu’il doit faire, vivre, ou penser ? Est-il toujours aussi sûr de lui quoi qu’il arrive ? Je n’en sais rien. Et peut-être vaut-il mieux que je ne sache pas ! Cela rendrait mes doutes plus douloureux encore ! Moi qui suis si indécis, si imprévisible, je ne sais que penser ! Un jour comme ci, un autre comme ça ! Jamais vraiment la même chose dans la tête en quelque sorte ! Et toujours ces questionnements incessants ! Accepte Docpsi, accepte bon sang ! Je pose mon plateau sur la desserte et me dirige vers la cafétéria.

 

*

 

Je commande un café puis je vais m'asseoir près de l'entrée, dos au mur, face aux petits groupes de pensionnaires déjà attablés. Je sors mon cahier, hésite à instant à l’ouvrir, puis je l’ouvre et commence à écrire.

 

- Marion ! Bon sang ! je dis, qu’est-ce que tu fais là ?

Je la regarde s'avancer vers moi. Elle a une drôle de tête. Comme si elle en avait assez de la vie. Avec les yeux qui regardent dans le vide. Comme si elle ne voyait plus rien autour d'elle.

- Marion ! je dis, qu’est-ce qui se passe ? Ça ne va pas ?

Je sens qu'elle hésite.

- Dis, Marion ! T’as un problème ? 

Elle me regarde et finit par s’asseoir.

- Docpsi…

- Oui, Marion ?

- Comment tu fais toi ?

- Comment je fais quoi…? je dis.

- Quand ça ne va pas, comment tu fais ?

Je réfléchis un instant.

- Eh bien… un jour comme ci, un autre jour comme ça ! Y a pas vraiment de recette, Marion ! Ça serait trop simple !

- Docspi…

- Oui Marion ?

- J'ai plus envie de vivre !

Je ne sais pas quoi lui répondre.

- Docpsi, j'ai tout raté dans ma vie… et ça me rend si triste aujourd’hui…

- Qu'est-ce que t'as raté, Marion ?

- Tout Docpsi, j’ai tout raté, mes études, mes amours, mon boulot…

- Eh ! Eh ! Doucement ! je dis, c'est pas un hasard quand on a l'impression d'avoir loupé des trucs !

Je déglutis.

- C'est juste la vie qui nous dit : "Hep ! Stop ! Pas par-là ! Rebrousse chemin, ici, c'est une impasse pour toi !".

Marion baisse la tête.

- J'aurais tant voulu réussir Docpsi…

- Réussir quoi, Marion ?

- Ben tout, mes études, mes amours, mon boulot… ma vie quoi !

- T'aurais voulu réussir ça pourquoi, Marion ?

- Ch'ai pas, pour me donner l’impression d’être comme tout le monde !

- Ah ! Ça, c'est pas une raison sérieuse, Marion ! On peut pas réussir les trucs pour être comme tout le monde ! C'est perdu d'avance !

- Je sais pas Docpsi.

Je sens que je m'enlise. J'essaye de lui sourire.

- T'as pas un vieux rêve qui traîne dans la tête, un de ces trucs auquel on pense quand on est gamin ! Tu sais genre : moi quand je serais plus grand…

- Non ! C'est trop tard Docpsi ! Je suis trop vieille…

- Oh ! La la ! je dis, que vient faire l'âge dans cette histoire, Marion !

- Faut être réaliste Docpsi ! C'est pas à mon âge que je vais commencer à faire les trucs qui me passent par la tête !

- Ah ! Oui ! je dis, et pourquoi donc ?

- Ca serait pas raisonnable ! Et puis je vois déjà ce que vont dire les autres !

- Quels autres, Marion ?

- Ben… je ne sais pas, Fred, ma famille, les gens, enfin… tous ceux que je connais !

- Mais on s'en fout, Marion ! On s'en fout de ce que pensent les autres ! C'est quand même pas eux qui vont diriger ta vie, bordel !

- Oh ! C'est  difficile Docpsi de ne pas faire attention au regard des autres ! J’y ai fait attention toute ma vie, tu sais !

- Ben, il est temps de changer Marion ! je dis. Il est temps de commencer à vivre un peu pour toi ! Voilà ce que je crois, moi ! Parce que c'est de leur faute à eux si tu crois aujourd’hui que t'as tout raté. T'as rien raté Marion ! T'es juste allée à des endroits où tu devais pas t’attarder ! Ça sert à ça les échecs ! Surtout pas à se dire qu'on est nul et qu'on a plus envie de vivre !

- Docpsi ?

- Oui ? je dis.

- Merci pour… euh…

- Bah ! T’en fais pas Marion ! Je sais ce que c’est ! Et puis ça servirait à quoi les amis si ça servait pas remonter le moral de temps en temps !

 

Je lève la tête de mon cahier. Je regarde ma tasse et la bois d’un seul trait. Je pense aux difficultés de Marion. J’aimerais tant l’aider mais j’ignore de quelle façon. Je réfléchis un instant, puis je me lève et je me dirige vers le couloir qui mène aux chambres.

 

*

 

 

- Plumi ? Plumi, tu es là ?

- …

- Plumi, ouvre ! je crie, c'est Docpsi !

Je l’entends farfouiller dans la serrure.

- Docpsi ? Que me vaut le plaisir ?

- J'ai un service à te demander, Plumi !

- Mais entre, je t'en prie ! Veux-tu un thé ? J'allais m'en préparer un !

Quand Plumi revient avec ses deux tasses, il m'en tend une et va s'asseoir dans le petit fauteuil face au mur recouvert de livres. 

- C'est drôlement sympa ici ! je dis.

Plumi me regarde sans rien dire.

- Vas-y Docpsi, je t'écoute !

- Voilà ! Je viens pour Marion !

- Marion ?

- Oui, Marion ! je dis.

- Eh bien, je ne vois vraiment pas ce que je peux faire pour elle, mon pauvre Docpsi !

- Oh! Mais si, tu peux faire beaucoup de choses ! je dis.

Plumi ne répond pas. Il se lève et marche sans rien dire, les mains derrière le dos.

 

*

 

Soudain il me montre les livres et me fait signe de le suivre. Et nous nous enfonçons sans rien dire au milieu des bouquins. Plumi a l'air de chercher quelque chose. Je me demande bien quoi, mais je ne dis rien. Je le suis comme si j'étais son ombre. Soudain il s’empare d’un livre et le met dans sa poche. Et on continue d'avancer ainsi sans un mot. On dépasse les derniers ouvrages et on arrive bientôt au centre d’une grande étendue fleurie, un immense champ de fleurs colorées. Nous marchons lentement. Je vois les yeux de Plumi fouiller chaque fleur. Et malgré le bourdonnement des abeilles, je me sens bien. Calme et rassuré. Je sais que quelque chose va arriver. Soudain, il me fait signe de m'asseoir. Nous nous asseyons lentement. Nous restons silencieux au milieu des fleurs. Des insectes tournent au-dessus de nos têtes. Je vois Plumi sortir le livre et le poser sur ses genoux, la main droite dessus, paume vers le ciel. Un papillon s'y pose. J’entends Plumi réciter une phrase. Une phrase étrange, à la fois triste et rieuse, où il est question de cœur en miettes, de morceaux et d'espoir. J'entends mal ce qu'il dit. Il parle doucement comme pour lui-même. Je sens que mon corps se disloque peu à peu. Sans véritable douleur. J'ai le sentiment que tout se brise à l'intérieur. Et puis lentement je me mets à comprendre cette phrase. Elle se met à résonner en moi de plus en plus fort et de plus en plus distinctement. Tout ce qu'on peut espérer dans ce monde de cœur en miettes c'est d'aimer les morceaux. Je me surprends à répéter cette phrase comme une formule magique. Et plus je la répète, plus je sens la lumière m'envahir. Comme si j'étais transporté dans un autre univers, comme si je me mettais à vivre dans chaque morceau de moi-même. Je sens le papillon ramasser tous ces morceaux, sous ses ailes, un à un, avec une grande délicatesse. Et nous nous envolons lentement vers un ciel plus radieux. Nous survolons les ruines de ce monde brisé pour rejoindre le cœur d'un homme plein d'espoir.

 

*

 

Nous arrivons dans un grand espace un peu sombre. Dans cet espace, il y a un homme assis à une table devant une vieille machine à écrire. Il y a beaucoup de désordre autour de lui. Des tas de papiers froissés jetés par terre, un bout de sandwich dans son papier d'emballage, des trognons de pomme, des habits jetés à la hâte et puis tout ce noir qui l'entoure. Je demande à Plumi où on se trouve. Il me répond en chuchotant.

- Au cœur d'Haword Bentu, chut…

C'est un drôle d'endroit avec un drôle de bonhomme un peu pathétique. On dirait qu'il se casse la tête pour retrouver une joie qu'il sait qu'il ne retrouvera jamais. Tout à l'air triste ici. Et puis soudain on entend des rires d'enfants et des bruits bizarres qu'ils font avec leur bouche. Ca fait des sons que je ne comprends pas, comme une langue que je ne pourrais jamais apprendre. J'essaye d'écouter cette musique cacophonique. Mais j'ai bien du mal. Haword lui, a l'air de comprendre. Un sourire se dessine sur son visage. C'est plus le même visage d'ailleurs. Il est devenu beau et incroyablement gai. Il se lève et parcourt la pièce en tous sens. On dirait qu'il cherche quelque chose. L'obscurité se dissipe peu à peu. Et une merveilleuse lumière la remplace. Une lumière incroyablement colorée; rouge, verte, bleue, jaune. La pièce s'illumine. Sur les murs, il y a des dessins d'enfants. Et soudain ils se mettent à bouger. On dirait qu'ils revivent. Puis les murs se mettent eux aussi à onduler. Ils se gonflent puis se rétractent. Ils se gonflent puis se rétractent. C'est un drôle de spectacle. Nous sommes au cœur de la vie. Haword a enfin trouvé ce qu'il cherchait. Il passe une grande blouse blanche, une blouse bien trop grande qui lui arrive jusqu'aux chaussures; de grosses chaussures jaunes aux bouts arrondis. Il enfile un petit bonnet gris avec une fleur dessus; une fleur immense qui regarde le ciel, un ciel couvert de rires d'enfants. Je suis aux anges. Plumi me regarde l'œil complice. Les dessins se mettent à danser puis à voler entre les parois palpitantes du cœur d'Haword. Les murs se fissurent. D'autres murs apparaissent, plus hauts, plus grands, plus larges. Les dessins virevoltent de plus belle. Leurs ailes se dessinent; de grandes ailes aux couleurs vives qui tourbillonnent dans l'air. Nous assistons à la naissance des papillons, à la métamorphose des chrysalides. Les murs se lézardent puis disparaissent encore. Il n'y a plus qu'une multitude de petits tas de briques autour desquels dansent les ailes colorées. D'un pas léger, Haword se dirige vers nous. Notre papillon s'envole. Haword nous saisit et nous pose sur son nez. Nous sommes son nez rouge. Il n'y a plus de murs, plus de dessins, plus de papillons, juste le regard des enfants, leurs bruits et leur rire qui nous entourent. Et puis… et puis, il y a la tête de Marion, illuminée d'un large sourire, qui me regarde assise de l’autre côté de la table.

 

*

 

- Alors, Marion, je dis, ce petit coup de déprime ?

- Envolé, Docpi ! Comme s'il n'avait jamais existé !

- Eh bien ! je dis, remercions Haword ! Et remercions l’imaginaire et les livres, et toutes ces choses qui nous aident à mieux vivre !    

- Oui, remercions-les, Docpsi ! Remercions-les du fond du cœur ! Quant à toi, mon cher Docpsi, je ne sais pas comment te remercier pour … 

- Me remercier ? je dis, quelle foutaise ! Parle-moi plutôt de…

Je la regarde.

- … de cette sorte de…

J'hésite.

- Renaissance ?

- Oui, c’est ça, je dis, renaissance.

- Non, Docpsi ! J'ai mieux à t’offrir ! Je vais te dire ce que je n’ai jamais dit à personne ! Je vais te confier le vieux rêve qui m’a toujours habité et qu’Haword a su réveiller par son univers merveilleux !

Je la regarde étrangement. Je crains le pire.

- Je vais te présenter ma meilleure amie, Docpsi ! Celle que je n’ai encore jamais osé montrer à personne !

- Et elle attend dehors là, ton amie ? je dis.

Marion éclate de rire.

- Docspi, ne fais pas l'idiot !

Je la regarde sans comprendre.

- Moi, faire l'idiot ? je dis.

- Quand je dis ma meilleure amie, je ne parle pas forcément d’une personne, Docpsi !

- Eh bien, je sais pas, moi, Marion ! Je te croyais plus conventionnelle ! je dis.

- Eh bien, non ! Tu vois, Docpsi ! Moi aussi, j'ai mon petit jardin secret ! Et grâce à toi, je me sens enfin le courage d’en montrer les fleurs au grand jour !

Je rougis comme une pivoine, jusqu'aux oreilles.

- Oh ! Arrête ! C'est trop d'honneur, Marion ! je dis, alors cette amie, tu me la présentes ? Où est-elle ?

- Là-dedans ! qu’elle dit.

Et je la vois farfouiller dans son sac.

- Là-dedans ?

- Oui ! Ferme les yeux, Docpsi !

Je ferme les yeux. J'entends du papier froissé. Puis je sens qu'elle pose un truc devant moi.

- Ca y est, tu peux les rouvrir, Docpsi !

- Merde ! je dis, c'est pas croyable, ça !

Je reste bouche bée. Marion tient une marionnette dans la main qui lui ressemble étrangement.

 

*

 

- Alors Docspi, comment me trouves-tu ?

- Y a pas à dire ! je dis, tu es très belle, Marion ! C’est vraiment du beau travail ! Mais comment t'est venue cette idée ?

- Ca ? Ben, je te l’ai déjà dit, Docpsi, c'est le vieux rêve qui m’a toujours habité !

- Ecoute, c’est pas croyable, Marion ! je dis, parce que figure-toi que moi aussi, j’ai…  enfin, moi aussi, les marionnettes m’ont toujours fasciné ! Je caresse même le rêve de devenir saltimbanque-marionnettiste un jour !   

- Non ? C’est vrai ? Tu ne me racontes pas d’histoires, Docpsi ?

- Non, Marion ! Je t’assure ! Je suis même en train d’écrire une histoire dans mon cahier !

- Pour les marionnettes ?

- Oui, Marion ! Pour les marionnettes !

- Alors ça, Docpsi, c'est à peine croyable ! Je n’en reviens pas ! Qui aurait pu croire que… ! Mais alors… ça veut dire que… peut-être on pourrait éventuellement… 

- Quoi, Marion ? Tu veux dire qu’on pourrait peut-être… envisager de faire quelque chose ensemble, c’est ça, Marion ? Comme monter un spectacle, c’est à ça que tu penses ?

- Je sais pas ! qu’elle dit, peut-être…

- Ecoute, Marion ! Je ne sais pas quoi te dire…. Je… 

- Alors ne dis rien, Docpsi !

- Si, Marion ! Il faut que je te dise ! Je crois que … enfin… Je trouve que c’est une excellente idée ! Imagine ! On pourrait même envisager de faire la route ensemble… toi et moi, comme les saltimbanques d’autrefois ! Non ? Qu’est-ce que t’en penses, Marion ?

- Je sais pas, Docpsi ! C’est peut-être un peu…

- Un peu quoi, Marion ?

- Je sais pas, Docpsi ! Un peu…

- Mais attends ! C’est inespéré ce qui nous arrive, Marion ! Imagine ! Imagine un spectacle avec des marionnettes qui tiendraient d'autres marionnettes qui tiendraient elles-mêmes d'autres marionnettes qui tiendraient…

- Et nous deux dans tout ça, Docpsi ?

- Ben, au milieu des autres marionnettes, Marion ! Comme dans la vraie vie !

- Tu crois ? Et LUI là-haut qui nous regarde, tu y as pensé ?

- Eh bien, lui, IL sera avec nous dans le spectacle, Marion !

- Oh ! Docspi ! Tu as de ces idées tout de même ! Tu ne crois pas que c’est un peu…

- Non, Marion ! C’est une merveilleuse idée qui pourrait enfin nous permettre d’échapper à ce foutu destin qui s’acharne sur nous ! Je sais qu’on aura beaucoup de travail, mais c'est l'espoir qui compte, Marion !

- Oui ! Peut-être, Docpsi ! Je ne sais pas…

- Mais si ! je dis, la vie est belle, Marion ! La vie est vraiment belle !

 

 

9. Nouvelles perspectives

Aujourd’hui tout est beau. C'est une merveilleuse journée qui commence. Je me lève. C'est vraiment bon de sentir la vie qui se réveille. Je m'étire.

- Ah ! Mes bras ! je dis.

Je suis heureux d'avoir des bras. J'ouvre les yeux. C'est bon de voir qu'on voit toujours. Je regarde ma chambre. Je la trouve belle. Un peu en désordre mais belle. Tout est là, magnifique; mon lit, ma couette, l'armoire, ma table de nuit, mon bureau et tout le bordel qu'il y a dessus. Même le plafond, je le trouve beau. Tout a l'air beau; le carrelage, la moquette élimée à certains endroits, le montant écaillé de la fenêtre, ce que je vois derrière, le ciel, les nuages, les feuilles des grands marronniers qui s'agitent.

- Ah ! Mes jambes !

Que c'est bon d'avoir des jambes ! Se lever, ça a l'air idiot, mais pas tant que ça quand on y pense. Ça devient un truc magique, extraordinaire, incroyable. Je fais quelques flexions pour vérifier que tout ça fonctionne bien. Je plie les jambes, je les tends, je les replis, je les retends. Mon Dieu ! Quelle merveilleuse mécanique ! Je sens ma respiration, mon cœur qui bat. C'est formidable de pouvoir respirer ! Je vais vers la machine à café.

- Ca sent bon ! je dis.

Je m’en verse une grande tasse. Je m'assois à mon bureau. Je pose ma tasse. Je regarde le café qui fume. Ca fait de grandes volutes blanches qui s’envolent. C'est beau ! je me dis. Par la fenêtre, je vois deux petits garçons qui jouent dans le caniveau. Ils s'amusent à faire des barrages pour empêcher l'eau de s'écouler. Ils laissent filer quelques morceaux de bois. Ce sont des bateaux, je crois. C'est merveilleux un caniveau. J'ai envie de les rejoindre pour aller m'amuser avec eux. Je les entends crier. Comme je les envie. Ils ont vraiment l'air de bien s’amuser. Je me vois monter avec eux sur un petit bout de bois. Ils seraient capitaines, et moi, je serais leur matelot. On mettrait une feuille pour faire la grand-voile. Et puis on se laisserait guider par le petit filet d'eau du caniveau qui nous emporterait vers les égouts. Il ferait tout noir et on aurait très peur. Ca tanguerait beaucoup mais on serait en sécurité sur notre petit bateau. Puis les égouts nous jetteraient dans une rivière qui nous mènerait à un grand fleuve. Et puis on arriverait à l'océan. C'est immense l'océan. C'est beau et puis ça fait un peu peur parce qu'on ne sait pas ce qu'il y a en dessous…

 

*

 

Je me sens l’âme d’un saltimbanque aventurier aujourd’hui. Je décroche le téléphone. Je compose le numéro.

- Allô papounet ? Bonjour, c'est Docpsi !

- Ah ! Docpsi ! Alors tu as trouvé, dis-moi ?

- Non ! Je t'appelle pas pour ça, papounet !

- Ah ? Et tu appelles pour quoi alors ?

Je crois que j'ai le cœur qui va se rompre.

- Euh… pour te dire d'oublier ce que je t’ai demandé la dernière fois !

- Oublier quoi, Docpsi ?

- Oublier ce que je t'ai dit ! je dis.

- Pour l'argent ?

- Oui, papounet ! Je sais pas ce qui m'a pris l'autre jour de t’appeler !

- Qu'est ce qui se passe, Docpsi ? T'as encore changé d'avis ?

Je respire un grand coup.

- Non ! C’est pas ça, papounet ! Mais j'étais pas moi-même la dernière fois !

- Ah ! Ça m'étonnait aussi !

- Ecoute, papounet ! Je suis désolé, mais j'en veux pas de ce fric ! C'est trop facile de compter sur toi ! C'est ma vie et je dois l'assumer ! Je m’en sortirais tout seul !

- Docpsi, écoute ! C'était vraiment de bon cœur que je t'offrais ce…

- Arrête, papounet ! Je sais ce que tu vas me dire ! Tu vas me dire qu'il est temps que je grandisse, que je sorte de ce… enfin que je trouve un vrai travail, que je me marie, que j'ai des enfants ! Que…

- Oui, Docpsi, faut être un peu réaliste ! Qu'est-ce que tu vas devenir quand je ne serai plus là !

- J'en sais rien ! je dis. Je ferai comme j'ai toujours fait ! Et c'est le moins pire que j'ai trouvé dans cette vie à la con !

- Je te comprends pas, Docpsi ! Tu as tant de possibilités et tu viens tout gâcher avec tes idées farfelues !

- J'ai toujours tout gâché ! C'est comme ça, papounet ! C'est plus fort que moi, je suis un handicapé de la vie, tu le sais bien !

- Mais pourquoi es-tu comme ça Docpsi ? Ça pourrait être si simple !

- Mais je suis simple, papounet ! Je suis même simplet puisque je suis dans cette baraque de fous, non ! C'est ça que tu dois te dire, papounet ! T'as jamais accepté que je sois un peu différent ! Que je marche pas dans le rang ! Que je dise pas amen à toutes ces saloperies qui nous entourent !

- Mais qu'est ce qui te déplaît tant, Docpsi ?

- Tout, papounet ! Y a vraiment tout qui me débecte! La vie, le destin, les gens, la normalité, l'argent, l'ambition, la mesquinerie, la méchanceté, toute cette pourriture qu'on est obligé d'accepter pour vivre ! Voilà ce qui me déplaît, papounet ! J’en peux plus de vivre dans cette merde ! C'est pas un caprice ! C'est vraiment plus fort que moi !

- Bon Dieu, Docpsi ! Grandis un peu !

- Je grandis, papounet ! Je grandis, t'inquiète pas ! Mais ça se voit pas de l'extérieur !

- Je t’en prie, Docpsi ! Arrête de fuir la réalité ! Assume tes responsabilités pour une fois !

- Merde ! je dis, tu comprends vraiment rien, papounet ! Ecoute ! On en reparlera plus tard ! Je t'expliquerai tout ça un jour peut-être…

Je regarde la pendule.

- … il faut que je te laisse à présent, papounet ! Il faut que j’aille me préparer pour aller au boulot ! 

Et je raccroche.

 

*

 

Je sors de ma chambre, je démarre mon scooter et file vers le refuge. Je passe le portail et me gare à ma place habituelle. Puis j’enfile ma combinaison et je me dirige vers l’allée centrale. Plantés devant un box, j’aperçois un jeune couple avec leurs deux mômes. Je pose mon râteau et m’avance vers eux.

- Bonjour ! je dis, je peux vous aider ?

- Ca va, merci ! On fait que regarder !

- Ah ? Eh bien ! Regardez alors ! je dis.

Ceux qui viennent ici, on dirait qu'ils se promènent dans les rayons d’un supermarché. Et ça m'énerve, ça m'énerve, mais à un point qu'on peut même pas imaginer !

- Allez-vous faire foutre ! que je dis tout bas.

Et je repars mon râteau à la main. 5 minutes plus tard, je les revois passer devant moi.

- Eh ! Dites ! Vous avez des chiots labradors ?

- Non ! je dis, on n’a pas de chiots labradors, mais des jeunes chiens croisés labradors, oui, il y en a !

- Vous pouvez nous les montrer !

- Oui, bien sûr ! je dis.

Et on tourne un moment dans les allées. On s'arrête devant un box.

- Voilà ! je dis, il y a celui-ci qui est très sympa ! Il est joueur, sociable et il adore les enfants.

Je fais un clin d'œil aux deux mioches qui vont se fourrer dans les jupons de leur mère.

- Ah ! Mais c'est pas un chiot !

- Non, madame ! je dis, c'est un jeune chien !

Je regarde sa fiche.

- Il a 8 mois !

- Non ! qu’elle dit, il me plaît pas ! Je n’aime pas cette tache qu’il a sur le poitrail !

- Ah… je fais.

- Vous n’en auriez pas un autre ? qu’elle demande.

Et on se dirige vers un autre box.

- Il y a également celle-ci, une jeune femelle ! je dis, elle est un peu craintive mais elle est adorable !

- Non ! qu’elle dit, elle est trop petite, on cherche un chien de garde !

- Mais tout à l'heure vous vouliez un chiot ! je dis.

- Oui, nous voulons un chiot qui garde !

- Ah…, je dis.

Et on continue notre tournée.

- Il y a lui également ! je dis.

Mais je n'ajoute rien. Je sens que je perds mon temps et ma salive et que je ne vais pas tarder à perdre patience. Ce couple-là ressemble à 90% des connards qui viennent ici. Mais je fais mon boulot. C'est dur mais c'est comme ça. Il faut que je place les chiens. Même chez des connards à qui j'ai envie de trouer la peau. La bonne femme ne dit rien.

- Et lui ?

- Lui ? je dis, euh… avec les enfants, je crois pas que ça ne soit l'idéal, il a tendance à être un peu dominant !

- Ah ! Mais qu'est-ce qu'il est beau ! Hein, qu'est-ce que t'en penses, Antoine ?

- Oh ! Tu sais moi… un chien… c'est un chien…

- Allez ! On le prend ! qu’elle dit.

- Vous êtes sûrs ? je dis.

- Oui, oui, on prend celui-ci !

Je sors le chien du box. Tout le monde a l'air content. On se dirige vers le bureau.

- Pour les formalités administratives, je dis.

- Ah ! Parce qu’en plus il faut remplir des papiers ! 

- Oui, madame ! je dis, et il faudra également vous acquitter d’une…

Et je lui indique la somme que nous demandons pour l'adoption d'un chien.

- C’est la meilleure celle-là ! qu’elle dit, il n’est pas question que nous payons quoi que ce soit, vous m’entendez, monsieur ! Déjà qu’on a fait l’effort de venir jusqu’ici pour prendre un clébard ! Il ne manquerait plus que vous nous fassiez payer maintenant !

- Ecoutez, madame ! je dis, il faut quand même bien faire tourner le refuge et nourrir les chiens !

- Ca, c’est votre problème ! qu’elle dit, mais ne comptez pas sur nous pour vous donner quoi que ce soit ! Vous pouvez le remettre en cage, votre clébard !

Je remets le pauvre chien dans son box. Je le caresse en regardant le couple s'éloigner. J'ai envie de hurler.

 

*

 

 

 

- Docpsi, vous pouvez venir s'il vous plaît ?

- Oui, oui, j'arrive, je dis.

Je décoche une petite bourrade affectueuse au gros Gugus qui me regarde avec un air triste.

- Allez ! T’en fais pas, mon gros ! je dis, t’auras plus de chance la prochaine fois ! Et puis, tu sais, t’as rien perdu en n’allant pas chez ces cons !  

- Vous venez, Docpsi, le président vous attend !

Je referme la porte du box en lançant au gros Gugus un clin d’œil complice et je suis le responsable jusqu'au bureau.

- Asseyez-vous, je vous en prie, Docpsi !

Je m'assois sur la petite chaise déglinguée qu'il me tend.

- Voilà, Docpsi, nous tenions à vous dire que votre chef est partie ! On ignore la raison de ce départ ! Mais on a cru comprendre qu’elle ne supportait plus de travailler dans cette atmosphère !

Je l'interromps.

- Mais que vont devenir les chiens alors ? je dis.

- Justement, Docpsi ! Nous vous avons convoqué pour cette raison !

           

Le responsable lance un regard au président. Ce regard ne m'a pas échappé.

- Voilà Docpsi ! Vous êtes le seul ici à pouvoir véritablement nous aider ! Nous savons que vous vous occupez des chiens avec grand dévouement et beaucoup d’amour ! Et nous sommes à peu près certains que sans vous, ce refuge ressemblerait bien plus à un mouroir qu’à un chenil ! Et nous connaissons aussi le sérieux avec lequel vous accomplissez votre travail depuis que vous êtes parmi nous ! C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de vous faire une proposition, Docpsi ! Ainsi, au lieu de venir ici deux fois par semaine, nous vous proposons de…

Je le regarde avec des yeux faussement ahuris. Je sais parfaitement où il veut en venir, le bougre.

 

*

 

- Responsable du refuge ! Non, mais tu te rends compte, Drouchka !

Drouchka tourne vers moi ses grands yeux noisette qui ont l’air de se foutre de ma gueule. C'est une grosse chienne toute noire avec des taches marron un peu partout. Une des plus anciennes du refuge. Personne n'a jamais fait attention à elle ici. Moi si, ça tout de suite été ma préférée.

- Eh ben quoi ! qu’elle dit, qu'est-ce qu'il y a de si extraordinaire, Docpsi ?

- Rien, je dis, simplement avec ce projet de marionnettes qui me trotte dans la tête, je peux pas tout faire, Drouchka ! Je pourrais jamais concilier les deux ! C’est pas possible ! Comment veux-tu que je prépare mon spectacle si je bosse ici à plein temps ? 

Drouchka me sourit en remuant la queue. 

- Eh ben, tu feras comme tout le monde, Docpsi ! T'attendras le week-end et les vacances !

- Ouais, c'est ça ! je dis, et puis la retraite pendant que tu y es pour pouvoir enfin faire ce que j’ai envie de faire ! Ben non ! Je suis pas d'accord, Drouchka ! C'est pas une vie ça, c’est de l'esclavage!

Elle me fait un drôle de sourire.

- Ma pauvre Drouchka ! je dis, me voilà dans de beaux draps maintenant !

C’est vraiment pas croyable, ça ! Avant quand il se passait rien dans ma vie, je ne savais pas quoi faire pour m’en sortir ! J’étais bien embêté ! Et puis maintenant que les choses ont l’air de bouger, je ne sais pas comment faire ! Et j’ai l’impression d’être encore plus embêté !

- Qu’est-ce que tu ferais, toi à ma place, Drouchka ? je dis.

- Mais je suis pas à ta place, Docpsi !

- C’est vrai ! je dis, mais, toi, il t’arrive jamais d’avoir envie de changer de vie ? Tu n’aimerais pas sortir d’ici… pour… je ne sais pas, moi… pour venir faire la route avec Marion et moi ! Comme les saltimbanques d’autrefois !

- Et les autres, clébards, Docpsi ? Tu y as pensé ? Qu’est-ce que t’en fais ? Tu vas quand même pas les laisser aux mains d’un mec qu’aime pas les chiens ? Qu’est-ce qu’ils vont devenir sans toi, hein Docpsi ?

Je sens que Drouchka a touché mon point sensible. Une larme se met à couler sur ma joue. C'est con, mais je peux pas m'en empêcher. Je voudrais tant les emmener tous avec moi ! Mais c'est impossible ! Je n’aurais jamais la place dans ma roulotte ! Et puis qu’est-ce que j’en ferais en attendant de préparer le voyage ? Ils ne voudront jamais les accueillir au foyer ! Ah ! Si j'avais assez de courage pour prendre une décision et partir vivre mon rêve de saltimbanque avec ma roulotte, Marion et Drouchka à mes côtés… sans m’en faire pour les autres clébards…

- Les autres chiens, Drouchka… ? Je sais pas… je dis.

Elle me regarde avec son air attachant et détaché. Comme si je n’étais, à ses yeux, qu’une petite marionnette écartelée par son destin, un petit pantin incapable de choisir et qui finirait désarticulé sur la scène à la fin de l’histoire.

- Allez ! Arrête de t’en faire, Docspi ! Tu sais, les choses arriveront si elles doivent arriver ! Laisse faire le destin, mon vieux ! Et puis ne t’en fais pas trop en attendant !

- T'es rigolote, toi ! je dis.

- Eh ben toi, tu ferais bien de l'être un peu plus ! Sinon je sens que cette histoire va mal finir, Docpsi!

- Qu'est-ce que tu racontes ! je dis.

- Qu'un jour, à force de te poser toutes ces questions qui rendent si triste, tu vas finir par devenir complètement fou, Docpsi !

- Tu sais ça, toi, je dis.

- Je sais pas mais je le sens, Docspi !

- Eh bien, t'es drôlement fortiche alors ! Et pour nous trois et notre vie de saltimbanque, tu le sens comment ?

- Oh ! Ce n'est pas si simple Docpsi, ça ne dépend pas que de toi !

- Tu veux dire que ça dépend de LUI là-haut ?

- Ca, je n’en sais rien, Docspi, mais ça ne dépend sûrement pas que de toi !

- Même si je le désire très fort et que je fais tout pour y arriver !

- Oui Docpsi ! Et il faut que tu t'y fasses ! Sinon tu vas encore être malheureux ! Allez, mon grand ! On en reparlera ! Va faire ton boulot maintenant ! Les autres chiens t’attendent !

Je reprends mon râteau et je m'éloigne sans pouvoir détacher mes yeux des siens. Au fond du cœur, je sens un terrible sentiment d'impuissance. Et c'est terrible de se sentir impuissant. Je ne sais vraiment pas quoi faire. Accepter ou ne pas accepter… tel pourrait être la question.

 

Mais j’ai beau me la poser dans tous les sens, cette putain de question, je crois que j’arriverai jamais y répondre. Moi, je pense qu’on n’a jamais le choix. Personne n’a jamais le choix avec son destin. Même quand on croit le choisir, je suis sûr qu’au fond, on ne décide rien ! Et je crois que c’est pour tout le monde pareil ! On vit tous la même chose ! La plupart du temps, le destin nous écrase et nous donne une vie de merde comme s’il s’amusait à nous faire la gueule. Et puis un jour, sans trop savoir pourquoi, il commence à nous faire les yeux doux ! Alors on s’imagine des trucs… et on avance là où il veut qu’on aille. Et puis le jour d’après, il nous botte le cul comme pour nous punir d’avoir été là où il voulait qu’on mette le nez. Et on se retrouve le cul par terre à chialer sans savoir quoi faire ! Du coup, on n’ose plus bouger et on ne sait pas quoi décider ! En fait, je crois qu’on est prisonnier de son destin, comme tous ces chiens ici, prisonniers de ce putain de destin qui s’acharne sur eux et qui leur donne tout juste le droit d’accepter d’être trimballé et de se plaindre de temps en temps en gueulant à travers leurs barreaux. 

 

 

10. Interrogation

Il pleut aujourd'hui. Une petite pluie grise qui tombe en petites gouttes serrées. Je ne mettrai pas le nez dehors ce matin. Non, je vais rester là. Bien au chaud à regarder toute cette pluie qui n'en finit pas de tomber. Je ne peux rien faire d'autre. C’est comme ça. Je peux juste rester là à regarder les gouttes tomber. J'ai pas envie d'écrire. J'ai pas envie d'ouvrir mes livres sur les chiens, ni de penser aux préparatifs du spectacle et encore moins de penser à la proposition du refuge. C'est comme ça. Je ne sais pas quoi penser. Et je n'ai pas envie d’y penser. Trop tôt peut-être… Je bois mon café à petites gorgées. Je regarde ma chambre. Elle est sale et en désordre. Mon linge s'entasse dans un coin, près de la plante verte pleine de poussière. Y a des taches sur mes draps. Ca fait plus d'un mois que je dois les changer. J'ai pas encore trouvé le courage ou le temps, je ne sais plus. Enfin, ils sont toujours là à attendre que je m'occupe d'eux. Soudain, j'ai envie de tout nettoyer. Y a des jours comme ça où j'aime bien m'occuper des choses bêtes; laver mon linge, nettoyer mon intérieur pour qu’il brille et qu’il sente bon. C'est la pluie qui me rend comme ça, je crois. A l'intérieur, je me sens tout vide, comme s’il n’y avait plus rien, comme si le reste, tout le reste n'avait plus d'importance. Juste que tout soit propre. Alors je me lève et je le fais. Je vais laver ma tasse au lavabo. Ensuite, je lave la salle d'eau, de haut en bas puis de bas en haut. Je passe le balai partout, je descends mes draps avec mes affaires sales à la machine à laver. Je range mes vêtements dans la penderie, et je mets en ordre mon bureau. Je classe, je trie, je jette. Je prends deux feuilles blanches que je mets dans une enveloppe. Puis je mets l’enveloppe sur mon bureau pour penser à la prendre tout l'heure quand je partirai à mon rendez-vous. Je fais ça calmement, sans m'énerver, comme pour essayer de tout nettoyer avant de prendre la bonne décision. 

 

*

 

 

 

Quand je regarde la pendule, je commence à avoir le trac. Pourtant je suis prêt. Enfin, je crois. J'ai ma convocation. J'ai pris deux comprimés pour me détendre. J'essaye de me décontracter. Je souris.

- Allez courage Docpsi !

Je regarde une dernière fois l'adresse indiquée sur la convocation : 7247 impasse de la véryité.

- Drôle d'adresse pour un rendez-vous ! je dis.

J'enfile ma veste. Je démarre mon scooter et je file vers mon rendez-vous.

 

*

 

Je traverse toute la ville. Je roule doucement. Dehors, il y a plein de gens. Ils vaquent à leurs histoires sans se soucier des autres. C'est terrible d'aller ainsi tout seul dans la vie. Comme si les autres n'existaient pas. J'accélère. Je laisse tous ces gens dans le rétroviseur.

- Je vaux pas mieux que les autres ! je me dis.

Au dernier feu, je sors de la ville pour prendre le grand boulevard circulaire. Et je continue de rouler en pensant à tous ces gens que je ne connaîtrai jamais. Je me demande qui a bien pu me glisser ces idées qui me traversent la tête. Serait-ce un coup de Fernand ? Ça se pourrait bien ! je me dis. Et cette convocation soudaine pour ce rendez-vous mystérieux ! Quelle étrange histoire ! Je m'aperçois soudain qu'il n'y a plus de maisons autour de moi. Je suis en rase campagne. Pourtant je suis certain de ne pas m'être trompé. J'ai bien dû vérifier quinze fois l'itinéraire sur le plan. Non ! Je suis bien sur la bonne route ! Mais c'est tout de même étrange ! Quelle idée de m'emmener dans ce trou paumé ! A droite, je vois une petite route. Je regarde le panneau; Impasse de la Véryité, voie privée. Je freine. C'est un vulgaire chemin forestier. Je roule au pas en évitant les ornières. L’endroit me semble hostile. J’essaye de prendre sur moi. Je me dis qu'il faut que j'arrête de penser qu'à moi. Je me dis qu'il faut que je sois plus ouvert aux autres ! Plus attentif! Plus disponible ! Mais mon Dieu comme c'est difficile d'être comme ça ! Ah ! Ça pour le dire, ça va tout seul, mais quand il faut s'y mettre, là c'est une autre paire de manches ! Je m'aperçois soudain que je ne peux plus avancer plus loin. Le chemin s'arrête là, devant moi.

- Merde ! je me dis, t'es encore allé trop loin, Docpsi !

Je regarde autour de moi. A part des arbres, des fourrés, des arbres et puis encore des fourrés, il n’y a rien d'autre.

- Dans quelle merde je me suis encore fourré ! je dis.

Sur un arbre, je vois un petit écriteau : n° 7427.

- Ben non ! C'est pourtant bien là !

Je coupe le contact, mets l'antivol, range mon casque et j’avance dans les bois. Je siffle pour me donner un peu de courage et un peu de contenance aussi. Je me prends des branches en pleine poire. Je déchire ma veste dans les buissons. J'ai les pompes pleines de boue. Mais je continue d’avancer. De moins en moins rassuré. D'un coup, je déboule dans une petite clairière.

- Merde ! je me dis, si je m'attendais à ça !

Ils sont tous là. Tous mes amis, réunis en arc de cercle ; Plumi, Lucien, Nestor, Théozène, Fernand, Lucie, Suzie et tous les autres.

- Nous t'attendions Docspi !

- Ah ! je dis, ben c'est bien gentil à vous ! Mais c'était vraiment pas la peine de vous déranger !

- L'heure est grave Docpsi !

- Oui, je dis, l’heure est grave !

- Depuis combien de temps nous connaissons nous, Docspi ?

- Euh… je dis, depuis le début de l’histoire, je crois.

- Oui, Docpsi ! Nous t'observons depuis la première page ! Et nous avons tous l'impression que ça ne tourne pas très rond depuis que tu es entré dans cette histoire !

- Ah ! je dis, c'est gentil à vous de vous occuper de mon histoire !

- Il ne s'agit pas seulement de ton histoire, Docpsi, mais de notre histoire à tous ! N’as-tu pas l’impression qu’il te faut aujourd’hui prendre une décision pour sortir de cette impasse dans laquelle tu ne cesses de tourner en rond ?

J'hésite puis je dis :

- Oui, tourner en rond dans une impasse, c’est très drôle !

- Ne fais pas le malin, Docpsi !

- Ah ! je dis, eh bien dans ce cas, allez-y, je vous écoute ! Dites-moi ce que je dois faire !

- Non, Docpsi ! C'est nous qui t'écoutons !

J'essaye d'avaler ma salive. Mais j'ai la gorge trop sèche.

- Docpsi…

- Oui…

- Alors, ces explications, ça vient ?

- Euh… eh bien, oui ! je dis, laissez-moi une seconde !

 

Je farfouille dans mon sac à la recherche de l’enveloppe. J’hésite un instant puis je sors la première feuille. C'est toujours la même chose ! Quand je suis confronté à un choix, j'arrive jamais à me décider! Je pèse le pour, je pèse le contre. Et en définitive, je ne décide jamais rien. Comme si en fait j’acceptais de me laisser trimballer par mon destin !

 

*

 

Je trace deux colonnes sur la feuille. Une colonne pour et une colonne contre. Je griffonne les choses qui me passent par la tête. Puis je regarde ce que j’ai écrit. Il y a 5 arguments pour, et 5 arguments contre.

- Merde ! je me dis, me voilà bien avancé !

Je regarde la feuille sans savoir quoi penser ! Il doit tout de même bien y avoir une solution. Accepter ou ne pas accepter. Que faire ? Je me demande comment font les autres. Comment font-ils pour prendre la bonne décision ? Parce que moi, j'ai plutôt l'impression que plus je veux décider, moins j’y arrive. Comme si ma vie ressemblait à un jeu de construction, fait de bric et de broc amené par le destin et qui menacerait à tout instant de me tomber sur le coin de la gueule. Que faire, bon sang ! Partir pour vivre mon rêve de saltimbanque avec Drouchka et Marion, ou alors rester au refuge et continuer à aider Pascal pour devenir responsable ? Abandonner mes amis en pensant à moi ou alors prendre soin d’eux en m’oubliant ?

- Merde ! je dis, qu’est-ce qu’il faut faire, bordel ?

Je sens que je suis pas loin de me casser la gueule de ce drôle d’échafaudage qu’est ma vie.

- Au secours ! je dis, au secours, les amis! Aidez-moi !

Tous me regardent légèrement moqueurs, un peu amusés par mon indécision, mon impuissance à décider...

- Que dois-je faire ? je crie.

- Eh bien, ne fais rien, Docpsi ! Attends de voir venir !

- Agis, Docpsi ! Fonce, force le destin !

- Non ! Accepte-le au contraire !

Chacun y va de son petit conseil. J'ai la tête qui va exploser.

- Bon ! Ecoutez ! je dis, je crois qu'il faut que je réfléchisse encore un peu ! Il est encore trop tôt pour prendre une décision !

- Bon ! Très bien, Docspi ! Dans ce cas, nous allons te laisser ! 

- Non ! je dis, restez les amis ! Ne m’abandonnez pas ! Je vous en prie ! Essayez de me comprendre ! Avec tout ce qui m'arrive en ce moment comment voulez-vous que j'y vois clair…

- Attention, Docspi ! Tu es en train d’être contaminé par SA folie ! 

- Je sais pas ! je dis.

Après tout, je me dis qu’ils ont peut-être raison ! Vu mon état, c'est difficile de savoir. Mais il est vrai que j'ai quand même l’impression de m'être fait arnaquer… depuis le début de cette histoire. IL me donne un rôle que LUI-même refuse et que personne n’accepterait. C’est normal que j’essaye de LUI échapper en allant dans des univers un peu délirants. Mais à présent, cette folie m’est insupportable ! J’en ai vraiment plus qu’assez ! Plus qu’assez de jouer au chat et à la souris avec LUI. Plus qu’assez de ce rôle débile ! IL n’a qu’à se débrouiller tout seul avec SES problèmes ! Et qu’IL me laisse tranquille avec SA pauvre histoire ! Je prends mon stylo, bien décidé à LUI dire ce que je pense. Je barre les colonnes et j’écris.

 

- Eh ! Pascal ! Tu te foutrais pas de moi des fois !

- me foutre de toi, Docpsi ? Mais comment peux-tu dire ça !

- Mais parce que t'es en train de foutre un sacré bordel dans ma vie ! je dis, je ne sais plus quoi faire, moi, avec toutes ces choses qui m’arrivent !

- Eh ! C'est tout de même pas le bagne ! Et puis tu nous emmerdes Docspi avec tes remarques! On est tous logé à la même enseigne, figure-toi ! Faut bien que tu te mettes ça dans la tête !

- Oh ! Tu vas pas me faire croire que pour toi c'est la même chose ! Je te croirais pas!

- eh bien !  Tu as tort Docspi ! Si tu crois que c'est facile pour moi !

Je regarde SES grands yeux tristes. C'est vrai qu'IL a pas l'air si heureux.

- J'ai besoin de toi pour vivre Docspi, tu le sais bien ! Et tu as aussi besoin de moi pour continuer tà vie !

- Peut-être… je dis, mais si tu veux que je coopère, faut arrêter de me donner le mauvais rôle !

- Qu'est-ce que tu voudrais avoir comme rôle?

- Eh bien… je sais pas… moi, être un vrai héros qui sait prendre les décisions ! Pas un minable incapable de choisir ! J'en ai plus que marre de jouer les pauvres types !

- Attends, là on te donne le choix, Docpsi ! Qu'est-ce que tu veux de plus ? Qu’on fasse le choix a ta place ! Changer du tout au tout, devenir riche, reconnu, adulé comme un Dieu…

 - Ouais, je dis, ça, ça m'irait bien !

- Tu me déçois Docspi !

- Ca je m'en fous ! C'est toi qui l'as cherché !

- Alors tu tiens vraiment à devenir comme ça?

- Absolument ! je dis.

- Et si je refuse !

- Dans ce cas, je disparais ! Je vais voir ailleurs ! Tu sais des mecs qui écrivent des conneries, c'est pas ce qui manque !

- tu me laisses guere le choix, Docpsi…

- Eh oui ! C'est comme ça mon vieux ! Donnant donnant !

- eh Bien, il ne reste plus qu'à refaire notre contrat alors !

- Et pour mon indépendance ?

- Quoi ton independance ???

- Ben… je vais tout de même pas passer ma vie à régler tes problèmes !

- Ah non Docspi ! Ça c'est impossible !

- Eh ! C'est bien toi qui décide, non ?

- Non, non, docpsi ! moi, Je ne décide de rien du tout ! Pour ton independance, je peux rien faire, mon vieux ! Ça, je ne peux pas le négocier !

- Ca c'est ton problème, mon vieux !  T’as qu’à te débrouiller !

- Docspi, tu fais vraiment chier !

- Chacun son tour, mon vieux ! Si tu crois qu'elles me font pas chier tes histoires !

- Bon qu'est-ce que tu veux exactement ?

- Ce que je veux…?  Je veux que tu m'aides :

  1. à prendre la meilleure décision possible;

  2. à devenir indépendant et autonome;

  3. à me débarrasser le plus vite possible de ton emprise qui me colle à la peau;

  4. à me débarrasser de cette ribambelle de personnages tordus qui embrouillent ma vie;

  5. à partir avec Marion et Drouchka pour vivre mon rêve de saltimbanque

  6. et puis encore d'autres petites broutilles…

- Ok ! D'accord Docpsi ! J'abdique devant ta mesquinerie, mais je ne revois le contrat qu’à une seule condition, que tu me laisses choisir la façon dont ça va arriver !

- Ok ! D’accord ! Ça marche ! je dis.

- Mais Laisse-moi tout de meme te dire, mon cher docpsi, que je suis vraiment decu par ton comportent d'épicier !

- Eh oh, Pascal ! Tu n’as pas à me faire la leçon ! C’est toi qu’est venu me chercher ! Moi, je ne t’ai rien demandé ! J’étais bien tranquille avant de te connaître ! Tu m’as créé pour échapper à ton médiocre destin ! Alors il faut être logique et cohérent jusqu’au bout, mon petit Pascal ! Tu n’as pas à me reprocher de vouloir échapper au pitoyable destin auquel toi-même tu souhaites échapper ! 

- Et en plus tu te permets de me faire des reproches ! C'est quand même un monde !

- Eh oui, mon vieux ! On échappe pas ainsi à la logique de son destin !

- Bon Docpsi maintenant ferme ta gueule avant que je change d'avis !

- Tu ne m'enverrais pas balader tout de même ! Une si longue amitié !

- Docspi ! Ta gueule !

- Eh ! Attention, Pascal ! Pas de menace! Tu sais ce qui te pend au nez si tu fais le malin ! Allez prends l’autre feuille et note ce que j’ai à te dire !

 

*

 

Je prends la seconde feuille et écris sous sa dictée. 

 

______________________________________________________________________________ 

Contrat de confiance mutuelle et d'aide réciproque à durée indéterminée et confidentiel

 

Entre l'auteur et son personnage, il a été convenu ce qui suit. 

Les signataires de ce contrat s'engagent à s'entraider dans leurs objectifs respectifs.

 

Objectifs du premier signataire :

1. prendre la meilleure décision possible ;

2. devenir indépendant et autonome;

3. se débarrasser le plus vite possible de l’emprise de son auteur qui lui colle à la peau;

4. se débarrasser de cette ribambelle de personnages tordus qui embrouillent sa vie;

5. partir avec Marion et Drouchka pour vivre son rêve de saltimbanque

6. devenir riche, reconnu et adulé comme un Dieu

 

Objectifs du second signataire :

1. donner un sens plus profond au récit ;

2. faire avancer l’histoire jusqu’à la fin du livre ;

3. donner davantage de joie, de surprise et de rire au lecteur

4. connaître le succès artistique et littéraire ;

5. devenir un peu moins fou

6. rencontrer le bonheur, l’amour et la sagesse ;

           

Ce contrat a été conclu pour une durée indéterminée sans période d'essai à compter des pages suivantes, sans rémunération autre que l'aide réciproque prévue par la présente, sans congés et sans droit de résiliation unilatérale.

 

Nota Bene : Et qu'on se le dise, en cas d'échec, l'histoire en restera là !

 

Signatures des deux parties :

                 

Pascal Virage                                  Docpsi

 

 

11. Résolution

Je me sens triste ce matin. Je sais que je ne retournerai plus au refuge. J'en ai fait le tour dans ma tête en pleurant comme un gamin. Je leur ai dit au revoir à tous. A chacun j'ai fait une caresse et dit un mot. Et je repense à eux avec tristesse. Mon Dieu, que cette page est lourde à tourner ! Et maintenant je me sens obligé d’écrire ces phrases stupides pour échapper à la culpabilité qui me ronge. C'est peine perdue, il y a trop de remords en moi. Comment effacer cette douleur ? Le temps… peut-être. Alors j'attendrai. J'attendrai que se dissipent tous ces regards qui n'en finissent pas de m'assaillir, ces regards plein d'innocence qui me rappellent encore à eux. Je regarde ma cigarette se consumer lentement dans le cendrier. Je tire une longue bouffée qui m'arrache la gorge. Je tousse. Une toux grasse. J'écrase le mégot dans le cendrier qui déborde. La coupe est pleine. Je pleure en silence. Tout est mort à l'intérieur. Comme si j'étais une étroite cour entourée de quatre grands murs fouettée par les vents. Pourtant tout est pareil autour de moi. Je sais bien que tout est pareil. Ma chambre, la fenêtre, les grands marronniers, ma vie, mon matériel pour les marionnettes, mon cahier, mon bureau. Je regarde tout ça le regard un peu perdu. Comme si je ne les reconnaissais pas. Comme s'ils ne m'appartenaient pas. Comme si un jour ils étaient entrés dans ma vie sans que je m'en aperçoive. Un peu à mon insu.

- Bon Dieu, Docspi ! Tu ne vas tout de même pas te laisser abattre ! Courage, mon vieux ! Allez ! Courage ! Lève-toi !

Mais j'ai même pas la force de me lever. Je le sens bien. J'ai même pas la force de ne rien faire !

- Ch'ai pas moi, fais n'importe quoi mais fait quelque chose Docspi !

- Oh ! Arrête un peu, Fernand ! C'est pas une solution ça ! je dis.

- Ben, ne reste pas tout seul au moins ! Tu vas finir par déprimer !

- Trop tard, mon vieux ! je dis, c'est déjà fait !

- Tu pourrais au moins aller voir Marion ! Allez, Docpsi ! Lève-toi et va la voir !

- Non, Fernand ! je dis. Je peux pas aller la voir dans cet état ! Ça lui ferait de la peine ! Et puis elle comprendrait pas pourquoi je me sens si triste ! Je dois d’abord me ressaisir ! Me ressaisir seul ! Et seul, ça veut dire vraiment seul ! Sans toi, sans les amis, sans personne !

- Tu ne vas pas faire de bêtises au moins ?

- Mais non ! Sois pas bête Fernand ! Allez ! File maintenant ! je dis.

Ce brave Fernand, toujours à s'inquiéter pour moi. Ça doit pourtant bien avoir une signification cette culpabilité ! Mais qu'est-ce que ça veut dire exactement ? Ca, mystère ! C’est comme si je me faisais l’impression d’être un passager clandestin dans ma propre vie. C'est une drôle d'impression. Après tout, je me dis que je pourrais être n'importe qui d'autre, ça ne changerait rien ! J’essaye de m'imaginer différent. Avec une autre tête, d'autres goûts, d'autres rêves, d'autres espoirs, une autre vie. Et ça me fait rien d'imaginer ça ! Ça serait du pareil au même, je crois. Je serais toujours aussi con, aussi fou et aussi malheureux. Comme si au fond, on pouvait pas échapper à son destin ! Comme s’il restait en nous, profondément enfoui, accroché à nos basques sans qu’on puisse rien y changer !

- Oh ! Mon Dieu ! je dis, quelle misère ! Quel misérable destin que le mien ! Oh mon Dieu ! Je vous en prie ! Faites quelque chose ! Dites-moi un mot !

 

*

 

 

 

- Docspi, ca ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ?

Tiens… je dis, cette voix ne m'est pas inconnue.

- Bon Dieu ! je dis, Pascal ! Qu'est-ce que tu viens faire là ?

- Eh bien ! je sais pas, moi ! tu demandes de l’aide, je viens voir ce qui se passe !

- Oh ! Parce que maintenant, quand j’invoque Dieu, c’est toi qui viens ! je dis.

- Mais non, Docpsi ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Je viens simplement voir comment… enfin… comment tu te sens après cette douloureuse décision ? Ça va ? Tu t’en sors ? Ce n’est pas trop dur ?

- Qu’est-ce que ça peut te foutre ? je dis.

- Bon ! Bon ! Eh bien ! Si tu le prends sur ce ton, je vais te laisser, mon vieux !

- Eh bien ! C’est ça ! je dis, casse-toi !

Puis je me ravise.

- Non ! Attends ! Attends ! Juste une seconde, Pascal ! Puisque tu es là, tu pourrais peut-être …

Et je LE vois se pencher sur moi avec tendresse.

- Oui ? Dis-moi ! De quoi as-tu besoin, mon petit  Docspi ?

- Eh bien tu pourrais peut-être m’aider !

- T’aider ?

- Oui, tu pourrais peut-être m’aider ! C’est quand même à cause de toi que je suis dans cette merde, non ! Moi, j’arrive pas à me faire à cette décision ! Je sais plus quoi faire, moi avec cette culpabilité !

- Eh bien, t’étais bien parti là ?

- Quoi, j’étais bien parti ? je dis.

- Ben, avec tes invocations, ça commençait à s’arranger, non ?!!

- Tu parles, je dis, arrête de te moquer !

-  mais, je ne me moque pas, docspi ! Il n'y a aucune honte à invoquer dieu ! Et puis tu as raison, puisque que je suis là, je vais t’aider a continuer sur cette voie ! Je vais appeler Théozène !

- Théozène ?

- Oui, Théozène ! Ça ne te va pas ?

- Bof… je dis, oh ! Et puis après tout ! Pourquoi pas ? Si tu n’as que lui à me proposer…  je vais pas faire le difficile…

- Oh ! Ecoute, mon vieux ! je ne peux pas mieux faire pour l’instant ! Théozène ! Eh oh ! Théozène ! Tu peux venir une seconde, s’il te plait !

 

*

 

J’entends Théozène débouler entre mes oreilles. Pascal lui fait signe de s’approcher. Ils parlent ensemble quelques instants. Mais je suis trop loin pour entendre ce qu’ils racontent. Je parviens tout juste à percevoir quelques bribes.  Dépressif… symptômes… grave… léger… salle de bain… déculpab… tablet… anesthésique… Je comprends pas un traître mot de ce qu’ils disent. Théozène se tourne enfin vers moi.

 

 - Alors Docspi ? Qu’est-ce qui se passe ? Ça ne va pas ?

- Bon Dieu ! je dis, Théozène ! Ne viens pas te mêler de cette histoire, je t’en prie !

- Allez ! Ne t’en fais pas, mon vieux ! Ça va aller maintenant ! Le plus dur est derrière toi !

Je le regarde les yeux au bord des larmes.

- Tu crois ?

- Mais oui ! Allez ! Ne t’en fais pas, Docspi ! Et puis de toute façon, tu ne peux plus rien y faire maintenant ! C’est trop tard ! La décision a été prise ! Tu ne peux plus revenir en arrière, mon vieux ! Tu dois accepter ce que le destin t’a donné à vivre !

- Oh ! Merde ! je dis, t’es sûr qu’on peut rien faire ?

- Non, Docspi ! Maintenant c’est écrit ! On ne peut pas tout effacer pour reprendre l’histoire ! Tu dois l’accepter, Docspi !

- Mais putain ! J’y arriverai pas ! je dis.

- Mais si, Docspi ! Mais si ! Tu y arriveras !

- Oh ! Et toi, mon Dieu, Théozène? je dis, comment sais-tu tout ça ?

- Moi….? Ah ! Sacré Docspi, je vois que t'es toujours aussi spirituel !

- Oh ! Dis Théozène…, en parlant de spiritualité, t'aurais pas un truc pour me sortir de cette merde ! J’en peux plus, moi ! Je ne sais vraiment plus quoi faire avec cette culpabilité !

- Allez ! T’inquiète pas, Docspi ! IL va s’occuper de toi ! IL est là ! Tu peux compter sur LUI ! Mais IL ne pourra rien pour toi si tu ne te lèves pas ! Allez ! Lève-toi, Docpsi et puis pense à ton spectacle maintenant ! Il faut que tu t’y mettes ! Et pour le reste, ne t’inquiète pas, IL s’en charge !

 

*

 

J’arrive enfin à me lever. J’ai un mal de tête de chien et une nausée de cheval. C'est bien ma veine ! je dis. J’arrive à peine à mettre un pied devant l'autre. Je me traîne jusqu'au bureau, me sers un grand bol de café sans savoir ce que je pourrais faire pour passer cette putain de journée. Ecrire ? Me recoucher ? Faire comme si de rien était ? J'ai la nausée. Des hauts le cœur à cracher mon œsophage. Bon sang ! Je brame contre cette nouvelle épreuve. Comme si j'avais pas déjà suffisamment à faire avec mon destin ! Je regarde par la fenêtre et je vois toujours rien à l'horizon… rien qui pourrait me consoler de cette putain de décision qu’IL m’a fait prendre ! Je me traîne péniblement jusqu’à la salle d’eau. J’ouvre le robinet et plonge la tête sous l’eau. En me relevant, je vois un tube de comprimés qui traîne sur l’étagère. Je me demande qui a bien pu le poser là. Je lis la notice : Déculpabo Tablet, anesthésique de la conscience. Puis sans savoir pourquoi, j’ouvre le tube. Je prends un comprimé et je le jette dans le verre qui traîne sur le lavabo. Je remplis le verre. Ca fait des vagues. Il y a des petites bulles qui montent très vite à la surface. Ensuite je regagne ma place derrière les carreaux de la fenêtre. Après la première gorgée, je me sens plus léger. Beaucoup plus léger. Comme si j'étais devenu l'une de ces petites bulles au destin éphémère et pétillant. Je ferme les yeux et je me vois remonter lentement à la surface de la vie. C'est une drôle d'impression. Tout devient lumineux, divinement lumineux. On dirait que les choses s'amusent du monde qui n'en finit plus de pétiller. Tout devient subitement gai, joyeusement frivole. Toute pesanteur a disparu. Envolée la souffrance et si léger, si léger le poids du destin. Plus de fardeau, ce poids si lourd qui pèse sur mes épaules, juste ce drôle d'envol vers la légèreté. Et me voilà flottant au-dessus du monde comme une exquise petite bulle d'air !

- Docpsi ? Docspi ? Vous êtes là ?

           

Je sens que j'ai perdu toute faculté de parler. J'ai beau vouloir, je n’y arrive pas. Je vois Elodie me chercher. Mais j'ai déjà disparu par la fenêtre entrebâillée. Je continue de monter, léger, léger, insouciant et gai, porté par les courants d'air frais de cette matinée d'automne. Je dépasse bientôt les grands marronniers du parc. Et je continue de monter, léger, léger. Le foyer n'est déjà plus qu'un petit point minuscule. La ville ressemble à une maquette, les montagnes à de petites buttes, la mer à une flaque d'eau. Le monde ressemble à un décor. Et je m'élève encore. J'arrive bientôt aux premiers nuages que je traverse avec délice. Je me laisse envelopper. Je sens sur ma peau cette matière douce et cotonneuse qui me caresse. C'est divinement délicieux.

 

*

 

Quand j’ouvre les yeux, je me sens flotter. Ma culpabilité et mes nausées ont disparu. Comme envolées. Je quitte mon bureau pour rendre visite à Léger. Il me fait signe d’entrer. Je m'assois en silence dans un coin de la pièce. C’est une sorte de chambre-atelier avec du désordre un peu partout. Sur l’étagère, il y a une boîte avec des tubes de peinture, quelques brosses et de l'essence de térébenthine. Je regarde Léger et la petite toile posée devant lui. J'aime beaucoup sa peinture. Léger peint avec le rouge de son cœur, ses bleus à l’âme et le gris de sa vie. Pourtant personne ne connaît son talent. Et personne ne connaîtra jamais l’alchimie mystérieuse de ce mélange de couleurs. Léger est un peintre obscur qui peint ses toiles avec la palette fade de son destin.  

- Léger, je dis, je peux te poser une question ?

Il me regarde sans rien dire. Il a pas l’air de m’entendre. Je déglutis.

- Dis, Léger, ça te dirait de faire l’affiche de mon spectacle ? Tu sais pour mon projet de marionnettes avec Marion !

Léger me regarde une nouvelle fois sans rien dire. Il a toujours pas l’air de m’entendre.

- Tu sais bien que je ne travaille jamais à la commande, Docpsi ! J’ai horreur qu’on me dise les trucs que j’ai à faire !

- Mais je t'impose rien là, je dis, je te propose !

- Faut voir ! qu’il dit, mais ça m'étonnerait que je m'y colle, mon vieux !

Je lui réponds rien. Je me dis qu'on est tous les deux enfermés dans des univers qui pourront jamais se rencontrer. A cause de nos destins. Lui, avec sa peinture et ses brosses, ses bleus à l’âme et le gris de sa vie, et puis, moi, avec mes marionnettes, mon écriture et puis tout le noir qui m’entoure.

- T'en as pas marre, toi, de peindre pour toi tout seul? je dis.

Il pose sa palette et me toise d'un œil réprobateur.

- Je peins pour ceux qui veulent bien regarder, mon vieux ! Toi, les autres, enfin pour ceux que ça intéresse !

- Ça reste un peu restreint tout de même ! je dis.

- Peut-être, mais moi, ça me suffit !

- Et si on mettait nos talents en commun, Léger, on pourrait peut-être réaliser une œuvre pour beaucoup plus de monde, non ! Qu’est-ce que t’en penses, Léger ?

- M'intéresse pas ton truc ! Tu cherches la gloire ou quoi , Docpsi !

Je rougis un peu.

- Non… je dis, mais, peut-être qu'on pourrait essayer de se faire connaître et reconnaître davantage ! 

- Ecoute, vieux ! Moi, je me connais, je me reconnais et ça me va comme ça ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire de reconnaissance ! On est pas bien là dans notre coin à faire les trucs qu'on aime ! Il te faut en plus les flonflons et les projecteurs pour te sentir exister !

- Mais on est des obscurs, Léger ! Et moi, j'en ai marre parfois moi de vivre dans l'obscurité !

- Oh ! Monsieur en a marre de se cogner contre les murs de son petit univers obscur ! Monsieur cherche la lumière ! Eh bien putain ! Excuse-moi de te le dire comme ça vient Docpsi, mais moi je préfère mille fois – que dis-je – quinze mille milliards de fois, la lumière vraie de mon petit soleil qui éclaire médiocrement ma petite vie obscure à la lumière clinquante et aveuglante des néons artificiels qui illuminent les succès stériles !

Je regarde la petite toile posée sur son chevalet. Léger y a dessiné une sorte de pantin habillé d’un costume de prisonnier qui fait tourner autour de son doigt une boule accrochée à son pied. Et il avance comme ça devant une sorte de palissade grisâtre dans le bleu nuit qui l'entoure.

- Oui ! Peut-être bien que tu as raison, Léger ! je dis.

Mais Léger a déjà repris sa palette et sa brosse. Il trace les contours de son personnage à grands traits noirs. Avant de partir, je dépose les épreuves de mon spectacle sur l’étagère derrière lui. 

- A plus tard Léger ! je dis.

Il me répond pas. Je regagne ma place devant le bureau la tête basse et l'âme un peu triste.

 

*

 

Je sais bien que ça ne sert à rien de vouloir convaincre les gens. Même si on a raison, ils s'en foutent comme de l'an 40. Il faut vivre pour soi et se laisser aller à vivre les choses qu'on a dans la tête et sur le cœur. Du moment que ça ne gêne personne. C'est le début de la sagesse comme dirait Théozène. J'écrase ma cigarette et sors le plâtre et la pâte à modeler pour fabriquer Mario. Oui ! C’est décidé ! Il s’appellera Mario. Ça sera ma marionnette ! C’est elle qui tiendra mon rôle dans le spectacle. J'ouvre la boîte, déballe tout le matériel et le pose sur la table. Tous mes instruments sont là, bien alignés sur la petite planche; le couteau, la spatule, les cure-dents, les cotons tiges. Y a plus qu'à poser mes mains sur la pâte pour lui donner vie. Je respire un grand coup.

- Allez ! Hop ! C'est parti ! je dis.

Mes mains saisissent la pâte, la pétrissent pour la rendre élastique. J'aime ce contact de mes doigts sur la matière qui se transforme.

- Hum ! Que c'est agréable ! je dis.

J'ajoute, je retire, j'allonge, mes doigts malaxent et polissent. Je suis comme une mère attentionnée pendant la grossesse. J'ai hâte d'accoucher mais je fais attention à ce que ça n'arrive pas trop vite; un accident est si vite arrivé. Et c'est con un accident ! C'est la faute de personne et ça fait de la peine à tout le monde pendant très longtemps. Vous trouvez peut-être que j'exagère en comparant ça à une naissance ! Ben… peut-être, mais on se refait pas ! Pour moi, c'est pas moins important qu'une naissance, une vraie qui donne la vie à un petit être de chair, de sang et de souffrance. Mon petit être à moi, il ne va être que de plâtre et de papier mais on va vivre ensemble très longtemps. Et il va lui arriver tout un tas de choses, des trucs terribles et puis des petits bonheurs aussi. Alors il faut qu'il soit fort et qu'il accueille ça avec une grande sagesse. Il faut pas qu'il s'emballe pour rien, il faut pas qu'il souffre de trop, parce que c'est inutile de souffrir. Et pour qu'il soit comme ça, il faut que je m'applique. Il faut que je le fasse avec beaucoup d'amour en lui donnant tout ce que j'ai dans les tripes. Le peu qu'y a, faut que ça soit pour lui. Voilà ce que je pense moi !

 

*

 

- Docpsi ! Eh oh ! Docpsi !

Je tourne la tête.

- Docpsi, j'ai envie de toi !

- Suzie ! je dis, mais qu'est-ce que tu fabriques !

Mais elle me répond pas, elle est déjà en train de me farfouiller dans le cou avec quelque chose de mouillé et de très doux. Ça doit être sa langue. Suzie, elle fait toujours ça avant de faire l'amour. Elle me fait ça sur tout le corps.

- Suzie, arrête s'il te plaît, je dis, tu vois bien que je suis en train de travailler !

Mais elle s'en fout. Elle veut pas m'entendre. Elle est comme ça Suzie.  Quand elle a une idée derrière la tête ! Ahhh… Je l'entends faire un drôle de bruit avec sa bouche qui me picore la peau. Elle retire son pull et son T-shirt. Elle enlève son pantalon et se met à quatre pattes en jouant avec toutes les parties de mon corps qui commence à trouver ça drôlement agréable.

- Suzie, tu exagères là tout de même !

Je regarde la petite boule de pâte à modeler qui ressemble encore à rien. Faire ça devant lui… quand même ! Ca viendrait à l'esprit de personne de faire ça pendant un accouchement ! Pourtant Suzie elle, elle s'en fout ! Ça veut rien dire pour elle cette petite chose que j'ai dans la tête et que j’essaye de fabriquer avec mes doigts. Elle me déshabille lentement, enlève sa petite culotte et s'assoit sur moi comme si de rien n’était. Je dois avoir l'air un peu bête comme ça, tout nu sur mon siège pendant qu'elle s'échine à onduler la croupe sur ma petite colonne de chair. J'arrive pas à me concentrer. Je pense à Marion. Je peux pas m'empêcher de penser à Marion. A ses grosses fesses sous sa jupe Et puis à ses grands yeux tristes aussi. Des yeux comme ça, ça peut pas tromper sur les choses qu'elle a envie qu'on fasse ensemble. Quand je pense qu'elle doit faire l'amour avec Fred en pensant à moi. Que moi, je fais l'amour à Suzie en pensant à elle. Je trouve ça complètement fou ! C'est tout de même un truc bizarre l'amour ! On est avec des gens et puis en étant avec eux, on est quand même avec d'autres qui sont pas là. On se court tous après sans savoir après qui on court. C'est pour ça qu'il vaut mieux rester seul. Comme ça on ne trompe personne. On se court tout seul après. Même si c'est dur parce que souvent on se mord la queue.

- Et alors Docpsi ! Tu rêves ou quoi !

- Non, non ! je dis, continue Suzie, c'est bien comme ça !

Et puis je pense aussi à Marco. A ce con de Marco qui a su consoler Suzie quand ça n'allait pas très fort entre elle et moi. Je me dis qu'elle doit y penser encore et qu'elle y pense en ce moment même. Et que ça l'excite d'y penser ! Oh ! C'est terrible de penser à tout ça !  On fait trop l'amour avec sa tête ! Et c'est un vrai problème de faire l'amour avec sa tête !

- T'as pas envie ou quoi, Docpsi !

- Si, si ! je dis, j'ai un peu la tête ailleurs, c'est tout !

- Allez ! Relâche-toi et laisse-toi faire, Docpsi !

Et elle reprend sa chevauchée.

 

*

 

- Mais, bon sang ! Qu'est ce qui t'arrive, Docpsi ?

- Mais rien Suzie !

- Mais qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu sois comme ça ?

- …

- Y doit bien y avoir quelque chose !

Je regarde le plâtre dans la barquette de salade qui traîne devant moi. Je m'aperçois que j’ai mis trop de plâtre et qu’il va durcir avant même que je puisse l’utiliser. A l’intérieur, je vois aussi que j’ai laissé quelques bouts de carottes râpées orange mélangés à de petites lamelles blanches. Ça doit être du céleri, je me dis. Oui, c'est ça, y a de grandes chances pour que ça soit du céleri…

- Eh ! Oh ! Docpsi ! A quoi tu penses ? Si tu veux que j’arrête, tu n’as qu’à le dire !

Mon regard s'attarde sur l'étiquette. Je lis. Salade Coleslaw. Poids net 300g. A consommer jusqu'à voir la date sur le côté de la barquette. A conserver de 0 à 4°C. Ingrédients : chou émincé…

- Et merde ! je dis, loupé !

- Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a Docpsi ?

C'est bien ma veine, moi qui croyais que c'était du céleri. Je continue.

… carottes râpées, huile végétale, céleri branche…

- Ah ! Je savais bien aussi que je m'étais pas trompé! je dis.

- Docpsi ! Mais qu'est-ce que tu racontes !

Je poursuis.

… oignon, vinaigre, protéine de lait, poudre de jaune d'œuf, alignate de sodium…

J'arrête. Je comprends de moins en moins ce qu'ils ont mis dedans.

… fabriqué par M SA 38 rue du docteur Pascal Long…

Docteur Pascal Long… Docteur Pascal Long… Je me demande s'il faut prononcer à la chinoise en insistant sur le G. Docteur Pascal Long. Docteur Pascal Long… Soudain je vois un petit bonhomme aux yeux bridés avec une grande barbe.

- T'apprends la notice par cœur ou quoi, Docpsi !

- Hum… je dis.

Docteur Pascal Long. Je peux pas m'empêcher de penser à lui. Docteur Pascal Long. Je vois un vieux sage chinois au teint jaune et au sourire mielleux.

- Quel est vôt' prôblêm, môssieur Dôcpsi ?

- Prôblêm de couple, dôcteur Long !

Et voilà que je me mets à prendre l'accent asiatique. Je sais pas pourquoi. Mais je peux pas m'en empêcher.

- Vô âvez essayê âphrôsisiâque, Môssieur Dôcpsi ?

- Le prôblêm n'est pas lâ, Monsieur Long !

- Âlors Vô râcontez prôblêm à môi !

- Eh bien voilà, le problème est très simple, Docteur! Depuis que j'ai ce projet de spectacle avec Marion, ça ne va plus du tout entre Suzie et moi. Comme si on n’était plus fait l’un pour l’autre. Comme si un fossé nous séparait à présent. D'ailleurs je me demande bien pourquoi on est encore ensemble aujourd’hui ! Tenez ! Ecoutez-vous-même, docteur ! La suite de la scène est pitoyable !

- D’accôr, Dôcpsi ! Mô écôuter ! Et vô verrez après avôir écôter scène, vô, plus de prôblêm, Dôcspi !

- Que voulez-vous dire, docteur ?

- Je veûx dire, Dôcpsi, Après écôuter scène de ménâge, vô, plus de prôblêm, Dôcpsi ! Vô être libres âprès ! Mais nô d’abôr écôuter dernière scène!

- Oui, docteur ! Allons-y ! Ecoutons !

 

*

 

 

 

- Suzie ?

- Hummmmm…

- Je peux te dire quelque chose !

- Hummm…

- Suzie, je te parle quand même !

- Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a, Docspi ?

- Suzie, t'aimes bien comme on est en ce moment ?

- Ben ouais, pourquoi tu me demandes ça, Docpsi ?

- Parce que moi j'aime pas du tout ! je dis.

Suzie arrête soudain sa chevauchée et me regarde avec un air de reproche. Et moi, je regarde le petit Mario qu’est pas encore fait et qui m’attend.

- Docpsi, il faut toujours que tu viennes tout gâcher! On n’était pas bien là peut-être ?

- Non ! je dis, moi je ne suis pas bien ! Et j’ai des trucs à faire !

Elle soupire.

- Qu’y a-t-il encore, Docspi ?

- Tu vois, Suzie ! On peut jamais rien te dire ! Il faut tout de suite que tu t'énerves ! je dis.

- Mais je m'énerve pas, Docspi ! Je trouve seulement que ce n’est pas le moment !

-  Pas le moment ? je dis, mais t’es vraiment agaçante à la fin ! C’est toi qui viens me déranger ! Et c’est toi qui trouves que c’est pas le moment ! 

- Bon, allez ! Vas-y, je t'écoute, Docpsi ! Qu’as-tu à me dire ?

Je ferme les yeux.

- Eh bien ! Voilà ! Imagine que je vive seul, Suzie ! Sans toi, sans personne. Seul, seul, seul. Sans tendresse, sans amour, sans partage, sans échange. Sans rien. Tout seul quoi !

- Tu pourrais pas Docpsi, tu serais vraiment trop malheureux !

- Faut voir ! je dis, imagine seulement !

- D'accord, imaginons !

- Eh bien voilà ! je dis. C'est comme ça que je me sens en ce moment !

- T'exagères quand même, Docpsi !

- Pas tellement ! je dis. On est devenu trop différent, Suzie ! Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on est comme deux étrangers sur le même quai qu'attendraient pas le même train !

- Mais qu'est ce qui te fait dire ça, Docspi ?

- Tout ! je dis. On parle plus ou alors juste pour se dire des trucs qu'ont pas d'importance ! On se touche plus sauf de temps en temps pour se dire qu'il reste quand même ça entre nous ! On dirait qu'on est ensemble par habitude et puis pour ne pas rester tout seul aussi ! On est devenus comme tous ces vieux couples qui savent même plus pourquoi ils restent ensemble, voilà la vérité, Suzie !

Suzie me regarde en pleurant. Elle se lève et se rhabille.

- Tu as raison, Docpsi ! Il vaut mieux que je m’en aille et que je te laisse à tes rêves ! Adieu, Docspi !

Elle me jette un dernier regard et sort en silence.

 

*

 

Je me penche sur Mario en sanglotant. Il faut en finir ! je dis. Il faut en finir avec cette histoire qui va nous rendre tous dingues ! Ce destin nous fait vraiment trop souffrir ! S’IL savait comme je LUI en veux ! Oh ! Mon Dieu, s’IL savait ! Pourquoi m’a-t-IL donné ce mauvais rôle ? Pourquoi m’a-t-IL fait devenir si égoïste et si méchant ? Je regarde Mario. Lui seul à présent pourrait me sortir de cette histoire. J’achève son visage. Le plâtre est presque sec. Ses yeux ont déjà l’air de me sourire. Je le regarde en silence, le pose sur la table et le laisse sécher. Et je m’écroule sur mon bureau, la tête lourde de honte et de fatigue. 

 

 

12. Destin...?

Quand j’ouvre les yeux, je lève la tête de mon cahier. J’ai passé la nuit entière la tête posée sur la dernière page. Je touche mon visage et sens les stries de la spirale qui sépare les deux pages de cette scène odieuse avec Suzie, comme si chaque phrase inscrite sur la feuille s’était inscrite dans mes chairs, comme si chacune d’elles avait voulu me marquer à tout jamais du sceau du remords et de la culpabilité. Je saisis mon stylo d’un geste las, tourne la page et commence à écrire.

 

- Alors ça y est, Pascal ? C'est fini ?

- Quoi, qu’est-ce qui est fini, docspi ?

- Ben mon histoire, je dis.

- Quoi ton histoire ?

- Ben mon histoire avec Suzie… elle est finie ?

- ben, c’est pas ce que tu voulais ?

 - Ben non, je dis…. Moi, je voulais pas faire de peine à Suzie… Je voulais juste partir avec Marion !  Là… j’ai  l’impression de …

- Quoi ? t’as l’impression d'avoir trahi Suzie, c’est ça ?

- Non ! Pire que ça ! je dis.

- eh bien ! Faut savoir ce que tu veux, mon vieux ! On peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ! Et puis on ne peut pas non plus ménager la chevre et le chou ! Et puis il faut que tu t'y fasses, c'est quand même pas un drame cette rupture !

- Ouais, peut-être, je dis, mais ça veut dire qu'on est tout seul au fond !

- Ben oui… d'habitude t'arrête pas de le répéter, et puis là quand ça t'arrive…

- Quoi quand ça m'arrive ! je dis.

- Ben, t'as du mal à l’encaisser ! Parce que c'est facile de faire la leçon aux autres, mais quand il s’agit de l’appliquer a sa vie, là, c’est une autre histoire ! 

- J'essaye mais j'y arrive pas ! je dis. C'est quand même pas ma faute !

- Ben si, tu n'as qu'à t'en prendre qu'à toi !

- Si tu crois que c'est facile ! je dis.

- J'ai pas dit que c'était facile, docspi ! j'ai dit que c'était comme ça et qu'il fallait s'y faire! C'est bien toi qui a choisi, non ?

- Je n’ai rien choisi, moi, Pascal ! je dis, c’est toi qui ne m’a pas laissé le choix !

- c’est la meilleur celle-là ! relis le contrat, Docspi ! Et tu verras que je n’y suis pour rien !

- Si, je dis, tu aurais pu faire en sorte que les choses se passent un peu moins brutalement !

- oh ! qu’est-ce que tu m’enerves, docpsi, a t’apitoyer sur ton sort ! T’es jamais content ! Moi qui comptais t’encourager…

- M’encourager ? je dis.

- Oui, j’avais une bonne nouvelle à t’annoncer !

- Une bonne nouvelle ? 

- Oui, mon vieux ! Je me suis arrange pour te trouver une salle ! Ta premiere salle pour demarer la tournee de ton spectacle ! j’espere que ton histoire est prête, mon vieux !

- Pfff ! Tu parles ! je dis, si tu crois que j’ai le cœur à penser à mon histoire après tout ça !

 - Mais bon sang ! qu’est-ce qui t’arrive, Docspi ! ne me dis pas que tu n’es plus d’accord maintenant !

- Pfff, je dis, j’en sais rien, et puis de toute façon, l’histoire n’est pas finie !

- Quoi pas finie ? Eh ! attention ! pas de blague, Docspi ! t’as interet a la finir avant ce soir ! le spectacle est prevu à18h, dans la salle polyvalente du foyer ! Et tu sais très bien que ce spectacle est capital pour ton avenir et pour la fin de notre histoire ! T’as vraiment interet a t’y mettre, mon vieux !

- Pour ce soir ? je dis, mais je serai jamais prêt ! Et puis t’as rien trouvé d’autre comme salle ! Je vais avoir l’air de quoi, moi, devant les autres ?

 - Tu auras l’air de ce que tu es, mon vieux ! Et puis Il faut bien débuter quelque part, non ! Je te signale aussi qu’avant tu devras aller chercher marion a la sortie de son boulot ! Elle devrait sortir vers 17h. 

- Ah bon…, je dis.

- Oui, mon vieux ! 17 h à la prefecture ! Et d’ici là, tu ferais bien de finir ton histoire ! et puis tu ferais bien aussi d’aller te reposer un peu après ! T’as l’air completement creve, mon vieux ! 

- Ah bon…, je dis.

- Oui, mon vieux ! 

- Ouais, je dis, je verrai.

- non ! non ! c’est tout vu, docspi ! tu vas faire exactement ce que je t’ai dit ! Et que tu le veuilles ou non, tu le feras,  mon ami ! 

- Ouais, je dis, je verrai !

-  Oh ! arrete un peu avec tes « ouais, je verrai » ! Je te préviens, docpsi, un seul faux pas, et je ne repondrai plus de rien !

- Ouais, je verrais, je dis.

J'essaye de pas pleurer. Mais j’y arrive pas. Quand je pense à tout le mal que j’ai fait pour essayer d’être libre. A quoi ça sert de vouloir échapper à son destin ? Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? J’en sais rien. Et je sais même pas si on y arrive vraiment. Vu mon état et ma situation, je me dis qu’il y a de grandes chances que non. Franchement, je n’en sais rien. Et pourtant je peux pas m'empêcher d'y penser. Ça m'obsède vraiment cette histoire ! Je me demande ce qui s'est passé au juste. C’est comme si ce n’était pas moi qui avait décidé ! J'arrive pas à comprendre ce qui m’a fait tout lâché comme ça, les chiens, le refuge, ce job de responsable qui m’était promis, Suzie et puis maintenant tout ce bordel qui m’arrive sur le coin de la gueule !

- Merde ! je dis.

J'aurais tant besoin de comprendre pour faire ce que j’ai à faire. Tant besoin de comprendre pour continuer à vivre. Tant besoin de comprendre pour oublier cette putain de culpabilité et pour construire enfin ce nouveau destin qui m’attend. Je me sens épuisé. Je ferme la porte et je m'allonge sur mon lit.

 

*

 

Quand je me réveille, le clocher sonne quatre coups. Je me lève et je vais à la fenêtre. J’aperçois le soleil qui commence à décliner. Dans une heure peut-être, il aura disparu. J’ai une heure devant moi. Je me prépare tranquillement. Je m'habille avec calme. Je regarde mon cahier et cette histoire inachevée qui attend sa fin. Mon costume de scène et mon matériel sont prêts, rangés dans mon sac. Lorsque la demi sonne, je sors de la chambre et démarre mon scooter. Je roule jusqu’à la préfecture. J'arrive un peu en avance. La petite horloge du tableau de bord indique 16h55. Je vois un groupe d'employés sortir du bâtiment. Ils passent la grille et s'éparpillent dans la rue. Je fixe le portail un peu anxieux. Et si je la loupais ! Non, je me dis, c’est impossible, tout est déjà prévu. 17 heures. Une horde d'employés se jette sur la sortie. Comme s'ils voulaient rattraper le temps perdu ! Qu’ils sont idiots ! Comment peut-on rattraper tant d'heures passées à remplir des formulaires ! Je mets à repenser à mon père puis de nouveau je regarde l’heure. Il est 17h15. Je me dis que j’ai dû la louper. Je décide de l’attendre encore 5 minutes… puis je retournerai au foyer. Tant pis pour mon avenir et tant pis pour la fin de l’histoire. 17h20. Je remets mon casque. Je tourne la clé. Le moteur se met à tourner. Je m'apprête à démarrer lorsque j'aperçois Marion qui sort de la préfecture. 

 

Je la regarde sans pouvoir l’appeler comme si j’avais honte d’être là à l’attendre. J'essaye de me faire tout petit sur mon scooter. Je la vois descendre l'escalier avec lenteur, puis saluer le vigile qui surveille les entrées qui ne prend même pas la peine de lever les yeux de son magazine lorsqu’elle passe devant lui. Elle ne s'en offusque pas et passe le portail avec le plus joli sourire du monde. Mais il y a aussi quelque chose de terriblement triste dans ce sourire. Quelque chose de triste et de résigné. Je la suis du regard. Et je me rends compte à quel point sa vie a l’air triste. Je comprends mieux à présent pourquoi elle aussi veut échapper à son destin. Je la vois rejoindre le petit groupe qui attend à l'arrêt de bus. Personne ne la regarde. Personne ne lui parle. Peut-être n'appartiennent-ils pas au même service ? J'entends quelques bribes de ce qu'ils racontent et le rire gras qui ponctue leurs phrases. Le sourire de Marion a disparu. A la place, il y a une moue figée qui donne à son visage un air boudeur et un peu mélancolique. Peut-être est-ce son vrai visage ? Je n'en sais rien. Lorsque le bus arrive, elle laisse passer le petit groupe qui s'installe bruyamment, en habitués du trajet, sans interrompre leur conversation. Elle monte la dernière et reste debout à l'avant près du chauffeur. Je la hèle à l’instant où le bus va redémarrer. Lorsqu’elle m’aperçoit, sa moue se mue en sourire charmeur. Elle descend et vient à ma rencontre. Le bus redémarre et s’éloigne dans la cohue des voitures.   

 

*

 

Marion monte derrière moi. Et je démarre aussitôt. Je fonce à travers la ville jusqu’au foyer. En arrivant, je me gare dans le parc et laisse le scooter au pied du grand marronnier près du portail. J’ai le trac. Nous sommes en avance. Marion me regarde. Elle a l’air fatiguée.

- Et si on allait prendre un café avant ? je dis.

Nous traversons la rue. Nous poussons la porte du bar-tabac situé au rez-de-chaussée du vieil immeuble jaune que j’aperçois de la fenêtre de ma chambre. Ca empeste le tabac froid et la piquette bon marché. C'est un endroit calme et un peu crasseux. Il y a quelques habitués au comptoir, perdus dans leur verre. Un vieux juke-box diffuse une chanson à la mode que personne n'écoute. Un bar comme tant d'autres où le monde vient noyer sa solitude en oubliant son malheur et sa misère. On  s'assoit près de la porte. On a une vue imprenable sur l’entrée du foyer. Le taulier nous apporte un café. Lorsque le clocher sonne 6 coups, je pose un billet sur la table et on se précipite vers la sortie.

 

*

 

Nous montons l'escalier qui mène à la grande salle polyvalente.

- Ca va, Marion ?

- Oui, ça va ! qu’elle dit.

J'ai le souffle court. J’ai du mal à respirer. J’ai le trac. Et nous continuons de monter, un peu surpris par le drôle de vacarme du dernier étage. Léger et Plumi sont sur le palier en grande discussion. Nous nous arrêtons pour les saluer.

- Dis Docpsi, il paraît qu'il y a un spectacle ce soir! T'es au courant ? Un spectacle donné par un certain Padoc Psirage et son assistante ! En tout cas, c’est ce qu’annonce l’affiche !

Je regarde l’affiche punaisée sur le mur. Je regarde Léger et le remercie d’un clin d’œil. Puis je regarde Marion avec un grand sourire.

- Oui, je dis, il  paraît que ce sont deux artistes inconnus mais très talentueux ! Je crois qu’ils ont invité tout le monde. Vous venez ?   

Plumi me décoche un drôle de regard. Comme si je venais de dire un gros mot. Il hésite. Puis finalement on rejoint les autres devant la porte de la salle polyvalente. Tous les pensionnaires sont là; Lucie et Fernand, Nestor, Lucien, Suzie et tous les autres, Elodie et le reste du personnel, même le docteur Flap et sa grande blondasse sont là. On attend un bon quart d'heure. Puis Marion ouvre la porte. Elle nous invite à nous asseoir. Quand tout le monde est entré, elle referme la porte. Il y a des chaises autour de la scène qui forment un arc de cercle.

- Ce gars-là a besoin d'être entouré ! dit Plumi.

- Oui, c'est un artiste ! je dis.

Marion éteint la lumière. La salle fait silence. On ne voit plus rien. On entend juste quelques raclements de gorge. Plumi se penche vers moi et me dit :

- La création débute dans l'obscurité !

- Tu crois que c'est ce qu'il veut nous dire, je dis.

- Oui, les artistes comme lui ont le symbole facile !

- Peut-être, je dis, n'empêche que pour l'instant, c'est bien !

Soudain un spot éclaire la salle. C’est une lumière douce et jaune, un peu pâle. Mais Padoc Psirage n'apparaît toujours pas. Marion monte sur la scène.

- Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir ! Je vous remercie de vous être déplacés si nombreux pour assister au spectacle de Padoc Psirage ! C'est un grand honneur et un grand privilège pour lui de vous présenter ce soir en souvenir de ses longues et folles années d'errance artistique, ce spectacle inédit!

Je regarde Plumi. Il a l'air furieux. Il se lève et apostrophe Marion.

- Arrête, Marion ! Tu nous les brises, qu’il dit, arrête de nous fendre le cœur avec tes histoires de poète maudit et d’artiste incompris…

- … et compagnie… pouet ! Pouet ! je dis.

La lumière s'éteint brusquement et plonge la salle dans l'obscurité. Je me lève pour rejoindre la scène. La lumière réapparaît aussitôt. J'entends Plumi penser tout haut.

- Après l'ombre la lumière ! Destin de l'artiste !

             

*

 

Je m'empresse de saisir Mario. J'enfile son corps sur mon bras, glisse mes doigts dans sa tête et dans ses mains.

- Bonsoir mes amis, bonsoir Padoc, je suis heureux d'être là parmi vous ce soir !

- Bonsoir, je dis.

- Dis-moi Padoc, tu ne nous as certainement pas tous réunis ici ce soir par hasard, n'est-ce pas ?

Je regarde le petit pantin qui s'agite devant moi.

- Tu nous as fait venir pour nous raconter ton histoire, n’est-ce pas ?

Il y a bien longtemps que je n'ai pas raconté d'histoires. Ça remonte à l'époque où les choses n'avaient pas encore de nom et où la terre s'appelait Barre-au-Monde. Je regarde Mario.

- Je vais te raconter l'histoire de Fridõm, je dis.

J'entends un murmure parcourir la salle. Le petit pantin me regarde les yeux écarquillés. Je prends ma voix la plus douce et la plus profonde et commence à raconter.

 

"Contrairement à toutes ses sœurs, Barre-au-Monde n'était pas une planète comme les autres. C'était une planète toute carrée sur laquelle vivait une toute petite bestiole. Un drôle d'animal à vrai dire; plutôt petit, sans poil sauf sur la tête et sur le bas-ventre où avait poussé une énorme touffe. Un petit animal frêle qui avait une drôle de façon de se déplacer en marchant sur ses pattes arrière. Ce drôle d'animal n'avait pas encore de nom puisqu'il n'avait pas encore inventé le langage. Et pour communiquer entre-elles, ces petites bestioles se frappaient la poitrine avec leurs pattes de devant en poussant une sorte de cri rauque qui faisait comme un bruit de tambour un peu sourd : Dôôômm ! Dôôômm ! Dôôômm !"

 

Je m'arrête un instant. La salle est silencieuse et Mario a fermé les yeux. Mais je continue mon histoire. Pour moi, à voix basse.

 

"Sur cette drôle de planète carrée, les petits Dôôômm – appelons-les ainsi – étaient très tôt contraints d'obéir aux grands Dôôômm qui avaient érigé un système impitoyable qui régissait la vie des Dôôômm de leur naissance à leur mort. Et si les petits Dôôômm n'obéissaient pas, la punition qu'on leur réservait était terrible. On les enfermait dans une grande marmite pour les faire cuire à petit feu jusqu'à ce que le contenu de leur tête s'évapore dans les airs. Les grands Dôôômm avaient la charge de surveiller la cuisson. Et ainsi lorsqu'ils estimaient que les petits Dôôômm avaient suffisamment  mijoté, ils émettaient une sorte de cri bizarre qui sortait du fond de la gorge : Frrrrriii, Frrrrriii, Frrrrriii. Lorsque la punition était enfin levée, les petits Dôôômm ressortaient de la marmite, la tête toute vide, prêts à se soumettre au terrible système des grands Dôôômm. Un jour pourtant, un petit Dôôômm un peu plus récalcitrant que les autres resta si longtemps sous le couvercle de la grande marmite que sa tête s’envola en fumée. Alors les autres petits Dôôômm furent si consternés qu'ils eurent l'idée d'ériger, en mémoire de la tête disparue, une grande stèle de pierre qui montait très haut dans le ciel. Et bientôt, lorsque les Dôôômm inventèrent le langage, chacun put lire sur la petite plaque accolée au monument funéraire : En souvenir de Frrrrriiidôôômm. Et le temps passa. Des années et des années plus tard, les Dôôômm conservèrent à l'esprit la malheureuse histoire du petit Dôôômm qui avait frit. Mais le temps dont il faut toujours se méfier car il a la fâcheuse manie de simplifier le passé, avait effacé de nombreuses lettres sur la petite plaque de bois. Et c'est ainsi que Frrrrriiidôôômm devint au fil des années Fridõm. »

 

Je regarde Mario. Il s'est endormi. Ses petites mains s'agitent. Il rêve. Je le regarde tout attendri. J'aimerais tant faire le voyage avec lui jusqu’à Barre-au-monde. Remonter le temps pour revivre l'histoire terrifiante de cette planète pas comme les autres. Aller ensemble jusqu’à Barre-au-Monde et regarder sa chute. Pour lui montrer que rien n'a changé et que rien ne changera jamais. Que Fridõm sera toujours là quelque part en nous et que Barre-au-Monde sera toujours aussi terrible jusqu'à la fin. Je prends le petit pantin délicatement et le pose sur mon cœur. A cet endroit qui bat, à cet endroit qui fait mal. Et dans un mouvement régulier, dans un léger balancement, je le berce contre ma poitrine. Et nous partons ensemble, nous enfonçant lentement dans l'histoire de Barre-au-Monde. 

 

*

 

Nous avançons ainsi serrés l'un contre l'autre à travers la salle qui se métamorphose soudain en salle d'audience. Devant nous se dresse une immense cage. C'est le box des accusés de Barre-au-Monde qui contient toute l'humanité. Cette pitoyable humanité misérable et inconsciente.

- Regarde Mario ! je dis, regarde ! Nous sommes en train d'assister à la chute de Barre-au-Monde !

Le petit pantin se réveille. Je lui fais signe de s'asseoir et de regarder la multitude de juges assis en rond autour de l'estrade. Je m'aperçois que chacun d'eux représente une espèce qui vit sur la terre. Soudain je me sens bien seul. Comme si j’étais l’unique spectateur de ce spectacle. Une voix nous intime l'ordre de nous taire. C'est l'un des juges à tête de fourmi assis au fond. Il nous explique que la présidente du tribunal ne va plus tarder. Le représentant des équidés, assis à ses côtés, se sent obligé de nous rappeler qu'elle a été choisie pour son extraordinaire connaissance du genre humain. Je regarde Mario. Je crois qu'il est ravi d'assister à ce procès. Le plus grand procès de tous les temps, une sorte de huis-clos planétaire que j'avais déjà tant de fois imaginé. Dehors, on entend la foule scander quelques slogans hostiles. Comme je les comprends. Le ciel, les nuages et le soleil sont de la partie. Avant d'entrer dans le tribunal, j'ai vu l'arc-en-ciel qu'ils nous ont offert. Chacun y aura reconnu leur message; appel à la clémence. Nous attendons avec impatience l'ouverture du procès.

 

*

 

- Mesdames et messieurs, citoyennes et citoyens du monde, la présidente !

Je vois une espèce de corniaud déplumé passer la petite porte derrière l'estrade. C'est une chienne noire avec des tâches marrons, vêtue de son plus simple appareil.

- Merde ! Drouchka… je dis.

Sans chichi ni flonflon, elle s'assoit sur l'estrade qui lui est réservée. Devant elle, ni dossier, ni papier. Rien. Elle connaît son affaire sur le bout des pattes.

- La séance est ouverte !

Un murmure parcourt l'assemblée des juges.

- Assesseur, veuillez, je vous prie, lire à la cour les chefs d'inculpation des accusés !

Dehors, la clameur de la foule se fait plus vive. La petite voix frêle de l'assesseur, en la personne d'un lapin de garenne, est bientôt recouverte par les cris survoltés des manifestants. La présidente l'arrête d'un vif mouvement de patte.

- Qu'on les fasse entrer !

- Mais c'est impossible madame la Présidente ! La salle est trop petite !

- Qu'à cela ne tienne, abattez les murs ! Cette survivance d'une justice humaine étriquée ne doit plus être. Que la justice soit rendue à l’air libre devant la conscience universelle !

- Je m'en charge, je dis, madame la Présidente !

Je sors de ma poche un burin, une grosse masse d'au moins 20 kilos, un tractopelle, une grue en plastique et une armada de camions-bennes. Et je transforme aussitôt les murs en un tas de gravats que les tractopelles et la grue ramassent pour remplir la flotte de petits camions. En un quart d'heure le travail est achevé. Et aussitôt la horde des manifestants s'assoit en silence autour de la cour, éclairée d'un joyeux arc-en-ciel multicolore. Parmi la foule, je reconnais tous mes amis; Suzie, Marion qui a pris place à côté d'elle, Lucien, Théozène, Plumi, Léger, Lucie, Nestor et Fernand. Ils sont tous là. Aucun ne manque à l'appel.

- Que la séance reprenne !

L'assesseur fait un geste à la Présidente.

- Accusés, levez-vous !

L'humanité se lève comme un seul homme.

- Maintenant, assis ! Pas bouger, hein !

La salle se met à rire.

- Assesseur, continuez votre lecture, je vous prie !

Le petit lapin de garenne reprend ses notes et déclame sa tirade d'un ton magistral.

- Premier chef d'inculpation; homicides volontaires avec préméditation sur de nombreuses espèces vivantes.

La salle ne peut contenir un cri d'horreur.

- Salops ! A mort les salops ! Qu'on les lynche !

- Un peu de silence dans la salle, s'il vous plaît !

L'assesseur poursuit, indifférent au vacarme.

- Deuxième chef d'inculpation; prises d'otages aggravées avec détention illégale d'espèces vivantes soumises à des conditions d'esclavage.

- Soyez plus précis, monsieur l'assesseur, donnez-nous un exemple !

La salle se met à crier.

- Un exemple ! Un exemple ! Un exemple !

Le lapin de garenne fouille dans ses notes.

- Euh… l'élevage de foie de canard… euh l'élevage de bifteck de bœuf, euh… l'élevage de manteaux de renard, de manteaux de vison, de …

- Ça ira, continuez, je vous prie !

- Troisième chef d'inculpation; abus de biens sociaux collectifs et dégradation avec violence du patrimoine commun.

La salle se met à crier.

- Un exemple ! Un exemple ! Un exemple !

Le lapin de garenne refouille dans ses notes.

- Voilà ! Voilà ! Ça vient ! Pillage des forêts, pollution des mers et des océans, appropriation des richesses terrestres et marines, bétonisation des surfaces du globe, expropriation abusive sans indemnisation… je continue…

- Non, ça ira, monsieur l'assesseur, poursuivez les chefs d’inculpation, je vous prie !

- Quatrième chef d'inculpation; comportements étriqués, stupides, myopes, ambitieux, autocentrés, prétentieux, hypocrites et irresponsables ainsi qu’ostracisme caractérisé à l’égard des minorités et des différences.

La salle se remet à crier.

- Un exemple ! Un exemple ! Un exemple !

Le lapin de garenne rerefouille dans ses notes.

- Euh… méchanceté, cruauté gratuite, mesquinerie, égoïsme, idiotie, mise à l’écart des individus en marge de la norme, exclusion des anormaux, rejet de tous ceux qui se sont barrés du monde …

La Présidente intervient.

- J'appelle à la barre notre expert psychiatre.

Un manchot, nœud papillon et queue de pie noirs, prend la parole.

- Madame la Présidente, Mesdames et messieurs les juges, citoyennes et citoyens du monde…

La Présidente l'interrompt.

- Docteur, pouvez-vous nous dire si les accusés ici présents présentent une quelconque insuffisance intellectuelle ? Et si oui, cela relève-t-il d'un cas d'irresponsabilité majeure ?

L'expert psychiatre a l'air embarrassé. Il gratte le haut de son crâne dégarni avec un air qui en dit long sur sa circonspection et sa gêne.

- Madame la Présidente, Mesdames et messieurs les juges, citoyennes et citoyens du monde… cette affaire, celle qui nous intéresse en premier chef ici, est une affaire d'une complexité ardue. En effet, l'étude approfondie de la calotte glacière, extraite par décision judiciaire dans la présente affaire, nous incite à penser à la complexité extrêmement complexe de ce cas qui nous est présenté.

- Docteur, je vous remercie. Vous nous donnerez davantage de détails lors de votre prochaine intervention.

Le manchot regagne sa place dans l'assistance. La Présidente se tourne vers le lapin de garenne.

- Monsieur l'assesseur, avez-vous terminé ?

Ce dernier lui fait un signe de tête approbateur.

- Dans ce cas, mesdames et messieurs, citoyennes et citoyens du monde nous allons juger les accusés, appelés communément l'humanité ou plus familièrement la bande des deux pattes, pour le motif grave suivant; crimes aggravés contre le monde. Mesdames et messieurs, je vous propose de lever la séance et de la reprendre dans quelques instants afin de nous accorder à tous une pause méritée. La séance est levée !

 

*

 

 

Le corniaud déplumé se lève, aussitôt suivie par l'assemblée de juges et ils disparaissent. La foule se lève à son tour. Tout le monde a l'air de bonne humeur. Je jubile. Depuis le temps que j'attendais ça. J'arrive pas à y croire. On attend quelques minutes puis tout le monde reprend sa place. La présidente frappe sur la table avec son marteau.

- La séance est ouverte ! Monsieur l'assesseur, je vous prie !

Le lapin de garenne relit ses notes puis dit d'une voix claire et nette :

- J'appelle à la barre le premier témoin en la personne de Monsieur Padoc Psyrage !

Je dépose Mario et me lève un peu surpris. J'ai un trac terrible. Mon cœur bat à tout rompre. Je m'avance à la barre.

- Monsieur Padoc Psirage, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : je le jure!

- Madame la Présidente, je m'étonne d'être appelé comme témoin, il doit y avoir une erreur !

Le corniaud regarde le lapin de garenne qui regarde ses notes.

- En effet, il y a erreur madame la Présidente, ce personnage fait partie des accusés !

- Monsieur Psirage, je vous prierais donc de rejoindre l'humanité dans son box !

Je proteste.

- Mais je suis innocent, Madame la présidente ! Je ne suis qu’un personnage de scène ! Qu’une petite marionnette entre les mains de mon créateur, Madame la Présidente !

- Votre créateur, monsieur Psirage ?

- Oui, madame la présidente ! Mon créateur ! Il  s’appelle Docspi !

- Docspi, dites-vous ?

- Oui, Madame la présidente !

- Gardes ! Veuillez m’amener le dénommé Docspi !

Deux énormes morses à la mine patibulaire et aux impressionnantes défenses m’ordonnent de me lever.

- Voilà le dénommé Docspi, Madame la présidente !

Je me lève et m’avance à la barre.

- Monsieur Docspi, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : je le jure !

Je lève la main droite.

- Je jure de dire toute la vérité, Madame la présidente !

- Monsieur Docpsi, dites-nous ce que cache cette mascarade ?

- Cette mascarade, madame la présidente ?

- Oui, monsieur Docpsi ! Expliquez-nous la raison pour laquelle vous alliez laisser accuser monsieur Padoc Psyrage à votre place ?

- Eh bien… c’est à dire… que…. comment vous dire, Madame la présidente…

- Nous vous écoutons, monsieur Docspi !

- Eh bien…, je dis, c’est la faute de mon créateur, madame la présidente ! Dans cette histoire, moi, je ne suis qu’une pauvre petite marionnette entre les mains de mon créateur ! Je suis innocent ! Je vous assure, madame la présidente ! En laissant accuser Padoc Psirage, je n’ai voulu qu’échapper au misérable destin que mon créateur me réservait ! Tout est l’œuvre de mon créateur, Madame la présidente !

- Votre créateur, monsieur Docpsi ?

- Oui, madame la présidente ! Mon créateur ! Il s’appelle Virage ! Pascal Virage !

- Pascal Virage, dites-vous ?

- Oui, Madame la présidente !

- Gardes ! Faîtes entrer le dénommé Pascal Virage !

Deux énormes morses à la mine patibulaire et aux impressionnantes défenses m’ordonnent de me lever.

- Voilà le dénommé Pascal Virage, Madame la présidente !

JE me lève et m’avance à la barre.

- Monsieur Virage, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : je le jure !

JE lève la main droite.

- Je jure de dire toute la vérité, Madame la présidente !

- Monsieur Virage, êtes-vous le véritable instigateur de cette histoire ?

- De cette histoire, madame la présidente ?

- Oui, monsieur Virage !

- J’ai bien peur que non, madame la presidente !

- Dites-nous alors pour quelle raison vous alliez laisser accuser monsieur Docpsi à votre place ?

- Eh bien… c’est à dire… que…. comment vous dire, Madame la présidente…

- Nous vous écoutons, monsieur Virage !

- Eh bien… c’est la faute de mon destin, madame la présidente ! Dans cette histoire, moi, je ne suis qu’une pauvre petite marionnette entre les mains de mon destin ! Je suis innocent ! Je vous assure, madame la présidente ! En laissant accuser Docspi, je n’ai voulu qu’échapper a mon miserable destin ! Tout est l’œuvre de mon destin, Madame la présidente !

 - De votre destin, monsieur Virage ?

- Oui, madame la présidente !

- De votre destin, monsieur Virage ? De qui vous moquez-vous ?

JE déglutis.

- J'ai sous les yeux, monsieur Virage, une copie de votre manuscrit inachevé.

JE la regarde sans comprendre.

- Mon manuscrit inacheve, madame la présidente ?

- Oui, nous avons découvert, après perquisition dans votre chambre située dans le foyer où vous demeurez au 22 rue du destin, un ensemble de feuillets… comment dirais-je… compromettants, environ deux cent pages d’une histoire encore inachevée, accusant votre destin et l’humanité de divers griefs à votre égard.

- Oui, il doit s'agir de mon manuscrit inacheve, Docpsi ou les maux du destin, Madame la Présidente !

- Dans ces pages, vos accusations sont accablantes Monsieur Virage !

J’émets un petit sourire gêné.

- Permettez-moi d’en lire un bref passage, monsieur Virage qui croyez-le, éclairera grandement le jury sur votre manque de fatalisme et votre criante inhumanité !

- Je vous cite, monsieur Virage : « Je suis fatigué. Fatigué de tout, de ma journée, de ma vie, des gens qu'il faut supporter. J'en veux à la terre entière. J'en veux à Dieu, au destin, aux hommes, à ce monde qui m’oblige à marcher l'échine courbée. Je voudrais être seul. Je voudrais que le temps s'arrête. »

- Mais Je ne suis pas l’auteur de ces phrases, madame la présidente ! Ces propos ont ete tenu par Docpsi, mon personnage ! en conséquence, lui seul en est responsable, madame la presidente !

- Lâche ! Salop ! je crie, ne l’écoutez pas, madame la présidente ! Je suis innocent ! C’est lui qui m’a fait dire des horreurs pareilles ! Je ne pensais pas un seul mot de ce que je disais, Madame la présidente !

- Taisez-vous, monsieur Docpsi, et allez rejoindre votre auteur à la barre, s’il vous plaît !

Je me lève et m’avance à la barre.

- De qui vous moquez-vous exactement, monsieur Docpsi ? A qui voulez-vous faire croire que vous ne partagez pas les vues de votre auteur ?

Je déglutis.

- J'ai sous les yeux, monsieur Docpsi, une copie du contrat que vous avez passé avec le sus nommé Pascal Virage, votre auteur supposé.

Je la regarde sans comprendre.

- Un contrat, Madame la présidente ?

- Oui, monsieur Docspi ! Nous l’avons découvert après perquisition dans le manuscrit inachevé de monsieur Virage, qui je vous le rappelle habite une chambre du foyer situé au 22 rue du destin… Et les clauses de ce contrat prouvent sans l’ombre d’un doute, monsieur Docspi, vos propres griefs à l’égard du destin et de l’humanité ! Permettez-moi d’en lire un bref passage, monsieur Docpsi, qui croyez-le, éclairera grandement le jury sur votre manque de fatalisme et votre criante inhumanité !

- Je vous cite, monsieur Docpsi : «Les objectifs du dénommé Docspi seront de… se débarrasser le plus vite possible de l’emprise de son auteur qui lui colle à la peau… pour devenir autonome et indépendant, de se débarrasser également de cette ribambelle de personnages tordus qui embrouillent sa vie… de devenir riche, reconnu et adulé comme un Dieu». Reconnaissez-vous les faits, monsieur Docspi ?

Je regarde Pascal sans savoir quoi dire. IL me regarde à son tour, et nous nous levons ensemble, comme un seul homme.

- OuI, mAdAmE lA pRéSiDeNtE ! c’EsT vRaI ! lE dEsTiN n’EsT qU’uNe ChIuRe De MoUcHe Et L’hUmAnItE n’EsT qU’uN tAs De BœUfS iNdEcRoTtAbLeS ! c’EsT à CaUsE d’EuX qUe NoTrE hIsToIrE eSt Si AfFlIgEaNtE ! oN nE pEuT pLuS lEs SuPpOrTeR, mAdAmE lA pRéSiDeNtE !

Nos propos provoquent aussitôt un tollé dans l'assemblée. Les mouches et les bœufs se mettent à nous injurier.

- Silence ou je fais évacuer la salle !

Les représentants des mouches et des bœufs bondissent de leur siège.

- Objection, madame la Présidente ! Il y a propos injurieux et vexatoires, nous portons plainte contre les accusés, madame la Présidente !

Le corniaud consulte les autres membres de l'assemblée.

- Objection retenue !

Nous essayons de nous défendre.

- eUh… NoUs NoUs ExCuSoNs, MaDaMe La PrEsIdEnTe !  OuI, nOuS nOuS ExCuSoNs PoUr L’hUmAnItE, pOuR lEs MoUcHeS eT pOuR lEs BœUfS ! nOs PrOpOs OnT VrAiMeNt dEpAsSé NoS pEnSéEs ! QuAnT aU MaNuScRiT eT aU CoNtRaT, nOuS TeNoNs A vOuS iNfOrMeR, mAdAmE lA pRéSiDeNtE qUe PeRsOnNe N'a EnCoRe Lu CeS fEuIlLeTs !  Et S’iL aRrIvAiT pAr HaSaRd Qu’Un LeCtEuR s’EgArE dAnS cEtTe hIsToIrE, iL eSt PeU PrObAbLe, MaDaMe lA PrEsIdEnTe, Qu’Il SoIt AsSeZ fOu PoUr aCcEpTeReR De La lIrE jUsQqU’aU bOuT d’AuTaNt pLuS, QuE cEtTe HiStoiRe, NoUs nOuS pErMeTtOnS dE vOuS lE rApPeLeR, mAdAmE lA pRéSiDeNtE, ReStE à L’hEuRe Qu’Il EsT, eNcOrE iNaChEvEe ! 

- Objection irrecevable ! Ce qui est écrit est écrit, messieurs!

L'assemblée devient soudain hostile.

- Faux-cul ! Traîtres à leurs destins ! Bandes de marionnettes ! Lynchez-les !

Les mouches et les bœufs se mettent à nous lancer des tas de chiures et des bouses que nous recevons en pleine tête.

- Silence ou je fais évacuer la salle !

La vindicte populaire se calme aussitôt.

- Messieurs Docpsi et Virage, que reprochez-vous exactement à votre destin et à l'humanité ? Racontez-nous les déboires qu'ils sembleraient vous avoir fait subir !

Nous nous essuyons le visage qui dégouline d'excréments puis nous racontons notre histoire. Toute la salle nous écoute avec attention. Quand nous en avons fini, nous disons :

- vOiLà, MaDaMe La PrEsIdEnTe, C'eSt SiMpLe. NoUs Ne SoMmEs QuE lEs InStrUmEnTs Du DeStIn QuI a FaIt De NoUs DeS mArIoNnEtTeS uN pEu FoLlEs, ObLiGéEs De SuBiR nOtRe InHuMaNiTé Et CeLlE dU mOnDe SaNs PoUvOiR y EcHaPpEr.

- Vous n'aimez donc ni votre destin ni l'humanité, n’est-ce pas Messieurs ?

Nous hésitons un instant :

- NoN, mAdAmE lA prEsIdEnTe, NoUs N’aImOnS nI nOtRe DeStIn Ni L'hUmAnItE !

- Nous avons bien compris vos doléances, messieurs ! Mais vous n’êtes pas sans ignorer que nul ne peut échapper à son destin ni même à celui qu’il a l’illusion d’écrire ! Aussi, vous, monsieur Pascal Virage ici présent, le tribunal réuni en la circonstance vous accuse d’avoir abandonné votre destin aux mains de monsieur Docpsi ! Quant à vous monsieur Docpsi, ici présent, le tribunal réuni en la circonstance, vous accuse d’avoir refusé le destin que monsieur Virage vous a donné dans cette histoire !

Nous acquiesçons timidement…. et baissons la tête tout penaud.

- eUh… C’eSt A dIrE qUe… EnFiN… qUeL mAl Y a T-iL, mAdAmE lA pRéSiDeNtE, à VoUlOiR éChApPeR à SoN dEsTiN ?

- Quel mal, messieurs ? N’avez-vous jamais songé au mal causé par cette double échappatoire ?

- Non, jamais, madame la présidente !

- Si, je dis, moi, je sais Madame la présidente ! Je me sens bien coup… euh…

Mais elle me cloue le bec sans me laisser le temps d’achever ma plaidoirie.

 - Un peu de silence, messieurs ! Puisque vous semblez l’ignorer, le tribunal va vous éclairer sur le mal causé par ce genre d’agissement ! Ainsi en refusant votre destin, messieurs, vous n’avez fait qu’accroître votre inhumanité et celle du monde ! En agissant si égoïstement, vous avez lâchement abandonné à leur propre destin tous les êtres dont le destin dépendait du votre. Avez-vous songé ne serait-ce un seul instant, messieurs, au destin de tous ces êtres que vous avez lâchement abandonnés à leur destin ? 

- Mais, madame la présidente, je dis, c’est LUI qui m’a donné ce destin à vivre. Moi, je n’en voulais pas ! Je me serais bien contenté du mien ! Et aujourd’hui, le remords m’accable, Madame la présidente !

- Menteur ! Lâcheur ! T’es qu’un Salop, Docpsi !

- Un peu de calme, messieurs ! Revenez à la raison, je vous prie ! Vous êtes tous deux responsables, accusés de trahison à votre destin et d’abandon à leur destin de tous les êtres dont le destin dépendait du votre ! Messieurs, en conséquence, le tribunal réuni en la circonstance aura pour charge principale de juger la nécessité de vous remettre dans le juste destin qui est le vôtre ! 

 

Je proteste.

- Mais je suis innocent, madame la présidente !

- Moi aussi, Madame la présidente !

- Inutiles de protester, messieurs ! Vous êtes, comme tous ici-bas, des innocents contraints de subir l’inhumanité de votre destin et des coupables qui en alimentent les rouages en voulant y échapper de la plus odieuse façon qui soit !

Nous la regardons interloqués.

- Aussi, messieurs, au regard de votre appartenance ou de votre proximité d’avec l’espèce humaine, le tribunal aura la charge de juger votre culpabilité dans l’affaire de l’humanité dite la bande des deux pattes. Voici les chefs d’inculpation retenus contre vous ! Comme le reste de l’humanité, vous êtes inculpés d’homicides volontaires avec préméditation sur les nombreuses espèces vivantes, de prises d'otages aggravées avec détention illégale d'espèces vivantes soumises à des conditions d'esclavage, d’abus de biens sociaux collectifs et de dégradation avec violence du patrimoine commun, et de comportements étriqués, stupides, myopes, ambitieux, autocentrés, prétentieux, hypocrites et irresponsables ainsi que d’ostracisme caractérisé à l’égard des minorités et des différences. Et au regard de cette histoire, le tribunal aura en outre la charge de juger votre culpabilité dans l’affaire dite du manuscrit inachevé, Docpsi ou les maux du destin. Voici les chefs d’inculpation supplémentaires retenus contre vous ! Vous êtes inculpés de cruelle trahison à votre destin aggravée d’abandon des êtres à leur propre destin, de non-assistance à monde en danger ainsi que de pitoyable littérature truffée d’absurdités, de bêtises, d’égoïsme et de médiocrité caractérisés  ? 

 

La Présidente tape sur la table avec son marteau.

- En conséquence, la cour vous déclare…

La salle retient son souffle. Et elle continue de taper, de taper, de taper. Je sens nos pieds s'enfoncer dans le sol. Elle cogne de plus en plus fort. J'ai la tête qui va exploser. Puis je me sens happé dans le gouffre qui s'ouvre sous mes pieds. Le monde disparaît, JE vacille. Et la sentence tombe comme un couperet.

- … coupables ! Condamnés au délire et à la folie à perpétuité !

 

*

 

Quand je reprends mes esprits, il y a des flammes devant moi. Un tas de feuilles est en train de brûler. J'ignore pourquoi mais j'ai un briquet à la main. Je vois la grande blondasse d’infirmière qui entre dans ma chambre en criant : au feu ! au feu ! Le reste du personnel accourt aussitôt armé d’extincteurs. Ils ramassent les feuilles à moitié cramées. Je suis assis à mon bureau, les yeux hagards. Ils m’arrachent le briquet des mains. Et je me mets à pleurer. Ils me disent qu’ils vont m’enfermer. Qu’il n’y a pas d’autres solutions. Je sais que c’est faux. Je sais qu’ils mentent. Je les entends fermer la porte à double tour. Je regarde par la fenêtre, puis je relis ces quelques pages sauvées des flammes.

 

Ça commence ainsi. Rien ne sera jamais… jamais plus comme avant…

 

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