Carnet n°77 La sente étroite du bout du monde
Journal / 2016 / L'exploration de l'être
Rien jamais ne commence. Rien jamais ne s'achève. Tout toujours continue. Excepté le regard qui seul demeure. Et qui s'habite – et se vit – dans l'instant. Dans l'éternité de l'instant.
Mille années ne feront jamais un homme. Mais un seul jour peut le défaire. Et lui offrir les merveilles que ses pas usés cherchaient avec tant de fébrilité...
L'infini en soi. Et le champ de tous les possibles devant soi. Mais un seul chemin. Ainsi vit l'homme sage.
La sente étroite du bout du monde(1) empruntée par l'homme seul cheminant vers le Seul(2). Et les voies immenses aux larges carrefours où s'empressent – et s'entassent – les hommes. Ces longues artères qui ne mènent nulle part. En des lieux où personne ne trouve jamais rien ni personne... Où l'absence pousse comme du chiendent. Lieux de misère et de mendicité. Déserts d'indifférence, de malheurs et d'incongruité.
(1) Titre du célèbre ouvrage de Bashō.
(2) Petit clin d’œil à Plotin...
En te rencontrant, tu découvriras Dieu. Ensuite, tout deviendra rencontre. Et ta présence au monde sera claire et lumineuse. Eclairante pour les yeux attentifs. Et insatiables de vérité. Pour tous les affamés d'Absolu. Sinon tu ne sortiras jamais de ta chambre close. De ton réduit sombre et exigu. Et les lumières de la raison, de l'intelligence et de l'orgueil ne te seront d'aucun secours pour trouver la clé des champs...
Le silence. Le silence du cœur et de l'esprit au sein duquel se réinvente – et se réenchante – la vie. Il n'y a de lieu plus simple et plus profond. Il n'y a de lieu qui offre autant de joie et de paix. Porteur d'un Amour infini qui permet – qui permet à l'être – d’accueillir avec tendresse et attention chaque parcelle du monde.
Vie de vocation et vie de vacation(s). Dans la première, l'existence entière est consacrée à une seule et même perspective. Chaque acte – chaque geste – est dédié à l’œuvre ou à « la mission » vers laquelle l'âme se sent naturellement portée. Et qui peut parfois l'aspirer jusqu'à l'obsession. Chaque jour est un pas supplémentaire vers ce Graal. Dans la seconde, il n'y a que des activités auxquelles on se consacre par nécessité, pour satisfaire quelques désirs ponctuels ou passagers, pour tirer quelques plaisirs ou quelques bénéfices ou pour échapper à l'ennui et à la vacuité des jours.
Les êtres de vocation et les êtres de vacation(s) appartiennent à des univers trop différents pour se comprendre et se fréquenter. Entre eux, l'incompréhension est le plus souvent totale. Et leur mode de fonctionnement bien trop différent pour espérer le moindre rapprochement...
Ne vis pas comme si tout était éternel. Vis chaque instant comme si le suivant n'existait pas*...
* Ce qui est vrai : l'instant suivant, en vérité, n'existe pas...
Le cœur dolent creuse l'abîme où les êtres se perdent. Et de ce lieu seul peut naître l'Amour...
Une disposition de l'âme à contempler. Et à témoigner de la beauté et de la noirceur du monde.
La marche est un enseignement. Et la nature et le monde des enseignants. Et parmi eux, les arbres, les rochers et les nuages sont des maîtres incomparables. Des maîtres inestimables. Des maîtres silencieux. A la fois tendres et puissants à qui sait les voir, les sentir et les écouter.
En vérité tout est enseignement. La vie entière enseigne. Et seul l'état d'esprit – et de cœur – de l'élève qui apprend et étudie donne leurs qualités à l'enseignant et aux enseignements. Voilà le secret de tout apprentissage.
Contemplatif joyeux – infiniment joyeux. Et parfois désabusé – quelque peu désabusé. A la fois heureux et triste des spectacles du monde. Et en particulier par ceux qu'offrent les hommes. Mais confiant en leur potentiel. Et en leur avenir...
En vérité, la vie ne cesse d'enseigner aux yeux et au cœur. Pour qu'ils apprennent à se faire regard*. C'est le temps long et éprouvant – et parfois même douloureux – de l'apprentissage. Puis vient le temps du jeu et de la célébration avant que ne survienne celui du rayonnement.
* A devenir pure perception sensible et impersonnelle...
L'eau de la rivière s'écoule paisiblement dans son lit. Les nuages traversent tranquillement l'immensité du ciel. Il n'y a que l'homme qui s'éreinte avec fureur et opiniâtreté à demeurer sur terre. Cette aspiration révèle ce qu'il pressent sans le savoir : qu'il est éternel. Qu'il est le regard éternel. Mais il est encore si naïf et maladroit qu'il se méprend sur l'éternité. Il confond l'immortalité du corps avec celle de l'âme. Il ne comprend encore que l'éternité ne peut s'inscrire dans aucune perspective temporelle. Qu'elle n'existe – et ne peut exister – que dans le regard. Et dans l'instant.
La vérité, bien sûr, ne peut être saisie. Ni capturée. Elle se goûte – et se vit – si le cœur et le regard sont suffisamment nus et humbles. Suffisamment vierges et ouverts. On peut simplement exposer – ou expliciter – le cheminement nécessaire pour déblayer la terre où elle peut s'implanter...
L'archipel des solitudes où l'on n'est jamais seul qu'en présence de soi. Et de toutes choses. Le regard ne peut s'extraire de cette solitude intrinsèque. De cette solitude ontologique. Au contraire, il y est plongé au cœur. Mais l'infini du monde – et de la vie – lui offre accès à la diversité. Et lui donne la possibilité de goûter la pluralité dans l'Unité.
Le bâton*. La caresse du bâton qui fend l'air avec précision et délicatesse. Qui prend appui sur le sol. Et les énergies terrestres. Présence du geste. Harmonie du mouvement et du souffle. Unité du regard et des énergies. Un dans l'action et la contemplation. Perfection de l'instant...
* Le bâton martial.
On peut apprécier et admirer les beautés et la grâce du monde, mais on ne peut oublier* que la vie – et en particulier la vie sauvage – porte en elle une violence inouïe et quasi permanente. Avec le vivant – et au sein du monde organique –, il ne peut en être autrement. Et il est même fort probable que cette violence s'inscrive jusque dans les tréfonds du code génétique. La vie sauvage est un incroyable champ de bataille où les agressions, les conflits, les meurtres et les tueries sont légions et où les coups, les plaies et les bosses sont monnaie courante. Les êtres sont loin – vraiment loin – d'être tendres entre eux. Le vivant est une jungle effroyable. Et ses lois sont tranchantes. Et implacables. Les créatures les plus faibles et les plus fragiles – les moins armées ou les moins bien équipées au combat – n'ont d'autre choix que la fuite ou la soumission, corps et âme, à leurs agresseurs. Pas de pitié. Aucune pitié dans le monde sauvage. Faire face, prendre le dessus, fuir ou crever, telle est la rude et impitoyable réalité de cet univers.
* Les citadins – et en particulier les habitants des beaux quartiers ou des résidences sécurisées l'ont peut-être oublié. Ou feignent de ne plus s'en souvenir...
On comprend bien – on ne comprend que trop bien – l'aspiration ancestrale et viscérale de l'homme – animal chétif et de faible constitution – à s'armer et à se protéger. Et les raisons qui l'ont poussé, au fil de son histoire, à améliorer et à perfectionner son armement et son arsenal de défense. Avec l'homme sont nées aussi, bien sûr, l'éducation et quelques lois de respect et d'équité pour tenter de juguler ses instincts et son animalité profondément sauvages. Lois et dispositif éducatif destinés à le « civiliser »... Et bien que quelques progrès aient été réalisés dans le « vivre ensemble* », l'homme et les mesures qu'il a édifiées portent encore aujourd'hui en leur cœur une violence latente ou avérée. Ah ! Mon Dieu ! Que le chemin est long pour que les êtres accèdent à l'Amour et puissent enfin vivre en paix !
* En particulier au sein de la communauté humaine. Et, dans une bien moindre mesure, avec les animaux...
L'homme sage ne craint ni l'adversité ni la violence – la violence intrinsèque du monde phénoménal. Il en connaît les lois, les règles et les fondements. Et il est suffisamment avisé pour y faire face lorsqu'elles se présentent et qu'il ne peut y échapper. Lorsque la violence ou l'adversité se manifeste, il y fait face de toute son âme. Et parfois l'accueil est insuffisant. Il arrive que la violence soit la seule réponse possible à la violence. Mais jamais – au grand jamais – elle ne s'inscrit dans la haine ou la vengeance, elle trouve immanquablement son origine dans l'Amour et les circonstances. Et se révèle toujours comme l'attitude la plus juste à la situation...
Au vu de la violence du monde actuel, il est clair que l'histoire du vivant ne s'est pas réalisée dans la soie, le coton et la tendresse. Et le tribut et le poids karmiques(A) sont encore aujourd'hui très conséquents. Les exactions, les atrocités et les souffrances des êtres en témoignent – continuent d'en témoigner. Le monde – et les êtres – ne sont donc pas prêts d'en voir le bout – ni même d'en venir à bout – puisque la violence (en général) entraîne la violence dans une chaîne presque sans fin. Et que son enrayement ne peut naître qu'avec l'éducation(B) (lorsque celle-ci est possible(1)...) et sa cessation totale avec l'Amour(2)... Le karma(A) du monde – et des êtres – n'est donc pas prêt de s'épurer...
(A) La somme de souffrances que doivent endurer les êtres pour qu'ils comprennent ce qu'ils ont à comprendre afin qu'ils adoptent un comportement et des attitudes plus justes et appropriés, porteurs d'Amour et d'intelligence...
(B) Ou en modifiant le code génétique des êtres, option qui pourrait peut-être connaître quelques succès à l'avenir – lorsque le progrès et la technologie le permettront – mais qui restera malgré tout une voie dangereuse où les apprentis-sorciers ne seront pas à l'abri de nombreux écueils et de maints excès et dérives...
(1) Lorsque les capacités cognitives le permettent...
(2) Lorsque la perception psychique laisse place à la perception impersonnelle...
En cette vie, les êtres – hommes et animaux – mais aussi, bien sûr, tous les organismes vivants n'ont d'autre choix que de se battre, de ruser(1) ou de séduire(2) pour assurer leur survie, leur subsistance et satisfaire leurs besoins ordinaires(3). Au sein du monde et de toute collectivité(4), il n'y a bien souvent d'autre alternative pour obtenir satisfaction, se procurer ce qui est nécessaire – les choses du monde indispensables au corps et en mesure de répondre aux exigences psychiques élémentaires – ou pour conserver ce qu'ils peuvent légitimement considérer comme leur appartenant(5) : terrain, territoire, acquis, droits etc etc. Et dans la mesure où chacun défend bec et ongles ses intérêts, il ne faut pas s'attendre à beaucoup d'honnêteté et de probité dans les interactions, les échanges ou les transactions...
Il va sans dire que moins l'on dépend du monde – des êtres et des choses du monde –, plus on s'affranchit, bien sûr, des jeux, des lois et des règles collectives, mais aussi – et surtout – des enjeux et des nombreux conflits inhérents à toute collectivité. Au delà des bienfaits et des agréments offerts par l'autonomie, l'autarcie – ou la solitude autarcique – constitue souvent le prix à payer pour s'extraire des contraintes collectives et des caractéristiques les plus grossières de toute vie sociétale mais aussi – et principalement – des différends, des querelles, des altercations et des affrontements que génère inévitablement le groupe, le regroupement d'individus ou la proximité(6) avec les autres êtres...
(1) Avec une large palette de stratagèmes possibles...
(2) En particulier chez les hommes où la séduction n'est, bien sûr, qu'une forme de ruse...
(3) Sans compter la satisfaction des désirs chez les êtres humains, qu'ils soient simples, naturels, exigeants ou sophistiqués...
(4) Quelle que soit sa nature : société humaine, société animale etc etc.
(5) Ou ce qui apparaît comme relevant de « leurs possessions » ou de « leur propriété »...
(6) Voire la promiscuité...
Quelle grâce lorsque l'esprit s'arrête – et se met en suspens – pour devenir silence. Pure présence. La vie – et le monde – continuent de tourner bien sûr. Mais on n'est – et on ne se sent – plus concerné que par leur contemplation. Tel est l'un des aspects de l'être : la présence témoin. L'autre tient sans doute au sentiment d'unité avec la vie – et avec le monde. Avec tous les phénomènes et mouvements qui surgissent. La contemplation et l'action – le silence et les manifestations – réunis en une parfaite unité*.
* Un dans la diversité. Un dans la pluralité...
Il arrive encore de temps à autre que l'on se sente seul (au sens commun du terme). Mais ce sentiment offre au cœur une exacerbation de la sensibilité qui intensifie d'une incomparable façon notre sensorialité*. Et notre manière d'être au monde. Ce sentiment de solitude ordinaire devient alors une grâce que l'on accueille. Et que l'on chérit de toute son âme.
* Ce propos rend donc caduque ce que nous écrivions dans un fragment récent au sujet de l'absence de liens directs entre le cœur et le corps. Entre la sensibilité et la sensorialité...
La solitude est une merveilleuse invitation à l'autonomie*. Dans la vie quotidienne. Dans l'ensemble des sphères de l'existence comme dans notre façon d'être au monde. Alors que la collégialité implique nécessairement le partage et la séparation des tâches. La spécialisation. Mais également, bien sûr, la dépendance (voire même l'assujettissement) et les attentes qu'elle génère très souvent à l'égard d'Autrui.
* Ou à l'autonomisation...
Lorsque la sensibilité et la sensorialité deviennent éminemment vives (ou dans ce que l'on pourrait appeler en état de pleine sensibilité et de pleine sensorialité(1)), tout – le moindre phénomène – traverse le cœur et le corps de part en part en accédant aux zones les plus profondes. Et aux recoins les plus inaccessibles(2). Comme si une longue vibration divine secouait l'âme – l'âme toute entière – avec délicatesse pour la remplir d'une joie intense et lui offrir une incroyable profondeur. Une profondeur abyssale et légère. Si tendre et si légère... La vie alors devient éminemment dense, intense et aérienne. Et elle vous traverse, elle aussi, avec force et délicatesse. Il n'y a pour l'âme, je crois, de plus beau présent. Comme si elle était traversée par une longue et délicieuse caresse – une douce extase continue – qui la rend plus humble encore. Plus accueillante et plus sensible aux beautés et aux merveilles du monde comme à sa misère et à sa détresse. Comme si l'instant soudain se dilatait en une plus longue éternité...
(1) Autant que nous avons pu l'expérimenter...
(2) Ou, du moins, aux recoins habituellement inaccessibles...
Feuillages verts. Nuages gris. Le cœur s'éveille à une autre lumière. Offerte par la sensibilité de l'âme...
Aux terrains et aux parcours accidentés, aux circonstances dévastatrices et déstabilisantes, à la fureur et à l'agitation du monde répond une terre de paix et de recueillement à qui rien – ni personne – ne peut s'opposer. Et qui accueille tout – et tous – à bras ouverts.
Un instant à la fois. Une heure à la fois. Un jour à la fois. Une vie à la fois. Le temps ne peut s'offrir autrement...
Ah ! Tous ces hommes – tous ces pauvres hommes – qui emplissent leur vie de petites (ou de grandes*) activités, de petits (ou de grands(1)) succès, de petites (ou de grandes(1)) gloires en se pavanant sur les petites (ou les grandes(1)) scènes du monde. Et qui vous regardent de haut (du haut de leur petite – ou de leur grande(1) – hauteur) en vous exposant leur belle réussite et leur belle assurance que vous pourriez pourtant anéantir(2) en quelques instants. Et que la vie, bien sûr, se chargera d'effriter et de réduire tôt ou tard en poussière(3). Mais laissons ces fieffés imposteurs à leurs mensonges et à leurs impostures. Et à leur misérable gloire... Ces hommes-là sont bien plus à plaindre qu'à blâmer... Et en les voyant, je ressens une immense tendresse – et une incroyable sympathie – pour tous les paumés, tous les empruntés, les mal assurés et les traîne-savates de la terre qui ne feignent jamais d'être autre chose que ce qu'ils sont : des êtres fragiles et vulnérables qui crèvent de solitude, de misère et d'incompréhension. Ceux-là, au moins, ne se bercent plus d'illusion... ils sont ce qu'ils sont. Et ils vivent bien souvent au plus juste d'eux-mêmes. Un coup de pouce de Dieu (ou du destin...) pour déblayer les quelques restes d'orgueil avec peut-être éventuellement quelques menus aménagements intérieurs pour achever de dessécher quelques désirs, quelques idées et quelques espoirs, et ils seraient presque prêts – en tout cas bien davantage que les précédents – à rejoindre la troupe des belles âmes humbles que forment les hommes les plus sages de ce monde...
(1) Il n'existe en ce monde de grandes choses : ni grande activité, ni grand succès, ni grande gloire...
(2) A condition, bien sûr, que leurs mécanismes de défense psychique, en général survitaminés, tels que le déni ou la dénégation (entre autres exemples bien évidemment) n'aient pas bétonné jusqu'à la plus petite faille de leur grand néant...
(3) Et laissons-la donc à son œuvre et à son travail sans nous sentir obligé d'intervenir...
L'ardeur, la vitalité et la robustesse accompagnent souvent les jeunes années. Et la première partie de l'existence. Et même s'il n'est pas rare de voir apparaître dès le plus jeune âge – voire même dès la naissance* – des dysfonctionnements et des dérèglements d'ordregénétique, physiologique ou psychique, l'usure, la défaillance et le dysfonctionnel se manifestent en général plus tard. Souvent au cours de la seconde partie de l'existence. Comme si la fragilité, l'affaiblissement et la dégradation étaient les reflets – et le symbole – les plus exacts et les plus communs de la matière et du vivant voués de façon permanente, au cours de leur brève existence, aux interactions et au temps – aux vicissitudes des relations et aux méfaits du temps – les condamnant, bien sûr, de façon irrévocable et implacable – à l'altération, à la vétusté et à la disparition. Quant au psychisme – et au cerveau qui en constitue sans doute le support central –, ils sont eux aussi, bien sûr, livrés aux préjudices et aux détériorations perpétrés par la vie, le monde et le temps. Et en voyant un être – ou une chose – usé(e), ébréché(e), mal en point ou dysfonctionnel(le), le cœur s'émeut profondément. Il éprouve une tendresse infinie pour tous ces représentants de la vie terrestre : précaire(s), fragile(s) et éphémère(s).
* Ou même dès la conception...
Le monde est parfois si obscur que la flamme dans le regard – lorsqu'elle se fait trop faible – ne parvient à l'éclairer...
Habiter l'azur – continuer d'habiter l'azur – lorsque le personnage – le petit bonhomme – est au prise et se débat – continue de se débattre – avec et parmi les formes* qui l'habitent, qui l'entourent et l'environnent...
* Êtres, choses, pensées, sentiments et émotions...
L'orage gronde au loin. Le ciel s'obscurcit. Et je vois soudain les arbres et les herbes danser de joie. S'exciter dans une douce jubilation. Comme s'ils se préparaient à recevoir l'averse à venir. Heureux d'accueillir – et de s'offrir – à la pluie.
Lorsque la vie quotidienne – et l'existence – sont délaissées – et livrées à elles-mêmes –, la matière et l'organique ont vite fait de tout envahir. Et nous voilà bientôt submergé. Plongé dans le désordre et le chaos. La discipline ne consiste pas en une ascèse exigeante et rigide. Elle n'obéit pas non plus aux représentations habituelles de l'ordre et de la propreté. Il ne s'agit en aucun cas de tout réglementer ni de respecter de façon stricte et scrupuleuse une organisation incarcérante et mortifère. Il s'agit simplement de faire les choses. De s'en occuper lorsqu'elles exigent que l'on s'en occupe. Une chose arrive et demande à être réglée. On l'accomplit tranquillement. Sans avidité, sans attente ni volonté fébrile d'achèvement. Une chose après l'autre. Dans l'ordre où elles se manifestent et/ou selon le degré de priorité qu'elles réclament. La discipline n'est rien d'autre, en définitive, qu'un quotidien fluide. Et libre de tout encombrement. Où les choses – et les gestes – sont accomplis avec bon sens. Et de façon naturelle, spontanée et joyeuse.
La beauté poignante – la beauté déchirante – d'un visage ou d'un paysage. D'un vieil arbre tordu et digne ou d'une herbe sauvage. Et leur misère que Dieu a habillée de grâce.... Comment ne pas être chaviré – ne pas être bouleversé – par la tendresse de ce geste qui transparaît jusque dans la plus infime expression du monde ?
Il n'y a de vraie bonté sans amour. Et il n'y a d'amour vrai que dans un regard et des gestes qui émanent d'un espace où il n'y a personne. Personne pour donner. Et personne pour recevoir. Regard et gestes purs. Sans tache, sans désir ni attente.
La nature et les poètes dont les livres m'accompagnent poétisent mes notes. Le monde et les philosophes dont j'ouvre les ouvrages les philosophisent. Mes yeux – et ma main – sont si sensibles et poreux à ce qui est devant eux. Moi, je ne suis rien. Qu'un scribe. Qu'un modeste messager d'une parole qui ne m'appartient pas...
Avec mon stylo – et mon bâton* –, j'ai parfois le sentiment d'être un paysan qui laboure le ciel. Et qui attend la maigre récolte de son labeur. Et ce qui pousse a souvent le goût de la terre. On ne se défait pas ainsi du poids – et des forces – terrestres qui nous habitent. La légèreté des anges est une grâce à laquelle bien peu d'hommes accèdent. Et parfois l'âme et le cœur nus et humbles n'y suffisent pas...
* Mon bâton martial.
Deux petites marguerites sur un chemin de pierres aride m'ont transpercé le cœur. Et de gratitude, je leur ai offert un peu d'eau*.
* A chacune des pauses que nous effectuons au cours de nos promenades, je propose à mes chiens de se désaltérer. Je leur verse l'eau d'une petite bouteille dans un vieux sac plastique qui ne quitte pas ma besace. Et je prends soin à chaque fois d'offrir le reste aux herbes et aux fleurs sauvages qui nous entourent...
La tendresse est la main de l'amour. Et la bonté en est le bras. Muni de cette grâce – de cet instrument merveilleux –, nous pouvons aller dans le monde – et le parcourir – sans la moindre crainte. Toutes les portes s'ouvriront. Et celles qui resteront closes – ou résisteront – ne méritent pas qu'on se donne la peine de les pousser. Elles ne protègent que des trésors inutiles...
Le corps démuni, le pas léger, le cœur joyeux et le regard innocent. Il n'y a, je crois, de plus belle façon d'aller dans le monde.
Il n'y a de plus précieux ami – ni de meilleur allié – que soi-même. La vie – et le monde – peuvent bien se faire hostiles ou inhospitaliers, on peut toujours compter sur son aide, son soutien et son réconfort. Mais si tu demeures ton pire ennemi – comme bien des hommes en ce monde –, tu seras le terrain de mille conflits – et de mille luttes intestines. Et l'adversité finira par te terrasser...
Cette folie des hommes à vouloir s'accaparer et amasser alors qu'il suffirait de ne rien désirer pour tout recevoir....
Être en vie n'est rien d'autre que l'art – et le don – de recevoir. Et d'aimer. Vivre un peu ou pleinement comme cela nous est donné. Et goûter et contempler si cela nous est offert. Vivre, c'est aussi apprendre. Apprendre un peu. Apprendre à s'effacer – et à mourir – avant de disparaître...
Rien jamais ne commence. Rien jamais ne s'achève. Tout toujours continue. Excepté le regard qui seul demeure. Et qui s'habite – et se vit – dans l'instant. Dans l'éternité de l'instant.
La nature, les arbres et les animaux restent incroyablement dignes et stoïques face aux abominations des hommes. Et face à l'humanité, je suis à leur côté. Face à la barbarie, mon cœur sait se faire plus naturel, animal et végétal qu'humain.
Je suis toujours aux côtés de mes frères de misère. Et toujours du côté de ceux qui subissent l'oppression et l'ignominie des classes dominantes. En mon cœur bat un communiste ontologique, indomptable et incorruptible mâtiné de libertaire pacifique...
L'identité humaine est profondément naturelle. Ancrée dans la terre. Et profondément spirituelle. Vouée au ciel. Et tant d'hommes l'ont oublié. Leur vie entière n'est consacrée qu'à l'artifice et à la futilité...
Bien des choses réjouissent mon cœur en ce monde. Mais rien ne me réjouit davantage, je crois, qu'une humanité simple et fraternelle. Respectueuse et aimante. Intelligente et spirituelle.
On peut s'adresser aux vivants. Comme aux morts. Toute la création – passée, présente et future – nous écoute. Et nos paroles – et nos confidences – nous délivrent parfois de nos pauvres soucis...
Le ciel bleu. Les jours fastes et joyeux. Et le ciel gris. Les jours mornes et tristes. Dieu nous joue parfois d'étranges farces. Mais à nous de déchiffrer son langage. Si simple. Et si mystérieux...
Un oiseau sur un fil. Immobile. Le regard tendu vers le ciel. Je crois qu'il attend l'éternité. C'est son silence qui m'offrira la première joie du jour. Quelques heures plus tard, nous repassons au même endroit. Et il n'a pas bougé. Après tout peut-être l'a-t-il trouvée ?
Où vont les nuages lorsqu'ils quittent l'horizon ? Le ciel leur offre-t-il un abri pour leurs vieux jours ?
Seul dans le jour. Avec la vie toute proche. Au plus proche. Et le monde au loin. Avec la joie qui m'accompagne. Et la nature qui m'attend au dehors. Un pas pour franchir le seuil de la porte, et elle m'accueille. Le soleil me tend sa poigne brûlante. Le vent m'enlace de ses bourrasques. Les arbres se penchent. Les herbes dansent. Les insectes et les oiseaux virevoltent autour de moi. Et aujourd'hui – comme tous les autres jours – nous irons ensemble battre la campagne pour quelques heures.
Les nuages vous saluent toujours avec grâce. Les hommes, eux, en guise de salut, vous font souvent une vilaine grimace...
En cette vie, il y a cette simple et belle épopée* qui attend les hommes. Et eux préfèrent s'affairer dans le monde. S'éreinter à leur tâche. Et après ils se sentent si fatigués qu'ils n'aspirent qu'au repos. Et à prendre des vacances...
* Epopée métaphysique et spirituelle. Aventure et cheminement perceptifs, compréhensifs et sensibles...
Une multitude de minuscules sentiers creusés par les animaux sauvages* sillonnent les collines. Nous marchons au cœur d'une véritable agglomération et d'un immense réseau de pistes sauvages. Il faut donc se faire discret. Prendre soin de ne rien abîmer. Et de ne déranger personne. Il convient plus que jamais d'être respectueux...
* Lapins, lièvres, blaireaux, chevreuils et sangliers.
Entre un pied de thym et un bouquet de romarin, deux jeunes lézards jouent à cache-cache – ou à chat perché peut-être. Je les regarde avec ravissement. Ils ont l'air si heureux. Si insouciants. Lorsqu'ils s'aperçoivent de ma présence, ils se figent, surpris. Intrigués. Et sans doute un peu effarouchés. J'en suis si désolé que je recule à pas lents. Soucieux de ne pas les importuner et d'interrompre leurs jeux. Je m'esquive donc avec précaution. Et à peine parti, les voilà déjà à reprendre leur course et leur poursuite...
Plus loin, deux papillons se font la cour. Et il y a de la grâce dans cette rencontre amoureuse. Et aussi du respect, de la courtoisie et de la gaieté. Leur chorégraphie céleste prend même des allures divines. Comme si deux anges orchestraient avec légèreté leurs amours délicates et aériennes.
Que de contorsions parfois pour éviter d'écraser les fourmis en nombre qui peuplent les sentiers. Et pas l'once d'une reconnaissance lorsque je m’assois sur le sol. Aussitôt une armée bien organisée m'entoure et m'assaille. Et chasse bientôt l'importun qui a eu le malheur et l'audace de fouler leur territoire. Ah ! Chère nature, tu manques parfois d'amabilité...
Lorsque tu n'as rien à offrir au monde – et aux hommes –, excepté une façon d'être et une parole étrangères* – peu propices à répondre à leurs attentes, ils passent leur chemin en détournant la tête. Ah ! Mon Dieu ! Que la terre me semble parfois loin du ciel...
* Qui leur sont étrangères...
Mon carnet, les nuages, la terre et la marche accompagnent toujours ma solitude – ou ma tristesse* – comme les meilleurs amis du monde. Et les plus fidèles des compagnons. Rarement ils n'ont su égayer mon visage d'un sourire. Et souvent même d'un rire franc. Et tonitruant. Comme un pied de nez à mes pauvres épanchements. Et une invitation à les abandonner à leur sort. Ou à en prendre soin de la plus tendre façon...
* Lorsqu'elles se manifestent... Lorsqu'il arrive qu'elles se manifestent...
L'ingratitude des êtres – et des hommes – tient souvent à leur ignorance. Et à leur insensibilité. Sans amour, il ne peut y avoir de remerciements sincères. Ni de gestes de tendresse. Seule la sensibilité mène à l'amour.
L'intelligence et l'amour. Les deux mamelles – les deux seins – du Divin que les hommes rechignent à approcher. Et auxquelles ils peinent à se nourrir. La première comprend. Et offre à l'être la compréhension. La seconde aime. Et lui donne à aimer. L'intelligence sans amour conduit à la connaissance et à la discrimination froides et distanciées. L'amour sans intelligence mène – ou peut mener – aux gestes inappropriés. A la non justesse. Et parfois même à la bêtise.
Seul le sage aime – et comprend – avec justesse car il habite à la source même du Divin.
La solitude et la tristesse aiguisent d'une intense façon le sentiment d'être vivant. Elles offrent à l'âme – et à l'homme – une sensibilité incomparable.
La vie ne cesse d'effriter nos représentations, nos idées, nos ambitions. Et notre orgueil. Par petits bouts. Ou par pans entiers. C'est l'une de ses tâches. L'une de ses fonctions essentielles. Et l'édifice finit un jour par s'effondrer. Mais il n'est pas rare que subsistent quelques vestiges... Ruines et fondations que la vie continuera d'anéantir jusqu'à la dernière pierre. Jusqu'à faire table rase. Pour que naissent la nudité et l'humilité parfaites. Seul terrain où peut apparaître – et croître – l'innocence...
Je ris – et m'amuse – de cet air d'idiot du village que doivent me donner mon allure et mes postures contemplatives. Scrutant le ciel, les nuages et l'immensité pendant des heures. Les yeux et le cœur éminemment présents mais le corps immobile ne se livrant à aucune des activités usuelles des hommes. Et cette attitude – et ce comportement – pourraient sans doute donner aux yeux extérieurs une impression d'absence ou même de débilité légère ou profonde. Mi-sage, mi-idiot. Mi-humain, mi-regard. Toujours dans cet entre-deux de l'homme...
Après avoir longuement contemplé deux arbres, je me suis prosterné devant eux, louant leurs belles qualités. Et leur confiant qu'ils portaient davantage de patience et de capacité d'accueil que je n'en aurais peut-être jamais. Et je crois qu'ils m'ont souri. Avec un peu de fierté dans les yeux...
Dans les livres, il y a une bise que l'on n'entend pas. Et qui nous offre le soleil.
Enlève ton chapeau lorsque tu marches. Et tu verras le soleil se poser délicatement dans tes pas.
Une armure de mensonges. Ainsi s'habillent les hommes. Et toute rencontre vire à la ruse et au combat. Ah ! Que le ciel nu me semble loin parfois...
Une douce écorce sur ma peau que le ciel m'arrache pour m'habiller de vent. Ainsi l'âme est plus vive.
Il y a des heures – et des jours – où l'on s'enlise. Gris comme la nuit. Mais si l'âme est légère, toujours le soleil brillera.
Il n'y a de pas tristes. Le cœur peut parfois pencher vers la tristesse. Mais si l'âme habite le ciel, il posera un baiser sur ses lèvres. Et lui offrira un sourire.
Mille années ne feront jamais un homme. Mais un seul jour peut le défaire. Et lui offrir les merveilles que ses pas usés cherchaient avec tant de fébrilité...
Le fou et le sage ne peuvent se tromper. Ils vivent avec le cœur juste. L'homme de la rue, lui, se déguise. Et son cœur bafouille. Mais Dieu et le ciel ne sont pas dupes.
Il y a un poids énorme – un poids terrible – qui emprisonne et écrase le cœur de l'homme. Et que seul le vent peut balayer. Et faire disparaître. Pour y parvenir, il faut non seulement y consentir mais laisser son cœur nu et à vif. Et le poser sans défense au cœur de la vie. Et du monde...
Au centre du cœur se cache une innocence brûlante. Une innocence incandescente. Au cœur de cette innocence se loge un espace infini. Un espace éminemment tendre où rayonne la puissance de l'Amour...
Dans le regard du sage, il y a une profondeur – et une présence – qui effrayent et fascinent les hommes. Et où leur âme se perd. Elle y sombre un instant avant de regagner le cœur de leur hôte, plus légère et innocente...
Tes idées, tes désirs et tes espoirs(1) à l'égard de la vie, du monde et de toi-même t'encombrent. Débarrasse t'en. Et tu seras libre. Pour t'en débarrasser, accueille-les. Embrasse-les(2) et unis-toi à eux pour qu'ils fondent en toi. Lorsqu'ils auront disparu, demeure vigilant. Dans une attention ouverte et détendue. Et sens le grand vide que tu es. Et qui peut tout accueillir. Y compris ce que tu croyais être, ce que tu désirais et espérais de la vie et du monde...
(1) Tout référentiel mental et conceptuel personnel, humain et temporel...
(2) Avant d'effectuer nos premiers pas sur le chemin de l'intériorité, nous sommes dans l'incapacité de les embrasser. Leur attrait et leur puissance sont si forts – et si irrésistibles – que nous n'avons d'autre choix que de leur obéir. Et de les suivre. Mais de désillusion en désillusion car jamais leur satisfaction n'offre un parfait sentiment de joie, de paix et de plénitude, ils nous ramènent immanquablement vers nous-mêmes. C'est à cet instant-là que nous sommes prêts à les embrasser...
Il n'y a que deux positions en ce monde : entre et au dedans. Entre pour les phénomènes. Et l'univers phénoménal(1). Et au dedans pour le regard(2). Et la présence. Toutes les autres postures ne sont que des concepts. De simples constructions mentales.
(1) On est toujours « entre » : entre deux instants, entre la naissance et la mort, entre deux activités, entre deux états, entre deux pensées, entre deux émotions, entre (ou parmi) les choses, entre (ou parmi) les êtres...
(2) On habite le regard et la présence ou on ne les habite pas... même si nous sommes toujours en leur sein...
N'être rien* – et ne rien désirer – est sans doute la meilleure façon d'accueillir ce qui vient...
* Avoir profondément conscience de ne rien être...
En cas de fatigue (ou de déficit énergétique), rends-toi au cœur de la nature. Assis-toi ou allonge-toi quelques instants*. Puis effectue une marche de quelques kilomètres au rythme qui s'imposera. Et tu constateras qu'au fil des pas, la fatigue se dissipera. Tu seras revitalisé par les énergies terrestres naturelles qui t'envelopperont et te traverseront...
* Le temps nécessaire pour retrouver quelques forces...
L'infini(1) en soi. Et le champ de tous les possibles(2) devant soi. Mais un seul chemin(3). Ainsi vit l'homme sage.
(1) La présence nue et vierge (sans encombrement).
(2) Où tout peut arriver...
(3) Celui exigé ou impulsé naturellement par la situation...
La nudité de l'esprit est la condition de la fraîcheur et de la légèreté du regard. Mais aussi de la liberté. Alors que l'encombrement(1) est non seulement une source de tensions qui réclame une incroyable quantité d'énergie(2) mais il constitue toujours une entrave. Et une restriction.
(1) L'encombrement psychique : désirs, peurs, idées, représentations, croyances, espoirs...
(2) Qu'il puise en nous au point parfois de nous assécher...
Seul le cœur porte l'élan du rituel et de la célébration qu'il peut éventuellement extérioriser et offrir à la situation. Ce ne sont jamais le rituel et la célébration qui offrent la grâce au cœur et à la situation. Ce qui n'empêche nullement les apprentis (fidèles, disciples, moines...), les églises (qui s'adressent à des croyants peu initiés) et les institutions (soucieuses de leur image...) de procéder ainsi, dans leur vain souci de systématisation et leur absurde espoir de faire émerger l'Amour ou le Divin. Et il va sans dire que ces pseudo rituels et ces pseudo célébrations (qui passent pourtant aux yeux du monde pour réels) s'effectuent malgré leur décorum et leur grandiloquence simiesque* de façon plate et superficielle sans jamais imprégner les âmes en profondeur...
* Qui imitent avec ostentation et de façon feinte la joie et l'amour véritablement ressentis...
Un jour, il y a la vie. Et un autre jour, elle n'est plus. Et puis, un autre jour encore, elle revient. Ainsi en est-il évidemment de toutes les choses de ce monde. Chacune obéissant, bien sûr, aux cycles perpétuels des énergies.
Les mots offrent une représentation de la réalité(1). Mais ils lui donnent aussi une existence(2). Sans mot, pas d'existence reconnue par les hommes(3). Et comme l'essentiel des êtres humains ne peut accéder à la réalité que par l'intellect et le langage (et un peu également, il est vrai, par la sensibilité du système nerveux), leur accès au réel – et sa représentation – sont infiniment restreints. Et il va sans dire que jamais les mots n'offriront à l'homme un accès direct et global à la réalité. Jamais ils ne lui permettront de la goûter sans intermédiaire. Au mieux ils agiront à travers la conceptualisation et l'imaginaire pour lui en donner un vague et superficiel aperçu...
(1) De ce que l'on nomme la réalité...
(2) L'exemple le plus trivial qui me vient à l'esprit est le nom que l'homme attribue aux animaux domestiques. Les animaux sauvages eux ne portent aucun nom, ils n'ont donc pas d'existence réelle pour les hommes. Ils ne sont et ne représentent rien comme l'affirme aujourd'hui le droit : les animaux sauvages sont Res nulius. L'homme peut donc les traiter et les tuer comme bon lui semble...
(3) Cf les liénitudes (néologisme trouvé il y a quelques années par votre serviteur) que l'on pourrait définir par un assemblage de choses* – ou une composition de plusieurs éléments appartenant dans le langage courant à diverses choses ou formes distinctes – non défini par les mots. Voici quelques exemples parmi les plus grossiers et les plus triviaux : un morceau de pomme entre les dents, une main tenant un livre posé sur une table, un canapé devant une fenêtre donnant sur un jardin où l'on peut apercevoir un bout de ciel...
* De toutes les choses en vérité car toutes les choses de ce monde sont reliées entre elles de mille façons...
Il n'y a (bien souvent) que la souffrance et la mort qui incitent les vivants à s'interroger sur l'existence. Et sur eux-mêmes. Et encore... On se demande* s'il ne faudrait pas qu'ils meurent et renaissent un milliard de fois avant qu'ils ne comprennent réellement ce qu'ils sont...
* Sans doute avec un certain à propos...
La vie collective n'est qu'un misérable trompe-solitude. Qu'un pauvre trompe-misère pour les âmes peu exigeantes et avisées. Si les êtres étaient un peu plus lucides et honnêtes, ils sauraient qu'on ne se sent jamais aussi seul que dans un groupe. On y trompe – et y recouvre – son ennui. On se distrait de soi-même (et de son quotidien triste et morne) en remplissant le vide d'indigentes activités et d'affligeants amusements pour se donner l'illusion d'une « vie pleine ». Et pourtant les hommes s'y livrent sans retenue depuis l'aube de l'humanité. Et aujourd'hui plus que jamais en cette ère d'individualisme (où l'individu se sent sans doute encore plus seul qu'autrefois...), la vie collective est au cœur de l'existence humaine. Et on voit les êtres prêts à tout – et à tout endurer – avec le monde, la société, le groupe et les autres hommes pourvu qu'ils échappent (qu'ils croient échapper) à la solitude. Bien peu ont conscience qu'ils ne parviendront jamais ainsi(1) à s'extraire de la tristesse et de la morosité. Ni même, bien évidemment, de la solitude. Car la plupart ignore que ce sentiment de solitude (la solitude que ressent chacun) n'est que le reflet – le pâle reflet – de la grande solitude ontologique de la présence, unique sujet – unique conscience – dans un univers infini d'objets, de formes, de mouvements et de phénomènes(2).
(1) Ou si médiocrement...
(2) Le monde phénoménal.
En vérité, les êtres n'ont pas plus de choix (dans ce qu'ils appellent « leur existence ») qu'un insecte prisonnier d'une toile d'araignée. Sauf que nous ne sommes pas pris dans la toile – la grande toile du réel phénoménal. En dépit de notre impression d'en être séparé, nous en faisons intiment – et intégralement – partie.
La seule liberté réside donc dans le regard. Et lorsqu'il est en mesure d'habiter pleinement l'espace impersonnel, celle-ci devient totale. Absolue.
Chaque seconde, chaque heure, chaque jour et chaque année de l'existence (de toute l'existence et de toutes les vies successives(1)) ne se déroulent que dans l'instant. Aussi être présent à (et dans) l'instant constitue non seulement la meilleure façon d'être en vie – de se sentir vivre et vivant – mais aussi l'unique manière de se libérer des griffes de la temporalité. Et de toute perspective temporelle. Ainsi que de la lourdeur et de la lassitude éprouvées si souvent face à la récurrence de ses cycles. Bref, la seule voie pour accéder à – et vivre dans – l'éternité(2).
(1) Au vu de la nature des êtres (des formes) et de la récurrence de tous les cycles naturels et énergétiques, la pluralité des existences ne fait (presque) aucun doute...
(2) L'éternité de l'instant, bien sûr...
La nuit – la longue nuit d'obscurité – illuminée par les étoiles. Minuscules lueurs dans l'immensité qui éclairent le chemin des hommes. Et sous chacune d'elle, un ange qui veille à ce qu'elle ne s'éteigne jamais. Et Dieu au dessus qui orchestre la symphonie lumineuse...
En apparence, l'existence offre à chacun (à chaque être et à chaque forme) de vivre un grand nombre de situations qui ne représente pourtant qu'un infime échantillon parmi l'infinité des possibilités. Parmi l'infinité des combinaisons possibles. Grâce à ces situations (grâce à chacune d'entre elles), l'existence offre ainsi à chacun (à chaque être et à chaque forme) l'occasion d'éprouver d'innombrables ressentis et émotions afférentes ou associées. Avec là aussi une palette infinie de combinaisons et de nuances. Des plus tempérés aux plus extrêmes. Des plus doux aux plus éprouvants. Des plus extatiques aux plus douloureux. Mais l'ensemble des situations, des ressentis et des émotions n'est, semble-t-il, expérimenté et éprouvé (comme nous l'avons déjà explicité à plusieurs reprises...) que par la Conscience qui les vit et les goûte à travers chaque être et chaque forme. Et au vu du nombre infini d'êtres, de formes, de situations, de ressentis, d'émotions, de nuances et de combinaisons possibles, il est peu dire que la Conscience – l'Être-Présence – montre un goût immodéré pour la diversité et l'exhaustivité. Et qu'elle se comporte comme une entité dotée d'une incroyable et pharamineuse machinerie capable de la satisfaire de façon aussi vaste, fine et subtile que possible...
Quelle infime part de nous-mêmes léguerons-nous à la terre, aux êtres et aux hommes à notre mort ? Et comment cet humble héritage sera-t-il accueilli ? Leur offrira-t-il plus d'amour et d'intelligence ? Les aidera-t-il à vivre plus libres ? Leur permettra-t-il de se rapprocher de la beauté et de la vérité ? Saura-t-il être l'humus – une modeste poignée d'humus, il va sans dire – qui ensemencera la terre(1), fertilisera le cœur des hommes(2) et l'esprit des êtres(3) pour que s'épanouisse l'innocence ?
Si nous pouvons – mais comment le pourrions-nous ? – imaginer que notre humble legs pourra y contribuer – même très modestement –, je crois alors que notre vie – et notre œuvre – n'auront pas été vaines...
(1) Une partie de la terre...
(2) Le cœur de quelques hommes...
(3) L'esprit de quelques êtres...
Sans profondeur, sans intensité ni plénitude, l'existence n'est qu'une forme de frivolité légère et misérable. Qu'une sorte de niaiserie douloureuse et superficielle parsemée, ici et là, d'insipides plaisirs (dont les êtres se délectent autant qu'ils se contentent...). Qu'un songe sans substance qui n'est pas réellement vécu. Et qui, à bien des égards, ne vaut peut-être pas la peine de l'être... Tels sont les propos que me dicte mon cœur. Si grave en cette heure obscure et tardive...
Rōnin* inoffensif du ciel sur la voie pacifique. Marchant sur les chemins du monde avec pour seules armes, le regard, une maigre besace, un carnet et un bâton.
* Le rōnin était un samouraï sans maître dans le Japon médiéval.