Carnet n°59 Entre nous
Journal / 2015 / L'exploration de l'être
Notre vraie famille est – je crois – celle que la vie nous fait rencontrer au quotidien. Et que l’on retrouve chaque jour dans la joie. La mienne est à la fois très restreinte et infinie. Dans cette famille naturelle, quelques membres fidèles : les chiens, le ciel, le vent et les nuages, les arbres, les oiseaux et les insectes, les fleurs, les herbes sauvages et les cailloux des chemins. Mon carnet et ma besace...
Chaque jour, nous nous asseyons au bord du monde et nous nous réjouissons en silence...
Tous m’apprennent le précieux et l’éphémère. La joie et l’humilité. Beaucoup d’instants de grâce passés ensemble. Et je leur suis infiniment reconnaissant. Le cœur émerveillé et empli de gratitude pour leur présence. Et leur enseignement.
Dire la vie qui nous entoure. Qui se pose un instant dans le regard qui l’accueille et la contient... et exprimer la joie de l’être. Voilà peut-être notre travail. Celui sur lequel on se penche chaque jour – comme un miracle (et sans trop y croire) – tantôt enthousiaste, tantôt fataliste, tantôt avec lourdeur, tantôt avec légèreté. Fidèle au poste, malgré tout, depuis (déjà) tant d’années.
Et puis, il y a le ciel à qui je confie mes témoignages. Qu’il regarde d’un air détaché par dessus mon épaule. Et auxquels il acquiesce en silence.
Autrefois, je l’interrogeais souvent. Sur les pas, sur la marche et le sens du chemin. Mais la terre, les paysages et les visages m’ont tant dépouillé qu’aujourd’hui il me laisse le côtoyer (et l’habiter) sans retenue...
Et je suis heureux à présent de ces notes que j’inscris chaque jour sans relâche ni impatience sur mes carnets. Au bon vouloir du ciel et du vent. Au gré des gestes et des pas...
Les collines, les arbres et les pierres en sont les témoins quotidiens. Et j’aime leur présence à mes côtés. A l’égard du ciel et des saisons, nous avons le même cœur fidèle...
L’idée d’écrire une œuvre m’a quitté. Aujourd’hui, jouir du regard me contente. Et l’écriture, souvent, se manifeste dans ce trop-plein de jouissance. Comme une aspiration (presque) totalement impersonnelle à témoigner de cette joie silencieuse. Et l’offrir à ceux qui lisent ces lignes. Le cœur en communion. Comme une invitation (peut-être) à nous laisser nous dépouiller du peu que nous possédons (que nous croyons posséder...), à se départir de tous les espoirs de la terre pour devenir simple spectateur de nos pas. Simple habitant du ciel. Des âmes et des êtres comblés goûtant à l’ineffable. Sujets émerveillés. Résidents inaltérables au sein de la présence tendre et bienveillante. Pleinement souveraine.
Aux heures vespérales, nous avons croisé les yeux ronds d’une chouette postée sur le mur d’une vieille cabane abandonnée. Mais à peine ai-je eu le temps de m’exclamer in petto (et un peu idiotement) : « Oh ! Comme c’est chouette ! » qu’elle s’était envolée. Sans doute avais-je encore la démarche trop humaine pour passer inaperçu. Pour apparaître comme une figure familière et inoffensive aux yeux de mes frères naturels...
A cette heure du jour, le ciel gris et bas – presque bleu pâle – se couvre de rayures roses et orangées. Au loin, les collines et l’horizon se détachent. Et offrent aux yeux un spectacle grandiose et merveilleux. Je ralentis le pas. Note ces quelques mots sur mon carnet et m’enfonce à pas lent – l’œil ravi et le cœur radieux – dans la nuit naissante.
Dans le monde humain, il n’y a (presque) que des personnalités. Dans la nature, il n’y en a aucune. Il y a des créatures qui vaquent simplement à leurs nécessités. Animées par des mouvements naturels. Voilà pourquoi l’on s’y sent à son aise et à sa place... La nature revigore et régénère alors que les paroles et les gestes – tous les mouvements artificiels – des Hommes excitent, énervent et épuisent.
On aime la force, la puissance (le pouvoir) et la beauté – on y aspire et/ou on y est attaché – lorsque l’on se sent (consciemment ou non) misérable et démuni (lorsque l’on se sent privé de ces attributs). A partir d’un certain degré de compréhension et de sensibilité, ces caractéristiques perdent totalement leur attrait. On n’y voit que le signe de la faiblesse (et de la misère). Et l’on devient intensément sensible à la fragilité et à la vulnérabilité. Notre cœur et nos yeux émus les devinent partout... Elles donnent une beauté indicible à toutes les expressions et manifestations qui les portent avec authenticité et les reflètent sans ombre...
Au détour d’un sentier – perdu dans un vallon escarpé et sauvage – deux sangliers, insouciants, vaquent la truffe (le groin ?) au sol à la recherche de quelque nourriture. Deux survivants d’une harde sans doute décimée par les chasseurs. Je m’assieds pour les regarder. Les chiens, aussi, ont stoppé leur course et les regardent, intrigués. Ils ne nous accorderont pas un regard. Libres et fiers, peu soucieux des Hommes et pas le moins du monde effrayés (ou traumatisés) par leur passion meurtrière. En les regardant, je pense (pourtant) avec tristesse à leurs congénères traqués, pourchassés et massacrés par des meutes d’abrutis armés et leur horde de chiens sauvages qui parcourent la campagne (collines, forêts et bords de rivière) la haine en bandoulière et la bave aux lèvres. Aussi peu soucieux de la nature et du vivant que je le suis de l’argent et des affaires des Hommes...
La diversité humaine – en matière d’aspirations et de centres d’intérêt – me laisse parfois songeur. Songeur et perplexe. L’ignorance est une bien piètre excuse à la barbarie...
Aimer le monde, prendre soin des êtres, être attentif et bienveillant à leur égard, vivre sans détruire ni endommager, se réjouir sans s’accaparer ni posséder, être un simple passant émerveillé par la beauté du monde et conscient de la préciosité de la vie est-ce donc si difficile ? Pourquoi est-ce si peu répandu chez les Hommes ?
En ce monde. En cette vie. Tout est si fragile et éphémère. Comment peut-on passer une existence entière à l’ignorer... à refuser cette évidence... et à vivre en feignant le con-traire ? Il faut faire preuve d’un grand aveuglement, être entaché de bien des encombrements (nos illusoires désirs narcissiques et nos machiavéliques représentations) ou envahi par un refus et une peur terrifiante pour ne pas voir et ne pas comprendre que la moindre manifestation, la moindre parcelle du vivant et de l’Existant appelle tout notre amour et toute notre attention...
Je ne possède rien (ou si peu). Quelques nécessités pour le corps. Le regard en bandoulière. Voilà ma seule richesse (sans aucun titre de propriété évidemment...). Et c’est avec lui (et rien d’autre) que je traverse la vie et arpente les paysages du monde...
Je n’attends pas des Hommes qu’ils adoptent ce mode de vie... Et loin de moi l’idée d’ériger cette existence en modèle. Mais j’attends que la Conscience descende sur l’esprit des Hommes. Pour qu’elle les éclaire... Je sais pourtant qu’elle ne pourra advenir que lorsqu’ils seront assez vides et assez mûrs pour quitter le mental et la recevoir (et l’habiter) comme il se doit... Patience est donc nécessaire...
L’hiver nous déshabille plus que toute autre saison. Et c’est dans la désolation des paysages – au plus froid des jours – que l’on peut juger de la chaleur du cœur. Est-il assez vif et brûlant pour éclairer la grisaille et l’obscurité ? Assez vif et brûlant pour rayonner dans la solitude hivernale ? Est-il assez large pour accueillir les souffrances – et la sensibilité plus vive – aiguisées par la froideur des jours ? Ah ! L’épreuve de la morte-saison...
Le dimanche, on voit les Hommes se promener sur les trottoirs des villes, dans les rues marchandes et les centres commerciaux, dans les parcs et sur les chemins de campagne. En couple ou en groupe. Peu de solitaires. Presque jamais.
La solitude leur paraît insupportable. Ils la craignent autant qu’un couteau tranchant pointé devant leur gorge. Quant à moi, ce sont les Hommes et les groupes qui m’insupportent. Leur badinage, leur posture et leur parole sans épaisseur. La solitude à plusieurs et l’ennui collectif dont ils s’entourent et qu’ils tentent (vainement) de déguiser en rencontre ou en fête pour ne pas avoir à affronter la solitude qui étreint le cœur de chacun...
L’ombre de la mort n’est pas la mort. Mais sans doute effraye-t-elle davantage que tout trépas...
A pas fébriles, il marchait (croyait marcher) vers son destin. Ignorant qu’il se tenait dans chaque foulée. Et quelque part dans le ciel, juste au dessus de sa tête...
Ainsi vivent (et s’acharnent) les Hommes. Ils imaginent construire leur destin sans comprendre que toutes les édifications les éloignent de la joie qu’ils cherchent.
Rien ne pourra jamais leur offrir la grâce de ne rien être...
A petits pas vers la mort : que faire sinon sourire ? En sourire et lui sourire, n’est-ce pas là l’attitude la plus juste ?
Un regard impersonnel (sans aucune personnalité). Et le monde s’éclaire, devient enfin réel. Neuf pour la première fois. Nouveau à chaque regard... Il n’y a d’autre façon de regarder le monde.
Dans les conversations et les discussions. Dans les discours de pacotille lancés à la foule. Dans les vitrines apocryphes de la propagande et des idéologies. Dans la jungle des mots, aucune parole vraie. Aucune parole vivante. Une éloquence de paillette. Un ramassis de représentations et de poncifs. Des idées sans épaisseur. Un langage exsangue et décharné. Creux. Le monde n’est (le plus souvent) qu’un bavardage inutile...
La parole des vivants (des presque vivants) est comme un feu de bois vert, elle enfume mais sa flamme est si faible qu’elle ne sait réchauffer les corps ni éclairer les âmes...
La parole vraie et vivante ne peut jaillir que des clairières silencieuses. Et des déserts. Lorsqu’elle reflète la vérité et le silence, elle contient alors toute l’épaisseur du monde... et transperce son opacité... Dans le brouhaha ambiant, cette parole est rare. Elle seule pourtant est nécessaire et précieuse...
L’hostilité des paysages et des saisons s’estompe lorsque disparaît le personnage. L’adversité du monde peut demeurer. Mais dans le ciel et la nature, on devine partout des alliés. Et des amis fidèles qui aiguisent (ou font jaillir) la joie d’être vivant...
Aux heures froides de la nuit, lorsque la lune est haut dans le ciel, les Hommes rêvent-ils qu’ils rêvent leurs jours ? Ou le sommeil est-il si profond que la rêverie est éternelle... Les esprits pourront-ils jamais voir le jour ?
Face à la fragilité des heures, il convient de se soumettre. Et de s’y fondre... Jamais de s’y soustraire ou de s’y opposer. Et moins encore de la dominer ou de l’habiller d’une force artificielle et apparente pour se croire souverain du temps... On ressemblerait alors à un mendiant qui aurait revêtu la cape d’un roi. Un mendiant se tenant au pied de l’instant et tendant son bol en espérant une obole qui ne viendra jamais...
S’asseoir humblement sur le chemin. Et regarder...
Notre vraie famille est – je crois – celle que la vie nous fait rencontrer au quotidien. Et que l’on retrouve chaque jour dans la joie. La mienne est à la fois très restreinte et infinie. Dans cette famille naturelle, quelques membres fidèles : les chiens, le ciel, le vent et les nuages, les arbres, les oiseaux et les insectes, les fleurs, les herbes sauvages et les cailloux des chemins. Mon carnet et ma besace...
Chaque jour, nous nous asseyons au bord du monde et nous nous réjouissons en silence...
Tous m’apprennent le précieux et l’éphémère. La joie et l’humilité. Beaucoup d’instants de grâce passés ensemble. Et je leur suis infiniment reconnaissant. Le cœur émerveillé et empli de gratitude pour leur présence. Et leur enseignement.
Affronter l’idée de la mort (de sa propre mort), voilà pour l’Homme (ordinaire) le gage d’entrer dans la vie réelle. Le reste n’est qu’ajournement et consolation...
Passée la tristesse, l’idée de vivre en sursis offre à l’instant une formidable épaisseur. Une formidable intensité. De cette intensité naît la vie pleine. Le sentiment intense d’être pleinement vivant. Et de ce sentiment vient la joie...
Vivre ainsi à chaque instant du jour est (sans doute) le présent le plus haut que la vie puisse offrir à un homme...
Libéré des contraintes et des exigences humaines (sociales et familiales), des rencontres et des représentations, seul face à soi. Pleinement seul dans la solitude. Dans ce face-à-face avec le Seul. Un avec le regard. Existe-t-il plus libre et plus pleine existence ? Combien d’Hommes pourraient-ils se targuer d’une vie plus dense ?
Mais tout cela, bien sûr, n’est offert qu’au regard impersonnel. Le personnage, lui, n’a pas quitté sa condition indigente. Et sa misère. Peut-être même se sont-elles accentuées en apparence... Sa lente déliquescence a simplement offert la possibilité d’habiter ce regard si étranger aux Hommes...
S’en remettre aux mains de la vie. Et à la tendresse du regard...
A l’ère de la vitesse et de l’immédiateté (de la fulgurance creuse et insensée), la marche devrait nous guider. Et nous (re)donner le rythme juste pour traverser la vie. Et le monde. Aller à petits pas selon les prédispositions naturelles de l’Homme. La marche érigée en force de résistance face à la perpétuelle fuite en avant proposée et exigée par la modernité...
Autant le bavardage des Hommes me lasse ou m’exaspère dès les premières secondes (et que dire lorsque j’y suis contraint pendant de longues minutes ou – pire – pour quelques heures : un véritable supplice !), autant je peux rester des journées entières auprès des arbres et en compagnie du ciel. Avec eux la communion est directe et naturelle. Leur présence a nettement plus de consistance que la société des Hommes. Et leur parole silencieuse infiniment plus d’épaisseur que toutes les conversations et discussions du monde...
La nature et les animaux – tous les êtres naturels – sont nus. Vrais et authentiques. Bruts et fragiles. Eminemment vivants. Seul l’Homme se pare et se déguise. Endosse un costume et veut paraître (en toutes situations). Se protège à outrance et s’immunise contre tous les dangers. S’enlise dans l’artifice, la fausseté et le mensonge. Voilà pourquoi il paraît si peu vivant... si étranger à la vie et aux lois naturelles... Le monde n’a jamais connu de créature plus empruntée. Plus pleutre et plus insensée.
Il y a ces instants de grâce où le ciel se déchire pour ouvrir votre cœur. Dans ces instants-là, vous savez – vous sentez – que le regard est inaltérable. Et éternel.
Un oiseau traverse le ciel. Comme s’il se frayait un passage dans l’infini. L’infime dans l’indicible. L’éphémère dans l’éternel. Messagers toujours l’un de l’autre...
La parole silencieuse jaillit du silence. Elle ne peut (évidemment) émaner que de lui. Elle s’offre lorsqu’il n’y a ni bavardage ni intention. Lorsque le cœur – sans activité ni projet – est ouvert à l’inconnu. Réceptif à ce qu’il ignore et à ce qui passe...
Dans ces instants de grâce (d’attente sans attente), le cœur est suffisamment accessible pour la recevoir. L’esprit – étranger à ses propres soucis – suffisamment vacant et disponible pour la recueillir. Et selon les circonstances (et l’auditoire), la bouche ou la main pourront s’en faire les fidèles traductrices. La première l’énoncera avec simplicité, droiture et sobriété. La seconde la couchera sur le papier avec naturel, innocence et humilité.
Sans cet accueil délicat et exigeant – dégagé de tout désir et d’arrière-pensée – la parole silencieuse se fanerait ou poursuivrait sa route – son invisible et mystérieux chemin – en quête d’une âme plus humble et moins occupée – délaissant tous les passages obstrués et les réceptacles indisponibles – pour un regard et une présence sans ombre...
Le monde est une scène. Et un décor. Les acteurs y tiennent leur rôle. Et les yeux regardent. Les habillent de beauté ou de laideur. De ruse ou de naïveté. De grâce ou d’obscurité. Les yeux n’ont le choix des couleurs... selon les teintes qu’on lui prête, le spectacle pourra paraître différent, mais la pièce sera identique...
Seul le regard voit l’envers du décor. Et peut offrir aux yeux la joie et l’innocence du spectateur – témoin à la fois impartial et engagé – ravi d’assister à cette représentation insensée. A cette vaste comédie tantôt dramatique tantôt jubilatoire. Ne cessant jamais d’éprouver pour la troupe des comédiens une immense et sincère tendresse...
La rose et la marguerite exhalent chacune un parfum différent. Pourtant elles reflètent la même unité qui s’exprime à travers elles. Mille nuances. Significatives ou subtiles. Les différences peuvent être infimes ou majeures, elles ne sont qu’apparentes. Ainsi en est-il (évidemment) de toutes les formes. Et au delà de leur apparence, rien ne distingue le granit, l’argile et le sable, la rose, la marguerite et le se-quoia, l’insecte, le puma et l’éléphant, l’indien, le burundais et le finnois. Expressions multiples d’une unique essence...
[Hommage aux victimes des attentats parisiens du 13 novembre 2015]
Ce matin, j’ai appris à la radio la nouvelle du carnage (plusieurs attentats perpétrés aux fusils-mitrailleurs et aux explosifs). Toute la matinée, la voix des journalistes qui se succédaient à l’antenne pour livrer les détails atroces de cette accablante actualité a été recouverte par de multiples détonations – les tirs de nos inoffensifs et débonnaires amis chasseurs (qu’ils aillent donc au diable ou brûler en enfer !). Partout la barbarie et l’œuvre ignoble des Hommes qui détruisent et anéantissent la vie et l’Existant au nom de principes, d’intérêts et de traditions (anciennes et nouvelles)...
Quand donc les Hommes comprendront-ils que l’idéologie et le profit ne peuvent diriger les actes ? Qu’ils ne peuvent gouverner le monde et les êtres ? Et qu’ils sont toujours porteurs d’une incroyable souffrance ?
Un grand pas sera réalisé lorsque le cœur – la sensibilité, l’innocence et la bienveillance (naturelles et authentiques) – auront repris leurs droits. Et leur place. Mais avant ce juste retour des choses combien de milliards de créatures devront-elles être massacrées au nom d’une barbarie qui ne daigne plus même taire son nom et qui s’affiche à présent un peu partout avec fierté et ostentation ?
Mon carnet. Ami et confident. Témoin des jours. Modeste fenêtre entrebâillée sur le monde par laquelle je jette aux Hommes quelques graines de rien et d’herbes folles. Le vent se chargera de les diffuser... Quant aux moissons et aux récoltes, laissons au ciel le soin d’en décider. A chacun sa tâche. A chacun son œuvre...
Devant la vie et l’amour. Devant la mort et la vérité, on peut détourner le regard. Baisser les yeux. Mettre la tête dans un sac. Mais le plus sage est de les regarder sans sourciller – apeuré certes mais sans sourciller – prêt à se laisser déchirer ou dévorer. De ces terrifiants face-à-face, on ne ressort que plus vivant...
Lorsque ces rencontres ont été profondes et authentiques, qu’elles ont effacé dans nos cœurs, nos peurs et nos désirs, nos croyances et nos espoirs, qu’elles nous ont dépouillés de l’idée même d’être quelqu’un, on est enfin mûr pour rencontrer la vie et l’amour. La vérité et la mort. On est enfin capable de vivre et d’aimer. De faire rayonner la vérité. Et de mourir.
Après le refus et la colère de ne rien être. Après l’angoisse et la tristesse que cette idée a suscitées. Lorsque toutes nos édifications et nos certitudes ont été jetées à terre. Lorsque, assis sur notre tas de cendres, nous regardons la désolation dans les yeux. Lorsque nous avons abandonné tout espoir de nous tirer de ce mauvais pas. Lorsque tout a disparu subsiste le regard, dépouillé de tous ses encombrements et ses scories. La désespérance peut alors se transmuter en joie. Et les paysages désolés se débarrasser de leurs oripeaux pour nous révéler toutes leurs merveilles. Toute leur beauté.
Il est parfois difficile de demeurer dans la nudité du regard. L’esprit si habitué à combler le vide est toujours prompt à remplir l’espace nu. Il s’y livre avec un malin plaisir dans une sorte d’automatisme trompeur dès que le regard penche du côté du personnage, dès que se manifestent l’idée d’être quelqu’un et le désir de lui donner consistance. Cette vacuité lui est totalement insupportable...
Ah ! Ces pauvres jours faits de riens et de petites choses dérisoires que l’esprit s’empresse d’ériger en événements monumentaux. En ouvrages grandioses. En monuments indispensables et essentiels...
Dès que l’on aspire à contenir les choses, elles se défont. Dès que l’on aspire à les retenir, elles s’éloignent... Être le regard qui épouse la présence. Et les disparitions. Suffisamment ancré en lui-même pour se réjouir de toutes les transformations.
Il souhaitait se défaire de l’horizon. Mais chaque pas – chaque foulée – lui rappelait (à la fois) cette impossibilité. Et son inexistence.
L’inconfort des jours ? Non ! Celui de l’esprit qui refuse et ne sait accueillir... Que faire alors ? Accueillir le refus, le malaise et le désagrément qu’il a engendrés. Les autoriser à se déployer. Leur laisser (toute) la place. L’inconfort s’amenuisera ainsi. Les problèmes demeureront peut-être mais ils perdront leur caractère problématique. En bref, ne rien refuser. Tout accueillir, y compris le refus et sa cohorte d’effets réactifs ou délétères...
Lorsque nulle construction humaine n’enlaidit les paysages. Lorsque nul bruit humain ne recouvre le silence, le monde peut enfin révéler sa beauté. Sa nature brute et sauvage. Infiniment harmonieuse. Non que l’esprit humain ne sache s’en faire le reflet mais il est (en général) si étroit, si obscur et encadré par la raison qu’il en dénature (presque toujours) le charme originel...
En voyant l’émoi, la consternation et l’élan de solidarité suscités par la tragédie qui a frappé Paris le 13 novembre 2015, je ne peux m’empêcher de penser – en dépit de la volatilité des émotions, de leurs faibles impacts sur la sensibilité et leur capacité très restreinte à intégrer l’Être (les événements passent, l’émotion s’estompe puis disparaît et les esprits – fidèles à eux-mêmes – demeurent inchangés), je ne peux m’empêcher de penser – disais-je – que lorsque la condition animale suscitera la même émotion, que la condition humaine et la condition animale seront considérées de façon identique, l’humanité aura franchi un grand pas. L’ensemble des espèces vivantes, la vie et la planète n’auront plus à craindre les Hommes. Un avenir meilleur alors se dessinera. Une cohabitation heureuse et harmonieuse pourra voir le jour. La vie fraternelle sera accessible. A portée de main.
Devant notre impuissance. Devant notre impuissance face à la vie et aux événements, nous n’avons (en vérité) qu’une seule arme : aimer. Être présent et à l’écoute. Prendre soin de ceux qui nous entourent. Embrasser d’un regard tendre ce que nous rencontrons. Et ce qui nous échoit...
Si tu n’es pas en mesure d’être tendre avec ce qui t’entoure (êtres et choses), sois au moins tendre avec toi-même. Avec tes caractéristiques, ton comportement, tes émotions et tes sentiments, ton incompréhension et tes refus. Accueille-les sans retenue. Ne te consacre qu’à cette tâche. Accorde-leur toute ton attention et tout ton amour jusqu’à les accepter de tout ton cœur. De toute ton âme. Et la tendresse pour ce (et ceux) qui t’entoure(nt) surgira alors naturellement sans même que tu t’en rendes compte...
Aimer ce qui arrive. Aimer ce qui surgit et advient. Il n’y a d’autre manière d’être au monde...
En vérité, nous n’avons le choix. Après s’être battus et débattus pour acquérir ou obtenir ce que nous avons cru nécessaire pour trouver la paix et la joie (ou être heureux) et voir (et comprendre) que toutes ces acquisitions, tous ces rêves réalisés ne les offrent pas... qu’ils ne transforment que le décor de notre existence ; après avoir traversé la colère, la tristesse et la désespérance... ; lorsque l’idée d’être quelqu’un nous a quittés... ; lorsque l’idée d’avancer et de progresser, de réussir et de parvenir à quelque fin et l’idée de se réaliser nous ont abandonnés, l’Amour s’ouvre à nous comme la seule – et ultime – voie possible. Et malgré quelques cicatrices – parfois encore sensibles ou un peu à vif – nous nous y engouffrons, le cœur apaisé...
Les formes ont besoin les unes des autres. L’entraide et la solidarité sont essentielles à leur survie. A leur égard, le regard éprouve une immense tendresse. Il aime leurs roulades et leurs jongleries. Leurs chants, leurs grimaces et leurs cris. Leurs farces, leurs caprices et leurs espiègleries. Leurs jeux (tantôt rudes et sauvages tantôt aimables et charmants) et leurs bizarreries. Il aime leur manège et tous leurs stratagèmes, leur danse incessante et leur triviale ou divine comédie – et peut-être même y est-il très attaché – mais il peut vivre sans elles. Sans aide ni appui. Lui seul, en ce monde, s’auto-suffit...
La nuit est tombée sur les collines. Au loin, les lumières des villages environnants comme une présence irréelle dans notre espace – notre réalité – naturel(le) et nocturne...
Il y a mille grâces en ce monde. Mais la plus haute est sans doute (pour paraphraser Kenkô) de vivre dans l’émouvante intimité des choses...
L’insouciance des enfants me fait penser à l’inconscience des adultes. Ils jouent, ils crient et s’amusent à faire semblant, imaginant la vie éternelle. Et reléguant la mort à une irréalité lointaine. Refusant d’admettre l’évanescence de nos vies.
Les existences – comme toute chose et toute forme – sont pourtant aussi brèves et inconsistantes que les nuages. A peine nés qu’ils se transforment. A peine le temps pour les uns de traverser un petit bout de ciel et pour les autres de parcourir un petit bout de terre qu’ilss’effacentdans le silence. Phénomènes mineurs ne laissant aucune trace de leur fugace séjour.
La vie est un étrange et funeste songe. Et la mort un mystérieux passage dont le regard seul triomphe. Inaliénable. Impérissable. Souverain et éternel. Unique perspective à nous offrir, à travers la perception et la sensibilité, le senti-ment d’exister...
Assis sur le chemin, un œil posé sur la page d’un livre, l’autre posé sur le ciel, j’ai vu un ange passer. Il avait les traits d’une petite chienne beige un peu enrobée. Elle s’est avancée vers moi, la bouille radieuse et la queue frétillante. Elle s’est installée à mes côtés, le flanc bien calé contre ma cuisse (mes chiens ne l’ont pas croisée : ils vaquaient à « leurs affaires », le nez dans les fourrés alentour). D’un regard, elle a quémandé quelques caresses que je lui ai offertes avec joie. On est resté ainsi quelques instants en silence. Tout entiers à notre rencontre... Puis, rassasiée, elle m’a quitté, le cœur ravi, pour rejoindre ses « humains* » postés à quelques encablures. Je l’ai regardée s’éloigner, ravi, moi aussi, de cette visite. Heureux d’avoir croisé un ange aujourd’hui.
* Les Hommes ont coutume d’appeler la (ou les) personne(s) en compagnie d’un chien : le (ou les) « maître(s) »... (auto-proclamation humaine aux relents – souvent inconscients – de domination et d’esclavagisme... confirmés – la plupart du temps – par les usages et les comportements à l’égard de la gente canine...). Moi, j’ai l’habitude de désigner celui (ou ceux) qui accompagne(nt) un chien par le terme : « son » (ou « ses ») humain(s)... Simple question de point de vue (le mien se défend d’être trop anthropocentrique...).
On ne décide de rien. Jamais. Evidemment. On laisse simplement advenir et s’actualiser ce qu’il y a en soi. Que l’on en ait conscience ou non. Que l’on y consente ou non...
Ce que les Hommes appellent leur existence n’est rien d’autre que cette actualisation continue. Et de cette mystérieuse mise à jour, ils ignorent tout (l’origine, les entremêlements et les imbrications). Et sur elle, ils n’ont aucun contrôle. La plupart tente de la nier, de l’occulter ou de la dominer. Et (au mieux) de la faire coïncider avec leurs idéaux. De la ramener sur les rails de leurs représentations...
Mais de ces gesticulations et de ce fatras illusoire, l’actualisation de ce qui est en soi n’en a cure... Peine perdue donc que d’y résister ou de s’y opposer. La longue glissade du destin n’en sera que plus accidentée et chaotique... Aussi est-il plus sage de laisser courir le destin selon ses lois propres. Et non selon les règles qui régissent notre esprit ignorant.
Je n’ai aucune foi, aucune confiance ni aucune sympathie pour les méthodes, les préceptes et les principes. Néanmoins deux ou trois petites règles me semblent essentielles à la vie d’un Homme :
– qu’il laisse sa nature, ses goûts et ses caractéristiques personnelles décider de l’environnement et du mode de vie les plus propices à son épanouissement (si l’occasion lui est offerte...) ;
– qu’il laisse ses aspirations profondes décider des directions et des orientations existentielles (en dépit des incertitudes et des craintes qu’elles peuvent susciter...) ;
– qu’il trouve enfin en lui l’espace qui lui permette d’accueillir tout ce qui advient et se présente.
Et je n’ai (à l’égard des Hommes) qu’un seul souhait : qu’ils soient suffisamment sages et avisés pour se laisser guider par ces quelques règles et laisser leur existence entre leurs mains...
Premières gelées. Premières morsures de l’hiver. Comment les animaux des bois, des plaines et des jardins parviennent-ils à résister au froid ? En dépit de quelques transformations physiologiques, leur corps doit endurer les variations climatiques sans la moindre protection. Supporter la chaleur estivale et la froideur hivernale.
Sans le recours (intelligent) mais artificiel à l’habitat, aux vêtements et aux accessoires, l’Homme serait bien en peine de supporter – même en nos contrées tempérées – les saisons (et les amplitudes thermiques). Il serait, en vérité, incapable de survivre à cette épreuve...
Cet élément s’ajoute à la liste des arguments qui laissent à penser que l’Homme est un animal singulier dont les particularités lui enjoignent de sortir de (et de transcender) son animalité originelle et (par extrapolation) de faire advenir graduellement au sein de la vie terrestre (et phénoménale) le règne de la Conscience.
Rouges gorges et mésanges se succèdent sur la mangeoire installée devant la maison. J’y ai déposé une motte de beurre, des graines et un peu d’eau. Les uns s’y posent avec crainte et timidité. Les autres avec témérité et effronterie.
Ces visites hivernales me réjouissent au plus haut point. Et chaque matin, je reste de longs instants à contempler leur silhouette alerte et gracile. Leurs incessantes allées et venues. Au plus froid de l’hiver, l’étrange balai qu’ils offrent à mes yeux ravis réchauffe les corps. Et le cœur...
Chaque jour, nous marchons dans les collines, escaladant et dévalant les pentes escarpées comme d’autres empruntent les grands boulevards et les couloirs de métro ou se frayent un chemin parmi les vitrines et les badauds. Nous croisons et saluons les oiseaux, les insectes, les lapins, les lièvres et les sangliers comme d’autres arpentent leur quartier en faisant un signe de la main à leurs voisins. Nous sommes à notre aise sur ce territoire. Familiers de ses habitants. A notre place dans ces paysages sauvages et isolés. Dans ce qui semble constituer aujourd’hui notre fief naturel, notre jardin quotidien et nécessaire, visité et arpenté (le plus souvent) dans la joie et l’émerveillement.
Pour les Hommes, le héros est celui qui lutte – contre le monde ou contre lui-même – qui pourfend et qui vainc pour parvenir à ses fins. Pour voir se réaliser ses rêves et ses désirs (narcissiques). L’idéologie sous-jacente de cette vision du héros humain est le dénuement de l’individu (perçu comme entité dérisoire face à la puissance des éléments) qui doit se battre et s’engager dans l’affrontement et le combat pour survivre face à l’adversité et l’hostilité du monde... Quel paradigme indigent et restreint ! Quelle vision partielle et fallacieuse qui se nourrit de trompeuses apparences ! Comme les Hommes se fourvoient...
Beaucoup (sinon presque tous) ignorent que la véritable figure héroïque est celle de l’Homme dont les désirs et la volonté n’ont plus cours – trop faibles ou suffisamment éteints – pour gouverner son existence. Le véritable héros est celui qui épouse, embrasse et accueille. Qui est si transparent qu’il devient invisible et inexistant. En accord total avec ce qui est. Aussi impersonnel et puissant que le monde et les paysages. Celui-là est le véritable héros* ! Pourtant, il passe aux yeux du monde pour un raté, pour un fou ou un demeuré. Les Hommes le considèrent comme un être insignifiant. Un être indigne d’attention... On le dénigre, on le prend en pitié ou on ne le remarque pas... Comment la foule pourrait-elle accorder ses louanges et sa considération à un Homme sans aspérité ? A un Homme sans personnalité ? Celui-là pourtant est le véritable héros ! La figure exemplaire dont devraient s’inspirer les foules ! Mais non ! L’immaturité incite les Hommes (comme toujours) à prendre des vessies pour des lanternes. A encenser des héros de bazar et de pacotille, tout juste capables de faire rêver les enfants ! Mais ne blâmons pas trop les Hommes ! L’humanité n’est-elle pas encore dans sa prime jeunesse ? Laissons-la sortir de l’enfance ! Avec les années (et avec les siècles), les Hommes gagneront (sans doute) en maturité et en sagesse. Pour l’heure, laissons-les jouer aux cow-boys et aux indiens, aux gendarmes et aux voleurs ! Laissons-les honorer des héros sans gloire ni épaisseur ! Et vénérer des figures de papier costumées ! A l’insouciance et à l’inconscience du jeune âge succédera (sans doute) le temps de la compréhension et de la connaissance ! Et gageons qu’à l’âge adulte, l’ère de la Conscience voit le jour ! Mais il va sans dire, au vu de l’incompréhension et de l’ignorance actuelles, qu’une longue marche évolutive – un long chemin d’apprentissage – attend les Hommes...
* Comme pouvait l’être, par exemple, la figure de l’Homme réalisé ou accompli dans l’Inde traditionnelle (ou – dans une moindre mesure – dans la Chine et le Japon traditionnels). Qu’il fut mendiant anonyme, moine errant ou gourou authentique et renommé, devant lui tous les Hommes sans distinction – l’homme de la rue comme le « riche », le « guerrier », le « puissant » ou le roi – s’inclinaient ou se prosternaient en signe de vénération, reconnaissant l’accomplissement de soi (impersonnel) comme la plus haute réalisation humaine...
Aux matins blêmes et venteux, le cœur rougeoyant. Solide comme un roc. Insubmersible.
Contraint de me rendre à S., petite ville située à une quinzaine de kilomètres de notre lieu de résidence, je suis frappé par l’effervescence urbaine (à laquelle je suis peu coutumier...). Des milliers – des millions – de mouvements simultanés s’entrecroisent, se frôlent et s’évitent sur un espace aussi restreint (sur une aire composée de trottoirs et de rues encadrés par les vitrines des magasins et les immeubles d’habitation). Le plus marquant dans cette atmosphère urbaine – dans cette étrange chorégraphie à laquelle participent automobilistes et piétons – est que nul ne souhaite être détourné de son itinéraire, de sa trajectoire ou de son allure. Et chacun n’est attentif à l’Autre qu’à seule fin d’éviter la collision.
En ville, la concentration humaine et la densité démographique sont si fortes que l’Autre n’est qu’un élément mobile du décor. Il est quasiment toujours perçu comme une gêne, un frein ou un obstacle. Et presque jamais (hormis dans quelques lieux comme les bars et les cafés dédiés au « partage » et aux tête-à tête – plus ou moins superficiels il est vrai...) comme un être à part entière ou une source potentielle de découverte et de rencontre. Tristes agglomérations...
Et je songe aux espaces désertiques et aux lieux isolés où l’Autre (voisin ou voyageur) est presque toujours considéré comme un ami et accueilli comme un invité – un hôte précieux – que l’on reçoit avec respect et bienveillance. Quel que soit le domaine, quantité et qualité ne font décidément pas bon ménage...
Au loin, dans le soir tombant, la lune – jaune, presque orangée, toute ronde – posée sur une colline. Comme une perle dans son écrin naturel. Je l’ai observée longtemps. A la fin de notre entrevue, j’ai deviné un sourire (un immense et tendre sourire) et un clin d’œil malicieux. Comme pour me dire : « oui, ainsi est la vie... ».
Dans la solitude glacée et venteuse des paysages, le pas lent. Et le cœur sensible et inébranlable. Ainsi chemine l’âme sereine. Dans la rudesse, l’inconfort ou la turbulence des jours comme dans la grâce, l’extase ou la plénitude. L’esprit tranquille. Et la joie au cœur.
La besace en bandoulière et le carnet dans la poche, j’arpente les collines. Je regarde le ciel, les paysages désertiques et le petit homme courbé dans le froid et le vent qui marche à pas lent. Et une pensée soudain me traverse : et si ce modeste passant – ce pauvre scribe – (qui n’obéit qu’aux injonctions du vent, du ciel et des nuages) appartenait à la noble lignée des « ramasseurs de grand bâton de la montagne froide » ? En serait-il un cousin éloigné ? Et je souris de ce petit clin d’œil – et de ce sincère hommage – au célèbre trio du Tiantai(1) : Hanshan, Fengkan et Shih-Te(2). Humbles ermites, poètes et philosophes du 7ème et 8ème siècles.
A me voir déambuler dans la solitude du monde en griffonnant quelques notes à l’abri des talus, il serait loisible de m’attribuer une certaine parenté. Oui, peut-être suis-je (après tout) l’un de leurs modestes et lointains parents ? A titre personnel, j’accepterais (évidemment) ce titre avec joie, gratitude et profonde humilité... Mais gardons-nous de nous décerner avec un fallacieux triomphalisme de trop hypothétiques médailles ! N’apposons pas sur notre vie, notre parcours, nos activités ou nos œuvres de quelconques étiquettes (aussi élogieuses soient-elles...) ! Poursuivons simplement notre chemin – et notre tâche – en silence et avec modestie. Laissons notre existence et notre travail libres de s’affirmer par eux-mêmes, de revêtir la forme qui leur sied et d’explorer les champs du possible en toute liberté (sans les enfermer, les contenir ou les limiter à une forme ou à un genre particulier). Oui, soyons assez sages pour laisser au ciel le soin de décider des titres et des succès, des accointances et des filiations...
(1) Le mont Tiantai – montagne de la terrasse céleste – situé dans la province du Zhejiang, au sud de Shanghai.
(2) Hanshan littéralement « montagne froide », Fengkan « grand bâton » et Shih-Te « ramasseur ».
T’es-tu suffisamment fréquenté en profondeur pour savoir non seulement qui tu es mais Ce que tu es... ?
Auprès des arbres et des nuages, je me tiens. Amis fidèles des jours et des saisons.
Les Hommes marchent à côté de la vie. A côté de leur vie. Pour ma part, je m’efforce (malgré moi) de me tenir dans ses bottes. A chaque pas. Secoué parfois par ses longues enjambées. Et prenant soin de ne pas chavirer à chaque soubresaut. A chaque virage...
En lisant quelques lignes de B. (l’un de ses livres m’accompagne en promenade ces derniers temps) me vient l’envie d’écrire ces quelques mots. Lorsque la grâce vous touche, elle fait exploser des milliers de bombes dans votre nuit. Et vous ne comprenez pas ce qui arrive. Cette terrifiante déflagration vous laisse à terre. Sans voix. D’un geste machinal – d’un geste de survie – vous essuyez simplement sur votre peau – et dans votre cœur – tous les débris. Tous ces éclats mutilants. Vous pensez simplement que vous ne pourrez plus jamais vous tenir debout. Que vous ne pourrez plus jamais marcher. Puis, lentement vous vous redressez et vous constatez que ces bombes ont fait exploser les ténèbres. Qu’elles ont fait exploser les barreaux qui vous tenaient prisonnier des ténèbres. Oui, c’est souvent des abysses que nous naissons à la lumière. Souvent à partir du plus noir des jours – du plus noir de la vie – que s’offrent les éclaircies. Puis, d’éclaircies en éclaircies, la pénombre s’éclaire. La lumière se fait plus vive. Après l’explosion, la vie continue. Elle est à la fois exactement la même. Et totalement différente. Mais la lumière demeure présente. Toujours. Même dans les jours gris. Même dans les heures sombres. Elle est toute entière à son travail. A son œuvre. Elle irradie, débusque l’obscurité restante. L’éclaire et la fait disparaître. Ensuite vient le rayonnement. L’obscur peut encore advenir mais la lumière l’éclaire d’un autre éclat. Plus supportable. Presque joyeux malgré parfois la tristesse, la souffrance ou les malheurs. A présent vous pouvez vous tenir debout dans le silence comme dans la tourmente. Eminemment vivant et sensible à la douleur des êtres. A la douleur du monde.
Au détour d’un bosquet, nous sommes tombés nez à nez avec un troupeau de brebis qui pâturaient sur une petite parcelle. De jeunes brebis – nées cette année – à en juger par leur silhouette et leur tête lainée si caractéristiques... Je me suis assis en silence. Et elles se sont avancées, intriguées, pour se poster devant nous. Et pendant près d’un quart d’heure, je leur ai parlé (avec douceur pour ne pas les effrayer) de la vie qui les attendait, des marmots qu’on allait les contraindre à mettre au monde chaque année (et qui leur seraient retirés), de leur mort inéluctable à l’abattoir. Et j’ai achevé ma petite allocution improvisée en leur conseillant de vivre chaque instant aussi pleinement qu’elles le pouvaient. Les quatre cent têtes me regardaient attentives et silencieuses. Comme si elles buvaient ces paroles sages et prévenantes. Affectueuses et fraternelles (peu habituées sans doute à ce qu’on leur parle ainsi...). Je crois que je n’ai jamais eu d’auditoire plus attentif et approbateur. J’ai bien noté quelques mouvements de patte à l’égard des chiens (les brebis ont coutume de taper l’un de leurs sabots antérieurs sur le sol en présence d’un prédateur potentiel) mais pas le moindre signe de contestation... Mon discours achevé, je suis resté quelques instants à les regarder en silence. Puis je les ai saluées avec déférence et tendresse pour poursuivre notre chemin sur les berges de la rivière. La nuit tombait. Nous n’allions plus tarder à rentrer au bercail.
Le cœur libre et sans attache. L’esprit vide. L’Homme peut enfin devenir regard sensible et vivant. Porteur d’une infinie tendresse pour le monde. D’un amour inégalé pour tout ce qu’il rencontre. Et ses pas, ses gestes et ses paroles peuvent alors s’en faire – presque totalement – l’exact reflet.
Nous avons croisé un renard ce soir. En rentrant à la maison. Il loge (sans doute) à quelques pas d’ici. J’ai coutume de lui offrir les restes de la gamelle des chiens et les carcasses de poulet (qui compose l’essentiel de leur menu) derrière la haie de grands chênes voisins. Nous l’entendons souvent rôder la nuit près de la maison à la recherche de la nourriture que je dépose à son intention. Malgré son agilité et sa discrétion, on l’entend se glisser dans les fourrés en faisant crisser les feuilles mortes. Je l’ai aperçu subrepticement à deux reprises à travers les hautes herbes... Ombre furtive dans l’obscurité. Mais aujourd’hui, nos regards se sont croisés. Et malgré la présence de mes fieffés détrousseurs de « gibier » (gibier à leurs yeux), il n’a pas manifesté le moindre signe d’inquiétude. Le poil brillant (roux et argenté), le regard fier et malin (je l’ai lu dans ses yeux vifs), la posture altière. Magnifique ! Nous nous sommes regardés plusieurs secondes. A la fois surpris et intrigués par cette rencontre inattendue. Puis il a traversé le chemin avec souplesse et élégance, s’est arrêté une nouvelle fois, a jeté un dernier coup d’œil dans notre direction et il a disparu dans la nuit.
La vérité – l’esprit vide et le cœur pur qui en sont les reflets – démasquent le mensonge, l’ignorance et la fatuité. Avec eux, ils sont intraitables. Ils les débusquent, les traquent et les contraignent à regarder l’hypocrisie. La duperie. Jusqu’à les anéantir. Jusqu’à les faire disparaître*. Une fois débarrassé de ces imposteurs, lorsqu’ils ont déblayé toutes les illusions, lorsqu’il ne reste aucune certitude – sur ce riche et fertile terreau de la non connaissance et de l’humilité – peut naître, s’épanouir et rayonner la vérité.
* S’approcher de la vérité en négligeant ou en omettant ce travail reviendrait à prendre appui sur un château de sable...
Le chant du vent dans le silence. Le ciel nu sur l’horizon. A-t-on jamais entendu plus belle mélodie ? A-t-on jamais connu plus parfaite harmonie ?
Ah ! La divine architecture du monde ! Sublime nature vierge de toute intervention humaine...