Carnet n°52 Réflexions et confidences
Journal / 2014 / L'exploraton de l'être
Je vois les Hommes vaquer à leurs occupations. Et à leur travail. Et je songe (en souriant) que mon activité principale — mon travail à moi — est de ne rien faire. D’habiter l’espace et la présence en notant de temps à autre quelques paroles jaillies du silence. D’accueillir dans la joie, la tendresse et la disponibilité les visages qui viennent à ma rencontre ou qui me rendent visite… D’aimer tout ce qui se présente sans rien rejeter. De goûter la vie fragile et puissante. D’être simplement.
On aménage parfois sa solitude pour échapper à la pesanteur du monde et à sa superficialité. A la fadeur et aux lourdeurs relationnelles habituelles. Et il nous arrive aussi de songer avec un brin de nostalgie à la joyeuse frivolité des Hommes, à leur compagnie parfois charmante ou délicieuse qui rassurent et contentent en nous ce qui a encore besoin de l’être sans compter, bien sûr, le besoin de repères, d’appuis et de certitudes si prisés par le mental. Et l’aspiration universelle à une présence permanente (et consistante) que nulle rencontre, bien sûr, ne saurait satisfaire excepté celle avec l’Infini que nous portons en nous...
La clepsydre des heures flétrit les corps et jamais ne nourrit l’âme. Le goutte-à-goutte tombe sur l’esprit spongieux qui se gonfle artificiellement d’une matière appelée à s’évaporer.
Jouer, célébrer, explorer, comprendre. Voilà quatre verbes que la vie ne cesse de mettre en œuvre. En tant qu’être humain, je m’aperçois — avec tristesse — que j’ai toujours négligé les deux premiers, m’acharnant avec une farouche détermination sur le quatrième en m’appliquant avec couardise et velléité à quelques timides incursions dans le troisième. Bref, un vivant très incomplet…
Pas d’idée sur ce qui devrait être. Etre simplement. S’ouvrir à ce qui survient. Accueillir ce qui est là. Et laisser passer ce qui disparaît…
Partout la vie court. Partout la vie s’agite et va. Flux permanent d’énergie entrecoupé de rares répits. Phénomènes naissants. Phénomènes finissants. Forces croissantes et recombinaisons incessantes. Bouleversements perpétuels de la matière et de la non matière. Quelle ronde incroyable et insensée !
La nature des relations entre les formes ? Guerre et commerce semblent les maîtres-mots.
Seule l’écoute — l’écoute pure — permet d’appréhender la globalité de la situation. Et d’impulser l’agir ou le non agir juste, approprié à l’ensemble des formes impliquées dans la situation sans alimenter l’ignorance et la haine. Au demeurant, toute action aussi partiale, partielle et réactive soit-elle et toutes ses implications sont justes dans la mesure où elle touche de façon appropriée les différents acteurs concernés afin de permettre à chacun de vivre, d’expérimenter et d’apprendre ce qui a besoin d’être vécu, expérimenté et appris…
Que demander à la terre ? Et que demander au ciel ? Nous nous sentons si pauvres… alors que nous avons tant à offrir…
Que le monde change ou pas, qu’il se transforme ou pas, les mouvements sont en marche et la direction principale (du vivant) est prise depuis la naissance du premier mouvement. Que l’on y participe ou pas ne l’infléchira ni ne le renforcera… le cours des choses possède son propre souffle. Puissant et implacable. Au vu de l’agir, il convient donc de suivre ses propres résonances. Et qu’importe qu’elles appartiennent au mouvement principal ou à des mouvements secondaires, marginaux ou de résistance…
Le miracle des heures tranquilles.
L’encombrement des jours pèse sur nos âmes frêles qui n’aspirent qu’à la légèreté des heures.
La voie sans chemin. Tout est là. Tout est déjà là. Il convient simplement de vivre ce que la vie offre et donne à vivre. De suivre les aspirations que l’on porte en soi. Et de poser nos pas là où la vie nous enjoint d’aller… la compréhension se fait alors naturellement. A son rythme.
Le bien-être relationnel ; être à l’aise (en tant que créature — corps-mental) avec tout ce que l’on rencontre dans le monde objectal (êtres, choses, situations, évènements, émotions…).
L’éclat des jours sombres qui éclairent nos fragilités…
La vie est un voyage en soi-même où l’on est, malgré soi, invité à découvrir et à explorer des régions et des facettes de soi. Mille visages inconnus qui deviennent, au fil des chemins et des rencontres, de plus en plus familiers.
A l’écart du monde (humain), existe un espace immense — exempt de pollutions mentales composées d’images, de représentations, d’idées et d’aprioris — que l’on peut habiter avec innocence et gratitude. Et que les désenchantés du monde peuvent investir, toujours plus à l’aise et émerveillés des paysages et des mouvements naturels qui en constituent le décor rustique et enchanteur au sein duquel la puissance sauvage et tranquille de la vie (et de la nature) n’a pas encore été contaminée par l’énergie artificielle et dévastatrice des hommes et leur inclination frénétique et maladive à la rationalisation et à la cohérence.
Dans la solitude des collines, je me repose des bruits du monde. Quelques rêveries, quelques bouffées de cigarette et quelques vers de François Cheng accompagnent ma retraite. A mes pieds, une abeille agonisante se débat désespérément sous les assauts pugnaces de dizaines de fourmis. Et aussitôt je pense : « l’effroyable destin des formes soumises à l’insécurité et à la violence ! ». Tant de souffrances et de dévastations me glacent les sangs. Cet évènement — d’apparence anodine — me rend l’âme triste et ravive mon sentiment d’impuissance à intervenir dans l’implacable cours des choses.
Une ombre sournoise guette ma défaillance. Je la laisserais débusquer mes terreurs.
Les défaites salvatrices où toujours l’humilité sort victorieuse.
Je n’ai aucun goût à parcourir le monde. Je n’ai parfois pas même le cœur à explorer ma chambre close. Et où irais-je où je ne sois déjà ? Partout les saisons passent et se parent de leurs atours pour nous séduire et nous inviter à profiter de leurs charmes. Partout sous des visages différents, les cœurs sont identiques. Ils passent avec indifférence, les yeux rivés sur leur route. Ou nous accostent pour nous vendre leurs babioles (dans leur maigre bagage), nous soustraire quelques bénéfices ou nous pousser hors de leur territoire. Le vivant semble une impasse où l’on ne peut que se fourvoyer. Soyons donc au monde (puisqu’il nous est impossible de nous y soustraire) avec une indifférence bienveillante pour tous ses jeux et ses spectacles pitoyables et merveilleux où le vivant ne cesse — à son insu et de façon maladroite — de vouloir échapper à sa destinée comme pour mieux s’extraire de lui-même...
Quel être ton âme aime-t-elle en secret ? Habitant là où tu ne sais encore aller…
Il y a parfois une grande solitude dans mon cœur que rien ni personne ne saurait remplir…
Je constate que l’idée de solitude demeure tenace dans mes instants de fragilité. Je ressens un vide immense que nulle âme humaine et nulle activité ne pourraient combler… je suis alors si totalement immergé dans l’avant-plan que j’en oublie que je suis l’espace qui accueille tout ce qui se manifeste… et il n’y a d’autre issue que celle de se laisser enlacer par ses bras tendres et réconfortants qui m’accueillent tout entier. Je me laisse alors bercer en m’abandonnant à ses caresses dans la plus grande volupté… enveloppé dans un océan de douceur et de tendresse… la présence bienveillante pure se penchant sur moi, pauvre et misérable créature…
L’ennui, la solitude, la routine sont parfois ressentis parce que nous ne vivons pas dans la sensorialité (par ignorance ou opacité sensorielle) mais dans les images, les idées et les représentations.
Rien. Le néant. Le monde a perdu son attrait. Aucune activité ne saurait me tirer de cette léthargie. Je me lasse même des spectacles qui me sont offerts. Les visages autour de moi se sont éloignés. Ne reste rien ni personne.
En cette terre d’orage, qui peut voir le ciel ?
Qui sait que le rire borde nos larmes ?
L’époustouflante âpreté de l’organique
Saturé de matière, je m’allonge sur le sol, exsangue — privé de toutes forces
Et mon regard ne peut percer la frontière qui le sépare de l’Infini
Je gis parmi les ronces et l’impuissance des chemins
Et si demain n’existait pas ?
Ligoté par les lois implacables du vivant
L’abandon est la seule issue
Les pieds enchaînés et les mains attachées
Seul le cœur peut s’ouvrir
Et l’on pleure après tant d’acharnement
De ne pouvoir s’offrir l’ultime récompense
Englué dans notre carcan de pierres
On attend la lumière qui ne viendra pas de notre appel
Mais des yeux baissés vers la terre
Où le ciel pourra enfin nous enlacer avec tendresse
La vie sans présence — l’énergie sans conscience — n’est qu’une gesticulation instinctive ou réactive qui ne suit que son propre mouvement (liée le plus souvent à la survie ou à l’idée de survie et chez l’Homme à satisfaire de tenaces et illusoires besoins psychologiques). Incapable d’attention à ce qui est en dehors de son mouvement. Ni bien sûr d’en prendre soin.
Après la lecture d’un carnet de voyage — extrêmement personnel et attachant — sur le Japon, j’ai le sentiment en refermant l’ouvrage que je viens de quitter le pays du soleil levant. J’ai l’impression puissante d’y avoir séjourné avec l’auteur, marchant avec lui dans les ruelles sombres, visitant les temples et les jardins. De cette anecdote — d’apparence triviale — naît une réflexion intuitive intéressante. Les mots constituent un canal incroyable qui impulse — grâce à la mémoire — un lot (et un flot) d’images et de représentations mentales des lieux et des univers évoqués. Et je sens qu’il n’existe guère de différence — sinon le canal utilisé — entre les livres, les films, les rêves, les voyages astraux, les expériences chamaniques et ce que l’on nomme la réalité. Dans ce dernier cas, le canal utilisé est les perceptions sensorielles qui activent les représentations de ce que l’on appelle le réel. Mais il semblerait que l’imaginaire, le rêve et la réalité soient des univers représentatifs projetés et perçus par le mental dont les distinctions sont infimes. L’impression d’avoir visité des lieux, d’avoir vécu des évènements et expérimenté des situations est d’une puissance extraordinaire.
Une vie au service de l’exploration et de la compréhension de la vie. Telle est, je crois, ma destinée. Celle que l’existence m’a offerte. Peu de bagages. Et nul voyage. Le seul matériau est la vie-même. Pas de fonction ni de rôles social et familial. Rien. Quelques maigres évènements. Loin de l’idée de normalité, j’erre sur des chemins peu fréquentés que je n’ai pas choisis. Et au fil des pas, des régions entières sont visitées. Et des visages reconnus. Après maints périples et impasses, la connaissance de soi semble l’ultime contrée. Et malgré nos avancées, l’Infini conserve son mystère. Et les méandres de l’être n’en ont sûrement pas fini de nous surprendre. Habiter cet espace infini n’épargne pourtant nullement de vivre les plans de l’existence les plus périphériques et les plus triviaux. Etre. Et être au(x) monde(s), voilà à présent peut-être le défi ! Intégrer les univers relatifs à l’Absolu. Et inversement. Mêler et unir ces deux dimensions en une parfaite unité, cohérente et recentrée, spontanée et naturelle pour aller plus libre et plus vivant sur toutes les routes et dans tous les royaumes.
Combien d’heures ai-je passées, seul et immobile dans la nature, assis en tailleur sur des chemins de pierres, des rochers inconfortables, des sous-bois ombragés et des clairières herbageuses, contemplant le ciel, les paysages changeants, la faune et la flore, les pensées et le vide, les yeux hagards et l’esprit un peu perdu dans cette contemplation étrange, forcé à l’inactivité, me voyant tantôt sombrer dans une douce félicité tantôt dans une insondable tristesse, voyant mon cœur indécis balancer entre les deux, fumant pendant de longues pauses ou m’allongeant sur le sol en levant les yeux vers le ciel, cherchant l’Infini et m’égarant le plus souvent dans une inconsolable méditation sur les affres de l’existence humaine…
Je suis parfois triste à l’idée de cette vie si peu active, cantonnée à quelques travaux domestiques, à quelques heures de marche solitaire et quotidienne dans la nature et à la rédaction de quelques lignes sur mes carnets. Mais la rare fréquentation du monde (humain) où je ne perçois le plus souvent que gesticulations réactives et tentatives de remplissage illusoire — en dépit d’une certaine utilité fonctionnelle au groupe — me console (tristement) et renforce mon besoin de me tenir à l’écart (afin de m’épargner cette vaine agitation). Comme si malgré mon âge — j’entame ma cinquième décennie — je n’avais encore véritablement pris la mesure de ma fonction en cette vie. Et au-delà de mes explorations et de mes recherches de n’avoir aucune idée sur ce qui m’anime réellement.
Ce qui m’intéresse fondamentalement chez les Hommes est leur degré de porosité à l’environnement, leur propension à se laisser toucher, traverser, bousculer et renverser par les rencontres, les situations et les évènements au point de réorienter, de modifier leur vie ou d’impulser des transformations sur des pans entiers de leur existence. Cette inclination révèle en vérité leur ouverture et leur disponibilité intérieure (et de façon sous-jacente leur quête), l’espace libre laissé à ce qui n’est pas eux-mêmes. Ce sont en général des êtres peu chargés de certitudes et de suffisance, qui se sont dégagés de leurs plus grossières carapaces et suffisamment humbles pour ne pas avoir peur de dévoiler à l’Autre leur non-savoir et leur ignorance… qui cherchent dans la rencontre le reflet de ce qu’ils n’ont su ou pu encore trouver en eux-mêmes par eux-mêmes…
La solitude me pèse parfois. Mais la présence d’autrui m’est presque toujours insupportable (à de très rares exceptions près). Mon absence de fonction dans la communauté des hommes me met parfois mal à l’aise. Mais toute fonction sociale est pour moi un supplice. Bref… disons-le clairement : le personnage vit presque toujours un rapport au monde inconfortable…
Il reste là, le petit bonhomme. Simplement là à attendre sans attendre que la vie lui donne une direction. Lui dicte un chemin où poser son pas. Mais il a beau regarder partout. Etre à l’écoute. Rien. Aucune invitation nulle part. Comme si la vie l’invitait simplement à rester là. A s’abandonner à ce qu’il ressent comme un enlisement. Un bourbier où il a l’impression de s’enfoncer un peu plus chaque jour depuis près d’un an. Que faire sinon s’ouvrir à ce qui est là en attendant un signe improbable ? Pour l’heure, aucun présage ni sur terre ni au ciel. Et un sentiment d’ensablement quasi permanent. Simplement se laisser être à la bonne volonté du ciel et des jours…
Dans ces sous-bois impartiaux, que de rêves naissants qui ne verront jamais le jour ! Comme si les lois du ciel et de la terre ne les autorisaient à éclore… morts in-utero. Et nous voilà à nouveau sans bagage, ouvert au moindre signe, au moindre appel malgré leur inexistence ! Que faire sinon tenter de rester à la source même de l’écoute en laissant les gestes et les choses aller de leurs pas routiniers et mécaniques !
Disciple de personne, je ne marche à la suite d’aucune empreinte. Seuls le ciel et la terre guident mes pas sur le sol nu et vierge. Chaque foulée et chaque arrêt sont mes seules boussoles. Et mes seules consolations. Et nulle part est ma destination.
Au jeu du « je », je ne veux pas jouer. Je suis trop mauvais perdant…
Que voulez-vous que j’y fasse si je suis désespéré ? A l’évocation de cet ouvrage de Günther Anders, je souris avec sympathie et amitié. J’ai bien connu ce sentiment autrefois…
Moi qui ai goûté la saveur (et les délices) de l’Absolu — sa paix, son silence et sa joie — je ne suis plus à présent qu’une âme vide et avide de retrouver (de réhabiter) cet espace. Mais je sais aussi que certaines caractéristiques du personnage (noirceur, gravité, austérité…) doivent être complètement reconnues, accueillies et intégrées. Et au vu de mon état d’esprit actuel, ce travail déplaisant est sûrement en cours…
[Le cheminement humain vers la connaissance — Tentative de synthèse]
Il y a le rien triste. Et le rien joyeux. Il y a le je ne sais pas triste. Et le je ne sais pas joyeux. Dans les premiers cas, on est collé au mental, chargé d’idées sur notre misère et sur le mauvais pas dans lequel on se sent pris au piège, chargé d’idées sur les gesticulations les plus appropriées pour s’en extraire et sur ce que devrait être notre vie. Dans les seconds cas, on est Ce qui perçoit avec bienveillance ce qui est, sans idée, sans commentaire, sans jugement. On est l’espace d’accueil clair et tendre dans lequel tout s’insère et se meut. Si une action surgit naturellement et spontanément, l’action s’effectue. Si rien ne surgit alors rien ne surgit ! Pas de problème. Jamais de problème. Alléluia ! Pour passer de la première perspective à la deuxième, il suffit de laisser la vie nous immerger dans notre misère et la laisser nous décharger de nos encombrements (nos idées, nos prétentions, nos espoirs, nos croyances, nos représentations) alors quelque chose de l’ordre de l’abandon peut advenir. On finit par s’abandonner simplement à ce qui est là… mais disons-le sans ambages : en général, ce passage est âpre et douloureux !
Avant le rien et le je ne sais pas tristes, il y a le faux plein qui n’est en réalité qu’une fuite éperdue de ce qui est et une vaine tentative de remplissage afin d’obtenir ce qu’on imagine meilleur ou plus avantageux. Avant le rien et le je ne sais pas tristes, il y a aussi le je sais ignorant et orgueilleux qui n’est en réalité qu’un je crois que je sais ou un je me persuade que je sais comme une façon maladroite et inadéquate de se rassurer quant à nos présupposées identité, connaissances et compétences… histoires que l’on se raconte (à soi-même) et que l’on raconte aux autres pour éviter la dépression, la folie ou la désillusion généralisée afin de ne pas sombrer prématurément — avant que l’on ne soit suffisamment mûr pour cela ou autrement dit que la compréhension en nous ait quelque peu progressé — dans le vide abyssal que nous sommes… Ainsi semble être le chemin à parcourir… après toutes ces vaines accumulations, on se désencombre jusqu’à ce qu’il ne reste rien pour enfin goûter la saveur de l’être nu…
Au-delà de ce passage — dont on ne sort peut-être jamais complètement tant nos encombrements sont parfois tenaces sur certains points — il y a des oscillations régulières entre les deux perspectives ; l’arrière-plan et l’avant-plan (au gré des évènements qui stimulent la périphérie de l’être). Oscillations qui semblent progressivement ne plus nous affecter aussi radicalement. Vient ensuite la nécessité ressentie d’unir les deux plans, le besoin d’intégrer les caractéristiques de notre personnalité à l’Absolu pour que la présence impersonnelle — cet espace infini et lumineux que nous sommes en arrière-plan de toutes manifestations — soit en parfaite unité avec tous les phénomènes surgissants. Nous devenons alors Un avec toutes choses. L’unité parfaite. Voilà, me semble-t-il, retracé en quelques mots le parcours possible d’un être humain sur le chemin de la connaissance de soi. Au-delà, je ne sais pas. Une totale et complète ignorance.
Que goûterions-nous de l’Absolu si l’organisme ne possédait de cerveau ? Le goûterions-nous autrement ? Question évidemment sans réponse…
La marche brune des siècles où le fascisme idéologique de la destruction se propage et s’amplifie, uniformisant la pensée et dévastant partout le vivant. Comme si ce dernier vouait une part substantielle de ses forces à sa propre éradication. Comme si l’organique portait en lui les germes de sa destruction. Et de sa disparition. A l’instar de toutes les formes qui portent en elles leur finitude. Si cette hypothèse est confirmée, la vie — le vivant organique — perdrait, aux yeux des Hommes, sa primauté et son rang d’entité sacrée et indépassable… bref son statut indétrônable. Le vivant serait-il donc une phase dans la forme que prend l’énergie… ? Et au-delà de son sempiternel jeu combinatoire tantôt grossièrement et provisoirement condensée tantôt fluide, l’énergie ne serait-elle pas, elle aussi — comme toutes les autres manifestations — régie par le cycle perpétuel de l’apparition, de la croissance, du déclin et de la disparition… ?
Pensée intuitive (corolaire du précédent paragraphe) totalement inutile (car non intégrable au vécu) mais que je note ici pour la beauté du geste, le plaisir réflexif et l’incroyable largesse du champ de pensée dans laquelle elle s’inscrit. Et si le vivant n’était en réalité qu’une étape pour l’énergie comme le bourgeon l’est dans la croissance d’une plante, bourgeon qui donnera une fleur qui donnera un fruit qui donnera des graines qui donneront naissance à de nouvelles plantes. Elargissons encore un peu ! A ce stade, de deux choses l’une : soit l’énergie n’est, elle aussi, qu’un stade dans un processus qui la dépasse largement (qu’un autre bourgeon dans un processus plus vaste) et dans ce cas difficile d’imaginer en quoi l’énergie pourrait se transformer (en pure lumière ?) et quel est ce processus plus vaste dans lequel elle s’inscrirait… serait-ce la conscience élargissant encore « sa zone d’action » mais cela viendrait contredire l’axiome premier qui est que tout se manifeste dans cette conscience infinie, à moins que la lumière phénoménale soit amenée à inonder l’ensemble de la conscience lumineuse infinie ne laissant en elle aucune marque d’obscurité soit — comme il est sans doute plus vraisemblable et en tout cas plus raisonnablement envisageable — l’énergie est la plante elle-même qui passe par plusieurs étapes dans un jeu cyclique et perpétuel de son renouvellement et de son expansion…
En regardant un documentaire sur la foi (chrétienne), j’ai le sentiment que tous les croyants interviewés tirent leur joie du sentiment qu’ils se sentent portés par les bras d’un plus grand qu’eux-mêmes.
Au cours de mes promenades quotidiennes, tout un peuple à mes pieds accompagne mes longues pauses solitaires. Une vie imperceptible, riche, rude et tranquille que les Hommes ignorent ou refusent de voir, leur rappelant sans doute avec trop d’évidence leur existence minuscule…
Je tente maladroitement de m’interroger sur ce qui m’anime profondément. Et je m’aperçois — avec un peu d’effarement — que mes centres d’intérêt se sont considérablement rétrécis au fil des années et qu’ils se limitent aujourd’hui à quelques maigres domaines : la quête et la connaissance de soi, les animaux et en particulier les chiens, l’écriture (comme chemin de compréhension) et la nature. Au cours de ma réflexion, je me rends compte que seules deux choses me réjouissent et m’émeuvent au plus haut point (jusqu’aux larmes). La première est de voir un être s’occuper d’un autre plus faible plus démuni et plus mal en point comme par exemple un être humain prenant soin d’un animal fragile ou fragilisé, vieux ou malade. La seconde chose qui me réjouit d’une incroyable façon est de voir un être en quête de lui-même, animé d’une insatiable curiosité et avide de réponses qui cherche à comprendre le grand mystère de la vie. Et disons-le sans détour, de tels spectacles sont malheureusement peu fréquents. A leur vue, une joie incroyable m’envahit tout entier. Et je sens monter en moi un puissant désir d’aider et d’offrir mon maigre bagage. J’embrasserais et enlacerais d’un amour débordant les acteurs principaux de ces scènes merveilleuses. En écrivant ces lignes, je prends conscience que ces deux domaines ne sont en réalité que l’expression tangible de l’Amour et de l’Intelligence qui constituent en effet les seuls aspects de la vie qui m’intéressent réellement. Profondément et passionnément. Ce à quoi, il est vrai, je m’empresse de me livrer sans jamais rechigner jusqu’à mes dernières limites (mon seuil de saturation personnel) lorsque la situation se présente. Je comprends donc qu’hormis cet Amour et cette Intelligence, rien ne m’intéresse. Mais je note aussitôt (en esquissant un sourire un peu moqueur) que tout — tout ce qui existe et se manifeste — est l’expression (parfois très indirecte, parfois déguisée ou imperceptible) de cet Amour et de cette Intelligence. Comme si le monde prenait un malin et diabolique plaisir à revêtir les habits de l’ignorance et de la haine. Ah ! Quelle merveilleuse existence qui offre l’occasion de travailler à chaque instant du jour comme de la nuit pour débusquer l’Amour et l’Intelligence là où l’on croit ou imagine qu’ils ne sont pas…
Aujourd’hui, ouverture de la chasse. Je hais les chasseurs. Je les ai toujours haïs. N’ayant jamais pu comprendre comment on pouvait s’adonner à un plaisir si sanguinaire… bref, en ce premier jour de tuerie officiellement autorisée, ça canarde dans tous les coins. Et le lieu où j’habite n’est même pas un refuge. Les détonations pleuvent de toutes parts puisque la maison située en rase campagne est entourée de prés et de champs, repères précaires pour les malheureux animaux qui font office de gibier. Quant à aller se promener dans les collines, il n’en est pas question… au vu de leur nombre et de leur propension à envahir d’une façon agressive et guerrière tout l’espace, on a vite le sentiment que notre territoire se réduit à à peu près rien…
J’ai pourtant beau savoir que dans le grand cycle des réincarnations, les lapins et les sangliers d’aujourd’hui sont les chasseurs d’hier et que les chasseurs d’aujourd’hui seront les lapins et les sangliers de demain, je ne parviens pas à avoir l’once d’un début de compassion pour ces monstrueux prédateurs…
A l’évocation de cette thématique, une anecdote me revient en mémoire. Alors que je m’apprêtais à reprendre ma voiture laissée sur le bas-côté d’une petite route isolée après quelques heures de marche en forêt tout de vert vêtu et avec mes chiens ravis, un nain monté sur un scooter s’arrête à ma hauteur et me demande : « alors tu as tué un peu ? ». Pris de court (si j’ose dire), j’ai grommelé d’un air outragé et ombrageux en montant sur mes grands chevaux : « moi, je ne suis pas chasseur, c’est odieux et patati et patata… ». Bref, un manque total de répartie. J’aurais dû lui répliquer avec une ironie très sérieuse : « ouais, j’ai tué quatre nains, ils sont dans le coffre mais il m’en faudrait un cinquième pour faire des brochettes… »
Je vois que ce thème ne me laisse pas indifférent. Et j’avoue que si j’avais mesuré 2,10 mètres et pesé 120 kg (120 kilos de muscles), j’en aurais botté le cul à plus d’un. Botter le cul ou plutôt en termes plus réalistes écraser la gueule jusqu’à en faire de la bouillie ou de la pâté pour chiens. Le problème, c’est que je fais 1,10 mètre…
Quand je croise ces abrutis attablés devant « un bon gueuleton » ou le fusil à la main, je ne peux m’empêcher de leur lancer des invectives et des injures, assez fort pour qu’ils aient écho de mon mécontentement mais pas assez pour qu’ils entendent réellement le contenu de mes propos. De jolis noms d’oiseaux dont je les affuble avec une farouche détermination en les répétant une bonne demi-douzaine de fois… en criant de plus en plus fort à mesure que je m’éloigne (quel courage !) en souhaitant toujours leur mort et avec l’inavouable et secret désir que l’idée leur prenne un jour de s’entretuer jusqu’au dernier…
Je m’aperçois que sur le sujet je suis prolixe. Et même intarissable. Les mots sortent comme du pue… un besoin d’expulser ma rage et ma hargne bien inoffensives…
Petite virée citadine pour me rendre à la bibliothèque. J’en reviens épuisé. Tous ces mouvements d’énergie m’ont vidé de la mienne… je ne suis plus capable d’être immergé dans l’effervescence et le brouhaha urbains plus d’une heure. Au-delà, mes défenses se dissipent… et toute présence humaine devient une agression intolérable...
Il semblerait que l’existence s’aménage toujours autour de nos singularités. De nos caractéristiques essentielles. Ainsi, je suis le témoin privilégié de la façon dont elle s’est organisée pour moi ces dernières années. Immenses plages d’espace et de liberté. Vie à la campagne dans une petite maison isolée. Solitude. Pas de fonction professionnelle définie. Pas de rôle social. Pas de famille. Pas d’enfants. Peu de visages (très peu de visages). Chiens et nature. Longues promenades quotidiennes dans les collines ou en forêt. Travaux domestiques. Lecture. Ecriture de quelques notes sur mes carnets. Longues méditations. Longues pauses dans le rythme tranquille du quotidien pour ressentir et goûter l’être. Quelques rêveries agrémentées de quelques déviances à cette ascèse en soirée (ascèse qui n’en est pas une tant elle est naturelle) comme petit espace récréatif (offert au mental) dans le visionnage de documentaires ou de films.
Cantonné à la marginalité ou à l’inadaptation sociale pour les uns, au statut d’handicapé et d’invalide pour les autres, j’ai toutes les caractéristiques du looser intégral aux yeux du monde qui pose sur chacun un regard empli d’idées, d’images et de références identitaires et administratives etc etc. Et qu’importe ! Je suis riche de l’être et parfois des pensées sur l’essentiel et le vrai des choses qui parsèment mes carnets ou mes paroles au fil de mes rares conversations… hormis ces attributs — fondamentaux à mes yeux — je suis de la race des passe-partout. J’appartiens au grand peuple des anonymes ordinaires. Mais contrairement au plus grand nombre, je n’ai pas la prétention d’ériger au rang d’idéal la plus affligeante et triviale des existences…
La panurgerie n’est assurément pas à mes yeux la garantie d’une vie exemplaire ou remarquable. Ni la preuve d’une forme d’intelligence — fut-elle adaptative. Mais plutôt de leur exact contraire tant elle est usuellement impulsée par le mimétisme et la veulerie…
Le monde est un florilège de représentations. Et une fois ses besoins organiques satisfaits, il semblerait que chaque individu n’ait qu’une seule obsession : son image et celles de ce qui l’entoure… nous vivons dans un monde où une part substantielle du temps et de l’énergie est consacrée à valoriser et enjoliver ces images… Un monde de réclame (comme on disait autrefois) et de propagande à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Un univers abject qui agit chez moi comme un repoussoir. Même si j’ai conscience que cette quête de beauté de surface révèle à l’insu de ceux qui s’y livrent une véritable recherche du Beau…
Ah ! Ce besoin pathologique de vouloir offrir au monde une belle image de ce que nous croyons être ! Le mental est si sensible à ce qu’on lui renvoie qu’il dévoile par son insatiable besoin d’amour et d’approbation, l’immaturité de celle ou celui qui se prête à ce petit jeu médiocre des apparences…
A mesure de mon exploration de l’être, je décèle avec plus d’aisance et de rapidité l’idéologie sous-jacente de tout discours et les caractéristiques principales des êtres que je suis amené à croiser ou à rencontrer…
Tout référentiel est un encombrement. Il empêche non seulement de voir neuf mais surtout de vivre neuf, d’accéder à la grande liberté du regard et de l’âme pour leur permettre d’appréhender ce qui est sans aucun support comparatif qui ligote toujours la vision et l’agir dans des restrictions incarcérantes.
Les activités frénétiques et le brouhaha humains me sont devenus presque insupportables. Je ne peux désormais souffrir la belle organisation ordonnée du monde humain où chacun se donne à sa tâche, les uns creusant des trous juchés sur des engins de chantier, les autres charriant de gros blocs de pierre dans leur camion, d’autres encore servant des clients à la terrasse de cafés ou soignant des patients dans leur cabinet comme les frêles maillons d’une chaîne monstrueuse et insensée qui oblige chacune de ses composantes à être rivée à son poste sous couvert d’une utilité fonctionnelle au groupe…
Je vois les Hommes vaquer à leurs occupations. Et à leur travail. Et je songe (en souriant) que mon activité principale — mon travail à moi — est de ne rien faire. D’habiter l’espace et la présence en notant de temps à autre quelques paroles jaillies du silence. D’accueillir dans la joie, la tendresse et la disponibilité les visages qui viennent à ma rencontre ou qui me rendent visite… D’aimer tout ce qui se présente sans rien rejeter. De goûter la vie fragile et puissante. D’être simplement.
Et n’en déplaise aux hommes, le je suis est sans doute le plus noble et le plus abouti des « travails ». Le plus incompréhensible et le plus énigmatique aussi. Et sans doute le moins ostentatoire pour les yeux immatures qui n’y décèlent qu’une sorte de paresse mortifère ou une langueur d’âme répréhensible. Comme de pauvres et misérables prunelles qui confondent présence, activité et agitation gesticulante, voyant dans cette dernière le seul signe tangible du labeur humain…
Je n’aime rien tant que ces longues pauses méditatives au cours de mes promenades, étant simplement là — empli de présence et de joie parmi les arbres et les pierres du chemin, me laissant aller parfois à quelques rêveries ou lisant quelques lignes ou quelques pages d’un livre, contemplant au loin la folle effervescence des Hommes et me laissant traverser par quelques fulgurances intuitives que je note — sans empressement — sur mes carnets. La vie s’écoule ainsi douce et apaisée, pleine et intense dans la présence et la plénitude. Et le doux ronronnement des jours tranquilles.