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LES CARNETS METAPHYSIQUES & SPIRITUELS

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© Les carnets métaphysiques & spirituels

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15 novembre 2017

Carnet n°5 Un Robinson moderne

Récit / 2001 / La quête de sens

Je passe le plus clair de mon temps derrière la petite planche de bois qui me sert de table de travail. Je l’ai maladroitement fixée au mur, face à la fenêtre qui donne sur la rue principale. Voilà ma seule fenêtre sur le monde. D’un simple mouvement de tête, et je suis dehors. Et cet effort est bien suffisant. Depuis longtemps, il n’y a qu’à cette distance que je peux être parmi les hommes.

 

 

Solitude désespérée

Lorsque quelqu’un éprouve le besoin de justifier sa vie, ce n’est pas le niveau général de son action, considérée d’un point de vue objectif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre, celle qui lui a été donnée, s’exprime aussi sincèrement que possible dans son existence et dans ses activités.

H. Hesse, Lettre à un jeune poète.

 

Je vis en reclus. Retranché du monde. Je passe le plus clair de mon temps dans un trou. Dans mon trou. Un petit appartement au dernier étage d’un vieil immeuble du centre-ville. J’y suis terré voilà plus d’un an. Je ne sors jamais, excepté pour promener mes chiens. A l’heure des sorties, nous traversons la place d’un pas rapide, à l’abri des regards, le nôtre tourné vers l’intérieur, rasant les murs et croisant sans les voir les rares passants. Chaque matin, nous allons ainsi rêver dans la garrigue. Et chaque soir, nous allons accompagner le soleil dans ses pénates. Puis nous regagnons les nôtres.

  

En général, je me lève tard. J’ignore la sonnerie du réveil que j’ai branché sur 7 heures. Je n’ai aucune raison de me lever si tôt. Une habitude que j’ai conservée de ma vie passée et qui sied mal à celle d’aujourd’hui. Chaque matin, monsieur Mund et madame Draille viennent me rejoindre sous les couvertures. Ils s’installent à mes côtés et finissent par me tirer hors des draps. Je sors alors du lit, la mine déconfite et bougonne. Je déteste le matin (j’ai toujours vécu le réveil comme un moment de flottement irréel où il me fallait passer de l’ombre à la lumière… et je déteste la lumière). Aussitôt levé, je me traîne vers la cafetière, ma seule compagne du matin. Et trois bols plus tard, j’achève de me réveiller. Puis vient l’heure de sortir mes chiens. Monsieur Mund et madame Draille m’attendent devant la porte. Je me lève, vais m’habiller et nous sortons ensemble dans la ville éveillée et bruyante.  

 

Je passe le plus clair de mon temps derrière la petite planche de bois qui me sert de table de travail. Je l’ai maladroitement fixée au mur, face à la fenêtre qui donne sur la rue principale. Voilà ma seule fenêtre sur le monde. D’un simple mouvement de tête, et je suis dehors. Et cet effort est bien suffisant. Depuis longtemps, il n’y a qu’à cette distance que je peux être parmi les hommes. Je les hais si profondément que je ne peux me résoudre à participer à leurs jeux misérables. (Aussi jamais je ne me rends dans le monde au-delà des strictes nécessités que contraint la triviale satisfaction de mes besoins physiologiques). La poursuite de vulgaires desseins que j’observe chez la plupart de mes congénères m’a toujours exhorté à rester à l’écart de toute activité humaine. De là, sans doute, est née mon incommensurable misanthropie. A mes yeux, la vie des hommes contient trop de grossièreté, trop de mesquinerie, trop d’abjection, trop de barbarie, trop de cruauté et d’égoïsme pour que je consente à participer au détestable spectacle auquel tous s’adonnent avec délectation. En ces viles activités, je n’ai toujours vu qu’insignifiance et médiocrité. Que les hommes continuent donc de faire tourner le monde ! Mais qu’ils m’épargnent d’y participer ! Voilà ma seule exigence ! Non que je ne me sente point homme ! Non que je ne me sente moins médiocre ou moins insignifiant que mes congénères mais la pudeur m’incite à le taire et à l’enfouir au dedans pour ne l’exposer qu’à l’indulgence de mes chiens et de mes cahiers. Oh non ! Mon regard n’est pas dupe ! Mes faiblesses sont les mêmes que celles des hommes. Et je suis peut-être même, à dire vrai, le plus misérable d’entre tous mais j’éprouve cette pudeur un peu honteuse qui m’interdit de l’étaler au regard du monde.

 

Ma vie se déroule ainsi. Seul auprès de mes chiens. Auprès de monsieur Mund d’abord que j’ai recueilli il y a 3 ans environ. Lorsqu’un matin je l’ai trouvé devant ma porte, je n’ai pu résister à son long regard triste. Je l’ai invité à entrer. Il était maigre et malodorant. Mais mes soins l’ont vite requinqué. Depuis, il mène une vie tranquille sans rien demander à personne. Aujourd’hui, il passe ses journées à dormir sur le vieux canapé rapiécé laissé par l’ancien locataire (Monsieur Mund est un compagnon bougon que rien ne peut détourner de son sommeil). Il se montre bien souvent indifférent à l’affection que je lui porte. Contrairement à madame Draille, il a l’air de trouver ça dans l’ordre des choses. Au fond, je crois que monsieur Mund me ressemble. Nous sommes de cette race d’indifférents égoïstes et paresseux qui n’aspirent qu’à la tranquillité. La présence de madame Draille ne semble pas le déranger. D’ailleurs, en général, ils s’ignorent. C’est pourtant lui qui me l’a ramenée, il y a quelques mois. C’était un après- midi. Lassé par les rires exaspérants de mes voisins, j’avais abandonné ma table de travail. Et nous étions sortis pour retrouver un peu de calme dans la garrigue. Ce jour-là, nous marchions comme à l’ordinaire, lui sur ses odeurs, moi dans mes pensées lorsque soudain il a disparu derrière un talus. Il en est sorti quelques instants plus tard talonné par une petite chienne aux poils blancs roussis qui nous a suivis sur le chemin du retour. Elle non plus, je n’ai pas eu cœur à la laisser dehors. Depuis, elle partage nos vies de vieux garçons en nous apportant toute la joie et l’exubérance de sa jeunesse. Aujourd’hui, madame Draille règne sur nous comme une reine pleine de gaieté (qui parvient, mieux que quiconque, à illuminer nos existences de vieux misanthropes). Et souvent, je la regarde comme un petit soleil inespéré venu tout exprès éclairer la noirceur de notre quotidien.

 

Je ne vis de rien. De quelques centaines de francs versés par le gouvernement. Je les reçois sans plaisir et sans honte. Ces subsides n’ont d’ailleurs rien de honteux. Ils me permettent tout au plus d’assurer (et d’organiser) ma survie. Aussi, chaque mois (pour toucher ma pension), je dois me rendre à l’adresse mentionnée sur la convocation préfectorale, un énorme bâtiment gris à la périphérie de la ville. Je m’y rends à pied. A l’heure du déjeuner. A cette heure où les rues sont désertes. Je m’y rends d’un pas rapide, la tête baissée, soucieux de m’épargner la vision de ce monde que j’exècre. A l’accueil, je décline mon nom à une hôtesse austère et indifférente. Une femme entre deux âges coiffée d’un éternel chignon gris. Je lui tends ma pièce d’identité qu’elle regarde d’un œil fatigué. Puis d’un mouvement de tête, elle m’indique le guichet suivant. Jamais nous n’avons échangé un seul mot. Au fond, je suis heureux de tomber sur elle. Elle m’épargne les formalités vocabulistiques d’usage auxquels je n’ai aucune envie de me prêter. Au guichet suivant, j’appose ma signature au bas d’un formulaire, prends mon dû sous le regard méprisant de l’employé et regagne la sortie. 

 

Mes rapports au monde sont inexistants. Je n’ai ni vie professionnelle, ni vie familiale. Ni, bien sûr, vie sociale et mondaine. Mes rapports au monde se cantonnent à quelques brèves apparitions dans la foule. Bien sûr, je l’exècre. Bien sûr, je le déplore. La foule comme ce sentiment d’exécration. Je le déplore mais n’en suis guère affecté, sauf à me voir entraîné plus que de raison  - autrement dit plus qu’à l’ordinaire - dans le flot glauque et suffocant de la foule. Je me nourris bien sûr. Et comme tout le monde (ou presque, du moins, je le suppose), je me réapprovisionne alimentairement parlant. Je fais donc – comme on le dit trivialement – mes courses. Oui ! Comme tout autre, je pousse mon caddie. Sans enthousiasme, il est bien vrai. Je le remplis non de victuailles pour satisfaire mon plaisir consommatoire et gustatif (je ne possède ni l’un ni l’autre, contrairement à tant de mes congénères qui semblent vivre pour manger tant leur plaisir est grand à ce qu’ils appellent les plaisirs de la table, rare plaisir de leur vie, semble-t-il…), mais j’y amoncelle plutôt de lamentables bouts de matières organiques pour répondre à mon incontournable nécessité physiologique. Une contrainte à laquelle je me soumets – il va sans dire – à contre cœur. Au pas de course, le plus souvent, et l’affaire est réglée. Enfin… provisoirement réglée. Car l’insatiable besoin biologique me contraint – comme tout un chacun, n’est-ce pas – à une infaillible récurrence. Au pas de course, disais-je, et l’affaire, en général, est réglée. Sauf à certaines rares occasions… où je m’attarde plus volontiers dans ces allées faussement labyrinthiques pour me repaître de cette accablante proximité du monde. A ces heures faussement grégaires, la vision de cette humanité – qui habituellement m’insupporterait – exacerbe étrangement mon désir de comprendre ce monde. Je déambule alors l’œil aux aguets, l’esprit vigilant, le jugement et la critique faciles. Et je regarde sans complaisance, sans véritable compassion (même si elle m’effleure parfois), sans véritable cruauté non plus cette bêtise humaine qui s’étale autour de moi. Ces sorties sont pour moi une sorte de divertissement et une source inépuisable d’inspiration puisée dans la stupidité humaine. Oui, ces sorties sont une sorte de nourriture divertissante qui vient conforter mon refus du monde et ma propension délectable à l’exposer dans mes petits travaux. Malheureusement, cet affligeant spectacle me lasse, en général, bien vite. Et après un dernier regard sur la foule, je m’empresse le plus souvent de rejoindre mon antre que je ne quitterai plus avant d’avoir épuisé les maigres réserves alimentaires acquises ce jour-là.

 

Cet appartement est mon seul univers. J’y reste cloîtré des jours entiers. Ma vie s’y déroule sans encombre, presque heureuse. J’ai parfois le sentiment d’être l’un de ces Robinson urbains, (pauvre Robinson des temps modernes), isolé des hommes malgré la proximité du monde. Je vis chichement. Ma maigre pension réussit néanmoins à satisfaire mes frugaux besoins. Et malgré l’exiguïté de la pièce, j’y ai aménagé un atelier que j’occupe la plus grande part de mes journées. J’y peins, dessine, sculpte et écris. Ce sont là mes seules activités. Je n’y rechigne que très rarement. Mes journées passent ainsi, de travaux en travaux que j’accumule dans le capharnaüm du couloir. Je les entrepose là sans goût ni ordre, mais je sais qu’ils sont là, tout proches, à portée de main. Cet univers exigu n’en est pas moins, à mes yeux, le centre du monde. Et en dépit de son étroitesse, cet espace m’ouvre les portes d’horizons infinis dans lesquels, chaque jour, je me perds. Et chaque jour, je reviens à la nuit tombée pour retrouver mes chiens. Et en dépit de ma sainte horreur de la réalité, je leur sais gré de me rappeler à la vie.

 

Chaque soir, nous allons marcher dans la garrigue qui entoure la ville. Il nous arrive aussi parfois d’aller nous promener, pendant de longs après-midis, sur les innombrables sentiers qui parcourent les collines. Nous traversons les champs et les prés en courant à perdre haleine. Nous sommes heureux de nous retrouver seuls et de marcher ensemble. A chaque sortie, nous prenons soin d’éviter la foule des promeneurs qui s’agglutinent sur les sentiers les plus proches de la route. Nous allons plus loin, inventant mille ruses pour échapper à une rencontre inopinée. Comme moi, monsieur Mund et madame Draille détestent les hommes. Lors de ces promenades (plus encore qu’à tout autre instant), nous considérons toute présence humaine comme une intrusion dans notre univers. Une atteinte à notre liberté sauvage et solitaire. Le moindre quidam rencontré est alors poursuivi avec force aboiements et tiré hors de notre territoire. Et je me félicite de cette misanthropie partagée. Nous haïssons ce monde qui nous le rend bien. Mais qu’importe, nous sommes ensemble. Et ensemble, nous nous sentons libres. Et cette liberté nous rend heureux. Il n’y a pas de joie plus grande pour moi que de nous voir ainsi, isolés et solidaires. En définitive, mes corniauds et moi, sommes de la même race : de cette race de misanthropes farouches qui ne peut souffrir la moindre présence humaine dans leur étroit cercle de solitude.

 

Mais en dépit de ma joie à parcourir les collines avec mes chiens, mon vrai bonheur se trouve là-haut. Devant ma machine à traitement de texte, devant une feuille blanche ou une toile bon marché. Je n’existe malheureusement (j’en ai bien peur…) qu’en compagnie de mes crayons et de mes brosses. J’ai le sentiment alors que ma vie prend tout son sens. Il me semble même que je n’existe que lorsque je m’adonne à la seule activité qui me semble digne en cette vie ; dépeindre le monde et le noircir de mon dégoût et de mon abjection. Il m’arrive pourtant, il est vrai, d’avoir envie de le repeindre de couleurs moins tristes. Mais je n’en ai, en général, ni le goût ni le courage. Je crois qu’il n’y a que le noir qui sache m’inspirer. Ou le gris peut-être à la rigueur. Les autres couleurs me sont totalement inaccessibles (ma vie n’est que grisaille et noirceur, comment pourrais-je dès lors parer le monde d’autres couleurs ?). Ainsi, chaque jour, je m’installe à ma table, porté par une idée. Et presque toujours, je m’efforce de la fixer pour l’étreindre. Et presque toujours, nous nous enlaçons pour nous rouler sur la page blanche ou sur la toile comme d’autres le feraient peut-être sur un lit en compagnie de quelques jolies femmes. Puis je desserre mon étreinte et lève la tête (le plus souvent heureux et satisfait) pour contempler le fruit de notre enlacement. Rien ni personne, je crois, ne saurait me procurer davantage de joie que ces enfantements quotidiens. Eux seuls me réconcilient avec cette part d’ombre qui confine ma vie dans cette solitude. Seuls, ces instants savent m’apporter le peu d’amour dont j’ai besoin pour vivre. Ces idées sont mes seules amies et mes seules amantes. Et aucune femme ne saurait m’apporter davantage de joie. Il y dans nos étreintes plus d’érotisme et de volupté que dans bien des attouchements corporels. C’est une irrépressible attirance, un lien fragile qui unit notre relation, un lien merveilleusement fragile et digressant, en permanence renouvelé et renouvelable. Entre elles et moi, c’est à l’amour, à la vie et à la mort. Et ensemble, nous vivons une histoire peu commune aux facettes si infinies que bien des couples, je crois, nous envieraient.

 

Les voisins me haïssent. Pourtant, ils ignorent ma vie. Peut-être se l’imaginent-ils… et cela leur suffit à me haïr. Je les croise parfois dans les escaliers. Nous passons notre chemin sans nous voir. Jamais nous ne nous sommes adressé la parole. Comme je les méprise. S’ils savaient comme je les méprise… Ils sont si vulgaires et si fades. Je connais leur bassesses; leurs bruits, leurs horaires, leurs habitudes, leurs humeurs. Les cloisons sont si minces que je ne peux ignorer ce qui se passe chez eux. Je connais leur vie comme personne. L’heure à laquelle ils sortent chaque matin, l’heure à laquelle ils rentrent chaque soir, l’heure à laquelle ils se lavent, cuisinent, mangent, baisent et se rendent au lieu d’aisance. Leur vie n’a plus aucun secret pour moi. Et cette absence de mystère me les rend que plus méprisables. Leur vie n’est qu’une longue liste de tâches, chaque jour, inlassablement répétées. J’exècre leur vie et la façon dont ils tentent vainement de la remplir. Je les connais mieux que quiconque, ces cafards misérables qui passent leur existence à ramper comme des larves dans leur médiocrité affligeante. Il n’y a dans leur vie qu’insignifiance et abjection. Et cette proximité m’étouffe et me répugne.  

 

Je hais ces gens. Je hais cet immeuble. Je hais cet appartement. Tout y est sale et crasseux. La cuisine est un dépotoir où, chaque jour, j’entasse une pile toujours plus haute de déchets. L’évier regorge d’assiettes sales aux contenus nauséabonds et repoussants. Les murs sont recouverts d’une épaisse et poisseuse couche de graisse. Les ustensiles et les casseroles sont couverts de suie et de poussière. Les placards renferment un amoncellement de victuailles à moitié entamées, parfois moisies. La cuisine est un lieu si désolant que j’éprouve les pires difficultés à y préparer les repas (et y demeurer plus que nécessaire serait chose impossible). Il me faut pourtant la traverser chaque jour pour me rendre à la salle d’eau. L’endroit n’est guère plus reluisant, mais je l’ai arrangé à mon goût en y dessinant sur les murs de grandes fresques oniriques. J’aime à venir m’y reposer entre deux travaux à l’atelier. Cet appartement est à mon image (tout lieu ne ressemble-t-il pas d’ailleurs à celui qui l’habite ?). Ici règnent le foisonnement, le désordre et la saleté. Mais je ne souffre pas (ou rarement) de vivre ici. Il m’arrive pourtant, il est vrai, d’avoir envie de faire peau neuve. Je liquide alors sans pitié mille choses que je n’aurais pas osé toucher quelques instants plus tôt. Dans ces moments de frénésie ménagère, monsieur Mund et madame Draille me regardent avec inquiétude. Ce charivari perturbe leur ronronnante tranquillité. Qu’ils me pardonnent. C’est une irrépressible nécessité qui m’y contraint. Et je ne m’y résous que pour nettoyer tous ces miasmes qui encombrent ma vie. Je ne peux retourner à l’atelier avant d’avoir tout remis en ordre.   

 

Je trouve parfois ma vie pathétique. Cette exclusion n’a aucun sens. Je dilapide mes journées en bêtises et en niaiseries. Et cet acharnement à réaliser « mes travaux » me semble aussi vain que n’importe quel emploi. J’ai beau mépriser les hommes et leurs stupides activités, je n’en suis pas moins ridicule. Aussi m’arrive-il de délaisser « mes travaux ». Le désespoir n’est alors jamais bien loin. A ces instants, je me mets souvent à regarder mes chiens affalés sur les fauteuils de l’atelier. Et je me surprends à les envier. Puis je finis par détourner la tête pour regarder le monde qui s’agite sous mes fenêtres. Mais cette vision achève, en général, de me déprimer ; l’agitation du monde souligne avec trop d’insistance l’immobilité et l’inutilité de ma vie. Mener une existence figée et inutile, voilà peut-être au fond mon plus grand malheur ! Ensuite, le plus souvent, je me mets à tourner en rond dans la pièce. Et mes pensées se mettent à tourner en rond dans ma tête. Mais comment pourrais-je échapper à ce sentiment d’inutilité et de désœuvrement ? Ma vie est sans doute la moins absurde de toutes celles que je connaisse. Au plus fort de la crise, je finis par m’allonger sur le sol, le visage posé sur la moquette poussiéreuse. Et les yeux fermés, j’écoute les battements de mon cœur. J’écoute le peu de vie qui me reste, recroquevillé dans cette solitude désespérée.  

 

Avec le temps, j’ai appris l’extraordinaire pouvoir de l’esprit sur le monde (sur la matière du monde). Je sais à présent que l’esprit peut conditionner la matière (en la forçant à se soumettre à la perception qu’il lui impose). Et de mille façons, l’esprit est en mesure de filtrer la matière, ajoutant ou retranchant ici ou là, une nuance, une couleur, un intérêt ou une insignifiance. L’esprit est un prisme extraordinaire, un jeu de miroir fascinant et insaisissable qui ne cesse de colorer notre perception. Face à l’esprit, je me sens infiniment impuissant. Face à lui, je sens (et je sais) que je ne peux rien. Ni lutter ni m’enfuir. Je suis absolument incapable de le maîtriser et moins encore de le soumettre. Je dois me résoudre à regarder le monde avec la couleur qu’il m’impose. Tantôt noir, tantôt gris (parfois rose, trop rarement), l’esprit ne cesse de teinter mon regard de couleurs étrangement sombres. Et j’ai beau essayer d’échapper à ces teintes, je me sens si faible que je dois me laisser absorber par la couleur dominante qui finit par recouvrir toute la matière du monde. Il arrive parfois que le sombre vire au clair puis revienne brusquement au noir. Comme si mon esprit s’amusait à me bâtir une vision précisede ce monde qu’il s’empresserait de repeindre d’une couleur plus gaie avant de tout réobscurcir une nouvelle fois. Ma perception s’est toujours construite ainsi, à partir de cette succession de couleurs, à la merci des caprices de mon esprit qui a toujours pris un malin plaisir à ébranler mes certitudes, ma compréhension et ma vie même. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que ma perception est un édifice bigarré aux couleurs sombres et fluctuantes qui menace à tout instant de disparaître dans la transparence (l’inexistence peut-être…) et qui va sans doute finir par me faire sombrer plus profondément encore dans l’obscurité et le néant.

 

Du monde, je n’accepte rien. Ni ses plaisirs ni ses abjections. Je me contente de le regarder sans vraiment le comprendre. Je sais pourtant que le monde change. Qu’il change vite. Qu’il change même très vite. Il me semble pourtant que rien n’a jamais véritablement changé et que jamais rien ne changera véritablement. Je crois que seuls les masques s’agitent et s’agiteront toujours. Et cette ville, comme toutes les villes, est à l’image de ce monde. Elle est bruyante et mensongère. Et moi, qui n’aspire qu’au silence et à la solitude, la proximité du monde (ma présence en cette ville) est un enfer. Aussi, souvent ai-je envie de fuir. De partir. Loin. Très loin. De quitter ce monde et cette ville. D’oublier cette farce à laquelle je suis contraint et que ma présence en ce monde me soumet, malgré mon exil des hommes. Alors souvent, je me mets à imaginer un endroit isolé, éloigné de toute proximité humaine ; un coin de nature sauvage et oublié. Mais je sais qu’un tel endroit n’existe plus en ce monde. Et existerait-il, comment pourrais-je le trouver et m’y établir avec le consentement des hommes ? C’est là chose impossible. Et de ne pouvoir trouver un tel endroit, j’en désespère. Alors, de dépit, je reste cloué sur ma chaise, derrière cette vitre sale qui me relie au monde. Et j’entends le bruit désespéré de mes doigts qui écrasent les touches de ma vieille machine à écrire. Seul, ce bruit prouve que je suis encore en vie. Sans lui, il y a bien longtemps que je serais mort (et ne le suis-je pas déjà d’ailleurs ?). Ma vie n’existe que dans ce martèlement régulier. Ma vie ne tient, je crois, qu’à ces 26 lettres qui s’impriment mécaniquement sur la feuille blanche. Et pourtant, il m’arrive souvent d’interrompre ma frappe pour regarder la rue qui me fait face. Et l’espace d’un instant, je me laisse envahir par les gens qui marchent, les voitures qui passent, les cris des enfants, les bruits des voisins, les rires des passants… par toute cette vaine agitation. Je respire cette atmosphère que j’exècre et qui pourtant nourrit ma vie et mes travaux. Cette atmosphère s’imprime dans mes doigts qui reprennent alors leur gymnastique coutumière. Mes journées passent ainsi. Du bruit du monde au bruit des touches que je heurte inlassablement, comme un écriveur obstiné et solitaire, seul et désespérément immobile derrière sa fenêtre.

 

Il y a peu madame Draille a mis au monde 5 chiots. Après quelques instants d’hésitation, je me suis résolu à les tuer. Madame Draille s’est mise à hurler de désespoir. Cette détresse m’était insupportable. Monsieur Mund et moi, l’avons traînée dehors pour tenter d’apaiser son chagrin. Mais dans les escaliers, ses hurlement ont redoublé (des hurlements à réveiller les morts et à faire pâlir les vivants). Alertés par ses cris, tous les voisins sont sortis sur le palier. Et nous avons dû descendre sous les huées et la réprobation générale. Face à cette imbécillité et à cette intolérance, je n’ai manifesté aucune résistance. Je suis resté étrangement stoïque. Pourtant, je sentais la colère gronder en moi, peut-être plus véhémente et plus haineuse que jamais. Je ne l’ai pourtant pas exercée, par honte, par pudeur ou peut-être par culpabilité (je ne saurais dire). Mais je sais que cette colère était là, à portée de main, prête à jaillir. Et en cas d’agression à l’encontre de mes chiens, je suis persuadé que tous ici savaient que je n’aurais pu répondre de rien. Du moins, je suppose qu’ils le pressentaient… En quelques jours, madame Draille s’est rétablie. Pendant sa convalescence, Monsieur Mund lui a prodigué sa gentillesse et son affection, lui cédant sa place sur le canapé, et partageant avec elle le contenu de sa gamelle. Cette compassion canine me parut exemplaire et extraordinaire à bien des égards.

 

Ma solitude n’a rien de pathétique. En rien, elle n’est subie. C’est seul que j’ai décidé de vivre ainsi. Avec mes chiens et mes travaux, mon bonheur est suffisant. Le monde n’a rien à m’offrir et je n’ai rien à lui apporter. A chacun son rôle. Le mien est ici. Sans costume ni spectateur. Monsieur Mund et madame Draille sont d’ailleurs le meilleur public qui soit. Naturel et instinctif (on ne les trompe pas, eux). Ils vous aiment ou ne vous aiment pas et vous le disent sans arrière-pensées. A bien y réfléchir, je pense que ma vie n’a rien à envier à celle des autres. J’ai même l’orgueil de la considérer comme plus intéressante à bon nombre d’entre-elles. Elle m’offre une liberté peu commune dont la plupart des hommes sont privés. Personne n’est en mesure de m’imposer ses règles. Je les érige seul. Les respecte ou les transgresse à ma guise. Cette autarcie quasi totale est le gage d’une vie et d’un bonheur autonomes. Je n’y fais entrer personne. Jamais. Ma vie, cet appartement, mes univers sont des forteresses inexpugnables. Mes chiens sont ma seule faiblesse.

 

Je suis multiple. Ou plutôt devrais-je dire, nous sommes, en moi, multiples. Tantôt fier, d’une fierté qui brille de trop d’orgueil, tantôt abattu, une mine de chien terrorisé à force de coups et de brimades. Tantôt fort et puissant (une impression chavirante d’invincibilité), tantôt chétif et peureux (effrayé de tout, effrayé de rien). Tantôt à éprouver tel sentiment, tantôt à éprouver tel autre. En somme, j’éprouve là le trivial paradoxe d’un être ordinaire. Il n’y a, je crois, rien de plus dans cette multiplicité. Et j’ai pourtant l’étrange sentiment de subir - plus que quiconque - les errances et les égarements de cette multiplicité. Plus qu’une simple modification de mes humeurs et plus qu’une transformation de la couleur qu’elles impriment à mes perceptions, c’est ma vision entière, ma vision totale qui se transforme et me transforme. Je doute alors de tout, de mes certitudes, de mes exigences et de mes essentialités. De mes doutes mêmes, je ne suis plus certain. C’est un sentiment d’ignorance totale et absolue qui me submerge…. comme si tout se disloquait et se désagrégeait à l’intérieur. Et rien, plus rien ne me semble exister. Plus rien ne me semble vrai, plus rien ne me semble faux. Tout me semble possible et tout me semble impossible. Je n’ai plus ni marques, ni repères, ni frontières. Je glisse alors dans un abîme sans fond. Pourtant, je finis toujours par me relever, vidé et sans vie, mais vivant. Oui, je finis toujours par ressortir de ce gouffre, plus apeuré et plus perdu que jamais, pour repartir, plus maladroit encore, vers le mur de la vie, reprendre l’absurde ascension de cette falaise meurtrière en attendant avec angoisse la prochaine chute, la prochaine (et peut-être ultime) glissade abyssale. Une force obscure me pousse toujours à rejoindre la vie, une force obscure et incontrôlable, mystérieusement incontrôlable que la mort même, je crois, ne saurait endiguer. 

 

De ces crises de déréliction, je ressors toujours affaibli. Et toujours chamboulé dans mes certitudes. Incapable d’entrer dans les univers qui me sont familiers. Madame Draille et monsieur Mund le sentent bien. Au sortir de chaque crise, ils se font plus proches et me contraignent à leur prêter davantage attention… comme s’ils devinaient mon sentiment d’inutilité. Il m’arrive alors de prendre la brosse pour peigner leur poil rêche ou la laisse pour sortir. Ces crises sont si régulières qu’elles ne m’étonnent plus guère. Elles arrivent souvent à l’improviste. Le matin, en général, à ma table de travail. Et face à elles, je ne peux rien. Toute révolte serait inutile et tout énervement idiot tant ils renforceraient mon sentiment de médiocrité. Je dois me soumettre à leur venue. Alors je me soumets. J’abandonne l’atelier et mes travaux dont l’insipidité m’écœure. Je regarde un instant la petite pièce dont l’étroitesse me rappelle celle de mon existence inutile. Je ravale les larmes sèches de mon désespoir qui ne couleront sûrement jamais (il y a en moi trop de haine et trop de rage pour qu’elles puissent se déverser). Je pense alors au suicide qui me délivrerait de cette vie, de cette souffrance absurde. Mais je pense aussitôt à monsieur Mund et à madame Draille qui ne me survivraient pas dans ce monde abject. Il ne me reste plus alors qu’à faire taire cette désespérance qui s’est répandue sur ma vie pour continuer à vivre en attendant que la mort, un jour, vienne me chercher. 

 

 

Tentative de retour au monde

- Lettres à I. -

On exige de l’homme qu’il renonce une fois pour toutes à lui-même et à l’idée qu’à travers lui, quelque chose de personnel et d’unique pourrait être signifié ; on lui fait sentir qu’il doit s’adapter à un type d’humanité normale (…) ; qu’il doit se transfor-mer en un rouage de la machine, en un moellon de l’édifice parmi des millions d’autres moellons exactement pareils.

H. Hesse, Lettre à un jeune poète

 

Maldestre, le 4 octobre 199…

Cher I.

Tu sais à quel point je déteste ma situation. Retrouver le monde quelques mois après l’avoir quitté. C’est absurde, conviens-en. Mais laissons cela ! (Je t’en parlerais dans mes prochaines lettres). Laisse-moi, à l’instant, t’entretenir de choses plus essentielles ! Et évoquons, je te prie, mon éloignement raté d’avec le monde (ce monde qui ne me semble plus aujourd’hui qu’un lointain souvenir). Tu me connais trop pour ignorer que cet éloignement n’a pas été un brusque retournement des choses. Il nous arrivait parfois d’en parler. Te souviens-tu, par exemple, de cette phrase que tu aimais tant à me répéter (et qu’après toutes ces années, je n’ai pas oubliée) : tes plus ordinaires pensées sont imprégnées d’une bien maladive misanthropie. C’est vrai. Je le reconnais aujourd’hui, cet éloignement pernicieux d’avec le monde avait depuis longtemps atteint les enclaves les plus reculées de mon esprit. Et en dépit de tes remarques, je n’en pris conscience que tardivement (trop tardivement peut-être…), lorsque ses empreintes avaient déjà ravagé presque entièrement ma vision du monde. Comme si au cours de ces étranges années, j’avais distraitement accumulé des pans entiers d’une vision étrangère à moi-même. D’ailleurs, il t’arrivait souvent d’évoquer ma lente métamorphose. Lente métamorphose que je refusais d’admettre et qui n’était à mes yeux que de vagues mouvements d’humeur que je mettais, t’en souviens-tu, tantôt sur le compte d’un mal-être passager tantôt sur celui d’un énervement inexplicable (tu connais ma fâcheuse propension à l’énervement). Et malgré tes incessantes mises en garde, j’étais loin de me douter qu’une modification si radicale était à l’œuvre. Je m’en aperçus véritablement un jour d’accès de colère. Ce jour-là, je ressentis pour la première fois une inclination totale et absolue à la misanthropie. La crise passée, je t’en avais fait part. Et tu m’avais parlé, je m’en souviens, de crise misanthropique profonde. Tu avais vu juste. Quelques temps plus tard, j’eus l’absolue certitude qu’une véritable modification s’était opérée et qu’il me faudrait bientôt me résoudre à une restructuration complète de ma place en ce monde. Et quelques semaines plus tard, en effet, j’éprouvais le farouche désir d’occuper cette place de misanthrope à plein temps, de me consacrer entièrement à cet emploi de spectateur du monde solitaire et enragé. C’était-là un sentiment si fort que rien, je crois, n’aurait pu m’en détourner. Et dans cet élan qui, chaque jour, m’éloignait davantage des hommes, un détachement bien heureux de la chose matérielle m’avait, à son tour, pénétré, m’exhortant de ne plus toucher à rien qui put avilir mon rôle de contemplatif sardonique et solitaire. L’art se devait d’être alors mon unique souci et ma seule nourriture. Je me souviens de tes moqueries quant à mes ambitions misanthropico-artistiques. Pourtant, inconcevables me paraissaient le moindre effort, la moindre tentative d’agir autrement avec et en ce monde. Et ne parlons pas de celle de participer à sa marche stupide ! J’avais fait le deuil de ces misérables activités humaines. Oui, mon cher I., j’avais définitivement renoncé à cette incommensurable médiocrité. Planant au-dessus de la masse laborieuse et misérable des hommes.

 

Et puis voilà, aujourd’hui, de nouveau tout bascule. Une fois de plus, tout bascule. Certitudes, repères… le sens même de mon existence est anéanti... Tu dois penser que le doute a raison de venir ainsi ronger le beau rôle que je m’étais si présomptueusement attribué. Mais je t’en conjure, ne viens pas alourdir ma peine par tes moqueries ! Ma situation est suffisamment douloureuse ! Situation douloureuse exacerbée par cette précarité matérielle dans laquelle je me suis enlisé au cours de cette période et qui - j’en suis persuadé - n’est pas étrangère à cette décision soudaine de revenir dans le monde ! Mais n’accablons pas ma situation matérielle ! Ces difficultés sont infimes au regard de mon insignifiance artistique. Ce sont « mes œuvres » qui, je crois, m’invitent avec le plus d’ardeur à raccrocher ma panoplie d’artiste. Aussi sais-tu qu’au cours de cette étrange période misanthropico-artistique, souvent il m’est arrivé d’entrevoir mon existence comme celle d’un artiste raté. Oui, au sens où on l’entend si ordinairement. Je sais bien que ce concept véhiculé par les bien-pensants de ce monde n’a aucun sens à tes yeux, et moi-même, je croyais m’en être largement défait. Mais tu vois, ce sentiment a fini par me rattraper. Aussi me suis-je souvent imaginé mon avenir comme un champ de ruines jonché d’œuvres ratées. Ah, mon cher I. ! Comme la vie est étrange ! Moi qui pensais me satisfaire de cette vie d’artiste inconnu et fauché ! Eh bien, non ! Tu vois ! Mes pâles rêves d’adolescent - avide de fric et de reconnaissance - ont fini par ressurgir et me soumettre à une révision totale de mes maigres convictions misanthropico-artistiques. Et ces nouvelles convictions occupent à présent l’essentiel de mes pensées au point où elles m’ordonnent aujourd’hui de faire marche arrière et de revenir au monde pour gagner ma vie. Et depuis quelques jours, je me surprends même à leur obéir sans résistance. Je n’ai plus même, comme autrefois, ce désir de me rebeller. Oui ! Mon cher I., aujourd’hui, je n’éprouve plus que la colère de m’être dupé, et d’avoir eu l’abjecte prétention, durant ces longs mois, de pouvoir échapper aux terrifiantes nécessités humaines et matérielles. Je n’éprouve plus aujourd’hui que la tristesse et la honte immense d’avoir failli à ma mission, et d’être en passe (en revenant au monde pour gagner ma vie) de trahir les principes essentiels de ma philosophie existentielle, qui reposaient - je te l’accorde - sur des fondements fragiles (et peut-être idiots) mais auxquels je croyais et m’accrochais avec toute la force d’un désespéré dans l’absurdité de la vie comme un naufragé s’agrippe à une bouée de vérité dans la furie désespérante de l’océan. Bien à toi.

C.

 

 

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Maldestre, le 8 octobre

Cher I.

Aujourd’hui, j’ai couru tout le jour, happé sans résistance par cette odieuse nécessité de vivre. Cette odieuse nécessité de subvenir à mes besoins vitaux. Ô qu’est terrible de se consacrer à cette vile activité qui m’ordonne l’agir. Agir, voilà à quoi je passe mes stupides journées. Rongé, fébrile et diaboliquement frénétique, voilà le personnage qu’il me faut revêtir aujourd’hui. Et j’ai l’étrange sensation d’être littéralement rongé de l’intérieur, de n’être plus que la proie facile et malheureuse d’un système auquel je ne peux me soustraire. Cette vie me ronge. C’est là ma redoutable impression. Pourtant, rien, ni personne ne m’a contraint à m’infliger ce retour au monde. Personne ne m’a forcé à retrouver ce gouffre. Quelle torturante contradiction ! C’est seul que j’ai décidé d’y revenir ! Tu dois penser, mon cher I. que ce retour au monde est une belle absurdité ! Oui ! Tu as raison ! C’est une terrible absurdité qui broie mes jours pour me laisser sans force le soir venu, vide d’envies et de désirs. C’est là une affligeante nécessité qui accapare mes jours et hante mes nuits en m’obligeant à l’acharnement jusqu’au délire ridicule de l’obsession. Agir, réussir. Agir, réussir. Aujourd’hui, ces deux misérables mots me poursuivent et me contraignent, chaque jour, à revêtir la parure grotesque et malsaine de l’acteur du monde que je me refuse à devenir. Ô mon cher I., si tu pouvais ressentir ma douleur…. Je ne suis plus aujourd’hui que l’ombre de moi-même, un misérable pantin endimanché à qui le monde fait perdre la tête. Ô pauvre de moi ! Pauvre de moi ! Et cette infâme pitié que j’éprouve en regardant ma vie. Pauvre pantin bercé par le chaos du monde. Je pense bien à toi.

C.

 

 

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Maldestre, le 9 octobre

Cher I.

Après cette journée passée trop loin de moi-même, me voilà perclus, épuisé, exténué. Ce soir, je suis au bord de la rupture. Et comme un ivrogne qui se précipite sur sa bouteille, je prends la plume pour te raconter. Pour t’écrire, dans une frénésie diabolique, ces mots que tu trouveras peut-être incohérents et dénués d’intérêt. Mais je t’écris, mon cher I., pour retrouver ma vie véritable, cette vie que j’ai roulée dans la boue, cette vie que j’ai trahie, cette vie à laquelle je n’ai pas cru et qui, elle non plus, n’a pas voulu croire en moi. Je voudrais tant te raconter l’enfer misérable dans lequel je me suis jeté…

 

Ce matin, je fus envahi par une étrange impression. Celle d’être écartelé par deux nécessités contradictoires. Comme si toutes deux m’imposaient de me partager et de courir vers elles dans le même élan. Comprends-tu mon désarroi, mon cher I. ? Comment peut-on être à la fois l’acteur et le spectateur de ce monde ? Tu sais bien que c’est là chose impossible. Alors pourquoi ces deux nécessités s’acharnent-elles ainsi à vouloir cohabiter ? Réponds-moi, je t’en prie. J’ai tant de peine à les entendre ensemble. C’est là une épreuve insurmontable. Je t’en prie, dis-moi comment concilier ces deux servitudes qui brûlent mes jours et consument mes nuits ? Je t’en prie, réponds-moi. Et dis-moi comment passer de l’une à l’autre, comment réaliser ce rêve utopique, cet irréalisable compromis. Je t’en prie, j’attends ta réponse avec impatience. Ton ami.

C.

 

 

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Maldestre, le 11 octobre

Cher I.

J’attends ta lettre désespérément. Ici, rien n’a changé. Je suis toujours en proie à cette effervescence mentale, courant tout le jour comme un ravagé, sautant, m’époumonant et m’agitant dans un tourbillon stérile et superflu. Avec cette sensation de voir mes vérités s’éloigner de ma vie et se dissoudre peu à peu. Comme si j’étais tiraillé par le doute de ma propre vie… Cette décision soudaine de m’investir dans le monde, d’y creuser ma place, mon trou, me met décidément bien mal à l’aise. Les luttes intestines dont je te parlais continuent de me ronger. Je suis toujours écartelé de l’intérieur. Entre l’oppressante nécessité de vivre, son terrifiant cortège de contraintes, de costumes et d’angoisse et cette malheureuse volonté d’exister, sa douce quiétude et sa merveilleuse liberté. Entre, je ne cesse de me balancer. Comment t’expliquer … ? Tu sais bien, toi, mon cher I., mon goût pour la flânerie, mère de la créativité. Si tu savais comme je souhaiterais y revenir… profiter de ces jours tranquilles et vagabonds pour explorer et exprimer le monde. Mais tu sais aussi que ce rôle nécessite une distance, un détachement réel, entier, qui n’accepte aucun compromis, qui rejette toute compromission avec le monde.

 

Oh ! Mon cher I. ! Si tu savais comme j’aspire encore à cette vie de création, à ce rôle d’estivant qui musarde la tête hors du monde ! A cette vie inspirante et inspirée ! Voilà tout ce à quoi j’aspire. Voilà tout ce à quoi j’ai toujours aspiré. De toute mon âme. Toi, tu connais ma joie à laisser mon esprit se remplir du monde pour le déverser sur la page blanche. Tu connais ma joie à interpréter le monde et la vie que je traverse. Te souviens-tu, mon cher I., tu me demandais souvent : mais que veux-tu faire ? A quoi aspires-tu ? Aujourd’hui, je te répondrais que je n’ai plus qu’un seul souhait : redevenir attrapeur d’idées, témoigneur de vie, musardeur du monde. Voilà les seules activités qui me semblent dignes en cette vie. Voilà les seules activités qui combleraient mon existence. Mais non, ce monde ne me permet pas d’occuper ce rôle. Je dois me contenter de l’occuper en amateur, en dilettante en définitive. Si tu pouvais ressentir ce que je ressens, mon cher I…. je me sens si misérable et si malheureux de ne pouvoir me consacrer à ce qui me semble le plus essentiel en cette vie. Comment pourrais-je dès lors trouver le courage de m’engager dans une autre activité ? Comment pourrais-je devenir actif, efficace et professionnel dans une autre activité (forcément détestable à mes yeux) ? Comment pourrais-je m’y résoudre ? C’est impossible ! Mais cette impossibilité me paraît presque secondaire au regard de ma profonde inaptitude artistique. Car c’est elle, en définitive, qui m’exhorte à quitter l’art pour rejoindre le monde. Si tu savais, mon cher I., comme je trouve mes œuvres pitoyables ! Je me sens plus minable encore que le plus minable des artistes (plus médiocre encore que le plus médiocre d’entre eux) ! Oui ! Mon cher I., j’ai conscience de mon insignifiance artistique. Conscience de ma médiocrité créatrice. Et ce regard lucide sur moi-même m’est plus insupportable encore que mon incapacité à m’investir dans les activités de ce monde ! Comment aurais-je pu alors me résoudre à m’engager dans l’art et à dévoiler au monde ma médiocrité ? Le monde, sois-en sûr, aurait fustigé ma démarche et aurait ricané de mépris en voyant mes travaux. Et il aurait eu raison, mon cher I. ! Non ! Crois-moi ! Je n’ai d’autre choix aujourd’hui que de renoncer à l’art pour emprunter le pâle chemin de la normalité, écœuré de ce monde et dégoûté de moi-même. Oui ! Je dois me résigner la mort dans l’âme, à courber l’échine et à rentrer dans le rang. Me résoudre à l’obéissance et au respect des lois absurdes de ce monde qui détruisent et soumettent ma vie – et je crois, la Vie même – sous sa botte stupide, en forçant tous ceux, comme moi, qui s’y soumettent en renonçant à eux-mêmes. Et si tu savais comme je m’en veux aujourd’hui de cette lâcheté, de ce manque de courage, de cette inaptitude à choisir ma vie, de cette incapacité à assumer mes choix et à suivre mes aspirations les plus profondes. Comme si un petit je ne sais quoi de lâche n’avait de cesse de me ramener à l’insidieuse normalité du collectif. Oui, mon cher I., je bute sur le moindre regard inquisiteur de ce monde, effrayé de révéler l’image de ma différence, paralysé d’être relégué au rang des ratés, incapable d’assumer ma préférence, ma différence, mon existence - mon existence que je place pourtant au-dessus de tout - mais qui n’est rien puisque je ne m’y consacre guère que dans l’ombre. Je t’en prie, écris-moi. Sauve-moi de ce naufrage !                      

 C.

 

 

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Maldestre, le 15 octobre

Cher I.

J’attends toujours en vain. Que fais-tu ? Je t’en prie, écris-moi vite ! Sans toi, ma vie continue d’être happée dans la course terrifiante du temps... Chaque jour, je suis trop occupé à vivre ! Trop préoccupé par cet impérieux désir de réussir ce vivre pour prendre véritablement le temps (et la peine) d’exister. Oh ! Mon cher I., je me sens si absorbé par cette ronde infernale du temps à laquelle me livre ce drôle de jeu du monde. J’éprouve la désagréable impression de me laisser sournoisement aspiré dans ce tourbillon où mon regard perd chaque jour de son innocence et de sa pureté. Sans toi, j’ai le sentiment qu’il ne me sera jamais donné de comprendre. Sans toi, je n’ai plus ni recul, ni distance nécessaire pour m’extraire de ce piège dans lequel je me suis moi-même jeté. Sans toi, je n’ai en tête que l’efficacité et mon pauvre désir de réussir cet odieux retour au monde. Sans toi, je suis comme un aveugle qui ne peut voir ni le ciel, ni le monde, ni la vie, ni le temps qui file, ni l’absurdité de cette quête destructrice dans laquelle je m’enlise aujourd’hui. Sans toi, je suis aveugle de tout. Sans toi, je n’obéis qu’aux seules œillères de l’absurde réussite sociale. Je t’en prie, mon cher I., écris-moi et aide-moi à comprendre… Et dis-moi pourquoi me sens-je ainsi contraint de rejoindre cette course folle du monde ? Oh, mon cher I., je crois que cet engagement est en train de me faire sombrer dans la folie ! Et toi seul peux m’aider à comprendre cette déraison furieuse, cette folle obsession qui m’a contraint à quitter l’univers que j’aimais tant. Tu vois, je ne cesse de ressasser ce choix qui me semble une erreur terrifiante et une incontournable nécessité. N’est-ce pas là d’ailleurs, mon cher I., la difficulté essentielle de ce retour au monde ? Ce sentiment de commettre à la fois une immense erreur et de répondre à une incontournable nécessité. Certains jours, vois-tu, j’éprouve le sentiment de monter sur un bûcher sans y avoir été invité. Je ne sais quelle puissance me pousse vers ce chemin sans avoir ni la force ni le courage de m’y opposer. Tu dois penser que je fais preuve d’une bien médiocre volonté, n’est-ce pas ? Mais que faire ? Ce retour au monde a anéanti toutes mes forces. Et je n’éprouve plus même aujourd’hui le désir de me rebeller. Je me contente à présent de suivre ce mauvais chemin, en traînant les pieds, il est vrai, un peu plus chaque jour. Mais en dépit de cette assiduité, je ne comprends toujours pas cet acharnement à revenir au monde. Parce qu’il s’agit bien d’un acharnement, n’est-ce pas ? Serait-ce alors, comme tu le disais jadis, ma fierté et mon besoin de reconnaissance qui m’incitent à poursuivre cette voie pitoyable ? Oui, peut-être avais-tu raison… Une fois de plus, tu avais vu juste. Mais tu ne m’empêcheras pas de penser, mon cher I., que ce monde qui oblige au sacrifice de soi est bien cruel. Oh oui ! Je sais ! Inutile de me le rappeler ! Je ne suis ni un martyr ni une victime ! Et le mal qui est mien est bien insignifiant au regard des malheurs du monde ! Ce n’est qu’une immense petite souffrance qui me ronge et me détruit un peu plus chaque jour. A bientôt de te lire.

C.

 

 

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Maldestre, le 19 octobre

Cher I.,

Comme chaque soir, après la fébrilité de la journée, je reprends ma place devant la fenêtre pour t’écrire et déverser l’angoisse et la tension accumulées au cours de ces heures terribles passées dans le monde. Oui, mon cher I., je m’évertue chaque soir à évacuer cette hargne agressive qui m’étouffe. Mais je ne suis plus en mesure d’écrire la stupidité de ce monde. Et comment le pourrais-je ? Il n’y a que ma stupide agitation que je puisse regarder (j’ai le sentiment que mon regard d’autrefois - si sardonique - s’est peu à peu dilué dans l’agitation que je lui impose). Et j’ai beau essayé de regarder le monde, j’ai beau essayé de l’écrire, je n’y parviens plus. J’ai le sentiment que mon regard s’est obscurci. Mes yeux, sans doute trop absorbés par l’action, n’ont plus l’acuité que je leur connaissais. Ils ne réussissent plus à voir l’horizon que je leur promettais. Ils ne savent plus voir la stupidité de ce monde. Ils ne peuvent qu’observer la mienne, cette ineffable stupidité dans laquelle je m’empêtre, cette terrifiante horreur dans laquelle je ne cesse de m’enliser. Comment mes yeux pourraient-ils voir autre chose ? Hein ? Mon cher I., dis-le moi ! Comment le pourraient-ils ? Je n’ai de cesse de les obscurcir. Et je les vois chaque jour pleurer ma stupidité qui cache celle du monde. Ah ! Comme je les comprends, mes chers yeux. Tu sais, en prenant la plume chaque soir, c’est à eux que je m’adresse. C’est à eux que j’écris, que je livre ce tourbillon de mots incohérents. Pour leur dire mon affliction, mon affection, leur dire qu’en dépit de ces jours d’absence, c’est à eux que je pense. Ah ! Mes chers yeux ! S’ils pouvaient connaître ma honte ! Braves yeux qui ont su me donner ce regard si distant du monde et que je trahis un peu plus chaque jour… Crois-moi, mon cher I., bientôt viendra le jour où je saurais leur redonner la vue ! Qu’ils prennent patience, mes chers yeux ! Et bientôt, nous nous retrouverons, plus caustiques que jamais, et ensemble nous repeindrons le monde de tout le noir qu’il mérite. Crois-moi, mon cher I., ensemble, nous le recouvrerons de tous les maux qu’il nous aura causés. Oui, mon cher I. ! Nous nous vengerons, sois-en sûr !

C.

 

  

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Maldestre, le 23 octobre

Cher I.,

Depuis quelques jours, ma déperdition semble plus lente. Est-ce une simple impression ou une réalité plus tangible ? Je l’ignore. Chaque jour pourtant, je continue de m’agiter, mais avec plus de lenteur et moins d’angoisse. Il me semble aussi accorder davantage de temps et d’importance à l’essentiel de ma vie passée. Grâce à ces lettres que je t’adresse, sûrement. Oh, bien sûr ! Je n’ai pas encore retrouvé l’équilibre et l’harmonie d’autrefois, mais j’ai le sentiment de m’en approcher un peu plus chaque jour. Je navigue encore entre les doutes et les incertitudes, mais avec une sérénité nouvelle et encore bien fragile…

 

Mais en dépit de cet équilibre, je n’en continue pas moins de m’interroger sur cet étrange retour au monde. Ce retour s’est déroulé si brusquement (si brutalement même) que j’ai le sentiment qu’il a soudainement jailli, poussé par une mystérieuse, profonde et inconsciente maturation venue à terme. Voilà mon sentiment aujourd’hui ! Sentiment encore nébuleux mais qui a le mérite de me révéler un nouveau paradoxe. Pourquoi en effet, ai-je ressenti ce brusque engouement pour un domaine que j’ai toujours exécré (dénicher en ce monde une activité rémunératrice, ou comme on le dit plus trivialement, gagner sa vie) ? Etait-ce là une répugnance superficielle ? Une fausse image de moi trop longtemps enfouie ? Je l’ignore. Voilà en tout cas une nouvelle contradiction qu’il me faudra bientôt assumer (j’en ai bien peur). Encore me faudrait-il (pour que je puisse sérieusement m’y pencher) retrouver l’équilibre perdu (dont je te parlais plus haut) qui m’aiderait sans aucun doute à concilier ce qui me semble aujourd’hui encore inconciliable. En attendant, je sais qu’il me faudra patienter. Je pense bien à toi. En espérant te lire bientôt. Affectueuses pensées.

C.

 

 

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Maldestre, le 25 octobre

Cher I.,

Oh ! Mon ami ! C’est affreux ! Aujourd’hui, ma course effrénée a repris. Et ce soir, j’en désespère. Ces quelques heures passées dans le brouhaha citadin m’ont convaincu de la folie de ce retour au monde. Courir après mon propre délire, voilà une chose bien désespérante, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que je n’avais dû me résoudre à un tel égarement de la pensée, obsédé à poursuivre le but affligeant que je m’étais astreint pour cette sortie citadine : achever les fastidieuses démarches liées à mon retour au monde. J’ai passé la journée à courir dans cette ville inconnue. J’ai marché tout le jour, d’un pas mécanique sans pouvoir, hélas, m’extasier de l’imbécillité alentour. Il m’aurait pourtant suffit de la recueillir – cette imbécillité – (et à pleines mains encore) et aussitôt rentré, j’aurais pu en recouvrir la page blanche (et sans le moindre effort, crois-le bien). Mais comment aurais-je pu la voir, cette imbécillité ? J’étais bien trop empêtré avec la mienne pour pouvoir mettre celle du monde dans ma besace. Figure-toi que je n’ai eu qu’une seule obsession aujourd’hui : me défaire au plus vite de toutes ces stupides obligations. Aller ici, me rendre là, entreprendre telle démarche, achever telle autre, mille affaires à régler. Ah ! Comme je regrette que tu n’es pu m’accompagner aujourd’hui ! Ta présence aurait été d’un grand secours. Sans doute m’aurais-tu ordonné sur le champ de mettre fin à cette mascarade. Stop ! Stop, malheureux ! m’aurais-tu sans doute ordonner. Où cours-tu ainsi d’un pas rapide et imbécile ? Pourquoi ne prends-tu pas le temps ? As-tu oublié les plaisirs de la flânerie ? Comment peux-tu marcher ainsi sans regarder alentour ? Mais non ! Tu n’étais pas à mes côtés aujourd’hui, mon cher I. ! Et comme je le regrette… Comme j’aurais aimé que tu me mettes en garde contre ma bêtise ! Mais ton absence m’a imposé de poursuivre tout le jour cette course effrénée. Comme si ton absence m’avait confisqué (plus encore) ce regard qui prend tant de plaisir à dépeindre ce monde si plein d’incongruités, de folie et de désespérance. Comme si ton absence avait obscurci (plus encore) mon regard en le teintant de cette transparence indifférente, en m’exhortant de suivre imbécilement la médiocrité de mon cerveau efficace et calculateur, en m’entraînant dans la furieuse déraison des gens trop occupés. Mais avais-je le choix ? Non ! Mon cher I. ! Je n’ai pas eu ce privilège ! Aujourd’hui, je n’ai pu regarder ni la vie ni le monde. Trop affairé à me dépêtrer avec eux, trop occupé à courir comme un imbécile parmi les imbéciles, à poursuivre mes stupides chimères, la tête baissée, les yeux et le cœur fermés, à me débattre comme un forcené dans la tiède mélasse de la normalité. Oh ! Quel pauvre garçon suis-je sans toi, mon cher I. ! Je t’en prie ! Donne-moi vite de tes nouvelles ! 

 C.

 

 

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Maldestre, le 26 octobre

Cher I.,

Hier, après avoir terminé ta lettre, je me suis couché au bord du désespoir. Et ce matin, c’est le dégoût et l’angoisse qui m’ont réveillé. Je me suis levé avec un profond sentiment d’écœurement. Se lever a été, je t’assure, cauchemardesque. Puis lentement mes ignobles activités m’ont tiré de ce coma. Je m’y suis consacré tout le jour en traînant ma carcasse et mon apathie, l’esprit totalement absorbé par ces vaines occupations. Et seule, la tension nerveuse, je crois, me fait encore tenir debout ce soir. A l’intérieur, je me sens si vide, presque mort. Et pourtant, je n’en continue pas moins d’avancer chaque jour, cahin-caha sur cet étrange sentier qui m’éloigne de moi-même sans véritablement me rapprocher du monde. J’ignore si je tiendrais longtemps encore. Ces derniers jours, mon courage et mon endurance (bien médiocres, t’en souviens-tu) ont été rudement mis à l’épreuve. Et je les sens ce soir au bord de la défaillance. Crois-moi, mon cher I., cette course folle me désespère et m’épuise! Si tu savais comme ce retour au monde me ronge… je ne suis plus aujourd’hui que l’ombre de moi-même. Je dois avoir l’air d’un fantôme sans vie qui court dans la nuit après ses rêves illusoires. Je ne suis plus qu’un ersatz de ce que j’étais et qui en oublie jusqu’à l’essentiel en poursuivant jusqu’à l’épuisement cette obsession désespérée. Crois-moi, mon cher I., cet absurde retour au monde est un chemin bien pathétique ! Ecris-moi vite, je t’en prie. Ton ami.

C.

 

                       

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Maldestre, le 29 octobre

Cher I.,

Depuis quelques jours, et malgré ton silence, je m’accoutume étrangement à l’idée de retrouver le monde. Bien sûr, j’ai conscience qu’il ne s’agit là que d’une accoutumance contrainte (et peut-être factice). Mais, vois-tu, je me surprends ces derniers temps à penser aux menus avantages de rejoindre ainsi la masse du troupeau. Ces aspects positifs me sont apparus, je te rassure, bien involontairement, inconsciemment peut-être. Il m’a été permis d’y songer, je crois, grâce au nouvel équilibre qui s’est installé dans ma vie (et que j’évoquais dans une précédente lettre). Cet équilibre demeure aujourd’hui encore fragile et bancal, mais grâce à lui, je retrouve cette pluralité à laquelle j’aspirais tant et qui peu à peu reprend sa place dans ma vie. Ainsi, depuis quelques jours, je parviens à consacrer quelques heures à l’écriture et à quelques autres activités que j’avais dû me résoudre à abandonner ces derniers temps. Quelques heures volées à mon retour au monde en quelque sorte ! Ah ! Si tu pouvais connaître ma joie de retrouver cette part de moi-même que j’imaginais à jamais perdue, réduite à néant par cette frénésie débridée que m’imposait cette impérieuse nécessité de gagner ma vie. Tu dois penser que je me console bien médiocrement. Peut-être as-tu raison…

 

Mais sache, mon cher I., qu’en dépit de ce laborieux retour à un semblant de pluralité, je n’en éprouve pas moins un fort ressentiment à l’égard de la vie. A l’égard de cette vie artificielle et obligée à laquelle le monde nous contraint. Loin de moi pourtant l’idée de lui imputer tous mes déboires et toute ma rancœur. Dans cette histoire, je crains d’être mon propre bourreau et jamais, je crois, je n’ai nié ma part de responsabilité. Mon caractère profondément angoissé et la frénésie désespérée avec laquelle je me jette sur toute chose n’y sont, je crois, pas étrangers. Toi, qui me connaîs mieux que quiconque, tu n’es pas sans savoir l’opiniâtreté laborieuse et quasi obsessionnelle avec laquelle je m’engage dans toute activité. Qu’il soit professionnel ou artistique, chaque nouveau projet, tu le sais bien, n’a de cesse de me hanter, jour et nuit. A tout instant, sa présence m’assaille et me rend fébrile sans me laisser le moindre répit. Moi qui pensais m’être dégagé de cette frénésie furieuse (me félicitant même d’avoir appris une certaine patience), je m’aperçois qu’il n’en est rien. Je suis toujours en proie à cette recherche fébrile de l’accomplissement. Comme si je souhaitais prouver au monde mon existence par ma capacité à remplir (coûte que coûte) mes engagements - en allant au bout de mes choix (quels qu’en soient les sacrifices). J’ignore encore les raisons d’un tel comportement névrotique. Je n’y vois, pour l’instant, qu’un élément supplémentaire de mon indéniable instabilité psychique. Qu’en penses-tu ? Ecris-moi vite. J’ai hâte de te lire. Ton ami.

C.

 

 

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Maldestre, le 3 novembre

Cher I.,

J’ai enfin reçu ta lettre. Je m’aperçois que ton incompréhension est grande. Peut-être me suis-je mal exprimé dans mon dernier courrier ? Laisse-moi donc revenir sur ce qui me semble capital. Il faut que tu me comprennes, mon cher I. ! Il en va, je crois, de l’avenir de notre relation. Tu es si distant ces derniers temps que, je t’en prie, fais cet effort pour me comprendre.

 

Tu n’es pas sans savoir, mon cher I. que la vie a toujours été, à mes yeux, un chemin (chemin de croix et d’ornières) sur lequel chaque jour il me fallait avancer. Et aujourd’hui, je me sens bien désemparé face à cette impérieuse nécessité que je ne comprends plus guère et qui me pèse bien plus qu’autrefois. Cette absence totale de distance à l’égard de la vie (en général) et de la mienne (en particulier), ce manque évident de recul ont fait naître en moi une totale incapacité à la frivolité. Et le ton sérieux et grave avec lequel je m’acharne sur toute chose m’est plus que jamais insupportable. Et c’est là, crois-moi, un véritable handicap à vivre, un obstacle rédhibitoire à la saveur et au plaisir d’être en ce monde. Aussi n’ai-je jamais pu parer mes actes ni mes pensées de la moindre frivolité, ni celle des désespérés ni bien sûr celle des insouciants. Ce sentiment-là m’est, je crois, définitivement inaccessible. Moi qui me suis toujours si désespérément accroché à la recherche du sens de la vie, tu sais bien qu’il m’est impossible de ne pas prendre au sérieux le moindre événement qui y surgit. Comment pourrais-je dès lors avoir le moindre goût pour la frivolité ? Insouciant, jamais je ne parviendrais à l’être. Et désespéré, bien que je le sois si souvent, jamais je ne pourrais me résoudre à revêtir cette frivolité que biens des désespérés adoptent. Car cette frivolité-là, à mes yeux, n’est qu’un pis-aller, une vaine tentative de transcender l’absurdité de l’existence. Et tu sais bien, mon cher I., que je préfèrerais mourir plutôt que renoncer à cette absurde quête de sens. Tu comprendras donc qu’il me soit impossible de me délecter par désespoir des maigres plaisirs que cette vie peut m’offrir. Et je désespère de cette impossibilité. J’espère que cette lettre t’aidera à mieux comprendre. Ton ami.

C.

 

 

_______________________ 

Maldestre, le 7 novembre

Cher I.,

Ces quelques jours de réflexion m’ont été salutaires. J’ai pris une décision que je pense sans appel : je renonce définitivement à mon retour au monde. Est-ce là un choix judicieux ? Je l’ignore. Pourquoi et comment me suis-je décidé ? Je ne saurais davantage te répondre. Peut-être me demanderas-tu alors ce qu’il reste de toute cette stupide frénésie dans laquelle je me suis jeté ? Rien, mon cher I., il n’en reste rien. Quelques pages griffonnées, une succession d’efforts anéantis et l’inébranlable certitude de m’être de nouveau fourvoyé sur un chemin qui n’était pas le mien. Et aujourd’hui, comme autrefois, j’ai le sentiment d’être un vagabond sur le bord de la route qui ne sait où aller et qui préfère, par dépit, s’asseoir sur le bas-côté pour regarder passer ses congénères (pressés) qui poursuivent leur chemin avec opiniâtreté, sûrs de leur destination et confiants dans leur trajectoire. Oui, mon cher I., je crains de n’avoir toujours été qu’un éternel ébaucheur, qu’un éternel faiseur de projets inaboutis qui préfère regarder passer le monde sans se mêler à sa course stupide. Oui ! Crois-moi, mon cher I. ! Chaque pas en cette vie n’aura été pour moi qu’un éternel recommencement. Et le monde n’aura été qu’un dédalle de sentiers labyrinthiques dans lequel je n’aurais cessé de me perdre et qui m’aura toujours ramené à l’endroit même où j’avais commencé mon voyage. N’ai-je pas d’ailleurs toujours été l’infatigable adepte (et le laborieux marcheur) de mes longs et ineptes voyages immobiles ? Tu sais, mon cher I., il m’arrive pourtant de ressentir l’infinité des possibles qu’offre le chemin de la vie. Mais lorsque mon regard embrasse ces horizons ouverts, tous se referment à mon approche. Comme s’ils m’étaient inaccessibles… La distance, tu le sais bien, m’a toujours découragé. Aussi dois-je me contenter de regarder l’horizon, les pieds englués dans la fange de ma velléité paresseuse, en me consolant avec d’hypothétiques projets qui ne verront jamais le jour. Mes rêves, tu le sais aussi, ont toujours été obscurs, et mes idées toujours échafaudées durant la nuit, à ces heures de grâce où tout me semble possible, où mes pensées prennent corps et où mes projets deviennent réels et accessibles. Mais au réveil, ces songes merveilleux ne sont malheureusement plus que ruines, incapables d’affronter la réalité et d’entrer dans l’incontournable lutte avec le réel. Aussi ces songes, restent-ils en moi, découragés, anéantis, écrasés par les efforts qu’il me faudrait déployer pour les faire naître. Pourquoi se recroquevillent-ils ainsi ? Pourquoi ? Est-ce l’incertitude qui m’habite ? Ce doute terrible qui me confine à l’indécision ? Oui. Peut-être… peut-être n’est-ce après tout qu’un manque de confiance en la vie ? Oui, voilà sûrement l’origine de cette indécision : mon manque de foi en la vie. En définitive, peut-être ne crois-je en rien ; ni en la vie, ni en moi ni en mes idées. Je n’ai d’ailleurs en cette vie aucun espoir. Et c’est-là un lourd handicap pour s’investir dans un projet, se consacrer à une « œuvre » ou mener à terme quelque activité ! Comment veux-tu dès lors, mon cher I., qu’aboutisse la moindre de mes entreprises ? Je n’ai rien à prouver, ni à moi-même ni au monde. Je ne souhaite ni briller, ni réussir. Je n’obéis le plus souvent qu’à mon bon vouloir, par plaisir ou par nécessité. Et je n’aspire surtout qu’à vivre en paix avec moi-même. Oui, je crois que ma vraie motivation est là : vivre en paix avec moi-même. Et dans mes jours fastes, c’est cette aspiration qui donne un sens à ma vie et à l’œuvre que je tente d’accomplir. Et dans mes jours sombres (autrement dit la plupart du temps), cette aspiration même disparaît. Je n’éprouve plus alors ni plaisir ni nécessité à vivre et à poursuivre mes travaux. Ne me reste plus qu’un sentiment d’absurdité à l’égard de tout. Aussi dois-je me contenter de regarder avec envie et ironie ce monde qui s’agite en frétillant bêtement autour de moi. Cher I., ne m’écris plus. Je quitte Maldestre ce soir même. Adieu. Ton ami.

C.

 

 

Histoire d’une chute

Tu te dis hanté par l’idée qu’un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à ta vie et tu souffres de n’avoir pas révélé ce sens ni rempli cette tâche.

H. Hesse. Lettre à un jeune poète

 

Ces phrases sont extraites d’un carnet qui gisait au bas d’une falaise, à quelques mètres du corps nu d’un garçon d’une trentaine d’année. L’enquête a conclu à un suicide. Je ne saurais vous en dire davantage sur l’auteur de ces lignes. 

 

Ne rien dire, ne rien faire. Etre là… simplement. Présent. Vivant. Ecouter le silence. Entendre la joie et recueillir la tristesse. Et oublier les bruits du monde comme l’on oublierait un souci de l’âme pour enfin pénétrer le cœur de la vie.

 

J’ai toujours détesté les hommes. Du plus loin qu’il me souvienne… leur vie m’a toujours semblé sans intérêt ni consistance. Tous tentent de la remplir en courant après quelques rêves dérisoires : qui d’une reconnaissance, qui d’un succès, qui d’un plaisir, en quête perpétuelle de petits riens dont la réussite semble étonnamment les contenter.

 

J’avais décidé aujourd’hui d’aller faire quelques achats en ville - quelques broutilles sans importance. Mais la marée humaine m’a surpris au cœur du monde et les vagues des chalands ont chaviré mes désirs. J’ai dû regagner la berge, comme un pêcheur bredouille, trop effrayé d’avoir à affronter la furie de l’océan.

 

Se priver de la richesse d’être pour se contenter du bonheur de posséder. Posséder le monde – hommes et choses – comme la preuve de notre implénitude.

 

Autour de vous, le monde avance comme une énorme machine à broyer les hommes, insignifiants et dérisoires maillons qui alimentent les rouages de celle qui, un jour, finira par les écraser. 

 

Je me suis toujours rangé du côté des médiocres et des ratés. Comme si la réussite me semblait trop inaccessible parce que vaine et sans attrait. 

 

Qu’est-ce que réussir ? Serait-ce contempler son image dans les yeux des autres où ne brillent trop souvent, à travers votre reflet, que l’envie, la jalousie et la haine de ce qu’ils n’ont pas encore réussi à avoir, à être ou à devenir ?

 

Partout où vous passez, vous ne laissez derrière vous que de minces traînées de poussière, d’infimes traces de rien. Quoi que vous fassiez et où que vous alliez. Sur les chemins du monde comme dans le cœur des hommes.

  

L’ennui finit toujours par entrer dans les âmes solitaires et figées, en quête perpétuelle de mouvement. L’ennui s’immisce toujours dans l’immobilité de nos jours, au plus calme de notre vie.

 

Ô Homme ! Fuyez l’ennui ! Fuyez cette plaie du cœur, cette meurtrissure de l’âme ! Jetez donc les pelures du temps ! Et avancez avec lenteur en regardant le cœur palpitant de la vie pour apprécier chaque instant comme le plus inestimable présent.

           

Comment s’extirper des geôles de l’existence ? Comment échapper au cachot du réel ? En occupant ses jours, chaque heure du jour, chaque jour de la semaine, chaque semaine du mois, chaque mois de l’année, chaque année de sa vie. Et ces mots qui résonnent comment un martèlement immuable.

 

La vie n’est qu’une longue pénitence, enfermés dans les murs du temps. 

 

Une vie sans histoire, lisse d’évènements. Ou si peu qu’ils emplissent mal vos années. La douce tiédeur du couple, le bonheur tranquille du foyer. Embarqué comme un forçat sur la galère des conventions avec à bord la routine et l’ennui, capitaine et second de ce bâtiment fantôme, nourri au pain du sacrifice dans la gamelle du devoir et du travail, enchaîné aux règles de la vie sociale. Tant d’années au cœur de l’immobile tempête à mâcher, à ruminer le bouillon de rébellion qui chaque jour vous brûle la bouche.

 

Je suis le mauvais acteur d’un mauvais film, incapable (pourtant) de refuser la maigre solde qui lui est promise.

 

Que fait l’homme seul face au monde ? Et que fait-il seul face à lui-même ?

 

Et si la vie n’était qu’une traversée, qu’une longue marche vers soi, avec ses étapes, ses découragements, ses fatigues, ses joies et ses découvertes.

 

Le ciel bas chargé de nuages m’invite au recroquevillement. Depuis 4 jours, cette pluie ininterrompue me confine à cette morose intériorité.

 

Seul dans ce petit appartement, assis à la table du salon, mon regard se promène sur le paysage familier, mille fois entrevu. Derrière la vitre, j’aperçois les toits d’ardoise grise égayés par quelques grands arbres. Au fond, l’église, lourde, massive vient compléter la grisaille du tableau.

 

Un visage endormi sur un oreiller, un livre posé sur une étagère, une tasse à café sur un coin de table. Touches du quotidien à élever en art pour y faire ressurgir le noble de la vie.

 

Des petits riens… une soirée à deviser autour d’un verre, à épancher son désir, à éponger sa souffrance dans la présence de l’autre, pleine, entière, disponible. Jamais vous n’auriez imaginé découvrir ce refuge d’Amour

 

Un jour, l’horreur vous éclate à la gueule, comme une bombe sournoise qui ne meurtrit qu’à l’intérieur. Au dedans, la blessure a tout détruit. Les certitudes, la paix et l’espoir. Rien. Il ne reste plus rien, excepté l’horreur, l’indifférence et l’hypocrisie. Oui ! L’horreur, l’indifférence et l’hypocrisie, comme partout où déferlent la cruauté et l’ignominie des hommes, comme partout où triomphe l’égoïsme – et ils triomphent partout – sur l’entière surface du monde comme dans le cœur de chacun.

 

Vous pensiez connaître l’horreur pour l’avoir déjà aperçu, de près ou de loin, dans la rue ou dans le poste de télévision. Mais aujourd’hui, l’horreur vous a directement touché, au plus proche, au plus profond. Et à présent, votre cœur saigne d’un sang épais et noir, désespéré d’être si profondément blessé.

 

Seul dans ce monde solitaire à s’agiter dans la vaine agitation des hommes.

 

De nouveau, ce sentiment de flottement, cette impression de glisser hors de la vie, cette sensation d’égarement de vous-même.

 

Le mal de vivre comme plaie incurable. La mort même, je crois, ne saurait me délivrer de cette blessure.

  

Ecrire comme exercice nécessaire à la poursuite des jours. Ecrire comme acte de survie. Ecrire la vie comme une traînée de poussière sur notre passé.

 

Ecrire comme nécessité absolue, comme nécessité fondamentale. Ecrire pour alléger le fardeau de vivre. Ecrire chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte trivial et quotidien. Ecrire chaque jour vécu comme une œuvre unique.

 

La souffrance est mère de l’écriture et l’écriture l’amer de la souffrance.

 

Chaque jour, la vie épuise mon espoir. Et ne me restera bientôt plus que le jus amer de la désespérance.

 

2 heures du matin. Un bain d’eau chaude et parfumée. L’endroit le plus exquis que je connaisse, loin de la tourmente du monde et des tempêtes de l’existence. Havre de paix pour un cœur agité, au bord du chavirement.

 

L’espoir de rejoindre la vie retirée. Délaisser le fardeau du quotidien. Retrouver la joie de l’écriture et les flâneries dans la campagne alentour. Mon existence entière n’aspire qu’à la quiétude de ces heures tranquilles.

 

2 jours d’hôpital ; étrange parenthèse de vie. Au cœur des hommes et de leurs vérités insondables. Au cœur des hommes sans masque, blessés dans leur chair ou à l’âme défigurée. Au cœur des hommes nus confrontés à l’essentiel.

 

Parfois, je me surprends à écrire des mots blessés et fragiles. Je les écris d’une écriture amorphe et léthargique, presque sans vie comme s’ils coulaient malgré moi.

 

Aujourd’hui, rien de grave. Une journée ordinaire, seul dans le bruit du monde. Le brouhaha de la rue me donne le sentiment d’être un détenu enfermé dans sa cellule, livré aux bruits des autres dont la présence l’empêche de se pencher sur sa propre souffrance. 

 

La désespérance d’attendre. Une vie entière à attendre... Et ce temps qui passe me désespère... Mais qu’attendons-nous en cette vie, sinon la joie, sinon l’impossible bonheur de vivre ? Cette vie est décidément sans espoir. Elle nous exhorte d’espérer. Et nous, pauvres hommes, avons l’inconscience de la croire et la folie de soumettre nos vies à cette vaine espérance…

 

Lorsque l’indifférence tient lieu de langage, il ne faut guère espérer une éclaircie de l’amour. A défaut de vous réconforter, cette indifférence est en mesure de vous aider en vous livrant à vous-même.

 

Je me déteste. Mais pour rien au monde, croyez-le, j’aimerais être un autre.

 

Je suis sans doute aussi médiocre que la plupart de ceux qui m’entourent. Peut-être en ai-je simplement plus intimement conscience ?

 

Hommes ! Déshabillez-vous ! Ôtez vos vêtements ! Jetez vos parures ! Et faîtes l’inventaire ! Que vous reste-t-il à présent ? Rien… excepté votre nudité et le sentiment de votre insignifiance. Cet exercice vous aura au moins appris la lucidité…

 

Lucide ? Oui, peut-être… mais seul et misérable. Jusqu’à la fin…

 

 

Rapports, notes et autres anecdotes

Quand Dieu te jugera, il ne te demandera pas : « As-tu été un Hodler, un Picasso, un Pestalozzi, un Gotthelf ?» Il te demandera en revanche : « As-tu été et es-tu réellement celui en vue duquel tu as hérité certaines dispositions ? » Questionné de la sorte, aucun homme n’évoquera sans honte et sans effroi son existence et ses errements ; tout au plus pourra-t-il répondre : « Non, je n’ai pas été cet homme, mais je me suis du moins efforcé de le devenir dans la mesure de mes forces. » Et s’il peut le dire sincèrement, il sera alors justifié et sortira vainqueur de l’épreuve.

 H. Hesse, Lettre à un jeune artiste

 

Mon unique activité ici-bas consiste à me promener dans le vaste monde et à observer ceux que le hasard me fait rencontrer. Sur eux, je prends des notes et rédige des rapports. Voilà mon travail… enfin… voilà plutôt (à dire vrai) le travail auquel m’astreint mon commanditaire (qui tient – précisons-le – à l’anonymat). Oui ! Il m’astreint quotidiennement à cette étrange tâche. Et tant qu’il ne m’aura pas ordonné d’y mettre fin, j’y serais contraint. Mais n’allez surtout pas imaginer que j’aille me plaindre de cette activité (et si d’aventure, cela m’arrivait, que Dieu m’en préserve !).

 

Je crois - à la vérité - que ce travail obéit à  une certaine logique… logique de pénitence où il me faut bien aujourd’hui tenter de comprendre, d’aimer et d’aider les hommes (ces pauvres hommes que j’ai toujours détestés). Oui ! Comme s’il me fallait, après ces longues années de misanthropie, vivre une période de purgatoire indéfinie. Et qu’importe ! Que j’y sois astreint pour l’Eternité, sachez que je m’y emploierais de toute mon âme… Et à vrai dire, ce travail ne m’est pas désagréable ! Je suis libre de l’exercer comme bon me semble sur l’entière surface du monde. Et croyez-le, le travail ne manque pas… les hommes ont l’air si malheureux sur cette terre…

 

 

- Rapport n° 10 951 -

Objet : ma rencontre avec M.

M. est un jeune homme un peu déboussolé (sans doute un peu perdu d’être en vie). Je l’ai rencontré par hasard dans un square. Il était assis sur un banc, perdu dans ses pensées. Je me suis assis à ses côtés. Et après quelques instants (de grand silence), il m’a raconté les derniers évènements de sa vie (en posant parfois sur moi ses grands yeux hagards).

 

M. m’apprit ainsi qu’il se consacrait depuis quelques semaines à ce qui lui a toujours semblé essentiel : ses travaux artistico-expressifs. Ainsi passe-t-il aujourd’hui la plupart de ses journées à sa table de travail, dessinant, coloriant, collant, imaginant, créant, écrivant. Bref, depuis quelques temps, M. vit à sa guise, loin de l’angoisse qui, il y a peu encore, l’étreignait. Ces dernières semaines, M. est pour ainsi dire presque toujours enjoué et d’humeur joyeuse. Et malgré les incessantes pensées pour ses travaux, M. est d’un calme extraordinaire. Et c’est là (m’a-t-il dit) une véritable métamorphose. Aujourd’hui, M. se sent tout bonnement heureux. Il se sent, je le cite : « …comme un touriste dilettante qui passe ses journées à écrire sur une immense carte postale les joies et les bienfaits de sa villégiature en notant à grands renforts de détails quelques anecdotes sur les paysages traversés au cours de son voyage ».

 

Et cette perception nouvelle (et somme toute estivale) de l’existence lui offre un éclairage absolument lumineux sur sa vie. Ces derniers temps, tout lui semble d’ailleurs merveilleux et digne d’intérêt (oui ! L’existence même lui semble extraordinaire). Bien sûr, ses travaux artistico-expressifs nécessitent beaucoup de travail. Mais M. ne s’en plaint pas. Bien au contraire. M. a toujours aimé l’art. C’est donc avec un grand plaisir que M. offre aujourd’hui à sa vie cette nouvelle perspective. Je crois même que c’est là un présent qu’il s’accorde avec bonheur, comme la tardive récompense à toutes ces tergiversations passées (car sachez que M. a longtemps hésité, et hésite encore, je crois, à s’engager véritablement sur cette voie… mais n’ayez crainte ! Nous aurons l’occasion d’y revenir…)

 

Je serais pourtant malhonnête de ne pas mentionner ici deux ombres qui viennent ternir ce bonheur immaculé (si je puis me permettre cette expression…). En premier lieu, il semblerait que M. se sente coupable de s’engager sur cette voie artistique. En second lieu, M. éprouverait aussi quelques craintes quant à son avenir. Et si vous le permettez, je prendrais la peine de développer ces deux points afin que vous compreniez sa situation et soyez à même (le cas échéant) de l’aider. 

 

Aujourd’hui, M. se sent en effet coupable de ne pas emprunter une voie plus conventionnelle (d’aucuns diraient plus classique). L’absence de statut social, de travail (au sens où on l’entend si ordinairement) et l’absence de revenu liés à cette activité artistico-expressive ne sont pas sans lui poser quelques difficultés, même si, au fond, M. éprouve, je crois, une réelle satisfaction à vivre cette vie d’artiste un peu marginale. J’en profite ici pour vous rappeler que la normalité a toujours laissé à M. un arrière-goût de tristesse et d’amertume. Et au fond, je suis persuadé qu’il se satisfait aujourd’hui d’emprunter cette voie, si éloignée de la plupart de ses contemporains. Mais (car bien sûr, il y a un mais…), M. songe aussi à son entourage, et en particulier à ses parents, qui ne comprendraient pas sa démarche, (si d’aventure, ils l’apprenaient), démarche si éloignée de la vie dont ils avaient rêvé pour leur fils. Ainsi par exemple, pourraient-ils lui reprocher de balayer un peu rapidement ses longues années d’études (qui lui auraient sans doute permis de décrocher un poste honorable dans une quelconque activité salariée) ou lui reprocher aussi, par exemple, de s’engager sur une voie bien peu orthodoxe au risque de sombrer dans une vie précaire et misérable. Et toutes ces pensées nourrissent chez M. une réelle culpabilité. Culpabilité qui vient alimenter l’appréhension de M. quant à son avenir. Avenir qu’il ne peut imaginer que difficile, voire impossible, car M. a conscience que la voie artistique est (je le cite) un chemin abominablement escarpé – chemin dont il ignore pourtant à peu près tout mais qui reste à ses yeux inaccessible. Aussi, en dépit de sa joie immense, M. continue aujourd’hui d’être en proie à une certaine hésitation. Oui ! M., aujourd’hui, hésite encore. Aussi, à ce stade de notre rencontre, il me semble nécessaire (et intéressant) de poser ici deux questions :

 

  1. M. sera-t-il suffisamment résolu à poursuivre ce chemin malgré ses craintes ?

  2. Saura-t-il, s’il s’engage sur cette voie, éviter les pièges et les chausse-trappes qui l’attendent ?

 

A dire vrai, je crains qu’il ne soit encore trop tôt pour répondre à ces deux questions. Je me permettrai simplement d’ajouter à ces notes un petit commentaire personnel.

 

Malgré les craintes qui l’assaillent aujourd’hui, M., ne semble guère songer à son avenir, ni même aux éventuels griefs de sa famille. Je crois qu’il se laisse tout simplement aller aux charmes de la vie d’artiste et qu’il n’aspire aujourd’hui qu’à se laisser emporter par le tourbillon fébrile de la création. Et je ne vois, pour ma part, aucune raison valable à cette hésitation et à cette angoisse maladive. Car que craint M. en définitive ? De ne pas vivre de son art ? De ne pas avoir reçu l’approbation parentale ? De ne pas être reconnu dans cette activité ? Et alors ? Et alors ? Que Diable ! (hum…) Et quand bien même ? N’a-t-il pas fait le seul choix qu’il lui fallait faire, celui dicté par son cœur ? Je me permettrais donc de conclure ce rapport par ces mots : « Je ne vois aujourd’hui aucune raison aux inquiétudes de M. quant à son avenir artistique. »

 

 

- Rapport n° 10 952 -

Objet : ma rencontre avec S.

Depuis mon arrivée en ce monde, j’ai pris l’habitude d’aller me promener chaque jour en fin de soirée, en dehors de la ville, sur la petite route qui mène à L., (histoire de me changer les idées après mes longues journées de travail). Aujourd’hui, j’y ai croisé S. qui promenait ses chiens. Et malgré l’heure tardive, je l’ai abordée (réflexe professionnel oblige peut-être) et nous avons poursuivi ensemble notre promenade, devisant très vite comme les meilleurs amis du monde.

 

S. est une jeune femme solitaire (sans doute un peu sauvage et un peu farouche), une jeune femme d’une grande timidité et d’une grande impudeur, une jeune femme étrange à dire vrai. Aussi n’a-t-elle pas hésité à aborder un sujet qu’il est, je crois, bien rare d’évoquer avec un inconnu. Elle me confia ainsi quelques réflexions personnelles sur un thème étrange ; l’existence probable d’autres réalités. Vous pensez si c’est un sujet qui m’intéresse ! Le hasard (mais en est-ce vraiment un ?) nous réserve parfois de bienheureuses surprises.

 

Ainsi, S. me parla ce soir de ses univers intérieurs (univers intérieurs qui semblent occuper aujourd’hui une très large place dans sa vie). Et très vite, elle a évoqué les trois axes essentiels de ses univers ; la créativité, la métaphysique et la spiritualité. (S. m’a confié que ces univers étaient depuis peu foncièrement nécessaires à son équilibre psychique. Aussi s’astreignait-elle chaque jour à en pousser les portes). En l’écoutant, j’eus le sentiment qu’elle y apprenait moult choses surprenantes. Et alors que nous devisions tranquillement, S. a soudain axé notre conversation d’une bien étrange façon. Elle s’est mise à parler d’un thème dont elle s’étonna elle-même et qu’elle aurait, il y a peu encore (me dit-elle) reçu avec condescendance (sinon avec mépris). Ainsi s’est-elle mise à me parler du pur esprit, pur esprit dont elle me donna la définition, et qui n’était autre, à ses yeux, que l’acceptation (mot à prendre dans son acception la plus large - si j’ose dire) ; l’acceptation de la vie, l’acceptation du monde et celle de son destin. N’est-il pas étonnant, me dit-elle, d’éprouver cette tranquille sérénité lorsqu’au lieu de refuser, de combattre ou d’abdiquer, nous acceptons les choses comme elles nous viennent. Et soucieuse de développer son idée, elle s’est empressée d’évoquer la place de l’homme en ce monde qui se rangeait, à ses yeux - avec trop d’empressement et de présomption - au sommet de la hiérarchie de la Création. Et elle m’étonna carrément lorsqu’elle me dit que l’homme était certainement, au regard de cette définition, la moins évoluée de toutes les créatures. Tu comprends, me dit-elle, selon moi, l’homme se situe au bas de cette pyramide. Après lui, vient l’animal, puis le végétal et enfin le minéral, degré suprême du pur esprit. Ainsi, si nous affirmons que le degré le plus élevé du pur esprit est l’acceptation, il est alors nécessaire, me dit-elle, d’inverser la hiérarchie habituellement établie. Et sans me laisser le temps d’émettre la moindre objection, elle m’a embarqué dans une argumentation qui me laissa sans voix.

 

Le minéral est. Et être le contente entièrement. Le minéral accepte toute situation. Il accepte d’être brisé, d’être façonné ou d’être laissé en état. Le minéral est, et n’éprouve nul besoin, ni matériel, ni physiologique, ni psychologique, ni intellectuel ou affectif (je constatais qu’il n’y avait en effet aucun besoin chez les minéraux). Le minéral est, me dit-elle,et n’éprouve aucune nécessité de revendiquer sa différence (je me permis d’ajouter, en mon for intérieur, que chaque caillou était en effet par essence matériellement différent). Et elle s’empressa d’ajouter que le minéral ne manifestait aucune sorte d’agressivité, qu’il n’avait nul besoin de conquête (et force était de reconnaître la véracité des propos de S. ; il n’y avait en effet ni guerre, ni instinct de survie chez les cailloux). D’ailleurs, le minéral, me dit-elle, n’éprouve aucun besoin d’exprimer (Oui ! Une fois de plus, S. avait raison, il ne semblait pas y avoir davantage de langage chez les cailloux !). Le minéral est et accepte d’être dans son acception la plus large.

 

Mais non contente de m’avoir persuadé, S. a continué ses explications, évoquant le végétal, qui était, lui aussi, sans conteste mais qui devait néanmoins satisfaire quelques besoins élémentaires d’ordre biologique. Ainsi le végétal avait-il besoin - pour vivre et se développer -  d’eau, de lumière et de divers autres nutriments et qu’il devait lutter pour sa survie au détriment d’autres espèces. Je comprenais alors que plus on s’éloignait du règne minéral, plus les besoins devenaient multiples et importants. Mais je me suis bien gardé de l’interrompre lorsque, sur sa lancée, S. a abordé les animaux, qui, outre leurs besoins physiologiques, passaient leurs temps à éprouver, à exprimer et à combattre. A cet instant (et comme pour anticiper la suite de son raisonnement), je lui fis remarquer qu’en dépit de son instinct de préservation, l’animal savait néanmoins accepter son sort avec une bien plus grande facilité que la plupart des hommes). Oh ! Qu’avais-je dit là ! S. s’est aussitôt engouffrée dans la brèche en évoquant ce qui était, à ses yeux, l’espèce la plus grossière de la Création. Oui, me dit-elle, parlons de l’homme, cette pitoyable créature qui éprouve mille besoins organiques et psychiques ! Et elle se mit à fustiger le progrès qui, au cours de l’histoire de l’humanité, n’avait eu d’autres desseins que de répondre à l’infinité de ces besoins. L’homme avait toujours éprouvé mille besoins, celui de revendiquer, de prouver, de montrer, d’affirmer… Et elle multiplia les exemples, évoquant les guerres et les massacres qui n’avaient jamais cours au sein des autres espèces. Besoin de comprendre. Et elle évoqua les religions, la métaphysique, la spiritualité, preuves irréfutables, à ses yeux, de cet indéniable besoin de comprendre. L’homme n’avait-il pas d’ailleurs à cette fin crée un langage complexe, signe irréfutable de cette nécessité d’exprimer son ignorance et sa souffrance, son besoin de partager et de s’assurer que les autres hommes souffraient eux aussi ?

 

Voilà le genre de propos que me tint S. ce soir. Mais je n’en appris pas davantage sur son étrange théorie du pur esprit. Notre discussion s’est achevée comme elle avait commencé, de façon plutôt impromptue. Et lorsque la nuit est tombée, S. s’est tout bonnement arrêtée de parler. Elle a sifflé ses chiens et a repris le chemin du retour. Voilà. Elle m’a quitté sur ces dernières paroles, qui me laissèrent, je dois l’avouer, bien perplexe. Mais peut-être (après tout) avait-elle ouvert là un pan de vérité, complètement délirant de prime abord, mais peut-être possible, peut-être imaginable. Dieu seul (si j’ose dire) doit le savoir…  

 

 

- Rapport n° 10 953 -

Objet : ma rencontre avec J.

Au cours de mes pérégrinations en ce monde, je déambule souvent parmi la foule. C’est là l’occasion de rencontrer toutes sortes de personnages. Et en dépit de ma sainte horreur du monde (que Dieu me pardonne !), je m’astreins presque quotidiennement à fréquenter les lieux les plus animés que l’on me donne à visiter. Mais comme tout bain de foule demeure une épreuve redoutable (on ne se débarrasse pas ainsi de tant d’années de misanthropie, n’est-ce pas ?), il m’arrive très fréquemment (je dois le confesser ici) de me poster un peu à l’écart pour contempler cette tourbillonnante agitation sans y être véritablement mêlé. J’observe alors cette belle humanité qui autour de moi s’agite, cherchant celui ou celle sur lequel (ou laquelle) il me faudra jeter mon dévolu (professionnel bien entendu).

 

Ainsi, me suis-je arrêté aujourd’hui aux abords d’une petite rue marchande du centre-ville de V.. Autour de moi, la foule, vêtue de façon ostensiblement identique (costume et tailleur bon teint), courait, sac ou mallette à la main, avec cette sorte de regard éteint qui voit sans véritablement regarder. V. est une petite ville tranquillement bourgeoise où transitent de temps à autre quelques mendiants et vagabonds. Cet après-midi, j’ai fait la connaissance de l’un d’eux. Un garçon d’une quarantaine d’années au visage souriant et légèrement marqué par les vicissitudes de cette rude existence de la rue. Installé à la sortie de l’unique supérette de la ville, il ouvrait avec une apparente désinvolture les portes du magasin aux clients indifférents. Avant d’aller à sa rencontre, je l’ai observé avec attention durant deux bonnes heures, notant sur mon carnet mes premières impressions. Avant de relater l’essentiel de notre entretien (car, bien sûr, je l’ai invité à me confier quelques aspects essentiels de sa vie), il me semble nécessaire de vous livrer ici une partie de mes notes (utiles à mon sens à une meilleure compréhension de la personnalité de J.)

 

Extraits de mes notes du 13 décembre au sujet de J.

(…). Malgré sa pauvreté apparente, J. est habillé avec élégance. Posté à l’entrée de la supérette, il ouvre et ferme les portes aux clients du magasin. Il s’adonne à cette activité sans zèle et avec un certain talent (et je dirais même avec tant de talent que cette activité devient passionnante). Je trouve l’attitude de J. particulièrement admirable. Bien des gens n’auraient en effet ni le goût ni la patience d’occuper cet emploi… lui ouvre et ferme simplement les portes avec aisance et naturel. J. pourrait d’ailleurs - me semble-t-il - occuper n’importe quel emploi. Il s’y emploierait (si j’ose dire) avec talent. (…). 

 

(…). J. semble prendre la vie avec une grande légèreté. Il possède - me semble-t-il - cette qualité rare de savoir accueillir tout évènement avec joie et distance. Ainsi, par exemple, malgré l’indifférence des clients, J. les regarde avec amusement. Sans véritable insolence, mais avec cette drôle de lueur ironique qui ne m’a pas échappée. L’indifférence des clients ne semble absolument pas l’émouvoir. Pas plus qu’il n’a l’air de s’inquiéter des rares passants qui lui jettent la pièce. A dire vrai, J. possède une certaine grâce et son attitude est fascinante à plus d’un titre. En définitive, il a l’air plus heureux que la plupart des clients de cette supérette qui arborent une mine triste et renfrognée (et presque éteinte) et dont l’élégance, en dépit de la qualité apparente de leur tenue vestimentaire, ne saurait être comparée à l’élégance naturelle de J…

 

En passant devant lui, J. m’a souri (d’un étrange sourire). Mais il me semble que ce sourire ne  m’était pas destiné. J. semblait plutôt se sourire à lui-même… Après quelques rapides achats (une rame de papier et d’autres menues vétilles nécessaires à la poursuite de mon travail), je l’ai invité à prendre un verre. Il a hésité puis a finalement accepté. Nous sommes allés dans le café qui fait l’angle de la rue, à deux pas de la supérette. On s’est assis en terrasse. Il a commandé une bière et a commencé à me raconter quelques bribes de son histoire.  

 

J. a ainsi commencé par m’avouer que l’existence des hommes avait toujours exercé sur lui une extraordinaire fascination. Ainsi, croyait-il, jusqu’à une date encore récente, que la richesse et l’exaltation emplissaient la vie de chacun. Puis avec le temps, me dit-il, il avait fini par se rendre compte que bien des vies ne recelaient en fait qu’une affligeante et insipide pauvreté. Et il s’est empressé d’ajouter (comme pour s’excuser de tant d’acrimonie) que sa propre vie ne lui semblait ni plus riche ni plus exaltante que celle de ses congénères, mais que son insignifiance lui semblait si évidente qu’il ne pouvait, comme bon nombre d’entre eux, s’en glorifier. J. se laissa aller ensuite à me conter sa jeunesse, ces années solitaires parsemées d’incessants questionnements sur le monde et sur la vie. Il évoqua son inadaptabilité sociale (très tôt ressentie) et très vite perçue par son entourage qui ne put dès lors s’empêcher de le mettre en garde contre les dangers de cette dérive anticonformiste et cette tendance à la marginalité. Mais en dépit de ces incessantes mises en garde, ces questionnements firent bientôt naître chez J. un sentiment de révolte contre les normes et les lois en vigueur. Et loin de se tarir, son sens critique et ses interrogations redoublèrent. A ce propos, il me semble nécessaire ici de préciser que l’attitude de J. à cette époque, n’était nullement provoquée par une quelconque volonté de provocation, mais obéissait à une profonde nécessité de comprendre ce monde (ce monde qu’il ne comprenait pas) et dans lequel il lui faudrait trouver une place. Place, me dit-il, bien difficile à dénicher. Aussi, très tôt, J. se mit en quête (le pas hésitant et le cœur plein d’espoir) de cette place en ce monde. Et après quelques dérisoires aventures et d’autres menues expériences, il s’aperçut qu’aucune place ne lui convenait. Toutes celles qu’il avait occupées lui avaient laissé un étrange sentiment de duperie et de fausseté qu’il le persuada très vite de son incapacité à intégrer une position en ce monde sans renoncer à une certaine honnêteté envers lui-même. Et malgré son inquiétude croissante (à l’idée de ne pas trouver cette place), J. continua, au fil des années, à observer les hommes, étonné de les voir se prêter au grand jeu de la théâtralité, et toujours surpris, en dépit des années, d’assister au même spectacle navrant. J. ne put jamais, quant à lui, se résoudre à entrer dans cette farce, dans ce grand jeu de dupe auquel se livraient si  volontiers ses congénères qui (je le cite) «  s’évertuaient toute leur vie à défendre - à coups de répliques, de mimiques et autres effets de scène - leur place et leur rang dans cette vaste mascarade.»). Ah ! me dit-il en levant son verre, quel besoin avais-je aussi de fourrer mon nez dans la vaste comédie du monde !

 

Et après une longue gorgée, J. a repris le fil de son récit. A ses yeux, l’existence humaine consistait essentiellement (en ce monde) à dénicher un rôle dans cette drôle de comédie. Un rôle noble et valorisant, ou à défaut, un rôle… n’importe lequel… aussi peu gratifiant soit-il. J’ai acquiescé (d’un vigoureux hochement de tête), heureux de m’apercevoir que tous les hommes n’étaient pas dupes de l’immense supercherie à laquelle se livrait le monde. L’enjeu, a continué J., est considérable. Car sans rôle dans la société des hommes, pas de place, et sans place, pas d’existence réelle et reconnue au sein du monde. Aussi, pour échapper à ce sentiment d’inexistence, tous les hommes se voyaient contraints (dès leur plus jeune âge) de convoiter - avec la plus grande âpreté - toute place susceptible de satisfaire leurs attentes. Et pour éviter cette relégation hors du monde, les hommes étaient prêts à tout ; sacrifices, efforts, angoisses, coups bas, mesquinerie, méchanceté, mal être, souffrances qui devenaient très vite les composantes naturelles de leur vie (et que chacun finissait même - tant bien que mal - par accepter). Car aux yeux des hommes, a continué J., ces difficultés et ces épreuves sont préférables au terrifiant sentiment d’inexistence lié à l’absence de rôle en ce monde. Mieux vaut être peu que rien, telle pourrait être, me précisa J., un rien ironique, la devise de l’humanité qui s’échine sans jamais rechigner à progresser dans la hiérarchie du monde. J’ai acquiescé une nouvelle fois, en précisant que le jeu était en effet séduisant pour qui savait user de mesquinerie, d’égoïsme et de méchanceté. Caractéristiques très largement répandues parmi le genre humain, a aussitôt ajouté J. d’un air entendu. Aussi, aujourd’hui, me dit J., je suis satisfait d’avoir choisi cette vie en marge du monde. Elle m’épargne un grand nombre de duperies et de comportements ineptes et malhonnêtes. Car, j’ai la conviction, a-t-il ajouté, que cette lutte acharnée dans le tourbillon dévastateur du monde pourrait bien apparaître futile, voire absurde à tous ceux qui, à l’approche de leur mort, regarderont leur vie avec lucidité. Et lorsque naîtra leur tardive prise de conscience, leur existence se sera déjà bien âprement déroulée. Et je suis persuadé, me dit-il, qu’au crépuscule de leur vie, tous ceux qui auraient pu s’offusquer de mon inaptitude intégrative, pourraient bien reconnaître la sagesse de ceux qui, comme moi, ont toujours refusé d’y participer. Et sur ces sages paroles, J. a conclu notre entretien. Il a terminé son verre, m’a remercié puis a quitté le café pour retrouver sa place devant la supérette. Je suis resté un instant interdit (et je dois dire aussi) très agréablement surpris par l’étonnante lucidité de J., puis, j’ai rangé mon carnet et j’ai quitté les lieux, persuadé que le hasard nous donnerait l’occasion de nous revoir.     

 

 

- Rapport n° 10 954 -

Objet : au sujet de M.

Nous nous sommes revus hier. Dans le même parc. Il était assis sur le même banc, toujours absorbé dans ses pensées. Mais son visage était bien plus triste que lors de notre première rencontre. M. semblait totalement désemparé (je dirais même qu’il semblait au bord du désespoir). 

 

Vous voyez, me dit-il, j’ai fini par y sombrer. Je l’ai regardé sans comprendre. Y sombrer ? ai-je répété. Oui, me dit-il, j’ai fini par toucher cette disgrâce qui m’effrayait tant. Et il s’est brusquement mis à blâmer ses travaux. Et sans prendre la peine de m’expliquer cette surprenante volte-face, il s’est mis à fustiger sa créativité, à qualifier ses œuvres d’offenses à l’art en se reléguant au dernier rang des artistes ratés, le plus raté d’entre les ratés, qui n’avaient, me dit-il, pas plus à exprimer que la masse stupide et laborieuse des non artistes. Je suis resté, un instant, interdit, sans voix. Puis comprenant qu’il me fallait l’aider à sortir au plus vite de cette supposée (et sans doute illégitime) disgrâce, je lui ai demandé ce qu’était, à ses yeux, un artiste (il me semblait en effet qu’en répondant à cette question, M. aurait pu comprendre les raisons pour lesquelles il accordait tant d’importance au rôle de l’artiste en ce monde). Mais au lieu de répondre, M. a baissé les yeux. Et après un court silence, il m’a dit qu’il n’avait jamais rencontré d’artiste, qu’il se contentait (depuis son engagement dans cette voie) de vivre sa création en reclus, obligé d’adopter tour à tour l’ensemble des rôles nécessaires à la reconnaissance de son œuvre. Ainsi, M. me confia qu’il devait endosser à la fois le rôle de créateur, mais aussi celui de critique, de distributeur et de public et que son «  œuvre » (je le cite) n’avait jamais réussi à franchir les frontières de (son) propre esprit. Je compris alors que M. avait, de toute évidence, toujours éprouvé d’immenses réserves (nourries sans doute par une honte indicible) à étaler aux yeux du monde son « œuvre » qu’il jugeait trop médiocre pour être ainsi exposée. Ma seule gloire, a-t-il précisé, est d’épargner au monde ma médiocrité. Mais je ne pus le laisser en dire davantage. Cette autodépréciation me semblait malsaine et pour tout dire, dangereuse. Aussi lui ai-je conseillé (un peu abruptement peut-être) d’élargir ses frontières, de rencontrer d’autres artistes avec lesquels il pourrait sûrement échanger des idées et des points de vue, et peut-être aussi partager les difficultés et les affres de la création. Mes conseils, je crois, l’ont surpris. Il m’a regardé (et j’ai senti dans ses yeux un vague intérêt à ma suggestion), puis il a de nouveau baissé la tête, mi bougon mi goguenard, comme pour se rassurer quant à sa façon de vivre son art, terré chez lui, comme un rat dans son trou, en apprenant en autodidacte solitaire et complexé dans le seul dessein de répandre sur un bout de feuille ou une toile blanche sa haine rageuse de n’être qu’un artiste raté (qui n’est d’ailleurs, à mes yeux, qu’un artiste encore inabouti (mais existe-t-il des artistes « aboutis », ça, franchement je ne saurais dire…)). Mais qu’importe ! Devant cette dépréciation (quasi maladive) et ce refus (quasi pathologique) d’exploration du monde (et en particulier du monde des arts), je n’ai pu m’empêcher de blâmer la bêtise de M. à rire de celle des hommes, le traitant même d’idiot gonflé d’orgueil imbécile. Et à ces mots (à ma grande surprise), M. s’est levé, visiblement blessé, et m’a murmuré, d’une voix triste et défaite, qu’en dépit de sa haine et de son refus du monde, il se considérait comme le dernier des hommes et que je n’étais certainement pas en mesure d’imaginer l’incommensurable haine qu’il se vouait. Puis il a quitté le square, la tête basse et les yeux emplis de larmes. Je l’ai regardé s’éloigner, le cœur triste et plein de regrets, me promettant de lui parler à l’avenir avec plus de sensibilité et de délicatesse.

 

 

- Rapport n° 10 954 -

Objet : ma rencontre inopinée avec P.

J’ai connu P. il y a quelques années (ce fut d’ailleurs l’une des toutes premières rencontres que je fis en ce monde). Ensemble, nous avons entretenu une étrange relation d’une nature, disons-le ici, fort peu avouable (et sur laquelle je ne m’étendrai pas). Puis, au fil des années, nos rapports se sont distendus, et comme bien des couples, nous avons fini par nous séparer. P. était à l’époque un garçon timide et réservé, qui avait toutes les peines du monde à dissimuler son mal de vivre. Il m’arrive encore aujourd’hui de penser à la façon dont mes conseils ont pu l’aider à réaliser sa quête désespérée de solitude. Aussi, après ces longues années de séparation, ai-je été agréablement surpris de le revoir en me promenant cet après-midi le long des quais. Nous avons marché quelques instants (sans oser nous parler), puis nous avons fini par nous asseoir sur un petit carré d’herbe face au fleuve. Et très vite, notre complicité est revenue, et les souvenirs ont ressurgi… 

 

Aujourd’hui, P. ne semble conserver aucune nostalgie de notre passé. Au fond, je crois lui avoir apporté ce qu’il cherchait (n’est-ce pas d’ailleurs grâce à mes conseils qu’il a réussi à fuir les hommes ?) Je me souviens encore de son mépris viscéral pour le monde et de ses incessants atermoiements à le quitter (du plus loin qu’il me souvienne, P. n’avait en effet jamais pu se résoudre à accepter les abjections et les horreurs de ce monde mais se refusait, sans doute par couardise, à le quitter). Et je sentais (à l’époque) qu’il avait besoin d’être encouragé pour suivre sa destinée solitaire. Aussi l’ai-je persuadé de quitter la société des hommes pour aller vivre sa solitude à l’écart du monde. Et depuis, P. a toujours vécu seul (sans éprouver apparemment le moindre regret). Cet après-midi, il m’apprit ainsi qu’il se savait depuis longtemps condamné à ce cheminement solitaire, et que tôt ou tard (avec ou sans mon aide), il s’y serait engagé.

 

Mes pérégrinations en ce monde m’ont appris que cet isolement n’a rien d’exceptionnel. Et je sais par expérience que la solitude est une attitude qu’adoptent (bon gré mal gré) un grand nombre d’individus arrivés à l’âge mûr. En ce monde, bien des hommes, arrivés au crépuscule de leur vie, opèrent en effet une sorte de repli, en confinant leur existence tranquille entre les murs de leur appartement. Existe pourtant une différence essentielle entre eux et P.. P. est âgé d’à peine 25 ans. Et malgré son jeune âge, il vit aujourd’hui comme un vieux… oui, comme tous ces vieux, qui, dans l’attente de leur mort, passent leurs journées à regarder le monde derrière leurs carreaux, désabusés et résignés de se voir relégués hors du monde. Au cours de notre conversation, je lui fis part de cette pensée qu’il s’est aussitôt empressé de rejeter (avec une grande véhémence, je dois dire) : Mais non ! me dit-il, ne te méprends pas sur le sens de cette exclusion ! Le monde ne m’a jamais banni, c’est moi qui ai décidé de m’en exclure ! Mais en dépit de sa réaction (d’une nature, pour le moins, défensive), j’ai trouvé P. aussi malheureux qu’autrefois, aussi triste qu’au temps de ses longs atermoiements à quitter le monde. Je n’ai pourtant pas osé lui avouer mes sentiments (mais à mes yeux, ce retrait, cet enfermement maladif, ce retranchement quasi absolu avec le monde n’étaient autre que le signe d’une grande détresse et d’une certaine forme de dépression). Mais P. (qui avait sûrement deviné mes pensées (je crois d’ailleurs que P. avait toujours su lire dans mes yeux comme dans un livre ouvert)) a aussitôt tenté de me rassurer, arguant qu’il n’avait aucune tendance à la dépression, qu’il avait simplement toujours délaissé ce qui lui faisait mal et l’ennuyait. Et comprenant qu’il se refuserait à admettre sa tristesse, je me suis résolu à lui parler (de façon plus ou moins détournée) du sentiment d’inutilité et de désœuvrement inhérent à toute forme de solitude et d’isolement. Il m’a alors confié qu’il lui arrivait d’y sombrer, et d’être parfois (il est vrai) entraîné dans ce gouffre sans fond (un enfer où (me dit-il) tout n’est plus que folie et absurdité). Et prenant mon rôle de conseiller au sérieux, je me suis empressé de le mettre en garde contre les profondeurs destructrices de cet abîme (en lui recommandant de pas s’y enfoncer trop profondément et en imposant à sa souffrance une limite infranchissable). Mais il s’est contenté de me regarder d’un air entendu avant de me rétorquer (comme pour me faire comprendre qu’il savait) que la peur de cet abîme n’était que le fruit de notre esprit limité dont l’étroitesse confinait trop souvent notre imagination aux confins de ses propres limites, et qu’il nous appartenait au contraire de casser les murs (les murs de cet esprit si limité) pour élargir notre horizon. Et que lui-même s’y exerçait inlassablement, comme un travailleur acharné, s’évertuant chaque jour à enlever les clôtures posées la veille pour les poser un peu plus loin. Si tu savais, me dit-il, comme l’esprit est riche. Mes découvertes sont si extraordinaires qu’elles m’ouvrent, chaque jour, des portes infranchissables… oui, infranchissables… Je n’ai rien répondu. (P. ne m’en a pas laissé le temps). Il a mis fin à notre entrevue d’une bien étrange façon en prétextant un (surprenant et improbable) rendez-vous avant de disparaître dans la rue qui surplombait les quais (comme s’il se refusait à me parler des paysages entrevus derrière ces portes infranchissables…). Avant qu’il ne parte, j’ai tout juste eu le temps de glisser dans sa poche ma carte de visite - avec mon numéro de téléphone - (en pensant qu’il aurait peut-être envie, après toutes ces années, de renouer quelques liens… qui sait ? L’avenir sans doute nous le dira…). 

 

 

 - Rapport n° 10 955 -

Objet : au sujet d’un inconnu amer

Hier, je suis resté chez moi à lire et à relire les feuilles trouvées la veille au soir, sur un banc, en me promenant près du cimetière. Une dizaine de pages couvertes d’une petite écriture serrée. Je ne sais rien de celui qui les a écrites, mais j’éprouve à son égard une immense compassion (vous verrez, sa détresse sourd à travers chacune de ces lignes). Aussi ai-je décidé de les retranscrire comme je les ai trouvées (sans y ajouter le moindre commentaire). J’espère ainsi vous faire partager l’infinie amertume de cet inconnu.

 

(…). Nous sommes le 16 décembre. Je sors de chez le médecin. Il m’a annoncé une terrible nouvelle… Je l’ai payé sans un mot puis suis sorti. A cette heure, la rue était calme. Quelques vieux revenaient du marché en traînant leur cabas. Et malgré leur démarche fatiguée, les poireaux avaient l’air de danser dans leur panier. Tous ces vieux, au crépuscule de leur vie, avaient l’air heureux. Mais comment peut-on être heureux à l’approche de la mort ?

 

(…). J’ai téléphoné au bureau pour leur dire que… (?) . C’est Monique qui a décroché. Je lui ai simplement dit de ne pas compter sur moi pour la réunion de cet après-midi. Elle n’a pas cherché à savoir pourquoi. Tant mieux. De toute façon, je n’aurais pas su quoi lui répondre. Et puis, je ne tiens pas à ce qu’elle sache. Pendant quelques mois, Monique et moi avons entretenu une relation… Personne, au bureau, je crois, ne s’est douté de notre histoire. On se voyait le soir, après le travail, chez elle le plus souvent ou parfois chez moi. L’endroit n’avait d’ailleurs aucune importance. On était simplement là pour prendre un peu de plaisir ! Aujourd’hui, on ne se voit plus qu’au bureau. Monique m’a quitté, il y a environ un an, lorsque Daniel est arrivé dans le service. Je n’ai jamais connu d’autres femmes. L’affection n’a, à dire vrai, jamais tenu une grande place dans ma vie. J’ai regardé ma montre. Il était 11 heures. J’aurais voulu aller voir la mer. Mais les 4 heures de route m’ont découragé. Le voyage m’aurait inutilement fatigué. Depuis que Monique m’a quitté, je suis dans une mauvaise passe. Ma vie ne ressemble à rien. Je crois d’ailleurs que ma vie n’a jamais ressemblé à grand-chose, mais cette séparation n’a rien arrangé. A l’angle de la rue, j’ai poussé la porte d’un bar. J’ai commandé un café au comptoir puis suis allé m’asseoir dans l’arrière-salle. Là, j’ai longuement réfléchi. J’ai pensé à ma vie et à ce que j’en avais fait… (pas grand-chose, j’en ai bien peur…)

 

(…). Je suis analyste financier chez Brook & Cie. Mon job consiste à conseiller les clients sur les marchés optionnels. C’est un job que je fais sans plaisir et sans enthousiasme. Je gagne très bien ma vie. Là n’est pas le problème. J’ai une vie tranquille, ni vraiment heureuse ni vraiment malheureuse. Je suis ce qu’on appelle un garçon sans histoire. Mes collègues m’apprécient, mes voisins me trouvent sympas… Bref, je suis un type absolument normal qui a une vie on ne peut plus normale. La seule chose, c’est que je m’ennuie. Je crois d’ailleurs que je me suis toujours ennuyé. En fait, je crois que je n’ai jamais vraiment aimé la vie. D’ailleurs, j’ignore pourquoi j’ai cette vie plutôt qu’une autre. J’ai toujours fait les choses un peu comme ça, sans vraiment y réfléchir. Le café avait un goût amer. J’ai demandé au garçon de m’apporter un scotch. D’habitude, je ne bois jamais d’alcool (j’ai toujours détesté l’alcool). Je suis sorti trois verres plus tard, un peu grisé. J’avais envie de baiser.

 

(…). Le quartier des putes n’était pas loin. Je m’y suis rendu le pas traînant en longeant la rue, les yeux rivés sur les corps à moitié nus. Je me suis approché d’une brunette insolente qui soutenait mon regard avec défi. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait. Elle m’a dit, en passant sa langue aguicheuse sur ses lèvres, qu’elle suçait et qu’ensuite elle se laissait baiser. Subitement - je ne sais pas ce qui m’a pris - je lui ai demandé de me faire voir sa poitrine. Elle a soulevé son T-shirt et m’a montré ses seins. J’ai eu envie de les toucher, puis de me branler sur eux. Elle m’a fait un signe de tête et nous sommes allés dans l’arrière-cour. Là, à l’abri des regards, elle a légèrement soulevé sa jupe. Son sexe était tout près de ma main. J’ai hésité à la toucher. Je lui ai demandé de se tourner pour me faire voir son cul (elle avait un cul magnifique). Puis je lui ai demandé de se baisser en écartant les cuisses. Elle s’est exécutée et m’a tendu sa croupe. J’ai approché mon doigt et l’ai enfoncé. La salope était excitée. Avant de gagner sa piaule (une petite chambre minable où elle devait recevoir ses clients), je lui ai demandé de me toucher. Elle s’est plantée devant moi. Je lui ai caressé les seins. Ils étaient gros et fermes. Je les ai malaxés avec frénésie. J’ai senti ses doigts chercher mon sexe à travers le tissu de mon pantalon. Puis on a gagné l’escalier qui mène à sa chambre. Là, je l’ai pressée de me sucer. J’ai sorti mon sexe. Elle s’est agenouillée. Et j’ai éjaculé.

 

(…). En redescendant, j’ai pensé à Monique. Il était 13 heures. J’aurais voulu qu’elle sache. A cette heure, elle devait sûrement être en train de déjeuner avec Daniel. En sortant de l’arrière-cour, je me suis aperçu que j’avais tâché mon pantalon. J’ai tenté de dissimuler l’auréole avec le pan de ma veste puis j’y ai renoncé. Qu’en avais-je à foutre à présent ! J’ai repensé à ce que m’avait dit le médecin. J’ai vomi. Les passants me dévisageaient avec dégoût, mais j’ai continué de dégueuler. J’avais besoin d’air frais. J’ai repensé à la mer que je ne reverrai certainement jamais. Monique et moi y allions parfois le week-end. Nous partions le vendredi soir. Sans bagage. Nous dormions à l’hôtel, dans cette petite station balnéaire dont j’ai oublié le nom. Nous passions la journée au lit. Et le soir, avant d’aller dîner dans la petite salle de restaurant de l’hôtel, on allait se promener sur le bord de mer.

 

(…). Monique ne m’a jamais aimé. Un jour, elle me l’a dit, comme ça, sans préambule. Moi non plus, je ne l’ai jamais vraiment aimée. Et pourtant, depuis, je sens qu’une chose s’est brisée. Et à présent, j’ai peur de ne plus avoir assez de temps pour aimer. Je voudrais appeler mes parents pour leur annoncer la nouvelle. Mais je n’en ai pas le courage. Ils me croient heureux. Les pauvres, s’ils savaient… Je préfère attendre encore un peu avant de leur dire. Je pense à ma mère qui voudrait être grand-mère. Depuis des années, elle me rebat les oreilles avec mon célibat. La pauvre femme, si elle savait…

 

(…). J’ai continué de marcher au hasard des rues. Le clocher d’une église a sonné 15 heures. Il faisait froid. A part quelques touristes et quelques bourgeoises du quartier, les rues étaient désertes. Je me suis aperçu que mes pas m’avaient ramené à mon insu vers l’appartement que j’occupe depuis que je travaille chez Brook. J’ai ressenti une immense fatigue. Je me suis assis sur un banc, face à une petite place où quelques pigeons se chamaillaient pour un morceau de pain jeté sur la dalle. Leurs mimiques m’ont étrangement rappelé les nôtres. Cette similitude - à laquelle je n’avais jamais pensé - me frappa. Et je me mis à rire devant ces pigeons qui se battaient pour quelques miettes. Je devais être ridicule à rire comme ça. Et j’ai soudain pensé que si, à la place de ce costume, je n’avais eu que de vieilles loques puantes, les passants auraient pu me prendre pour un clochard. Cette pensée m’amusa. Comme si notre vie ne tenait en définitive qu’à un bout d’étoffe...  Lorsque le clocher a sonné 4 coups, je me suis levé sans savoir où aller. Je n’avais qu’une certitude ; je n’avais aucune envie de rentrer chez moi. (…)

 

 

- Rapport n° 10 956 -

Objet : au sujet de P.

Ce matin, j’ai reçu un coup de téléphone de P. (son coup de fil ne m’a pas surpris). Il avait l’air totalement désemparé. Je lui ai demandé s’il voulait venir chez moi. Mais il a refusé, me priant simplement de l’écouter. Sa voix était froide et distante. Je n’ai pas insisté. Je me suis contenté de l’écouter (écouter ce qui semblait l’oraison funèbre de sa vie… j’eus en effet le sentiment que c’était là son ultime adieu).

 

Aujourd’hui, P. m’a raconté sa douleur d’avoir ignoré le monde. Il m’a confié sans pudeur les jours innombrables, où, terré chez lui, il pleurait, la tête entre les mains. Et ce matin, il m’a dit qu’il ne pouvait souffrir davantage cet isolement qui l’avait progressivement entraîné vers cette folie aliénante et destructrice. C’était à présent une douleur inextinguible qui le submergeait... Une souffrance indicible qui n’avait cessé de grandir au fil de ces années de solitude au point où il ne pouvait à présent plus s’en défaire. Cette douleur l’avait si profondément atteint qu’ils formaient désormais, me dit-il, un couple indissociable. Il me confia son désespoir et sa rage de s’enfoncer, chaque jour, dans une misanthropie toujours plus morbide. Il m’avoua sa honte d’avoir, malgré toutes ces années de réclusion et d’isolement, échouer à transformer sa pauvre condition d’homme ordinaire. Il me dit que subsistaient en lui les mêmes espérances, les mêmes craintes, les mêmes désirs et les mêmes aspirations qu’autrefois. Aussi vaines et aussi méprisables. Et qu’il se méprisait à présent de n’avoir pu se laisser aller à vivre sans projet, sans désirs ni ambitions. Qu’il lui avait toujours été impossible de se laisser vivre au gré des jours dans une parfaite ascèse et un véritable dépouillement. Et qu’en dépit de sa réclusion et de son isolement, sa haine des hommes n’avait cessé de grandir, nourrie par les incessantes sollicitations de ce monde qui l’avaient toujours distrait de lui-même et de son impossible quête de solitude - en venant encombrer et parasiter sa vie - cette vie qu’il n’avait plus le courage d’affronter ni même de fuir aujourd’hui. Il m’a avoué, d’une voix triste et résignée, qu’il ne pouvait davantage poursuivre ce chemin d’abnégation et de renoncement qui le confinait chaque jour à cette solitude toujours plus désespérante. Non ! Qu’il n’avait aujourd’hui plus la force ni le courage de se mettre davantage à l’écart, hors de tout, hors du monde. Plus la force ni le courage de se mettre hors de la vie car il ne pouvait plus à présent échapper à son destin. Et qu’il achèverait sa vie, homme ordinaire parmi les hommes ordinaires. Et il a raccroché.

 

 

- Rapport n° 10 956 -

Objet : au sujet de S.

Nous nous sommes revus ce matin. Sur la même petite route qui mène à L. (après ma rencontre  avec P. et mon échec à lui faire entendre raison, je dois bien avouer que je fus ravi de la retrouver). D’ailleurs, S. avait été loin de me laisser indifférent. J’avais apprécié, lors de notre première rencontre, sa joie de vivre solitaire, sa liberté un peu sauvage et cette façon si particulière de parler des hommes, avec détachement et fantaisie. Notre rencontre m’avait, à dire vrai, considérablement enthousiasmé. Aussi éprouvais-je le plus vif désir de la retrouver pour une nouvelle promenade où nos pas et nos esprits - j’en étais persuadé - s’accorderaient comme la première fois. En m’apercevant, elle m’a salué d’un geste enthousiaste, à peine surprise de me revoir. Et comme je m’y attendais, elle m’a proposé de continuer ensemble notre promenade. J’ai accepté avec joie et nous avons quitté (accompagnés de ses inséparables chiens) la petite route pour nous enfoncer sur un étroit sentier qui traverse la pinède.

 

Nous avons commencé notre promenade de façon bien silencieuse, lorsque soudain, au bout de quelques centaines de mètres, S. s’est mise à parler (il serait d’ailleurs plus juste de dire qu’elle s’est mise à penser à haute voix). Ainsi, elle me confia qu’elle était en proie, depuis quelques jours, à un questionnement sur le progrès et la véritable nature humaine. Comme à ton habitude en somme, lui ai-je dit légèrement moqueur. Mais elle n’a pas relevé ma plaisanterie et a continué, imperturbable, sa réflexion à voix haute. Tu vois, me dit-elle, je hais le progrès parce qu’il pervertit notre véritable nature en nous confinant à une pernicieuse dépendance. Je lui ai avoué, avec un peu d’embarras, mon incompréhension (en effet, je ne comprenais pas les raisons qui la poussaient à vilipender ainsi le progrès et ses incontournables facilités). Je lui ai donc posé la question. Et sa réponse a fusé comme un éclair. Mais ne vois-tu donc pas, me dit-elle (avec véhémence), que nos contemporains détournent le progrès de sa vocation initiale ? Ne vois-tu donc pas qu’ils n’aspirent qu’à tirer avantage des bienfaits du progrès au point d’en faire la seule finalité de leur vie ? Non ! Il est impossible, a-t-elle ajouté, de faire du progrès la seule finalité du monde ! Le progrès ne doit être qu’un instrument susceptible de nous affranchir de nos besoins primaires. Toute autre considération est erronée et dangereuse. J’ai acquiescé incrédule. Mais devant ce scepticisme, S. est soudain devenue véhémente. Son sourire s’est métamorphosé en une grimace hargneuse. Et elle s’est mise à crier : « En rien, tu m’entends, en rien, le progrès ne doit être une échappatoire à notre condition misérable et limitée. Le progrès ne peut avoir pour objet de nous asservir, mais au contraire de nous libérer de notre servitude originelle ». Et elle s’est mise à blâmer l’exécrable propension des hommes à nourrir cette asservissement, s’emportant (je la cite) contre leur ineffable bêtise, qui, depuis l’aube de l’humanité, les poussait à s’extasier, avec toujours plus de bêtise, des avantages de nouveautés toujours plus nouvellesnouveau gadget et nouvel instrument. Je dus admettre mes torts. S., je crois, avait malheureusement raison… de souligner la bêtise grandissante des hommes devant les  nouveautés toujours plus nouvelles. Depuis l’origine du monde, l’homme prenait en effet un malsain plaisir à cultiver cet enthousiasme détestable pour la modernité, louant avec une bêtise (toujours plus grande, il est vrai) et une naïveté indicibles les avantages des nouveaux modèles (en matière de confort, de sécurité, de rapidité et que sais-je encore), allant parfois même jusqu’à s’exalter pour quelques détails d’ordre esthétique ; la couleur, la forme et quelques autres insignifiantes broutilles. Et S. (qui semblait intarissable sur le sujet) dénonça cette propension idiote à occulter le rôle premier des objets, comme si l’homme n’était plus en mesure de vivre sans eux, comme si la valeur et la qualité de sa vie dépendait de toutes ces vaines possessions. Oui ! me dit-elle, le progrès a habitué l’humanité à trop de confort ! Et ce confort est devenu si naturel qu’il est devenu presque impensable (et impossible) de nous en passer ! Et, soudain (sans même prendre la peine de m’avertir), S. a quitté le sentier pour s’enfoncer dans la pinède. Elle s’est arrêtée devant un vieux chêne (comme égaré parmi tous ces jeunes pins) et s’est assise à ses pieds. Je l’ai imitée. Ses chiens se sont empressés de s’installer à nos côtés. Et tout en les caressant (avec une grande tendresse), elle a continué sa réflexion à haute voix.

 

Tu vois, me dit-elle, j’ai toujours pensé qu’il était stupide de s’entourer d’objets pour transcender notre nature véritable. J’ai souri en lui rétorquant que bien des hommes trouvaient néanmoins utile et plaisant (et parfois même rassurant) de posséder quelques objets et qu’un certain nombre, d’ailleurs, était devenu aujourd’hui quasi incontournable. J’allais illustrer mes propos par quelques exemples, lorsque S. m’a interrompu, arguant qu’il était dangereux et totalement idiot d’en accumuler pour occulter notre véritable nature. Comme il était tout aussi dangereux, à ses yeux, de croire que l’on pouvait impunément confondre l’Être et l’Avoir (en espérant à tort Être plus en possédant davantage), sentiment, selon elle, largement répandu à cette époque où, la plupart des hommes essayaient d’Être (autrement dit essayaient d’exister) par leurs seules possessions. Possessions matérielles, intellectuelles ou spirituelles mais qui n’en demeuraient pas moins, à ses yeux, de misérables possessions, de simples choses accumulées. Aussi, en définitive, me dit-elle, je crois que l’homme ne devrait ni renier ni camoufler sa condition, mais au contraire l’accepter avec joie et humilité car nos besoins les plus élémentaires (la nécessité de manger, celle de boire et de prendre soin de notre corps…) fondent en définitive notre essence même - et font de nous ce que nous sommes réellement - des êtres au potentiel spirituel attachés au corps (autrement dit à notre matérialité) et par elle à notre condition terrestre et mortelle. J’ai acquiescé d’un grand sourire. S. m’a alors regardé avec tendresse en posant la main sur mon bras. Puis (d’une façon assez inattendue), elle m’a demandé ce qu’étaient pour moi, les fondements de la nature humaine. J’ai réfléchi un court instant, en hésitant à répondre de façon hâtive à cette question somme toute essentielle (ou en tout cas d’importance). Mais comme ma réponse tardait à venir, S. (sans doute très impatiente de me donner la sienne) a répondu à ma place. Et voilà ce qu’elle me dit : « ce qui constitue notre nature véritable est notre recherche de sens, notre interrogation métaphysique et spirituelle ! Voilà ce qui nous distingue des autres espèces ! Voilà la vraie raison d’être de l’homme, celle qui donne à toute vie humaine ses lettres de noblesse ! Excepté cette quête, rien ne nous distingue du reste de la Création ! » A ces mots, la pression de sa main s’est faite plus forte. Le progrès, a-t-elle continué, ne peut donc avoir qu’un seul objet ; faciliter la satisfaction de nos besoins premiers (réduire le temps et les efforts que nous consacrons à les satisfaire) pour nous permettre d’accorder plus de temps et d’énergie à notre quête de sens, à notre recherche métaphysique et spirituelle. Le progrès ne peut avoir d’autres desseins que celui-ci car il offre à l’homme le pouvoir extraordinaire de lui rappeler et de transcender sa condition matérielle et originelle. Ce furent-là les dernières paroles de S.. Elle s’est levée avec lenteur. Et après m’avoir donné rendez-vous la semaine suivante (même heure, même endroit), elle s’est éloignée suivie par ses inséparables chiens. Je l’ai regardée s’enfoncer dans la pinède en songeant à ses dernières paroles. Et je me promis de ne pas manquer notre prochain rendez-vous qui ne manquerait pas (lui non plus) une fois de plus - j’en étais convaincu - de m’offrir un éclairage nouveau et si particulier sur les habitants de cette planète.    

 

 

- Rapport n° 10 957 -

Objet : au sujet de M.

Je l’ai retrouvé, comme à l’accoutumée, sur son banc. La tête en arrière et les yeux clos. Je l’ai salué avec enthousiasme avant de m’asseoir à ses côtés. Mais il n’a pas esquissé le moindre geste. Je l’ai donc laissé quelques instants à ses rêveries. Puis comme il ne semblait toujours pas faire grand cas de ma présence, je me suis levé. Non ! m’a-t-il dit, ne partez pas ! Restez, je vous en prie ! Je me suis rassis (sans savoir quoi dire ni quoi penser de cet étrange comportement). On est resté comme ça sans parler pendant un long moment (pas loin d’une éternité… sans doute). Puis, brusquement,  M. a ouvert les yeux et m’a confié (avec une énergie inhabituelle) qu’il était allé passer quelques jours dans le Sud… pour réfléchir… et retrouver la source… (oui, retrouver la source…. ces propos n’étaient pas très cohérents, mais c’est ce qu’il a dit). Puis de nouveau, il a fait silence. J’ai senti qu’il m’appartenait de faire le pas suivant. Je lui ai donc demandé, un peu idiotement, comment s’était déroulé son séjour. Sa réponse (aux allures d’étrange rêverie à haute voix) m’a surpris et m’a laissé une bien désappointante impression.

 

Vous savez, me dit-il, j’ai beaucoup réfléchi là-bas. Beaucoup marché aussi. Dans les collines. Et j’ai pensé à Van Gogh. Comment d’ailleurs aurais-je pu ne pas songer à lui ? N’est-il pas l’archétype de l’artiste maudit ? Puis, M. fit de nouveau silence (comme pour réfléchir). Après cette pause (qui dura… de nouveau, pas loin d’une éternité…), il a repris sa rêverie d’une voix étrangement lointaine (et je dirais, presque absente). Vous savez, me dit-il, chaque jour, j’allais à sa rencontre… pour le regarder peindre. Chaque jour, je tentais de l’approcher pour lui dire mon admiration, mais à chaque tentative, il s’empressait de ranger ses pinceaux pour disparaître derrière les collines. Comme s’il refusait de… enfin… comme s’il n’aspirait qu’à la solitude… Vous savez, me dit-il, son pas était fébrile et d’une grande violence, comme si une force mystérieuse le contraignait à poursuivre sa quête obsessionnelle de solitude pour achever son œuvre. Vous savez, me dit M., à chaque fois qu’il disparaissait derrière les collines, je songeais à cette vie d’artiste si particulière, à cette vie de solitude et de folie, à cette vie de misère livrée à l’indifférence des hommes. Oui, je n’ai cessé d’y penser, durant toutes ces après-midis ensoleillées où ensemble, lui et moi, nous battions la campagne parcourant les champs et les prés, gravissant les collines, à la recherche d’une idée, d’un paysage, en proie à l’insatisfaction, en quête d’une émotion, d’une sensibilité… en prise avec l’idée émergente, insoucieux de tout, des hommes, du monde, de la gloire, de l’argent, de la reconnaissance, tournés vers notre seule quête… et pétrifiés d’angoisse à l’idée de manquer notre vocation. Ah ! Si vous saviez comme j’aime ce Van Gogh-là ! me dit-il. Bien sûr, je n’ai ni son génie ni même son talent, mais nous sommes tous deux frères dans l’âme, nous sommes tous deux de cette race d’artistes désespérés, brûlant nos jours à remplir l’espace de la toile avec la misère de nos vies, avec nos âmes d’écorchés et notre cœur à vif.  Puis M. a levé la tête comme pour sortir de ce songe étrange. Je n’ai rien dit. Je l’ai laissé à ses rêveries. Je me suis levé et j’ai quitté le square en songeant à l’étrange et désespérant destin des artistes… si souvent étrangers à eux-mêmes…

 

 

- Rapport n° 10 958 -

Objet : au sujet de J.

J’ai passé la journée à relire et à peaufiner les notes qu’il me faudra bientôt adresser à mon commanditaire (une fois par mois, je dois, en effet, lui envoyer l’ensemble de mes feuillets). C’est-là une tâche fastidieuse à laquelle je me prête sans plaisir (mais à laquelle je ne peux guère échapper). Aussi, ai-je décidé, après ce travail harassant passé à ma table de travail, de rejoindre J., persuadé qu’une discussion autour d’un verre me ferait oublier cette pénible journée. Vers 20h30 (l’heure à laquelle ferme la supérette), je suis donc descendu. J. s’apprêtait à partir lorsque je lui ai tapé sur l’épaule. Je lui ai proposé d’aller prendre un verre. (Et je dois dire qu’il s’est empressé, cette fois-ci, d’accepter mon invitation). Nous sommes retournés dans le même café. Et après avoir commandé deux demis, on est allé s’asseoir un peu à l’écart dans l’arrière salle. 

 

J. aujourd’hui, m’a trouvé une mine de chien battu (allant même jusqu’à me demander si j’étais malade… c’est dire la tête que je devais avoir…). Sa remarque me fit pourtant éclater de rire. Et je me mis soudain à songer à ma triste figure, révélatrice d’une fatigue (que dis-je ? d’un épuisement), preuve avérée, n’est-ce pas ?, que ce travail me ronge les sangs et me mine la santé…). Aussi, je profite de cette anecdote pour vous dire ici, Ô noble et bienveillant commanditaire, que je ne cesse, chaque jour, de me tuer à la tâche pour vous livrer en temps et en heure (et en ordre) ces feuillets que j’espère suffisamment dignes et clairs pour répondre à vos espérances). Fermons ici la parenthèse et reprenons le fil de notre rapport… En me voyant rire ainsi, J., lui aussi, s’est mis à rire. Ah ! la vie, la vie ! me dit-il, elle se montre parfois si contraignante qu’elle nous empêche de vivre, n’est-ce pas ? Je l’ai regardé avec gravité (un peu embarrassé par sa remarque) et j’ai cessé de rire. Mais comment peux-tu, me dit-il, laisser la Vie te dicter la tienne ! Tu sais, je crois qu’il est parfois nécessaire de prendre quelques distances avec la vie pour en goûter toute la saveur ! Ecoute ! Je crois même qu’on ne peut l’apprécier qu’à partir du moment où l’on s’en écarte. Moi, en tout cas, a-t-il ajouté, je ne peux la ressentir qu’à ces moments-là, lorsque la vie m’épargne son lot d’obligations (obligations mesquines et pitoyables, (ce sont ses termes)). En définitive, me dit J., je n’aime la vie que lorsqu’elle se montre à moi belle comme la liberté qu’elle me laisse. J’ai acquiescé (d’un petit hochement de tête timide), ajoutant que nous étions parfois, il est vrai, trop soumis à la vie et à ses incontournables contraintes. Non ! a-t-il aussitôt rectifié, ce n’est pas à la vie que nous sommes soumis, mais à notre façon de la percevoir, (ce qui est bien différent ! a-t-il ajouté). La vie, a continué J., ne peut être aussi étroite et aussi limitée que notre perception. Je lui ai alors confié qu’il m’arrivait de penser que la vie - et les chemins qu’elle nous exhortait d’emprunter - était certainement au fond révélatrice de nos propres désirs (sans doute inconscients) et de notre être le plus intime et le plus profond. Oui ! Mille fois d’accord, me dit-il, mais n’oublie pas que notre conception de la vie (notre conception consciente) a été modelée et façonnée, depuis notre naissance, par mille fausses contraintes qui ont limé la moindre aspérité, la moindre liberté, le moindre espace de distanciation et de critique à son égard au point de rendre notre vie et notre perception étroites et bornées. Ah ! La vie, la vie ! me dit J., non, crois-moi ! Elle ne peut être cette perception limitée que le monde nous exhorte d’adopter ! Comment la vie pourrait-elle se limiter à cette lutte, à cette jungle, à tous ces devoirs et à tous ces sacrifices dont on nous rebat partout les oreilles ! J’ai objecté qu’il était pourtant courant qu’on nous la présente ainsi. J. a froncé les sourcils et a rectifié. Mais non ! me dit-il, la vie se cantonne à cette vision pour ceux qui le souhaitent ou pour ceux qui s’en arrangent ! Mais pour les autres, (pour tous les autres, me dit-il), pour tous ceux qui se refusent à vivre selon cette définition étroite, pour tous ceux qui ignorent ce qu’est véritablement la vie, la vie se doit (oui, me dit-il, la vie se doit) d’être une joie, un chant d’amour au monde et à toute forme de création sur terre. J. m’a assuré que la vie ne pouvait être autre chose (et qu’aucune autre définition n’avait de sens). Ecoute ! Tu ne peux t’imaginer, me dit-il, à quel point je me sens heureux, à quel point je suis inondé de bonheur lorsque la vie prend cette résonance en moi. A ces moments, je la ressens si intensément, si profondément que… Mais les yeux de J. se sont soudain emplis de tristesse. Et il m’a avoué, avec gêne et pudeur, l’extraordinaire fragilité de ce sentiment, l’extrême vulnérabilité de cette perception. Oui, me dit-il, il m’arrive encore trop souvent de retomber, comme foudroyé, dans cette lutte sauvage et barbare de la vie, de revêtir cette vision étriquée que m’impose le monde et qui s’impose à moi, en définitive, comme l’unique façon de cheminer en cette vie. Et alors, me dit-il, lorsque disparaît ce sentiment de joie et d’amour, de nouveau, tout me semble gris, absurde et incompréhensible… et… tu sais, me dit-il, je n’ai à présent (en cette vie) plus qu’un seul souhait : offrir à mon existence cette succession d’instants incomparables où je me sens aimer la vie et le monde comme le plus passionné des amoureux et le plus fervent des adorateurs. Le secret de J. tenait là, tout entier, je crois, dans cette phrase. Et j’ai soudain pensé à l’incommensurable aveuglement des hommes si peu enclins à suivre ce chemin de joie et d’amour dicté par leur cœur. Oui ! a ajouté J., la vie nous intime simplement l’ordre de suivre ce chemin… et de n’en suivre aucun autre, et de ne jamais suivre (surtout) celui que nous impose le monde… En définitive, me dit-il, la vie est simple, généreuse et merveilleuse. Et les yeux de J. se mirent à pétiller de joie et de malice. Il a regardé nos verres (déjà vides) et a appelé la patronne. J’eus alors le sentiment que J. m’avait avoué là, la chose la plus importante, la plus essentielle, (la seule sans doute qui détienne une quelconque part de vérité) et qui vaille la peine de continuer à vivre et d’avancer sur son chemin d’existence. Je l’ai regardé avec affection et sympathie, heureux de partager avec lui ces instants d’amitié et de vérité. La patronne nous a apporté nos deux bières. La soirée promettait d’être longue… (et elle le fut, croyez-le…)

 

 

-  Rapport n° 10 959 -

Objet : missive impromptue

Après tant d’années à observer les hommes en ce monde, leur démêlé avec la souffrance et leur vaine poursuite du bonheur, ce matin, j’ai eu le sentiment d’une grande injustice (d’une grande injustice un peu absurde). Et j’ai éprouvé aussi quelques doutes quant à mon travail. A quoi pouvaient bien servir toutes ces pages qui racontaient la misère, la douleur et l’inaccessibilité du bonheur ? Et lui, là-haut, que faisait-il de toutes ces notes que je prenais la peine de lui adresser chaque mois ? J’ai tenté tout le jour d’enfouir ma colère (comment lui dire en effet (sans le vexer) toute cette misère d’ici-bas que rien ne semble pouvoir atténuer). Et puis, tout à l’heure, (après avoir tergiversé toute la  journée), je me suis installé à ma table de travail, j’ai mis une feuille dans ma vieille machine à écrire et j’ai couché mes sentiments sur papier, tous ces sentiments qui m’ont hanté aujourd’hui, et que je traîne sûrement depuis les premières années de mon séjour ici-bas.

 

Cher commanditaire,

En vous adressant cette lettre (pour le moins inattendue), j’ai conscience de m’immiscer dans un travail qui dépasse largement le cadre de ma mission. Sachez seulement que mon activité en ce monde me semble parfois bien inutile. Aussi me suis-je arrogé le droit aujourd’hui de vous interroger quant à la réelle utilité de cette tâche à laquelle (je vous le rappelle) vous m’astreignez ici-bas. Je vous conjure de ne pas prendre ombrage de cette audace intrusive. Sachez que ce courrier n’a pour objet ni de remettre en cause votre digne et noble ouvrage ni de brocarder l’organisation générale de votre œuvre, ni même bien sûr de vous prodiguer quelques conseils… N’y voyez-là qu’une interrogation compatissante et bienveillante de la part d’un dévoué serviteur qui s’évertue chaque jour à faire son travail avec honnêteté… Avant de poursuivre votre lecture, je vous saurais gré aussi d’ignorer la sécheresse, l’arrogance et la prétention des passages qui vont suivre (passage dont le ton et le style vont peut-être vous surprendre et que je n’ai d’ailleurs (faute de temps, de courage et sûrement d’aptitude) pris la peine de corriger). J’ignorais chez moi cette propension à m’ériger en donneur de leçons, leçons que mon humble statut ici-bas m’interdit de dispenser. Veuillez donc, je vous prie, me pardonner pour cette offense...

 

« Heureux sont les hommes ! Entendons-nous un peu partout en ce monde. Mais sur quel(s) critère(s) ces malheureux fondent-ils cette malheureuse assertion ? Et comment vérifier la véracité de ce bonheur que je juge, quant à moi (au vu de tant d’années à observer les hommes), bien fallacieuse. Laissez-moi donc, je vous prie, vous confier quelques éléments (tirés de mon expérience et de mon humble réflexion) qui vous permettront peut-être d’éradiquer définitivement, et, je l’espère de tout cœur, pour toujours, le malheur en ce monde. Je connais votre souci d’y répandre le bonheur. Aussi à cette fin, ai-je élaboré deux méthodes qu’il conviendra de compléter et d’approfondir (et dont, je vous laisse, bien sûr, le soin). Je ne jette dans ces lignes que les bases d’une réflexion bien sommaire.

 

Voici la première méthode. Avant toute chose, cette première approche nécessite de définir le bonheur (dans sa forme la plus polymorphe). A cette fin, il semble nécessaire de déterminer l’ensemble des critères susceptibles de l’apprécier afin d’établir une échelle du bonheur (permettant ainsi de mesurer le degré de bonheur atteint par chaque homme en ce monde). Mais, bien sûr, comme vous l’imaginez, définir le bonheur, (en établir les critères et en mesurer les degrés) n’est pas une tâche aisée. Cette première méthode ne semble donc pas satisfaisante. La difficulté majeure réside – à mon sens – dans le lien étroit entre l’idée de bonheur (conception superficielle, limitée et souvent impropre que nous accolons au bonheur) et le bonheur véritable (dans son sens le plus absolu et le plus profond). Je proposerais donc une seconde méthode, moins scientifique certes, mais qui permettrait, outre d’approfondir la question, de rendre plus pratique et plus aisé l’objet de cette étude.

 

Cette seconde approche est d’une grande simplicité. Elle consiste à soulever - une à une - les couches superficielles de notre conception usuelle et habituelle du bonheur afin de découvrir ce que sous-entend chacune de ces couches. Comment s’y prendre ? C’est là aussi, à dire vrai, d’une simplicité déconcertante ! Il vous suffirait de missionner auprès de chaque homme un enquêteur (mandaté par vos soins) pour lui poser la question suivante : « Qu’est-ce qui vous rend heureux ? ». A chaque réponse fournie, l’enquêteur serait chargé de demander les raisons de ce bonheur. Pour cela, il lui suffirait de poser la question suivante : « Pourquoi cela vous rend-il heureux ? ».Et l’enquêteur poursuivrait l’entretien jusqu’à ce que son interlocuteur se trouve à court d’argumentation, se contentant d’exprimer une simple conviction, une simple croyance ou une simple intuition. Voilà donc une méthode d’une grande simplicité, n’est-ce pas ?

 

Mais sachez qu’en dépit de cette simplicité, cette seconde méthode n’en pose pas moins quelques difficultés. Et la première tient certainement à l’existence de ce que les hommes appellent l’altérité. Quoi de plus difficile en effet que de découvrir (et pire peut-être de deviner ou d’interpréter la vérité à travers les mots) ce que contient l’esprit d’un homme, aussi proche de nous soit-il. La seconde difficulté – de nature plutôt rebutante – tient, quant à elle, à l’existence de l’Inconscient, domaine humain insondable entre tous et territoire inconnu par bon nombre d’entre-nous. Mais en dépit de ces deux principales difficultés, je suis pourtant persuadé qu’en suivant cette méthode - qui prétend aller au bout des choses (je dirais moins présomptueusement au bout des choses possibles, celles dont on a conscience et que l’on est en mesure d’exprimer) -, il ne faudrait guère s’attendre à aller très loin pour toucher au but. Je suis en effet convaincu que bien des hommes interviewés ne réussiraient guère à franchir les frontières étroites de leur conception habituelle du bonheur (celle en vigueur en ce monde), nous offrant là la preuve indéniable de la superficialité et de la fragilité de ce présupposé bonheur. En effet, l’enquêteur buttera très vite sur l’ignorance de son interlocuteur quant à ses propres convictions sur le bonheur (dont chaque homme effectivement ignore à peu près tout). Derrière l’idée de bonheur que mettra en avant chaque interlocuteur ne reposeront sûrement que de vagues convictions, quelques concepts flous, fragiles et nébuleux, ressentis et élaborés au fil de son expérience (éducation, histoire personnelle, cheminement intellectuel… etc… etc…). Aussi, à l’issue de cette méthode d’investigation, l’idée que le bonheur est chose répandue en ce monde apparaîtrait comme une véritable méprise.

 

Je connais votre clairvoyance. Il ne vous aura donc pas échappé que bien des hommes en ce monde possèdent une fâcheuse tendance à se leurrer. Au cours de mon séjour ici-bas, j’ai d’ailleurs toujours été très étonné de voir avec quelle apparente assurance bon nombre d’entre eux savaient envelopper leur vie, leurs certitudes et leur choix dans le seul but de se rassurer quant à leur capacité au bonheur. Mais voyez par vous-même, il suffirait de quelques anodines questions pour déstabiliser leurs maigres certitudes, ébranler leur existence et faire s’effondrer leur fausse idée du bonheur. Très vite, vous les verriez se raccrocher à d’imprécises et d’improbables convictions personnelles, et à vrai dire, à de simples croyances et à de nébuleuses intuitions, fragiles et inexplicables, dont ils seraient incapables de vous démontrer la valeur – ou pire la vérité – autrement que par le simple fait d’avoir sur elles bâti leur existence. Aussi, je vous en conjure, tâchez désormais de faire réfléchir chaque homme non plus sur son bonheur – étroit et fallacieux – mais sur le bonheur véritable ! »

Votre fidèle et dévoué serviteur.

 

 

-  Rapport n° 10 960 -

Objet : au sujet de S.

Je l’ai revue avant la date prévue (et je dois bien avouer que je ne sais pas ce qui m’a poussé à la revoir avant notre rendez-vous… mais, après réflexion, peut-être était-ce tout simplement mon désir de lui faire part de mes réflexions sur le bonheur). Je l’ai donc retrouvée cet après-midi même à la Tranchecoupée, un petit centre hippique, où, elle avait l’habitude, m’avait-elle dit, de se rendre chaque jour en début d’après-midi. A mon arrivée, elle a à peine été surprise de me revoir. Et comme elle s’apprêtait à partir en promenade, elle m’a proposé de l’accompagner. Elle m’a aidé à préparer mon cheval, et nous sommes partis en balade à travers la pinède.

 

Après un galop effréné dans les sous-bois, (où j’ai tenté tant bien que mal de la suivre), S. a réduit son allure, adoptant un petit trot enlevé. Mais je l’ai sentie plus nerveuse et plus véhémente qu’en temps habituel. Aussi, arrivé à sa hauteur, me suis-je risqué à lui en faire la remarque. En guise de réponse, elle a grommelé (une chose absolument incompréhensible). Je n’ai donc pas insisté. Et nous avons continué notre promenade en silence lorsque (vers le milieu de la promenade), je me suis risqué (une nouvelle fois) à lui demander ce qui n’allait pas. Elle m’a alors répondu d’un ton sec que les fêtes approchaient. Je l’ai regardée avec étonnement car en dépit de la drôle d’effervescence qui régnait, depuis quelques jours, dans les rues illuminées du centre-ville, l’intérêt de S. pour cette question me semblait bien intrigant (et disons que j’avais bien du mal à l’imaginer en proie à l’excitation la veille de Noël). Oh ! m’a-t-elle rassuré (comme si elle avait deviné le fond de mes pensées), ce n’est pas ce que tu penses ! Ce n’est pas l’idée de faire la fête qui me met dans un tel état ! Bien au contraire ! J’ai toujours détesté les fêtes ! Et comme j’ai senti dans sa voix une sorte d’agacement et de tristesse, je lui ai proposé de me raconter cette étrange aversion pour les festivités. Nous avons mis nos chevaux au pas et S m’a raconté.

 

Ecoute, me dit-elle, enfant déjà, je détestais les fêtes. Du plus loin qu’il me souvienne… depuis mes plus jeunes années, j’ai toujours eu les fêtes en horreur. D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris ce qui poussait les hommes à la faire. Ce besoin festif reste pour moi une véritable énigme ! Quelle idée ont-ils de se réunir à la moindre occasion pour s’amuser et se divertir ! C’est incompréhensible ! Ecoute ! C’est bien simple ! me dit-elle, je ne connais personne qui rechigne à participer à ce genre de réjouissances. Et chacun a même l’air de prendre plaisir à participer à toutes ces fêtes données en toutes circonstances. Et elle m’énuméra une longue liste d’occasions propices à la fête : les naissances, les baptêmes, la réussite des examens, les mariages, les anniversaires, les départs à la retraite, sans compter (me dit-elle), toutes ces fêtes officielles, religieuses ou profanes, toutes ces fêtes commerciales et ces sempiternelles réunions amicales hebdomadaires organisées les vendredis et samedi soir. Je fis un effort pour écouter S. Mais (en dépit de cet effort), je dois bien avouer que j’ai éprouvé les pires difficultés à comprendre ses doléances. Aussi lui ai-je demandé les raisons de ce mépris si tenace (et osons-le dire, si vivace). Je ne sais pas, me dit-elle, les fêtes auxquelles se livre ce monde me semblent si factices et si peu naturelles qu’elles donnent l’impression que chacun s’y soumet par ennui ou pour fuir son quotidien. Comme si ces jours-là, a-t-elle ajouté, nous étions obligés d’oublier les mornes éléments de notre existence habituelle pour nous soumettre, le temps de la fête, au diktat du bonheur et à la joie factice et programmée. Comme si ces jours-là, a-t-elle continué, il était incongru (voire interdit) de se sentir triste et morose, inconvenant de penser à ses soucis, à ses angoisses et à ses difficultés. Comme si, ces jours-là, nous devions oublier qui nous sommes pour nous consacrer entièrement au temps sacré (consacré) de la fête. Oui, me dit-elle, je crois, en définitive, que la fête a été créée pour nous faire oublier nos souffrances, pour alléger la pesanteur de nos vies et pour éviter de nous morfondre dans notre solitude. Sinon, me dit-elle, pour quelle raison l’alcool serait-il si souvent l’hôte obligatoire – l’hôte obligé et incontournable – de tant de fêtes ? Sa présence n’est-elle pas la preuve indéniable de notre besoin d’appréhender le réel libéré de cette grisaille qui nous entoure habituellement ? Sinon, a-t-elle continué, pour quelles raisons la parure festive - habits de fête colorés et excentriques, sourire, rire et bonne humeur de circonstance - serait-elle indissociable de la fête ? Sinon, pour quelles raisons la musique et la danse seraient-elles si présentes au sein des fêtes ? N’est-ce pas l’irréfutable preuve de notre besoin de relâcher, l’espace d’un instant, notre conscience habituelle trop rigide ? Sinon, a-t-elle continué, pour quelles raisons, la fête accorderait-elle tant de place au paraître outrancier, à la séduction, aux rencontres et à cette nécessité d’assouvir notre insatiable besoin de plaisir ? Sinon, pour quelles raisons tous ces ingrédients seraient-ils indissociables de la fête ? N’est-ce pas révélateur de notre besoin d’oublier la fadeur et la médiocrité de notre existence ? La fête est une évasion tentante et bien commode, me dit-elle, mais n’est-elle pas aussi un bien factice et bien affligeant moyen de s’extraire du réel ? Ces propos sur la fête me laissèrent - je dois bien le dire - assez perplexes. Aussi l’ai-je invité à poursuivre. Mais au lieu de continuer son discours, S. a soudain stoppé son cheval, en est descendue et est allée s’asseoir sur un petit carré de mousse en bordure du chemin. Un peu surpris par sa réaction, je n’ai pourtant rien dit et l’ai imitée. Nous sommes restés ainsi quelques instants. Puis S. a allumé une cigarette. Nous l’avons fumée ensemble, lentement et en silence, fascinés par l’étrange atmosphère qui enveloppait les lieux. S., ensuite, s’est allongée sur le sol, les yeux fixant le ciel, et elle m’a confié que nous vivions, à cet instant, une fête véritable. La fête, à ses yeux, n’était en effet rien d’autre que cette joie présente et partagée, intimement liée au quotidien, rien d’autre que cette perception du réel qui touchait notre âme, rien d’autre que cette quiétude qui enveloppait si merveilleusement notre esprit et nous donnait ce sentiment de symbiose avec le monde. Voilà ce qu’était la fête pour S. ! Et tout le reste n’était qu’une misérable tentative d’oubli de soi ! Oui ! A ses yeux, la fête ne pouvait être autre chose que ces instants de joie ! Absolument rien d’autre, me dit-elle en fermant les yeux. Je me suis alors allongé sur le sol et, à mon tour, j’ai regardé le ciel, convaincu des paroles de S., qui, une fois de plus, avait su ouvrir mon regard à de bien étonnantes perceptions… et à de bien belles vérités…  

 

 

- Rapport n° 10 961 -

Objet : au sujet de M.

Je suis retourné au parc ce matin. Et comme je m’y attendais, M. était là. Mais à ma grande surprise, il avait changé de banc. Et chose plus surprenante encore, il est venu à ma rencontre avec un grand sourire. Cet entrain que je ne lui connaissais pas m’emplit de joie. Je l’ai donc salué avec enthousiasme et lui ai proposé, une fois n’était pas coutume, d’aller nous installer sur la pelouse, à quelques encablures du banc où nous avions l’habitude de nous asseoir. Je lui ai offert une cigarette qu’il a refusée puis lui ai demandé de me raconter les dernières nouvelles qui semblaient, à en juger son enthousiasme, excellentes.

 

Eh bien ! Voilà ! m’a-t-il dit, j’ai beaucoup réfléchi depuis notre dernière rencontre et j’ai pris conscience que la création artistique était le seul chemin qui puisse combler ma vie et mon existence. Aussi ai-je décidé de… mais M. n’a pas achevé sa phrase. Il semblait gêné, mal à l’aise. Ecoutez, me dit-il, avant de vous confier ma décision, j’aimerais vous parler d’une difficulté. Une difficulté ? Eh bien ! Vas-y ! lui ai-je dit, je t’écoute. De quelle difficulté veux-tu parler ? M. a bafouillé. Eh bien…  comment vous dire ? Et après un court silence (M. avait l’air de plus en plus gêné), il s’est lancé. Au départ, m’a-t-il avoué, j’éprouve toujours un grand bonheur à créer (à m’adonner à la création, c’est l’expression qu’il a employée), j’éprouve toujours une joie immense à coucher une idée sur le papier ou sur la toile. A ce stade, vous savez, j’éprouve toujours beaucoup de plaisir. Je me laisse guider par une idée, je la note, puis comme une pâte, je la laisse se reposer. Ensuite je la reprends pour la retravailler. Cette étape peut prendre quelques minutes ou peut parfois durer plusieurs jours. Mais qu’importe, me dit-il, à ce stade, j’éprouve toujours un grand plaisir. Tant que l’idée poursuit son cheminement, je la laisse se développer, simplement heureux d’être son réceptacle. J’ai tiré, un peu ironique, sur ma cigarette (en continuant à l’écouter mais sachant pertinemment où il voulait en venir). La difficulté survient toujours, me dit-il, à l’instant où l’idée me semble virtuellement aboutie. Aussi, dès que j’en conceptualise l’aboutissement, autrement dit lorsque je connais la façon dont l’idée sera représentée sur ma feuille ou sur ma toile, alors à cet instant précis, j’éprouve une immense lassitude et un grand découragement. A ce stade, me dit-il, il me faut m’astreindre à un immense effort, à une intransigeante discipline pour que je permette à l’idée d’émerger et d’exister, sinon, me dit-il, je me contenterais de la laisser en l’état. En fait, je crois que je n’apprécie, dans l’exercice artistique, que le cheminement intérieur de l’idée, entre sa naissance mystérieuse dans mon esprit et son accomplissement virtuel. Comme si je souhaitais directement passer, sans effort ni le moindre travail, de son aboutissement virtuel à son aboutissement réel (ou matériel si vous préférez) sur le papier ou sur la toile. Aussi ai-je le sentiment, me dit-il, de devoir me battre (et parfois me débattre) avec moi-même, dans une lutte acharnée, pour venir à bout de l’idée qui m’a traversé. A ce stade, la création devient toujours pénible et laborieuse. Je n’éprouve plus alors aucun plaisir à donner naissance à l’œuvre que mon esprit a déjà enfantée. J’ai essayé de rassurer M., lui disant qu’il m’arrivait souvent de penser que la plupart des hommes se résolvaient à l’effort et au travail - à toutes leurs démarches et à toutes leurs entreprises - dans le seul espoir de s’apporter ou/et parfois (ce qui est peut-être pire) d’apporter au monde la preuve de leur existence. Je crois, lui ai-je dit, qu’il n’y a souvent et malheureusement rien d’autre que cette honteuse et obsédante nécessité de reconnaissance qui pousse les hommes à agir et à avancer. Mais cette difficulté ne doit pas (lui ai-je dit) lui faire renoncer à sa démarche et à ses travaux. M. m’a alors expliqué qu’il passait par des périodes extrêmement contradictoires qui le laissaient perplexe (et dubitatif) quant à ses réelles possibilités de s’épanouir dans cette activité. Il a souri, un peu gêné, puis il m’a dit : Tu sais, (Ah ! Enfin, il me tutoyait), tout est parfois si confus dans mon esprit. Souvent, il m’arrive de songer à tous ces artistes qui avant moi, ont défriché toutes ces terres faciles que je découvre aujourd’hui. Et souvent, m’a-t-il dit, mes découvertes me semblent insignifiantes et ridicules. Et pourtant, je n’en continue pas moins de chercher de nouvelles terres, comme si c’était-là ma façon d’avancer. Il m’arrive aussi, a-t-il ajouté, de regarder mes anciens travaux. Et la plupart du temps, je ne peux m’empêcher de les trouver médiocres et inutiles. Il m’arrive aussi de les regarder avec tendresse et même avec intérêt. Est-ce là pêché d’orgueil ? Je me suis empressé de le rassurer. Tu ignores, lui ai-je dit, les raisons qui te poussent vers ces contrées inconnues, mais tu te sens inexorablement attiré vers elles, aussi ne crains pas de poursuivre ta marche sur ce chemin. Tu sais, lui ai-je dit, je crois qu’il n’ait pas d’existence plus riche et plus prometteuse que celle vers laquelle on se sent obligé d’aller. Il a souri et m’a dit que cette vie d’artiste était la seule qui lui donnait véritablement envie de vivre, la seule qui lui donnait pleinement le sentiment d’exister. Nous avons continué à parler quelques minutes, puis il m’a dit qu’il devait rentrer (sûrement pour se mettre au travail). Il m’a remercié avec chaleur pour mes conseils (je n’avais pourtant fait là que mon devoir), puis il s’est levé et a quitté le square. Je l’ai regardé s’éloigner, heureux qu’il se soit enfin résolu à franchir les obstacles qui barraient ce chemin qui le mènerait - j’en étais persuadé - au plus profond de lui-même. Lorsqu’il a disparu, je me suis levé et suis rentré chez moi, rassuré quant à mon rôle en ce monde.

 

 

- Rapport n° 10 962 -

Objet : mes adieux à S., M. et J.

La nouvelle est tombée ce matin-même. Comme un couperet. Ma mission ici-bas s’achèvera cette nuit. Demain matin, à l’aube, il me faudra quitter ce monde. J’ai donc passé la journée à mettre un peu d’ordre dans mes dossiers, à ranger le petit studio que j’occupe depuis mon arrivée ici, à préparer ma valise et à terminer d’autres petits travaux (dont je vous épargnerais la liste…). Chose surprenante ! Je me sens triste à l’idée de quitter ce monde. Après toutes ces années, j’avais fini par m’attacher (Dieu soit loué !) aux habitants de cette planète. Et les innombrables rencontres faîtes au cours de mon séjour ne seront bientôt, je le crains, que de lointains souvenirs. Aussi, avant de partir, ai-je décidé de réunir les derniers et principaux personnages que j’ai tenté (tant bien que mal) d’accompagner lors de cette dernière phase de ma mission ici-bas. Je me suis donc permis d’inviter S., M. et J. pour leur faire mes adieux (P. n’a malheureusement pas répondu à mon appel… et je dois dire que je suis bien pessimiste quant à son devenir…à moins qu’il ne soit déjà… enfin… Dieu seul le sait !… et je préfère ne pas y penser…). Je leur ai donné rendez-vous en début de soirée dans le petit café restaurant où j’ai si souvent déjeuné en compagnie de mes dossiers. Là, nous avons dîné (un dîner copieusement arrosé) et à la fin du repas, comme nous étions seuls dans la salle, et que j’étais encore - il faut bien l’avouer - sous les effets de l’alcool, je me suis levé pour porter un toast à la vie, à la mort, à la joie, à la souffrance et à tous les habitants de cette planète, avant de leur déclamer le petit discours que j’avais préparé à leur intention, un discours d’adieu un peu grotesque, un peu emphatique, une sorte d’ode maladroite à la vie, comme l’oraison de mon long séjour parmi les hommes. Voici donc (à votre attention) la retranscription du discours que je leur tins ce soir.

 

Mes amis, leur ai-je dit, vous qui savez mieux que quiconque la violence de ce monde, vous qui avez éprouvé dans votre chair, dans votre âme et dans votre vie, la répression qu’exerce la collectivité des hommes sur ses membres, vous qui savez à quel point cette société réprime, condamne et soumet à l’obéissance ceux, dont vous êtes, qui transgressent, sans préjudice aucun à la liberté et à l’existence d’Autrui, les normes collectives, les lois, les codes et les règlements de tout poil, je vous conjure, malgré l’exclusion et la marginalité qu’elle vous impose, de poursuivre sans honte, sans remords, ni regret le chemin si âpre, si tortueux, si douloureux de vous-même. 

 

Mes amis, moi qui connais vos joies immenses et votre désespoir indicible, moi qui connais vos existences fragiles, ballottées au gré du vent dans l’océan furieux du monde, je vous conjure de m’écouter et d’accueillir les mots ultimes de cet ami que je me suis efforcé d’être pour vous tous.  

 

Je fis silence quelques instants. S ., J. et M. m’écoutaient avec attention. Presque avec gravité comme si j’avais été Dieu le Père en personne. Je les ai tous regardés avec affection. Je souhaitais tant leur parler en ami sincère, d’égal à égal, et non comme un être flottant au-dessus des misères et des souffrances humaines. Les vapeurs de l’alcool se dissipèrent un peu. Aussi ai-je repris mon discours avec plus de clairvoyance, de légèreté et non sans un certain humour.

 

Mes amis, leur ai-je dit, vous qui êtes englués dans l’incorrigible comédie du monde, vous qui avez une myriade d’idées sur cette désopilante absurdité qu’est l’existence, vous qui vous sentez si éloignés des aspects les plus superficiels et les plus matériels de cette vie que nous impose le monde, mais qui n’en devez pas moins subvenir à vos besoins, vous qui avez cette propension à l’érémitisme et qui devez, peu ou prou, ressentir la nécessité de l’intégration collective, vous qui recherchez ce détachement indifférent et inaccessible d’avec le corps et qui prônez l’omnipotence du spirituel, bref, vous qui pataugez d’élucubration en élucubration dans une mélasse inextricable de paradoxes et de contradictions, je vais tenter, ici, de vous dire ce qu’est la vie.

 

Mes amis, mon discours sera donc long, pénible et, je le crains, terriblement ennuyeux. Il le sera parce que j’aimerais vous confier le sens profond de cette existence qui nous est donnée à tous, ici-bas, et ce n’est pas là, croyez-le bien, une tâche aisée. Mon séjour, ici, parmi vous, n’avait d’ailleurs d’autre objet que celui-ci ; vous aider et vous offrir le fruit de mes réflexions et de mon expérience. Sachez aussi que les thèmes que j’aborderais avec vous ce soir me sont apparus, pour la plupart, dans un lieu où l’inspiration m’a toujours été aisée. Une pièce minuscule de mon studio que je fréquente aussi quotidiennement que ponctuellement et que l’on nomme, je crois, lieu d’aisance. Mais je ne m’abaisserais pas ici à poursuivre l’analogie entre les idées qui m’y viennent et les vidures stomacales qui s’y déversent… je laisserais ce genre de commentaires à tous ceux qui le souhaitent - espérant seulement que vous m’épargnerez, du moins en ma présence, de souligner leur trop évidente similitude scatologique…

 

Après cette tentative humoristique, j’ai fait une nouvelle pause pour observer mon auditoire. Leur attention s’était passablement relâchée. Tous me regardaient l’œil éteint et la tête encore pleine de vapeurs éthyliques. Mais j’ai continué ma harangue plein d’espoir de susciter leur intérêt.

 

Mes amis, voici venu le temps d’en venir à l’essentiel. Je vous prierais donc d’écouter avec attention ce que je vais à présent vous révéler. Sachez d’abord, mes amis, que la vie est un refus. Oui, mes amis ! Un refus ! Le refus absolu et irrévocable de ce qui vous est imposé par ce monde qui trop souvent vous incite à des exigences qui ne sont et ne seront jamais vôtres. Aussi avant de vous y soumettre, regardez bien en vous-même ! Si ces exigences vous conviennent, libre à vous alors d’y souscrire ! Mais prenez garde de ne pas succomber aux essentiels inessentiels prônés par ce monde ! Ayez la plus grande méfiance à l’égard de cette masse toujours prompte à vous imposer ses valeurs ! La majorité est toujours en quête de nouveaux adeptes, soucieuse de voir grossir ses rangs et de conforter les valeurs qu’elle s’est choisies ! Bien des hommes y succombent malgré eux… soit par veulerie, soit par ignorance, soit (ce qui est peut-être pire) par résignation… Aussi si cette vision du monde ne vous donne aucune satisfaction, je vous exhorte de ne pas y succomber mais de trouver en vous les réponses à vos attentes, des réponses partielles certes, imparfaites aussi, mais des réponses qui seront vôtres. Et là est l’essentiel, mes amis ! Trouver ses propres réponses en les cherchant au plus profond de soi. 

 

S., M. et J. me regardèrent en opinant du chef. Et je lus, dans leurs yeux, une approbation qui m’incita à poursuivre.

 

A cette fin, mes amis, il vous faudra sans répit élargir l’étroitesse de votre esprit habituel, rejoindre l’origine, la source première, l’axiome même de votre vie. Il vous faudra pousser votre questionnement jusqu’au bout de sa pensée pour toucher l’acte fondateur de votre existence. Vous y trouverez alors le sens personnel de votre vie. Fiez-vous à vos découvertes, à vos connaissances et à vos expériences qui vous guideront dans ce cheminement. Et vous verrez bientôt la vie se charger d’élargir cette vision étroite de vous-même. Mais quel que soit le sens que vous donnerez à votre vie, il vous faudra conserver à l’esprit ces quelques éléments que je vais à présent vous confier. Chacun de ces conseils vous aidera - j’en suis persuadé - à poursuivre dans cette voie abrupte et difficile qu’est la quête de votre propre vérité.

 

Mes amis, n’oubliez pas que la vie est courte. Songez-y lorsque vous serez en proie au doute et au désespoir. Tâchez de vous souvenir que nous ne sommes pas éternels ici-bas. Cette pensée sera à même de vous aider à surmonter toutes les épreuves de votre vie !

 

Sachez aussi, mes amis, que nous sommes totalement ignorants de ce qu’est la vie. Nous pouvons lui donner l’interprétation qui nous semble la plus appropriée. La vie nous laisse entièrement libre de l’interpréter. Aussi rappelez-vous que toute interprétation a sa place et sa légitimité pour peu qu’elle vous convienne. Cette liberté doit aussi vous inciter à plus d’humilité quant au sens et aux valeurs que vous donnerez à votre vie et à davantage de tolérance quant à ceux qu’adopteront les autres. Ne croyez donc pas vos vérités supérieures à celles d’Autrui. Elles ne sont que de minuscules châteaux de sable, de petites forteresses précaires. Mais en dépit de leur extrême vulnérabilité, forgez-vous vos propres vérités sans les tenir en haute estime et sans décrier celles d’Autrui.

 

Sachez aussi, mes amis que la vie est un merveilleux présent, un inestimable cadeau qui nous est offert à tous ici-bas, et que nous pouvons, il est vrai, refuser à tout instant. Ne perdez donc jamais de vue que le suicide est possible, toujours possible, comme l’ultime choix, et peut-être aussi (parfois) comme l’ultime espoir en cette vie. 

 

Sur le chemin que vous emprunterez, n’oubliez jamais, mes amis, que vous êtes et serez toujours seuls, quoi qu’il advienne et qui que vous rencontriez. Ne vous préoccupez donc jamais de ce que pense le monde à votre sujet. Ne perdez pas de temps à vous comparer à ceux qui vous entourent. Suivez votre voie sans attente, sans aide et sans exigences autres que celles auxquelles vous ne pourriez répondre seul. 

 

Aussi, mes amis, au vu de ces éléments (que je vous rappelle pour mémoire) : puisque le temps nous est compté, puisque nous sommes seuls et libres d’interpréter la vie à notre convenance, puisqu’il nous est possible de la refuser, puisque le choix nous est offert, pour quelles obscures raisons vous interdiriez-vous de suivre vos rêves, vos désirs et vos aspirations ? Eux-seuls, vous m’entendez, doivent guider votre vie ! Vos qualités, votre travail et le temps se chargeront de vous faire progresser sur la voie que vous vous serez choisie. Croyez-moi ! N’hésitez jamais à suivre vos aspirations et allez jusqu’au bout de vous-même ! Chaque pas supplémentaire saura vous apporter la joie, le plaisir et la satisfaction de vous rapprocher chaque jour de votre être le plus intime et le plus profond !

 

Où que vous alliez, quels que soient les évènements que vous traverserez, sachez conserver (dans la mesure du possible), un esprit calme et détendu, celui qu’adoptent la plupart d’entre-vous au cours de leurs vacances. Efforcez-vous de goûter la vie et de traverser le monde avec cet esprit-là ! Car, croyez-le, mes amis, la vie n’est en réalité qu’une villégiature au cours de laquelle nous n’avons d’autres obligations que de vaquer à ce que nous dicte notre cœur ! Rien ni personne ne doit être en mesure de vous troubler dans cette quête de vous-même ! Quant à la satisfaction de vos besoins vitaux (qui nécessite quelque argent dans ce maudit système), consacrez-y vous sans angoisse ! Fournissez le juste effort et vous verrez bientôt réglée cette mesquine affaire ! Quant au reste, mes amis, n’ayez aucun souci ! Cheminez tout simplement sur le chemin de vos désirs, de vos rêves et de vos aspirations !

 

Et enfin, mes amis, quel que soit le chemin que vous choisirez, sachez conserver cette juste distance d’avec les choses, les êtres et les évènements ! Tenez-vous à la juste distance ! Ni trop loin, au risque de sombrer dans un nihilisme destructeur… ni trop prêt car le danger serait grand alors de recevoir, avec une souffrance exagérée, les affres parfois douloureux de l’existence.

 

Voilà mes amis ce que j’avais à vous confier en ce jour de départ ! Pour finir, je vous souhaite de traverser cette vie avec autant de joie et d’amusement que vous pourrez vous offrir au cours de ce temps bref qui vous est imparti !

 

A la fin de mon discours, je suis tombé sur ma chaise, déconcerté par la platitude de mes propos. Je me suis senti triste et amer de n’avoir réussi, en dépit de ces longues années passées en ce monde, qu’à leur confier, dans un aveu grotesque et affligeant, un ramassis de lapalissades connues (et ressassées) depuis la nuit des temps. Je compris alors, plus triste et amer encore, comme mon séjour en cette vie n’avait été qu’un piètre terrain d’expériences et de réflexions. En définitive, mon discours avait révélé ma méconnaissance profonde de la vie. Et j’ai éprouvé pendant un bref instant l’absurdité de mon séjour en ce monde. Et je me suis mis à pleurer. S., M. et J. se précipitèrent pour m’entourer et dans un élan que j’ai senti sincère, ils me dirent d’une seule et même voix qu’eux-mêmes connaissaient ce sentiment d’absurdité mais qu’il fallait bien se garder d’y sombrer au risque de s’enfoncer inexorablement dans un accablement permanent. Eux-mêmes, me dirent-ils, s’y laissaient dériver à leurs instants d’échecs et de doutes, à leurs instants, me dirent-ils, de vraie conscience. Mais ils m’assurèrent aussitôt, qu’en dépit de ce sentiment d’absurdité, il nous fallait continuer à vivre et garder espoir pour poursuivre notre inaccessible (et peut-être déraisonnable) quête de nous-mêmes. Ils m’ordonnèrent de les croire. J’ai alors essuyé mes larmes, j’ai relevé la tête et me suis aperçu que tous les trois m’entouraient comme des frères, avec la plus grande des affections.

 

Moi qui avais maladroitement tenté de les accompagner (au cours de mon séjour en ce monde) et leur donner une leçon de vie (aujourd’hui, mon dernier jour parmi eux), c’est eux à présent qui me soutenaient. Allez, me dirent-ils, relève la tête, regarde la vie et garde espoir ! Il faut garder espoir, tu entends ! Toi, qui parcours ce monde, me dirent-ils, depuis déjà tant d’années, tu sais bien que le sens de cette existence ne peut être découvert ici-bas, tu sais bien qu’il nous est impossible, dans notre profonde ignorance, de connaître la signification de notre passage sur terre, mais tu sais aussi, au fond de ton cœur et de ton âme, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie est vaine et inutile, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie n’est que cette poursuite effrénée de conquêtes stériles auxquelles se livrent la plupart des hommes, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie n’est que misères et souffrances, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que tout s’arrête lorsque survient la mort, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie n’a aucun sens… et tu dois sentir aussi au fond de ton cœur et au plus profond de ton âme qu’existent d’autres réalités, d’autres mondes et d’autres univers qu’il nous appartient d’apprendre à découvrir ici, au fil de cette vie, pour poursuivre notre chemin vers des horizons plus vastes, plus limpides et plus lumineux… Après ces dernières paroles, tous trois se turent. Je les ai remerciés du plus profond de mon être puis leur ai demandé de me laisser seul. Ils se sont levés et ont quitté le café. Je les ai regardés s’éloigner et je me suis senti étrangement heureux. Eux qui ne se connaissaient pas il y a quelques heures à peine avaient réussi à me parler d’une seule et même voix et ils repartaient à présent ensemble comme les meilleurs amis du monde. J’ai compris alors que je pouvais quitter cette terre le cœur tranquille et rassuré. Tous – j’en étais persuadé à présent – sauraient s’accompagner sur leur chemin respectif, apportant aux uns et aux autres le courage et l’amour nécessaires que chaque homme doit donner et recevoir pour poursuivre son chemin vers lui-même.  

 

 

Etrange conversation avec un ange

(…) il n’existe pas de chemin qui nous conduirait hors de nous-même vers quelque chose d’autre, (…) il nous faut traverser la vie avec les aptitudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement personnelles et il nous arrive alors parfois de faire quelque progrès, de réussir quelque chose dont nous étions jusque-là incapables… après cela, la part la plus intime de notre moi ne tend à rien d’autre qu’à se sentir croître et mûrir naturellement. C’est à cette seule condition que l’on peut être en harmonie avec le monde.

H. Hesse, Lettre à un jeune poète

 

Je n’ai aucun goût pour les histoires (je n’en raconte d’ailleurs jamais et n’en lis que très rarement). Toutes se ressemblent si étrangement… que j’ai coutume de dire que « lire une histoire, ou en lire mille (ou même un million) ne nous en apprendrait pas davantage sur nous-mêmes ». Eh oui ! Que voulez-vous ? Je suis comme ça; râleur et grincheux. Non par nature, par nécessité. Oh ! Rassurez-vous ! Il n’en a pas toujours été ainsi ! Autrefois - lorsque j’étais encore de ce monde -, j’étais d’une rare gaieté et d’un grand enthousiasme (hum ! hum ! même s’il m’arrivait, ne le cachons point, de m’évertuer à l’être…). Oui ! Croyez-moi ! J’étais toujours prêt à courir le monde la tête et le cœur joyeux. Mais cette époque est définitivement révolue ! Depuis mon arrivée ici-haut, je n’éprouve plus aucun désir (je n’éprouve d’ailleurs plus rien), excepté peut-être cette folle envie (qui me prend parfois) de vous avertir. « Vous avertir de quoi ? » me demanderez-vous peut-être. Mais n’ayez crainte ! Les avertissements jalonneront cette conversation ! Peut-être trouverez-vous ma démarche étrange ? Peut-être même inhumaine ? Peut-être…. Et vous ne croirez pas si bien penser… Au fil des pages, peut-être trouverez-vous aussi mon attitude inconvenante ? Mais, je vous en prie, gardez-vous bien de me juger ! Avant d’émettre la moindre critique à mon égard, je vous conseillerai de prendre le temps de me connaître ! Et lorsque nous aurons fait plus ample connaissance, alors je vous laisserai me juger à votre aise. Mais mieux vaut vous prévenir dès à présent, sachez que je me contrefoutrai de ce que vous penserez !

 

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Aborder un inconnu est un exercice bien difficile, n’est-ce pas ? C’est même - dirais-je - un exercice périlleux auquel (avouons-le) j’ai toujours eu un mal fou à me prêter… Pourtant, les sujets de conversation ne manquent pas, mais par lequel commencer ? Je ne voudrais surtout pas vous importuner avec des histoires… dont vous n’aurez que faire… (d’autant plus que je ne vous connais pas). Si vous avez pris la peine de m’inviter chez vous, je pense néanmoins que vous êtes - un tant soit peu - disposé à m’écouter. Mais sachez que je ne me livre pas de la sorte au premier venu. Parce qu’à mes yeux, vous êtes le premier venu  (vous pouvez même être n’importe qui) ! Et depuis que je vis là-haut, je rencontre si peu de monde (que dis-je, je ne rencontre jamais personne), que je suis devenu encore plus farouche et plus sauvage qu’autrefois, au temps de mes années terrestres. Aussi est-il bien naturel que je me sente intimidé, fut-ce ici-bas et par n’importe qui. Vous pensez que je suis désagréable ? Eh bien ! Vous avez raison, je le suis. Et après ?

 

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Là-haut, je vis seul. Lorsque je dis seul, je veux dire absolument seul. Sans personne. Ce n’est guère original, j’en conviens. Des tas de gens vivent seuls. Et je connus moi-même, en ce monde, une foultitude de célibataires qui ne s’en portaient pas plus mal. Bien au contraire. D’ailleurs, moi non plus, je ne me plains pas. J’accepte le sort que la Vie m’a réservé. Cette phrase a l’air idiote, mais ne vous y fiez pas ! Cette phrase est bien plus profonde qu’elle n’en a l’air (et à vos heures perdues, je vous conseillerais d’y réfléchir !). Et puis qu’importe ! Après tout, libre à vous de vous y pencher ! Mais je vous en conjure, si vous prenez la peine de méditer cette phrase, faites-le de toute votre âme ! Quant à moi, j’aime la solitude (et ne l’ai-je pas d’ailleurs toujours aimée ?). Elle est sans doute ce que nous avons de plus chère au monde ! Elle nous offre la liberté, et cette liberté nous permet d’être nous-mêmes. Grâce à elle, nous pouvons user à notre guise de notre temps et de nos envies. La solitude offre cette liberté ! Et cette solitude, il nous faut savoir l’assumer. Et sans amertume encore ! Et vous, dîtes-moi, cela vous arrive-t-il de vous sentir seul(e) ? Et puis, non ! Ne me dîtes rien ! Je sais bien que vous vivez seul(e) en ce monde !

 

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Tenez ! Puisque nous parlons de ce monde, j’aimerais savoir s’il vous plaît d’y vivre. Oui, vivre dans ce monde ? Parce que moi, je n’ai jamais pu m’y résoudre (je me demande d’ailleurs comment j’ai pu y passer tant d’années) ! Tout y est si laid ! Les hommes le rendent si laid ! Oui, vous le rendez si laid, vous autres ! Oh ! Ne prenez pas cette remarque pour un blâme personnel ! Je ne voudrais surtout pas vous faire culpabiliser…  (quoique… entre nous, votre culpabilité pourrait être l’amorce d’une prise de conscience…). D’ailleurs, je ne vous accuse pas en particulier ! Vous devez être comme les autres Hommes, n’est-ce pas ? Ni plus ni moins (et croyez-moi ! Je ne vous en veux pas le moins du monde d’être ainsi !). Vous devez certainement avoir vos raisons pour continuer à y vivre, dans ce monde ; peut-être une famille, des enfants, un chien, quelques ami(e)s, sans doute un travail, des responsabilités à assumer, et aussi des obligations sans doute. Et puis vous devez aussi avoir quelques rêves dans un coin de la tête… et l’espérance de les réaliser. Il est bon de rêver, n’est-ce pas ? Il est si doux de penser à nos rêves lorsque tout semble aller de travers dans notre vie. Oh ! Rassurez-vous ! Nous sommes tous pareils ! On s’accroche tous à ce que l’on peut ! On s’agrippe à ce que l’on a sous la main ! Oh ! Je ne vous juge pas ! Je constate, voilà tout ! Vous ne craignez tout de même pas que l’on regarde ensemble ce qui est, n’est-ce pas ? Franchement, il serait stupide de ne pas oser regarder la vérité ! Que craignez-vous ? De voir votre vie avec lucidité ? D’apercevoir votre insignifiance ? Mais que Diable ! Insignifiant, évidemment vous l’êtes ! Et qui que vous soyez encore ! Non ! Non ! Inutile de protester ! Les vagues prouesses que vous avez réussies dans votre vie, les mérites que l’on vous trouve et les compétences que l’on vous attribue ne changeront rien à l’affaire ! De votre vie, ne tirez pas de conclusion trop hâtive ; n’en déduisez pas votre signifiance ! Restez humble ! Que Diable ! Et sachez que toutes vos entreprises n’ont été que de vulgaires frétillements ! Je vous avais prévenu, je suis désagréable !

 

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Peut-être êtes-vous un peu surpris (interloqué même) par cette conversation ? Eh bien ! Tant mieux ! Que grand bien vous fasse ! Et poursuivons, voulez-vous ! Je vis donc seul. Très haut perché, là-haut. J’ai toujours aimé la hauteur, regarder les choses de loin et de haut (oui, surtout de haut). La vue est toujours imprenable. Tout apparaît avec clarté. Loin de la fange des plaines surpeuplées. Oh ! Je ne dis pas cela particulièrement pour vous, bien sûr (mais si, soyons honnête, je le dis tout de même un peu pour vous) ! Ici, le ciel est bleu, l’eau et la terre sont pures. La nature et la vie sont d’une pureté immaculée. Seule, ma présence ici-haut semble une tache dans la pureté des paysages. Mais je fais pourtant mon possible, croyez-le, pour en épargner mon environnement (êtres et choses qui m’entourent). Autrefois, j’étais aussi sale qu’aujourd’hui (et peut-être encore plus sale que vous ne l’êtes), mais cette saleté ne se voyait guère en bas tant tout y est répugnant de crasse. En bas, la merde a toujours suinté de partout. Mais la merde est inodore et invisible dans une décharge, n’est-ce pas ? Elle y est naturelle, à sa place. Et cela vous plaît-il d’y vivre ? Oui, dans cette merde ? Oh ! Vous auriez beau vous en défendre (et même protester), vous n’en vivez pas moins dedans ! Inutile de le nier ! Je dirais même que vous prenez un malsain plaisir à vous y vautrer chaque jour comme un porc dans ses déjections ! Est-ce plaisant, dîtes-moi, de vivre dans toute cette merde ? 

 

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Eh bien ! Oui ! Je ne peux vous cacher que j’ai toujours détesté les villes et ses tours d’immondices ! Que voulez-vous ? Les villes ont toujours été, à mes yeux, d’immenses décharges où s’amoncelle la pourriture des hommes. En ville, tout est sale, repoussant et nauséabond ! L’odeur des foules, le béton des rues, le bruit des voitures, la folle agitation des citadins, les petits deux-pièces misérables des immeubles miteux, les riches appartements des immeubles cossus, les petits pavillons minables des quartiers de banlieue, les grandes barres oppressantes des cités pourries. Tout y est abject. Des caves à cafards aux cages dorées des beaux quartiers, l’air est irrespirable et la vie étouffante. La nature y a perdu sa place, et lorsque, par miracle, il lui arrive encore d’exister, elle se trouve confinée, coincée, encerclée par toutes vos déjections citadines. Dans cet environnement de grisaille désolante, les parcs que les experts en matière d’environnement urbain appellent ptrompeusement (oui ptompeusement, cela veut dire aussi pompeusement que trompeusement, là-haut, nous inventons les mots à notre guise… mais n’ayez crainte, je ne me livrerai pas à ce genre d’exercice devant vous… un, de temps à autre… tout au plus), les parcs - disais-je - que les experts en matière d’environnement urbain appellent des espaces verts ne sont plus que des poumons artificiels (noirs de monde) où viennent respirer des hordes de citadins asphyxiés. Oui, (comme vous peut-être), j’étais de ceux-là. Et chaque jour, j’allais m’extasier de cette beauté épargnée au cœur du tumulte citadin, laissant mon regard se promener sur la noble ramure d’un arbre ou la subtile teinte automnale des feuilles agonisantes, entre une poubelle regorgeant de détritus et un vieux banc vert décrépi scellé dans un abominable béton gris. Oui, j’étais de ceux-là, et pas un seul soir, figurez-vous, je n’ai manqué ma promenade vespérale pour aller respirer ce semblant d’air pur, faussement épargné par l’atmosphère viciée alentour.

 

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Autrefois, j’aimais la vie passionnément. Il m’arrivait même, certains jours, de l’aimer avec une fougue débordante... Comme vous peut-être, n’est-ce pas ? Lorsque votre vie se déroule à merveille, lorsque vos plans aboutissent et vos projets réussissent, lorsque les gens vous aiment, lorsque tout semble vous sourire, alors oui, là, vous aimez la vie ! Vous la trouvez belle ! Vous êtes heureux ! Et pour peu, vous seriez prêt à aimer la terre entière, n’est-ce pas ? Mon dieu, qu’il est bon d’être heureux ! Et qu’est fragile ce petit bonheur ! Voilà un état de grâce bien fugace ! Mais si que Diable ! Le bonheur existe ! Faîtes donc un effort ! Souvenez-vous de vos bonheurs ! N’avez-vous donc jamais été heureux ? Oh ! Comment est-ce possible ? N’avez-vous donc jamais été amoureux ? Mais si ! Rappelez-vous ! … je t’aime, tu m’aimes… on s’aime… enfin… vous savez tous ces amours qui ne durent que le temps d’un soupir… Et d’ailleurs (puisque nous parlons d’amour) savez-vous qui l’on aime vraiment dans l’amour ? Je crains que ma réponse ne vous transperce le cœur. Eh oui ! Bien sûr ! On n’aime pas toujours celle ou celui que l’on croit, n’est-ce pas ? Oh ! Inutile de me chanter votre rengaine sur l’amour qui donne des ailes… Que vous le vouliez ou non (et que vous vous en accommodiez ou non), nous sommes tous de pauvres Icare, qui nous brûlons les ailes à peine envolés. Et après l’envol poussif (et jouissif peut-être…) vient la chute, fulgurante et douloureuse, puis la longue et pénible convalescence jusqu’au prochain envol ! Ah ! Pauvres hommes… qui continueront toujours de croire aux illusoires miracles de l’amour et qui toujours se briseront les ailes, attirés par les lois irréfutables de leur pitoyable gravité terrestre ! Eh bien ! Bon vent, pauvres Icare et que vos chutes soient innombrables et douloureuses ! Non ! Croyez-moi ! Il serait plus sage de vous couper les ailes ! Oui, de vous couper les ailes pour couper court à tout envol… Oui ! Définitivement ! Pour vous guérir du mirage de l’amour ! Gardez donc les pieds sur terre, cela vous évitera de vous rompre le cou à la moindre rafale ! Croyez-moi ! On ne fait pas dépendre impunément son bonheur des autres hommes… De cette prise de conscience naîtra peut-être votre désir d’éloignement. Et vous finirez peut-être (comme votre humble et dévoué serviteur) par vous isoler du monde pour suivre votre chemin de solitude. Oh ! Salvatrice solitude ! Mais avant de vous soumettre à cette bienheureuse solitude, il serait plus sage (pour ne pas me taxer à l’avenir de mauvais conseiller) de répondre à cette question : croyez-vous que votre entourage vous aime pour ce que vous êtes ? Ou ceux qui disent vous aimer n’entretiennent-ils cette relation que dans le seul dessein de profiter de ce que vous leur offrez ?  Oh ! Je n’ose même pas envisager ici vos relations sociales et professionnelles qui se fondent bien entendu sur cet échange mesquin de « détestables procédés ». Non ! J’évoque ici votre proche entourage ; famille, amis, mari, femme, compagne ou compagnon. Ah ! La vie est franchement déconcertante, n’est-ce pas ? Ne nous réserve-t-elle pas de bien déconcertantes surprises ? Allez ! Avouez-le à présent ! Et dites-moi que vous vous sentez aussi seul que moi (et peut-être même davantage…). Oui, je sais, il est bien difficile de l’admettre. Mais il est tellement plus sain d’en prendre conscience et tellement plus simple de ne plus faire dépendre sa joie et son bonheur de son entourage. Non ! Croyez-moi ! Cette lucidité est salvatrice. Et à quoi bon sauver les apparences ? Franchement ? A quoi cela pourrait-il servir ? Et quelle apparence voulez-vous sauver ? Personne n’est dupe dans cette histoire ! Chacun a beau se prêter à ce misérable jeu des apparences pour essayer de se rassurer (et se leurrer), chacun a aussi conscience d’être seul, irrémédiablement seul, quoi qu’il arrive. Inutile donc de vous leurrer. Cela ne changerait guère votre solitude !

 

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Je me suis toujours étonné de cette vie. Pas vous ? J’ai toujours eu mille questions à son sujet. Pourquoi ? Pourquoi ? Oui, je me suis toujours posé mille questions sur la vie sans être en mesure d’obtenir la moindre réponse ! Le miracle de la vie m’a toujours étonné. Ce tourbillon qui vous prend et ne vous lâche plus, cette course folle qui vous attrape et qui s’achève toujours dans la macabre le plus sordide. Cette vie est décidément bien déconcertante… Ne vous a-t-il jamais semblé absurde d’être en vie ? Ah ! Vous ne savez pas… Bon… et si je vous dis que la vie est une énigme ? Là, vous êtes d’accord, n’est-ce pas ? Allez ! Un peu de courage ! Que Diable ! Cela ne vous engage à rien de reconnaître que cette vie est bien énigmatique et bien intrigante ! Peut-être allez-vous me rétorquer qu’il est vain de vouloir résoudre l’énigme. Peut-être avez-vous raison… Je n’en sais rien. Si telle est votre réponse, vous devez sûrement appartenir à cette race d’hommes qui jamais ne pensent à la vie et vivent comme s’ils étaient éternels. Oui, bon nombre d’hommes en ce monde vivent ainsi. Ils vivent et s’occupent. Voilà à quoi se résume leur existence ! Des tas de choses sont d’ailleurs susceptibles de les occuper en cette vie. Oui, tout est en mesure d’occuper les hommes en ce monde  (d’ailleurs, tout n’est-il pas prétexte à s’occuper et à se divertir ici-bas ?) ! Et vous, comment faites-vous ? Oui, comment vous y prenez-vous pour vous occuper à vivre ? Oh ! Je sais ! Inutile de me dresser la liste de vos occupations ! Vous devez être comme les autres. A faire ceci et à entreprendre cela ! Enfin… toujours à trouver de fumeux prétextes pour évincer cette redoutable question de l’existence, n’est-ce pas ? Mais comment vous en vouloir ? Comme vous, j’y ai souscrit et il m’arrive aujourd’hui encore de m’y adonner. Comme si ces occupations (ces vnoccupations, vaines occupations) nous apportaient le repos de l’esprit nécessaire pour ne pas sombrer dans de folles et dangereuses élucubrations ! Mais comme je vous plains de ne jamais penser à la Vie (et à la vôtre en particulier) !

 

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Voilà déjà quelques instants que nous menons cette conversation, évoquant des sujets qui peut-être vous déplaisent (ou pire peut-être, qui ne vous intéressent pas). Peut-être cette conversation vous ennuie-t-elle ? Qu’espériez-vous en tournant ces pages ? Auriez-vous préféré une histoire, une vraie, avec une intrigue et des personnages, des évènements et des rebondissements ? Ah ! Avouez que je ne vous ai pas pris en traître, ne vous avais-je pas prévenu ? Ah ! Je vous en prie ! Epargnez-moi votre couplet sur les passionnantes histoires que vous avez lues dans d’autres livres ! Dans ce genre d’ouvrage, il s’agit tout au plus de passer le temps (et de le perdre un peu aussi) ! Et de ça, il n’en est pas question ici ! Je ne suis pas venu vers vous pour vous faire passer du temps (et moins encore pour vous en faire perdre) ! Quoique, au fond, j’ignore la façon dont vous allez accueillir cette conversation et les éventuelles conséquences qu’elle pourrait avoir sur votre vie… Peut-être n’accorderez-vous guère plus d’importance à cette rencontre qu’à toutes celles que vous avez faites auparavant ? Peut-être même ne daignez-vous partager ces instants avec moi que parce que vous n’avez d’autres vnoccupations ? Et si tel était le cas, il est bien dommage que nous nous soyons rencontrés (et sachez que je le regrette sincèrement) ! J’aurais mille fois préféré m’entretenir avec un être ouvert et disponible, soucieux de lui-même et de l’Autre, prêt à écouter un inconnu susceptible de lui apprendre quelques menues vérités sur lui-même ! Mais que voulez-vous ? Peut-être oublierez-vous notre rencontre aussitôt ce livre refermé ! Et je n’y pourrais rien ! Voyez-vous ! Les hommes sont ainsi. Sous leurs faux airs d’intelligence et de grégarisme, ils n’en demeurent pas moins des êtres foncièrement stupides et égoïstes. Mais sachez que je ne vous contrains nullement à m’écouter. Libre à vous d’en décider ! Je ne serais donc pas vexé si nous reportions à plus tard cette entrevue (lorsque votre cœur et votre conscience vous l’exhorteront). Vous devez sûrement avoir bien des choses à faire en cette vie et je ne vous cache pas que j’avais moi-même bien des occupations lorsque j’étais encore de ce monde. A l’instant, nous prenons simplement le temps de nous parler. Voilà tout ! Comme deux êtres ouverts et curieux de l’autre autant que de nous-mêmes. Nous parlons de moi, de vous et de la vie. Une discussion banale en somme. Oui ! Une discussion absolument comme les autres !

 

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Mais la rencontre entre deux êtres est toujours une chose étrange, n’est-ce pas ?  Comme si une curiosité nous poussait à aller vers l’Autre. Non, je n’évoque pas ici cette curiosité malsaine qui consiste à rencontrer l’autre dans le seul but de connaître la façon dont il vit. Et j’ose espérer que ce n’est pas cette curiosité-là qui vous a mené vers moi (sachez que je trouve cette curiosité foncièrement détestable). Non, je pense plutôt à cette curiosité indissociable de l’espoir d’une découverte de soi dans l’Autre. Oui, je crois que c’est ce type de curiosité qui incite les hommes à aller à la rencontre du monde. Et toute autre motivation me paraît bien accessoire. Le bonheur d’être ensemble, les idées partagées, la complicité, les affinités, toutes ces béquilles à cette volonté d’approfondissement de soi deviennent presque superflues. Non qu’elles soient dénuées d’intérêt et non porteuses de plaisirs, mais je pense simplement qu’elles demeurent secondaires. Et tout secondaires qu’elles me semblent, j’ai conscience que ces béquilles n’en sont pas moins les piliers de toute relation – digne de ce nom s’entend – qui ne pourrait, sans elles, se poursuivre au-delà des premiers échanges. Mais qu’importe ! Après tout, quelles que soient leur nature et les motivations qui les sous-entendent, les relations existent et sont incontournables en ce monde. Là-haut, bien sûr, tout est différent. On y vit seul et on n’y rencontre pas le moindre quidam. Mais rassurez-vous ! On n’en éprouve nul besoin. La solitude y est parfaitement assumée. Nul manque ni le moindre embarras à demeurer seul ! Et de temps à autre, s’il nous arrive de descendre ici-bas, ce n’est non par ennui ou par désœuvrement (comme vous pourriez le croire) mais contraints par la force irrépressible de notre amour pour les hommes. Et en dépit des apparences (oui, comme l’humeur grincheuse que je traîne depuis des lustres ici-haut et ici-bas, et soyons honnêtes, où que j’aille de par le ciel et la terre), c’est par amour des hommes que je suis venu vers vous. A ce sujet, ne me posez pas la moindre question ! Et je vous en prie ! N’insistez pas ! Je ne vous en dirai pas davantage !

 

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Là-haut, tout est différent ! Les choses, le monde, le temps, la vie même est différente. Rien de ce qui existe là-haut n’existe ici. Et pourtant, il n’y a aucune différence entre ce que l’on trouve ici et ce que l’on trouve là-haut. N’est-ce pas étrange ? Laissez-moi vous expliquer ! Pour quelle raison, tout y est identique et semble différent ? C’est très simple ! Là-haut, toute chose prend une résonance si forte que cela change la vie. Là-haut, je parviens même (c’est vous dire) à vivre comme un ermite bienheureux. La vie là-haut n’est pourtant pas une sinécure (pas plus, il est vrai, qu’elle ne l’est ici-bas). Et pourtant, je m’en arrange. Et plutôt bien, me semble-t-il. Tenez, par exemple, là-haut, je parviens à m’émerveiller de la moindre broutille. Un rien suffit à me rendre heureux (si, si, je vous assure). Ici-bas, j’ai beau m’y efforcer, il n’y a rien à faire. Je crache mon venin à la moindre contrariété. Et les contrariétés ne manquent pas en ce monde, vous en conviendrez ? Ainsi, lorsque je vivais encore parmi vous, ma colère et mon angoisse étaient permanentes. Je vivais avec un nœud d’angoisse et de colère qui me ligotait littéralement l’estomac. Je n’ai jamais pu m’en défaire. C’est bien simple ! A l’époque, tout en ce monde n’était (pour moi) que source d’inquiétude et d’irritation ! La moindre peccadille prenait des allures cauchemardesques ! J’ai pourtant tout essayé, croyez-le ! Sans succès ! Le nœud était toujours là, accroché, indénouable. Le jour comme la nuit. Jamais de répit ! Jamais ! J’ai tout connu. Les insomnies, les dépressions, les euphories, les pilules pour dormir, les comprimés pour se détendre, les gélules pour se réveiller ! (j’étais devenu, disons-le, une vraie pharmacie ambulante) ! Ah ! Et le matin ! le matin ! Quelle épreuve ; la nausée, les éructations d’angoisse... Un vrai calvaire. Retrouver la vie et le monde relevait de la gageure. Un incroyable défi. Mais c’est bien fini, tout ça ! Bien fini ! Là-haut, je n’ai plus ni angoisse, ni souci. Tenez, pour vous dire, le mot inquiétude n’appartient plus à mon vocabulaire.  

 

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Oh ! Je sais, ce que je vous raconte-là, d’autres, avant moi, vous l’ont déjà dit. Et vous-même, vous devez sûrement connaître parfaitement toutes ces choses… Il n’y a souvent rien de bien intéressant dans nos pauvres vies, n’est-ce pas ? Tout n’y est qu’éternel recommencement ! La vie tourne… vous savez ce que c’est ! Et nous, pauvres de nous, on se laisse happer par cette course folle ! La folie collective ! Oh ! Rassurez-vous ! Cette folie conserve une apparence bien raisonnable ! Vous le savez d’ailleurs fort bien. Cette course folle n’a rien d’une folie (ne nous la présente-t-on pas d’ailleurs toujours comme une fatalité ?). C’est comme ça, que voulez-vous ? N’avez-vous jamais entendu cette phrase-là ? Moi, si. Toute ma vie, on m’en a rebattu les oreilles. C’est comme ça, que voulez-vous ? C’est comme ça… Eh bien non ! Ce n’est pas toujours comme ça (heureusement). Et vous, acceptez-vous de penser que la vie est toujours comme ça ?

 

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Regardez donc ce qu’est la vie aux yeux du monde ! Regardez donc à quelle existence il vous contraint, ce foutu monde ! Dès le plus jeune âge, on vous embarque dans cette histoire qui n’est pas la vôtre (histoire que vous n’avez d’ailleurs même pas choisie, je vous le rappelle), et vous, vous devez vous taire et accepter. Simplement accepter de faire partie de cet équipage (qu’on appelle l’humanité) sur ce gros navire égaré qu’est notre planète. Non, mais franchement, de qui se moque le monde ? Ensuite, on vous met un cartable sur le dos et on vous pousse à l’école. Les années passent et les contraintes s’enchaînent. Arrivés à l’âge adulte, on vous refourgue un boulot, un logement, des traites à rembourser, des obligations à n’en plus finir, et on vous dit que c’est comme ça. Et finalement, vous vous rendez compte que c’est effectivement comme ça. Comment pourrait-il en être autrement ? Il vous faut bien manger, vous loger, acheter quelques objets de premières nécessités (et plus… si besoin est). Voilà des besoins incontournables, n’est-ce pas ? Et voilà ! La boucle est bouclée. Il faut bien vous rendre à l’évidence, la vie ne nous laisse pas vraiment le choix. Mais ce monde, croyez-le, le restreint plus encore. Et on se rend bien vite compte que choisir un autre chemin est chose impossible. Un rêve absolument inaccessible, n’est-ce pas ? Tenez ! Vous par exemple, combien de fois avez-vous déjà eu envie de tout plaquer pour choisir une autre vie ? Oh ! Et ne me dites pas que vous n’y avez jamais songé ! Nous y avons tous pensé un jour ou l’autre. Mais à combien d’autres nécessités nous aurait-il fallu renoncer ? Oh oui ! Je sais ! Beaucoup ! Beaucoup, indéniablement ! En tout cas, bien trop pour trouver le courage de nous y engager, n’est-ce pas ?

 

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La vie vous semble-t-elle difficile ? Oui, la vie vous semble difficile ! Difficile et belle ! Mais difficile surtout ! Mais n’allez surtout pas imaginer que j’aille vous plaindre ! Regardez donc autour de vous ! N’y a-t-il pas plus malheureux ?!! Mais regardez donc ! Que Diable ! Regardez tous ces malheureux ! Regardez ce monde ! Il faut bien vous rendre à l’évidence, certains sont plus à plaindre que vous ! Oh ! Moi, je ne plains personne. La vie est ce qu’elle est. Et personne n’est épargné. La souffrance, la maladie, la mort arrivent tôt ou tard (qui qu’on soit et quoi qu’on fasse). Rien ne sert de vous en prémunir. La forteresse sera un jour assiégée. Ce qu’on appelle les malheurs tombent de temps à autre, n’est-il pas vrai ? Et vous n’êtes pas en reste, n’est-ce pas ?

 

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Depuis le début de cette conversation, nous parlons de choses bien affligeantes. Mes propos ne vous semblent-ils pas d’une affligeante trivialité ? Oh ! Ne me dites pas non ! J’en ai conscience : notre conversation est affligeante de trivialité ! Mais cette trivialité, n’est-elle pas notre lot à tous ? Regardez donc votre vie, et vous vous apercevrez ! Votre vie et mes propos ne sont pas différents. L’évasion est ailleurs. Ici, il n’y a que l’ennui. Vous, qui vivez encore parmi les vivants, ne vous ennuyez-vous jamais ? Ah ? Vous êtes toujours occupé... ? Ah ! Comme je vous plains de l’être ! Autrefois, je l’étais moi aussi… lorsque je travaillais (vous ne doutez tout de même pas que j’ai pu travailler ?) Oh ! Rassurez-vous, il y a bien des années… (et aujourd’hui, il y a prescription). J’ai même occupé toutes sortes d’emplois, des postes subalternes, des postes prestigieux, des postes sous-qualifiés, des postes à responsabilités, enfin toutes sortes de postes qui n’avaient d’ailleurs, à mes yeux, aucune différence. Tous étaient aussi idiots et inutiles. J’ai travaillé pour le compte des autres et pour mon propre compte. Ici, ailleurs et un peu partout. Et l’expérience ne fut guère concluante (c’est le moins que l’on puisse dire). Là-haut, non, je ne travaille pas. Jamais. Cette obligation m’est épargnée. Je vis, voilà tout (ce qui n’est déjà pas si mal, entre nous !). Je vaque (ici et là) à ce qui me plaît, passant d’une activité à l’autre, à ma convenance. Mais comment pourrait-on qualifier de travail ce genre d’activité (est-ce que vivre est un travail ?). Non ! Croyez-moi, c’est une grande joie que de pouvoir se consacrer (en toute liberté) à ce qui nous appelle ! Jamais rien ne nous est imposé. Et qui le ferait d’ailleurs ? Personne ne dépend de moi, je ne dépends de personne. C’est un choix (le mien). Et rassurez-vous, je l’assume parfaitement. Comment vous expliquer ce bonheur ? Imaginez un espace de liberté, vierge de tous principes et de toutes contraintes. Imaginez un lieu de paix, une vaste étendue dénudée avec quelques forêts alentour, le bruit de la rivière, le bruissement du vent dans les arbres, le chant des oiseaux. Oui… cette description doit vous sembler un peu mièvre, trop bucolique peut-être pour être vrai. Et pourtant… c’est ainsi, je vous assure. Là-haut, il n’y a pas âme humaine. Rien que des êtres qui vivent en parfaite harmonie (une harmonie parfois cruelle, il est vrai, mais toujours juste (selon les mérites et les manques de chacun)). Là-haut, je ne fais pour ainsi dire rien de la journée. Je m’amuse beaucoup et toujours follement. A entreprendre ci et à découvrir cela. Et toujours dans la joie et la bonne humeur. J’ai bien conservé quelques douloureuses habitudes de ma vie passée (qui, il est vrai, m’incommodent parfois). Mais là-haut, au contact de cette bienheureuse sérénité, je les sens perdre, chaque jour, un peu de leur force. Depuis combien de temps suis-je là-haut ? Je n’en sais rien. Je vous l’ai dit, le temps est différent là-haut. Le temps se déroule autrement. Chaque être et chaque chose vivent à leur rythme. Il n’y a ni course, ni compétition. Il n’y a que le plaisir d’être et le bonheur de vivre.

 

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Mais je m’aperçois que je vous en livre bien plus que je ne le souhaiterais sur ce petit coin de paradis. Aussi, me faut-il me taire à présent. Il ne servirait à rien de vous en dire plus que de raison (à trop vous en dire, je crains que vous n’abrégiez votre séjour ici-bas pour vous précipiter là-haut - ce qui serait, croyez-le, une belle hérésie). Aussi parlons plutôt de vous. Je vous connais si mal. Ainsi, j’ignore votre âge, par exemple. J’ignore tout de vous et de votre vie. Quelle est-elle ? Est-elle heureuse… ? Malheureuse… ? Facile… ? Difficile… ? Qu’importe, à dire vrai ! L’important est que vous vous y sentiez à l’aise, n’est-ce pas ? Est-ce le cas ? Pas toujours, je le crains. Avez-vous des regrets ? Etes-vous rongé par quelques remords ? Avez-vous manqué certaines choses qui vous semblaient importantes ? Et toutes ces choses que vous avez entreprises par le passé et toutes celles que vous entreprenez encore aujourd’hui, ont-elles tant d’importance à vos yeux ? Oh ! Je m’aperçois que je papillonne ! Mais comment m’y prendre ? Je souhaiterais tant ébranler vos certitudes, secouer votre vie, vous exhorter à réfléchir pour enfin vivre ce que vous avez à vivre… Bon ! Puisque je vois que vous avez les pires difficultés à vous confier…. Je n’insiste pas… Parlons d’autre chose... Et si nous parlions de la mort ? Qu’en pensez-vous ?!! Voilà un sujet intéressant, n’est-ce pas ? Vous savez, depuis que je vis ici, je n’ai plus peur de la mort. (Non ! Non ! N’allez surtout pas imaginer que j’aille vous livrer ici le secret de la mort. D’ailleurs, vous seriez bien déçu, car, à l’heure où je vous parle, j’ignore toujours ce qu’elle est…). Mais je ne la crains plus (ce qui n’est déjà pas si mal). J’y pense même chaque jour (non ! non ! la mort ne m’obsède en rien, mais j’y pense, voilà tout !). Lorsque j’étais encore de ce monde, j’en avais une frousse bleue. Oui, comme bon nombre d’entre-vous, j’avais peur de perdre la vie. Je m’y accrochais comme un forcené. Mon existence n’était pourtant ni merveilleuse, ni très exaltante, mais c’était-là ma seule richesse. J’avais même si peur de perdre la vie que je pensais sans cesse à mon avenir, à ce que j’allais devenir. Je m’imaginais devenir ci ou ça (et qu’importe !). Je passais mon temps à prévoir, à calculer, à anticiper. Bref, j’avais toujours en tête mille projets et autant de moyens pour les réaliser tous. J’élaborais des stratégies, envisageais toutes les possibilités pour parvenir à mes fins. Oh ! Ces plans occupaient entièrement ma vie ! D’ailleurs, n’est-ce pas là une attitude naturelle, un comportement que vous-même peut-être adoptez ? Est-il utile de vous préciser que toutes ces anticipations s’avéraient toujours bien différentes de ce qui se passait en réalité ? Oui, si bien qu’au fil des années, ce décalage perpétuel a nourri mon angoisse jusqu’au jour où je n’ai plus osé entreprendre la moindre chose ni m’engager dans le moindre projet (tant j’avais peur de m égarer dans les égrances de la Vielesaigres errances de la vie, si vous préférez))...  

 

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Peut-être trouvez-vous mes histoires ennuyeuses ? Soit ! Si tel est le cas… parlons d’autre chose ! Voulez-vous parler du temps qu’il fait aujourd’hui, des prévisions météorologiques annoncées pour demain ? (peut-être êtes-vous de ces Hommes qui, chaque jour, regardent anxieusement les prévisions, conjecturant avec angoisse sur leur tenue vestimentaire du lendemain ?). A moins que vous ne préfériez parler de la faim dans le monde, du dernier fait divers, des récentes ou futures magouilles politiques, du progrès technique, des avancées de la science, des affaires du monde ? Dites-le moi et nous le ferons. Vous n’avez qu’un mot à dire… Depuis combien de temps ne me suis-je pas tenu informé des actualités ? Un sacré bon bout de temps, une éternité peut-être (là-haut, je vous rappelle que nous ne possédons aucun moyen de communication, excepté la parole bien sûr. Voilà un média archaïque, n’est-ce pas ? Oui et alors ! Me suis-je trompé sur les évènements qui font l’actualité de ce monde ? Non, bien sûr ! Comment pourrais-je me tromper ? Depuis que le monde est monde, les évènements se répètent inlassablement. Toujours, et toujours… les mêmes faits, les mêmes gestes, les mêmes propos, les mêmes atrocités… je n’ai donc aucun mérite à deviner ce qui se passe ici-bas…    

 

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Sachez qu’autrefois, les affaires du monde avaient pour moi une grande importance. Je me tenais informé du moindre fait d’actualité (l’actualité n’avait d’ailleurs aucun secret pour moi). J’étais au courant du moindre événement. Puis la valse du monde m’a donné le tournis. Je me suis lassé et suis parti. Le monde a continué de tourner sans moi. Oh ! N’y voyez-là rien d’étrange ni de pathétique ! J’ai simplement éprouvé le besoin de m’éloigner de cette agitation tourbillonnante. Aujourd’hui, les danseurs ont changé, mais la danse se poursuit ! Aussi triste, aussi déconcertante, et aussi macabre qu’autrefois. Aussi, à quoi bon s’informer des affaires du monde ? D’ailleurs, ont-elles quelque importance dans votre vie ? Non… eh bien… pour quelles raisons éprouvez-vous le besoin de vous en informer ? Avez-vous peur de n’être plus à la page ? D’être montré du doigt parce qu’incapable d’émettre l’opinion communément véhiculée sur l’actualité du moment ? Oh ! Que vous êtes superficiel(le) et couard(e), mon ami(e) ! En quoi ces faits vous concernent-ils ? Auront-ils une quelconque incidence sur votre existence ? Permettez-moi d’en douter !

 

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Eh oui ! Comment vous cacher ma haine de la pensée commune (cette pensée unique prônée un peu partout) ! Ne voyez-vous pas qu’elle vous envahit, cette fausse vérité ! Ne voyez-vous pas qu’elle ne cesse de vous grignoter un peu plus chaque jour ? De tel sujet, on nous exhorte de penser ci, de tel autre, de penser ça ! Mais quand Diable nous laissera-t-on (vous laissera-t-on serait plus juste) penser en toute liberté ? Et puisqu’il est de bon ton de penser ceci de cela, je suis prêt à parier que vous ne vous risqueriez pas à penser d’une façon différente de celle du monde… Et cette attitude, croyez-le, est bien regrettable ! Et en premier lieu, pour vous-même. Non ! Croyez-moi ! L’uniformisation de la pensée est un vampire malfaisant qui grignote un peu plus chaque jour votre liberté. Et ne me dites pas non ! Cela ne serait inutile (comment pourriez-vous me tromper ?) ! Vous êtes comme les autres Hommes ! Vous croyez être ouvert, critique, plus enclin à réfléchir que votre voisin. Mais non ! Bien sûr que non ! Vous êtes un être étriqué (aussi étriqué que les autres et aussi étriqué que je pus l’être moi-même). Oh ! Si aujourd’hui, mon étroitesse d’esprit s’est élargie, n’allez pas en conclure que j’en tire quelque prétention (cette transformation, croyez-le, a été bien involontaire !). Lorsque nous nous connaîtrons davantage, vous pourrez en juger (par vous-même) !

 

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Beaucoup de choses m’agacent ici-bas. Peut-être vous en êtes-vous aperçu ? Oui, le monde m’agace, bien sûr… Comment pourrait-il en être autrement ? Tous ces hommes qui courent partout sans savoir après quoi ils courent… C’est inouï, complètement absurde et insensé ! Mais que Diable, pourquoi courent-ils ainsi ? Le savez-vous ? Que cherchent-ils ? L’argent ? La gloire ? La réussite ? Le sexe ? La reconnaissance ? La normalité ? Il y a tant de choses ici-bas qui font courir les hommes… Oh ! Je ne les juge pas, je m’interroge. Oh ! Après tout, toutes ces histoires n’ont guère d’importance... Comme vous pouvez le voir, il m’arrive parfois de descendre de mon nuage. (Rarement, il est vrai, mais cela se produit de temps à autre, et aujourd’hui je vous rappelle que vous bénéficiez de cette aubaine). Eh bien, la première chose que je remarque au cours de ces visites en ce monde est cette agitation fébrile et désordonnée (oui, à chaque fois, j’ai le sentiment d’atterrir dans un immense tourbillon). Mais n’en parlons plus ! Je dois peut-être vous tourner la tête avec mes explications ! Pourtant, vous savez, vous parler de cette agitation est chose importante (essentielle même, dirais-je) à votre prise de conscience. J’en veux pour preuve le dépaysement qui risquerait de chambouler vos habitudes lorsque vous arriverez là-haut. Moi-même, lorsque j’ai quitté ce monde, il m’arrivait souvent d’y songer, oui à toute cette agitation d’en bas (et pour peu, figurez-vous, elle m’aurait presque manqué). Tout ce calme là-haut était vraiment effrayant. Oui, comme beaucoup, je m’étais beaucoup agité en cette vie en brassant du vent (ce qui me donnait l’illusion d’être actif et d’avancer). Alors, à mes débuts là-haut, toute cette immobilité m’angoissait. Puis le temps est passé… et le temps passant, j’ai  compris que, seule, cette immobilité était vraiment en mesure de nous faire avancer. Notez que je ne vous en veux pas personnellement de continuer à brasser du vent en ayant l’illusion d’avancer (je me contente de vous prévenir). Aujourd’hui, vous êtes certainement comme tout le monde à frétiller bêtement, à courir ici et là, à vous débattre pour vivre et peut-être pensez-vous que cette attitude est naturelle et absolument pas préjudiciable à l’humanité. Oui, peut-être vous demandez-vous même quel mal y a-t-il à s’agiter ainsi ? Oh ! Rassurez-vous ! Il n’y a aucun mal… excepté que vos ébats frétillants alimentent la triste ronde de ce monde ! Et que l’addition des frétillements est devenu un tourbillon si infernal (qui ne cesse chaque jour de grossir, de grossir…) qu’il happe tout sur son passage, hommes et choses. Et cette furie (que dis-je cette tempête, cet ouragan) cyclonique prend un malin (et diabolique) plaisir à balayer tous ceux qui ne sont plus capables de courir assez vite. Combien de moribond meurtris (anéantis par ses rafales cinglantes) compte ce monde ? Le savez-vous ? Non ? Oh ! Ne craignez rien ! Vous le saurez bientôt ! Croyez-moi ! Vous ne serez pas en reste ! Tôt ou tard, oui, un jour ou l’autre, vous vous retrouverez à votre tour balayé et agonisant sur le bord de la route. Voilà un triste parcours et une fin de voyage bien tragique, n’est-ce pas ? Mais que pouvons-nous y faire ? Le monde est ainsi… Et je suis certain que vous vous sentez aussi impuissant à échapper à ce tourbillon qu’à éviter d’en alimenter la violence. Et pourtant… autant que les autres, vous avez votre part de responsabilité ! Réfléchissez-y ! Vous verrez !

 

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Autrefois (il y a bien longtemps, lorsque j’étais encore un pauvre diable parcourant le monde), comme vous, je pensais que la vie était une lutte et le monde une jungle terrifiante. C’était-là un sentiment naturel et instinctif. Force, d’ailleurs, était de le constater un peu partout en ce monde. Et depuis, rien n’a changé. Aujourd’hui (comme autrefois), chaque homme, continue de livrer une lutte sans merci, un combat impitoyable contre le reste du monde. Chacun souhaite sauver sa peau, gagner sa place (et la meilleure si possible). Mais comment vous en vouloir ? Le monde, très tôt, vous incite à revêtir l’armure du guerrier et à adopter l’attitude du combattant (brave et valeureux, mais non sans reproche). Et très vite, la lutte s’impose à vous comme une évidence, une donnée réelle et incontournable. Il faut vous battre, vous dit le monde. Alors, vous vous battez. A l’école, au bureau, au supermarché, en famille, en réunion, partout, vous vous battez. Les civilités et les aménités qui régissent vos rapports ne changent rien à l’âpreté de vos combats. Que peuvent quelques courbettes et quelques formules de politesse face à la violence réelle des relations que vous entretenez avec le monde ? Elles n’épargnent ni les coups, ni la souffrance… Et si vous désirez que j’étaye mon argumentation, allons-y ! Les exemples ne manquent pas. Tenez ! Prenons, le licenciement (un cas, somme toute, anodin à notre époque)! Voilà la forme : « Bonjour, monsieur Machin, je vous prie de croire que nous sommes profondément désolés de vous mettre sur la touche ». Mais qu’importe la forme, le résultat est là, criant, pathétique. Et voilà pour le fond : « Casse-toi, tu n’es plus bon à rien, casse-toi, on te dit ! Un autre vaut mieux que toi, il a fait ses preuves dans cet impitoyable univers ». N’est-ce pas drôle ? Oui, drôle ? Cette façon de se servir des autres à ses propres fins ? Ce monde où chacun s’échine à lutter et à combattre pour gagner ? Ce monde où chacun s’évertue à défendre ses intérêts ? Ce monde où chacun, au bout du compte, finit par perdre la partie. Oui ! Croyez-moi ! Chacun, en ce monde, participe au système qui finira un jour par l’écraser. Chacun alimente le monstre qui finira un jour par l’avaler ou le broyer. Personne, je vous assure, personne, n’a rien à gagner dans ce maudit système, même celui qui croit s’imposer en éternel vainqueur ! Vainqueur… quel mot détestable (si misérable et si trompeur) ! Ce mot, croyez-le, n’a aucun sens et l’image toute faite qu’on lui accole ne signifie rien. Combien d’efforts inutiles et douloureux, de sueur, de larmes et de sang pour une si pitoyable victoire ? Combien de renoncements et de sacrifices ? Non ! Croyez-moi ! Tous les hommes pâtissent de ce système où chacun se jette avec âpreté en croyant à ses chances. Non ! (et je vous exhorte de me croire), la vie n’est pas cette lutte et le monde n’est pas cette jungle ! Le combat que vous menez est inutile et absurde, il ne vous mènera qu’au drame et à la souffrance. Ayez confiance ! Cela fait longtemps que je regarde le pitoyable spectacle des hommes. Et moi-même, (en mon temps), j’y ai participé. Et quelle douleur fût-ce pour moi ! Croyez-le ! Piétiner et se faire piétiner, quel gâchis ! Oui, comme vous, moi aussi, j’ai été homme. Et je ne suis pas sans savoir qu’il est bien difficile de ne pas entrer dans ce funeste jeu de massacre tant on craint d’être piétiné sans pouvoir le faire à son tour. Et pourtant, là-haut, (je vous conjure de me croire) il n’y a ni lutte, ni affrontement. Jamais. Et personne n’est écrasé. Là-haut ne règne que l’Amour. Non, comme ici-bas, l’amour fallacieux qui se déguise en égoïsme mesquin et en altruisme intéressé…mais l’Amour véritable… le pur Amour… Aussi, à quoi sert-il de vous battre ici-bas ? Croyez-le, chacun a sa place en ce monde et aura sa place là-haut

 

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Vous devez penser que je n’ai jamais beaucoup aimé les hommes, n’est-ce pas ? Eh bien ! Détrompez-vous ! Je les ai beaucoup aimés. Avec détermination et naïveté… En chaque homme, je voyais la beauté et la bonté. En chaque homme, je voyais un trésor. Et je les imaginais tous, bons, francs, généreux, honnêtes et le cœur débordant d’Amour. Avec eux, je voulais découvrir la fraternité (oui, découvrir ce sentiment ensemble, comme des frères). Et si vous saviez comme j’aimais aller à leur rencontre (même si, il est vrai, les hommes m’ont toujours un peu effrayé). J’avais un cœur pur. Oui… Aussi, au cours de ma vie passée en ce monde, ai-je rencontré beaucoup d’hommes, de toutes sortes… et avec eux, ai parcouru un bout de chemin…. Chaque rencontre était pour moi une joie immense. Et si vous saviez avec quel zèle et quelle énergie je m’investissais dans chacune d’elles ! Ah ! Que ces sentiments étaient louables ! Tant d’Amour à donner ! Quel rêveur étais-je… Tous ont profité de mes largesses avec une ingratitude détestable. Qu’espéraient-ils ? Que je continue à me saigner éternellement aux quatre veines pour panser leurs plaies ? Ah ! Les égoïstes ! Les ingrats ! Les indifférents ! Etaient-ils donc les seuls à souffrir ? Et moi, bon Dieu !!! Et moi, et moi… devais-je continuer à enfouir mes envies et mes désirs, à taire mes souffrances et mes frustrations, à continuer d’épouser leurs misères et leurs combats sans espérance de reconnaissance ! Jamais aucun ne m’a donné le moindre signe de réconfort (Oui ! Croyez-le ! Pas le moindre geste ni le moindre remerciement), moi qui ai pourtant passé ma vie à tenter de soulager leurs misères ! Merde ! Merde ! Et merde !!! Que les hommes aillent se faire foutre !!! Non ! Rassurez-vous ! Je n’ai pas osé blâmer l’humanité de la sorte ! Ma réaction a été moins véhémente ! Mon éloignement du monde s’est fait progressivement, sans heurt ni violence (excepté celle que je me portais à moi-même). Je me suis simplement désintéressé des hommes et du monde. Nos rencontres se sont espacées puis, un jour, elles se sont arrêtées. Oui ! Définitivement. Je me suis retrouvé seul. Oui, seul. Enfin seul ! Une révélation ! Sans avoir à m’occuper d’autres que de moi-même ! J’avais enfin du temps et de l’énergie à me consacrer ! Une aubaine ! Et, croyez-le, je n’ai pas rechigné à m’occuper de mon sort. Voilà comment est née ma solitude ! De cette simple déception, de ce rêve idéaliste que je n’ai pu atteindre, de cette douce et dangereuse utopie de vivre en fraternité avec les hommes ! Voyez, je n’ai pas toujours été cet égoïste invétéré ! Mais, aujourd’hui, croyez-le, je ne regrette rien. Je pense que les hommes ne méritent pas que l’on se penche sur leurs souffrances, ils sont vraiment trop bêtes, trop méchants, trop indifférents et trop égoïstes. Que voulez-vous ? Ainsi sont les hommes ! C’est bien regrettable ! Mais que pouvons-nous y faire ? Et puis, croyez-moi, en dépit de leurs détestables caractéristiques, les hommes sont bien plus à plaindre qu’à blâmer !

 

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Vous savez, là-haut, aujourd’hui j’existe (et vous ne pouvez imaginer à quel point ce sentiment procure de joie…). Ici-bas, exister m’était et est, je crois, chose impossible. Les hommes utilisent ce mot de façon si impropre (tant ils en galvaudent le sens) qu’ils sont bien incapables d’exister… tout au plus vivent-ils (que dis-je ?), tout au plus tentent-ils - tant bien que mal - de survivre... Autrefois (lorsque j’étais encore de ce monde), il m’arrivait pourtant de ressentir ce sentiment d’existence (oui ! ce merveilleux sentiment de se sentir exister). A de rares occasions, il est vrai. Le plus souvent, je ressentais un sentiment d’inexistence (oui, se sentir inexisté), une sorte d’ennui généralisé, un sentiment de total désœuvrement existentiel. Cela ne vous arrive-t-il jamais ? Non ??? Tiens… Voilà qui est étonnant ! Je vous en prie ! Que Diable ! Soyez honnête ! Laissez-vous aller à me dire la vérité ! Ne sommes-nous pas à présent suffisamment intimes pour m’ouvrir votre cœur en toute confiance ?  Allez ! Je vous en prie ! Faites un effort ! Laissez-vous aller à me dire la vérité (que vous prenez soin, j’en suis persuadé, d’enfermer au plus profond de vous-même !). Tenez ! Pour vous prouver que je suis à votre égard une bonne âme, je vais vous aider à vous libérer de vos chaînes ! Et tentons ensemble un petit exercice de la mémoire ! Essayez de vous souvenir (ou d’imaginer si cette occasion ne vous a jamais été donnée… j’en doute…. mais qui sait… ?), essayez donc de vous souvenir - disais-je - d’une journée où vous n’aviez plus rien à faire, où vous aviez achevé tout ce que vous aviez à faire ! Bon… à présent essayons de revivre ces instants ! Vous êtes seul, chez vous (la nuit ne va pas tarder… au dehors, les réverbères commencent à s’allumer… voilà pour l’atmosphère !). Autour de vous, tout est en ordre. Tout est à sa place, impeccable. Vous prenez alors conscience que vous n’avez plus rien à faire. Votre entourage (si tant est que vous en ayez un) n’est pas encore rentré. Personne n’est présent pour vous distraire de vous-même et de cet ennui qui commence à vous gagner. Fichtre ! Pensez-vous, voilà qui est bien ennuyeux ! Vous tournez un instant dans votre appartement pour trouver une broutille à faire (histoire de gagner quelques minutes sur votre désœuvrement). Vous vous y attelez, puis, la chose achevée, vous en cherchez une autre qui pourrait vous occuper en attendant l’arrivée de votre entourage (tant de petites choses peuvent vous occuper… vous faire passer le temps). Mais vous n’en trouvez aucune, alors vous vous asseyez en cherchant en vain à quoi vous pourriez occuper votre temps. Les minutes passent sans que vous ayez la moindre idée de la façon de passer celles qui vont suivre. L’ennui se fait alors plus prégnant et plus lourd ! Et soudain, blam ! Le grand vide vous tombe dessus ! Vous vous sentez alors incroyablement vide (vous êtes le vide même, votre vie vous semble dénuée d’intérêt et totalement inutile). Oh ! Ne me dites pas que vous n’avez jamais connu ces instants ? Certes, ils sont douloureux ! Mais nul ne peut y échapper (si ce n’est par une fuite stérile ou un refus de lucidité). Il n’y a rien à faire ! Il n’y a rien d’autre que ce grand vide qui vous a envahi ! Rien d’autre ! Et c’est terrible !

 

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N’est-ce pas là un sentiment terrible ? Mais, au fond, ne pensez-vous pas que ce vide soit notre réalité à tous ? Ne croyez-vous pas que tout le reste - tout ce que nous faisons et entreprenons en cette vie -  ne sont que de misérables moyens (plus ou moins subtiles) de dissimuler ce grand vide ? Regardez donc votre vie ! Toutes ces occupations et ces distractions qui vous accaparent, sont-elles si importantes à vos yeux ? Ou ne sont-elles en définitive que de vulgaires subterfuges pour vous soustraire à l’ennui et échapper à ce grand vide ? Ne vous a-t-il jamais été donné de ressentir à quel point nous sommes enclins à nous leurrer ? Réfléchissez ! Au fond, à quoi passez-vous votre vie, sinon à vous occuper ? Et lorsque vous ne l’êtes pas, que ressentez-vous, sinon ce grand vide ? Aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive d’observer la vaine (et frénétique) agitation des hommes (au cours de mes fugaces séjours ici-bas), je me surprends à ressentir pour eux une immense (et surprenante) compassion. Tous s’évertuent tant à fuir ce grand vide qu’ils ne veulent voir... en s’agitant et en frétillant si fébrilement, prêts à entreprendre n’importe quelle niaiserie plutôt que subir ce vide si douloureux… qu’il m’est impossible de ne pas prendre pitié… Oh ! Toute cette agitation humaine est bien facile à comprendre ! Une fuite, une simple fuite ! A présent, permettez-moi un conseil ! Ainsi, un jour où il vous sera donné de prendre quelques distances avec l’agitation du monde, regardez donc les hommes se démener en prenant leurs grands airs de personnes occupées ! Regardez-les croire en ce qu’ils font et à l’importance de leurs entreprises ! Et promettez-moi de ne pas vous moquer (mais de prendre pitié) ! Toute cette agitation a une si grande importance à leurs yeux ! Oui, une telle importance pour oublier ce grand vide ! Et pour le reste… je vous en laisse seul juge… 

 

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Mais parfois, la vie est belle, n’est-ce pas ? Tenez ! Si belle qu’elle me ferait presque regretter de ne plus être de ce monde. L’existence est un si étrange et si merveilleux chemin qui sait, mieux que personne, n’est-ce pas ? nous révéler à nous-mêmes… On y découvre tant de choses merveilleuses… On y vit tant d’expériences et d’évènements surprenants. Ah ! Qu’il est fabuleux de traverser cette vie et de s’enrichir du monde et des rencontres que nous y faisons ! A moins que vous ne meniez une existence trop tranquille ? Dans ce cas, peut-être votre perception est-elle différente ? Peut-être ne considérez-vous votre vie que comme une routine, un train-train, une vieille habitude sans surprise ? Oh ! Autant que vous, j’ai connu ce sentiment ! Dans cette vie routinière, on s’y sent parfois étrangement à l’aise, rassuré, en sécurité. Et puis, d’autres fois, cette vie nous est insupportable ! On y étouffe, on s’y sent prisonnier ! Et on n’aspire qu’à s’évader de cette prison trop sécurisante, abattre les murs et courir, courir, courir jusqu’au bout du monde, derrière l’horizon qui se dérobe. Mais en vérité, croyez-le, toute vie est supportable lorsque l’espérance nous accompagne. Malgré la routine, les difficultés, malgré le grand vide (qui parfois nous envahit) et le mal de vivre, on peut continuer d’espérer. Et c’est cet espoir qui nous sauve… comme si rêver nous maintenait en vie. Il y a, je crois, peu de chose plus exaltante (en cette vie et en ce monde) que d’imaginer que tout est possible, que l’on peut choisir sa vie parmi l’éventail des existences qui s’offre à nous. Ce sentiment d’infini est merveilleux. En ces instants, tout n’est qu’espérance (car tout peut arriver). Je sais que certains hommes préfèrent mener une vie tranquille et immobile (figée pour tout dire). A leurs yeux, rien n’est plus dangereux que de s’aventurer en territoire inconnu, de partir à la découverte d’horizons nouveaux, d’explorer la vie et le monde au-delà de leur territoire. L’idée même de voyage leur semble effrayante tant ils craignent de perdre leur repères, leurs certitudes, et (plus que tout peut-être) de se perdre en s’éloignant d’eux-mêmes (ou de ce qu’ils croient être…)… Aussi sont-ils prêts à tous les sacrifices, toutes les lâchetés et tous les compromis plutôt que vivre la peur et les errances du voyageur (mais aussi ses joies et ses découvertes). Ces hommes vivent barricadés derrière les remparts de leur monde clos, se protégeant de tout, de rien, de la Vie et d’eux-mêmes. Ces hommes ne savent plus rêver. Ou alors raisonnablement, ou alors médiocrement. Leur espoir se cantonne aux possibles réalisables. Ces hommes n’ont que des songes accessibles. Comme je les plains. Ces hommes ne sont plus vivants, ils appartiennent déjà au monde des morts, à jamais enterrés dans leur vie étroite et leurs certitudes fallacieuses. Et si par hasard (par un malencontreux hasard), vous vous sentez proche de ce portrait de macchabée sans âme, je vous exhorte de sortir de votre tombe. Oui ! Que Diable ! Sortez ! Osez franchir (ou briser selon vos goûts et vos dispositions naturelles) les barrières de vos confinantes et oppressantes certitudes ! Osez vivre, que Diable ! Oui, osez vivre votre vie ! Osez vivre la Vie ! Osez donc vivre cette vie qui vous a été donnée ! Osez avancer vers vous-même ! Et osez aller au-delà de vous-même ! Allez au plus profond, au plus loin ! Osez ! Et n’ayez crainte de la solitude, de l’angoisse et des souffrances rencontrées sur le chemin ! Ne rejetez pas votre pourriture ! Ne rejetez pas celle du monde ! Elles aussi, appartiennent à la Vie ! Et je vous en conjure, ne laissez pas la Vie endurcir votre cœur (je ne connais que trop les impasses où cet endurcissement peut vous mener…). Accueillez la Vie (ses merveilles et ses pourritures) de toute votre âme, et vous bâtirez un empire de joie et de paix offert aux quatre vents du monde ! Quel que soit votre passé, ne regrettez rien ! Quelle que soit votre vie, vivez-la ! Il n’est jamais trop tard pour vivre ! Vous m’entendez ! Jamais ! Alors heureuse et longue vie… et bon vent, étrange passager de cette vie ! Je dois à présent m’en retourner là-haut ! Mais ne craignez rien ! Je reviendrai ! Et nous nous reverrons, soyez-en sûr ! Et en attendant, sachez que je serai toujours là quelque part, auprès de vous… toujours… pour continuer à veiller sur votre vie… et pour vous guider au plus proche de vous-même…

 

Adieu l’ami…et à bientôt… (peut-être…)

 

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