Carnet n°93 Inclinaisons et épanchements naturels
Journal / 2017 / L'intégration à la présence
J'entends la solitude – toute la solitude – du monde. Je l'entends partout crier sa misère et sa détention. Mais il nous est impossible de lui venir en aide. La solitude est la condition même de l'Amour – et du sentiment inébranlable de l'Unité – qui seront sa seule délivrance...
Offre à chacun de tes pas un souffle d'innocence et de vérité. Et tu pourras marcher sans une once de lourdeur et de souffrance dans les plus sombres recoins du cœur et de la terre.
Nul besoin d'ami – et nul besoin d'amour – lorsque le ciel partout fraternise. Nul besoin d'élan – et nul besoin d'horizon – lorsque l'infini vous enlace...
Il n'y a que des jours miraculeux. Chaque instant même est un miracle. Sachons nous en souvenir lorsque nous sommes trop soucieux et préoccupés par nos caprices et nos exigences – et que nous en oublions la grâce de vivre. Ou lorsque la joie nous quitte et que nous nous obstinons à marcher à petits pas tristes presque totalement enveloppés par le sombre et lourd voile de la morosité que nous traînons partout comme une malédiction...
Tout en ce monde a un prix. Excepté peut-être l'Amour et la joie. Mais, eux aussi, en vérité, en ont un : l'effacement de soi.
Après le silence, les mots dansent encore. Réclament leur part de joie. Aspirent, eux aussi, à participer aux réjouissances. A célébrer la vie, le monde et l'infini.
Derrière les collines, il y a un soleil que le cœur ne peut atteindre. Mais s'il reste ouvert, il s'y installera. Et inondera l'âme d'une joie et d'une lumière sans pareilles.
L'écorce du cœur est plus impénétrable que celle de la terre. Et pourtant de cette entaille seulement peut naître l'innocence de tous les édifices...
La rudesse du monde n'est rien face à celle du cœur. Et si cette dernière demeure, la première jamais ne pourra disparaître...
Certains hommes ont une existence parfaite. Chez eux, tout est en ordre. Rien jamais ne dépasse... Tout est absolument parfait : le métier, la vie sociale, le conjoint, les enfants, la famille, l'entourage, l'allure, la garde-robe, la coiffure, la maison, le jardin et jusqu'à la couleur des poils de leur chien... Mais bon sang ! Que leur vie est ennuyeuse ! Et triste ! Triste et ennuyeuse à mourir...
A chaque instant, la vie nous frappe de sa grâce et de ses coups. De minuscules pichenettes en vérité qui, le plus souvent, nous contrarient et nous irritent. Mais la vie nous laisse, l'essentiel du temps, selon les circonstances et la nature du cœur, de longs instants de répit doucereux et ennuyeux – de longs intervalles de routine mortifère et paresseuse jusqu'à ce que la mort nous porte le coup fatal...
Et qu'apprenons-nous de l'existence – et de ses enseignements permanents ? Peu de choses en réalité... Les hommes sont, le plus souvent, de piètres élèves dont la peur et les instincts (renforcés par les événements) font presque toujours obstacle à l'apprentissage – et à la progression de la compréhension...
L'attention est une présence qui veille sur le monde et les êtres. Et la source des gestes – et de la parole – qu'ils réclament ou dont ils ont besoin. Elle offre ainsi toujours la plus juste façon de prendre soin d'eux.
Dans cette perspective, ce que l'on appelle l'égocentrisme n'est, en réalité, qu'un regard sélectif et autocentré (un regard, par définition, essentiellement tourné vers soi) qui n'a qu'une vision très floue et partielle (voire parfois même inexistante...) de ce qui l'entoure – et qui induit naturellement des actes tournés vers ses propres besoins, demandes et intérêts ; ce que l'on a coutume d'appeler l'égoïsme.
Mais que cette attention soit infiniment restreinte et biaisée (comme avec l'égocentrisme) ou pleine et totale (comme avec le regard impersonnel), elle invite toujours à veiller – à prendre soin et à agir en conséquence – pour le bien-être de ce qui se trouve devant ses yeux en essayant de changer ou de transformer certains aspects ou certaines conditions qu'elle juge inapproprié(e)s.
En dépit de ce constat, il existe néanmoins une différence majeure entre l'attention restreinte et autocentrée (si répandue chez les hommes) et l'attention large, ouverte et impersonnelle (telle que peuvent la connaître les sages et les éveillés) : la place accordée au psychisme et le poids de ses élans.
L'attention large, ouverte et impersonnelle considère toujours les élans psychiques comme des mouvements non personnels. Elle leur accorde, par conséquent, la même valeur qu'aux autres mouvements et phénomènes (ceux que l'on considère habituellement comme ne relevant pas de la sphère personnelle). Elle se résout simplement à répondre à leur demande de façon neutre, juste et appropriée comme elle le ferait pour tout autre besoin ou réclamation.
En revanche, l'attention restreinte et autocentrée est victime, en quelque sorte, de son identification au corps et au psychisme. Elle considère, en effet, qu'elle est, pour une grande part, le corps et le psychisme. Elle se sent donc naturellement encline à la discrimination entre ce qu'elle croit être (une individualité séparée) et ce qu'elle croit ne pas être (le reste du monde). Et comme le corps et le psychisme sont essentiellement portés par la peur, le désir et la projection, cette identification renforce, exacerbe et exagère son inclination naturelle à veiller et à prendre soin en transformant les besoins et les désirs en caprices, en exigences et en anticipations afin d'essayer, avec plus ou moins de succès, d'éradiquer toute peur et de satisfaire le moindre désir...
Voilà sans doute pourquoi le monde est ce qu'il est. Et hormis quelques changements, le plus souvent apparents et superficiels, rien ne pourra véritablement changer si l'attention demeure étroite et focalisée... D'où la nécessité impérative de la souffrance (liée, pour l'essentiel, à l'attention autocentrée et à l'identification au corps et au psychisme) qui induit, tôt ou tard, une interrogation qui mène au cheminement spirituel qui débouche, lui-même, sur une transformation de la perception – et donc de l'attention – qui deviendra progressivement (et naturellement) plus large, plus fine, plus profonde et plus ouverte... et qui se transformera, au final, en attention impersonnelle, non identifiée et non autocentrée...
Et voilà, en quelques mots, bouclée, je crois, la boucle du monde et de la conscience...
A toute heure, le soleil du jour. Et même jusque dans la nuit la plus sombre...
Malgré leurs sourires et leurs cils racoleurs, les ombres ne pourront nous secourir. Au pire, elles sauront nous consoler. Et nous distraire. Au mieux, elles nous précipiteront dans l'abîme. Seuil de toute lumière...
Personne, je crois, n'entendra jamais la parole que nous dictent le vent et les arbres – ni les confidences des herbes et des nuages – que nous recueillons alors que nous arpentons les chemins déserts du monde. Seuls le cœur – et le ciel – s'en émouvront... et s'en enivreront toujours...
Le poids de la mémoire. Et ses lourdes charrettes de souvenirs que l'effacement fait disparaître. Déblayant ainsi l'esprit pour l'ouvrir à la légèreté de l'innocence.
Il n'y a rien à posséder – ni à amasser – en ce monde. Il convient simplement de recevoir ce qui nous revient – tout ce qui nous échoit. De célébrer sa venue. D'honorer sa présence avant de le voir s'effacer dans le silence et l'infini.
Livrons-nous à la joie du chemin. Et de l'inconnu. Enfonçons-nous dans le silence. Effaçons-nous dans l'infini. Pour indéfiniment nous rassasier de présence...
L'Amour et l'infini baignent le monde. Et l'infime ne peut le voir – et y accéder – que lorsqu'il s'est vidé de toute substance – et que l'innocence a pu remplir ses yeux – et son cœur – jusqu'à ras bord.
J'entends la solitude – toute la solitude – du monde. Je l'entends partout crier sa misère et sa détention. Mais il nous est impossible de lui venir en aide. La solitude est la condition même de l'Amour – et du sentiment inébranlable de l'Unité – qui seront sa seule délivrance...
La crainte de la mort peut s'expliquer de bien des façons. Mais au delà de la peur de la disparition du corps et du chagrin à quitter le monde – la terre, nos repères et ceux qui nous sont chers – il me semble que l'effroi de la perte du potentiel de conscience (la perte du potentiel d'accès à la conscience serait plus juste...) constitue notre plus grande angoisse...
Tout se fane en ce monde. Les fleurs, la jeunesse, la beauté. Tout se défait et disparaît. Sauf, bien sûr, l'Amour et la fraîcheur, toujours neuve, du regard...
La poésie jamais ne fera renaître le monde de ses cendres. Les ruines et la poussière resteront. Mais elle peut embraser le cœur. Et offrir sa lumière pour laisser au monde des empreintes moins noires...
Qui saurait combler la part manquante ? Et qui a conscience de cette absence qui ronge à l'origine pourtant de tous nos pas fébriles et inassouvis ? De quoi s'agit-il exactement ? Quel homme peut prétendre ne pas aspirer à retrouver la complétude et l'Unité sans lesquelles sa vie, ses gestes et ses paroles se trouvent comme amputés – infirmes et inguérissables ? Et comment croire que l'Amour et l'Absolu nous soient inaccessibles ? Chacun d'entre nous les cherche bien sûr, à son insu, passionnément et aveuglément. Mais combien sont habités par le souffle nécessaire pour mener à terme leur recherche obstinée du Divin ?
Le poète et le penseur célèbrent la vie, l'infime et l'infini. Leurs textes dénoncent les supercheries, le mensonge, les illusions et l'hypocrisie. Leurs paroles invitent les hommes à délaisser leurs chimères et à affronter leur misère pour que se révèlent la lumière, la joie, la beauté et la vérité. Et ils n'ont que faire de la sollicitude des hommes. De leurs promesses. Leur indifférence, leurs dénigrements et leurs encouragements n'ont de prise sur eux. La solitude du penseur et du poète – et la liberté de leur parole – sont à ce prix...
La vie, l'Amour, Dieu et l'Absolu. L'infini, la beauté, la vérité et la liberté sont leurs seuls désirs. Leurs seules passions. Et rien ni personne ne saurait faire obstacle à leur farouche et sauvage détermination. Ainsi sont – et vivent – le poète et le penseur...
Qui ne sent la grâce de nos vies et de nos pas ? Qui ne voit la beauté de la moindre herbe qui recouvre la terre et du plus anodin visage qui la parcourt ? Et qui est aveugle à la lumière que nous sommes ?
Si nul ne le voit – et si nul ne le sent – qu'on instruise donc les hommes ! Qu'ils consultent la sagesse des anciens – et non celle de leurs aînés, le plus souvent, trop immatures pour en être pourvus ! Qu'ils se laissent encourager par leurs paroles ! Et qu'ils se laissent surtout guider par leur curiosité – et leurs propres interrogations !
La vie, nous le savons bien, y œuvre sans cesse mais le regard de l'homme, pris dans la pâte opaque des instincts et des représentations, peine toujours à sortir de l'obscurité. Que faudrait-il donc faire ? Accueillir et patienter serait sans doute le plus sage...
Offre à chacun de tes pas un souffle d'innocence et de vérité. Et tu pourras marcher sans une once de lourdeur et de souffrance dans les plus sombres recoins du cœur et de la terre.
La récurrence des jours et des saisons – et tous les cycles du monde, de la terre et du ciel – nous apprennent l'impossibilité de l'achèvement. L'éternel retour de toute chose. Et nous invitent inlassablement à la présence toujours neuve du regard qui jamais ne se laisse emporter par le sempiternel mécanisme de la fuite, de l'effacement et de la renaissance.
Les fantasmes des jours ne sont que les rêves sombres d'un visage endormi. D'une âme qui dort – et qui se croit éveillée...
Tout désir est à la fois le prolongement des instincts et un cri, un appel, une volonté farouche de se libérer de toute chose – et de tout désir. D'accéder (enfin) à la pleine liberté.
Toutes ces notes sont des consignes inutiles que nul homme, sans doute, ne sera amené à lire. Et qui jamais ne pourront se voir appliquées. Excepté si celui qui les tient entre ses mains y voit, comme dans un miroir, son propre visage éclairé par une lumière opportune et adéquate...
De mots bavards en mots bavards, j'en oublie parfois le silence... Comme il m'arrive parfois d'oublier dans la marche (de pas en pas) d'être pleinement présent. Et déjà arrivé au lieu de toutes les destinations...
L'homme, être éternel de l'entre-deux. A la fois marqué par les instincts – la malédiction des instincts – et la conscience – la grâce de la conscience. Dont les gestes malhabiles et ambivalents révèlent la double origine – la double appartenance. Et l'éclairage incomplet comme si l'essentiel encore lui manquait...
La lumière ne pourra s'éteindre. Mais les yeux pourraient bien – qui sait ? – à jamais rester fermés...
En cette ère de grandeur et de folie narcissiques et consuméristes, chacun rêve de bâtir la maison de ses rêves, grande, luxueuse, confortable et à son image alors qu'un simple abri contre la pluie, le vent et le froid serait nécessaire. Et contenterait l'homme sage.
Le cercle inexorable des édifices que nous construisons. Qui nous emprisonne. Et qui finira par nous asphyxier – et nous écraser. Anéantissant tout dans sa chute...
Lorsque je vois les agriculteurs s'éreinter tout le jour sur leurs parcelles, juchés sur leurs énormes et bruyantes machines, passant leur temps à semer, à récolter, à labourer (quelle idiotie !), à sarcler et à gorger leurs champs de pesticides (quelle infamie !) et donc, en définitive, à exploiter – et à abîmer – avec outrance et abjection la terre, je me dis qu'il est plus aisé, plus poétique et moins préjudiciable (beaucoup moins préjudiciable) d'être un paysan du ciel marchant sur les chemins, le cœur vide et joyeux, écrasant parfois – et presque par mégarde – quelques viles parcelles édifiées par les hommes, et cueillant dans le silence de l'âme et des pas – et lorsque le ciel et les saisons le décident – quelques fleurs d'innocence et d'éternité. Et nul ne pourrait nous faire l'affront de penser que cette offrande au monde et aux hommes est moins essentielle que la nourriture que nous ingurgitons. Et même, sans doute, bien plus saine que les infâmes produits agro-industriels que nous servent les exploitants agricoles (et les sbires de la chaîne de transformation et de distribution alimentaire)...
En revenir toujours à la simplicité et aux éléments naturels. En toutes choses. Pour l'ensemble de l'existence. La totalité des sphères de la vie. Alimentation, sommeil, hygiène, travail, activités, déplacements, rythmes... Sauf, bien sûr, lorsque les circonstances exigent que nous ayons recours à des procédés moins naturels...
Peu d'hommes en ont conscience, mais la vie humaine – et le monde humain – sont devenus affreusement artificiels au fil des siècles. Entraînant le corps, l'esprit et l'âme dans un univers toujours plus envahi et saturé d'images, de représentations, de symboles, d'idées, de protocoles, de machines, de gadgets, d'écrans et de virtualité qui nous éloignent toujours davantage de la vie naturelle à laquelle une part substantielle de notre être appartient. Et cet odieux foisonnement d'artifices (et d'artificialité) ne nous aidera d'aucune façon – en particulier si nous continuons d'en faire usage comme nous nous y sommes toujours prêtés – à accéder à la seconde part substantielle qui nous compose : la conscience. Son Amour, son silence et son infini.
Il ne s'agit aucunement d'opposer le passé et la modernité. Ni de se faire le chantre d'un quelconque passéisme. Il s'agit plutôt de respecter profondément notre nature (et donc la vie et le vivant) et notre double appartenance à la terre et au ciel – au monde organique et à la conscience. Et d'user par conséquent du progrès et des avancées technologiques de façon intelligente et appropriée pour créer les conditions d'une évolution naturelle équilibrée, respectueuse et harmonieuse et garantir aux hommes, aux êtres et au monde un avenir porté par davantage d'Amour et d'intelligence, voie bien plus prometteuse que l'ère apocalyptique et décadente que leur façonne aujourd'hui l'humanité...
Comment font donc les insectes pour aller – et survivre – dans le vent froid de l'hiver ? Dans quelles secrètes ressources puisent-ils pour traverser la froide saison ? A les voir ainsi affronter la nuit et les heures glaciales du jour, je suis à la fois peiné et admiratif. Et impuissant à les aider – et à accompagner leur farouche détermination à faire face à l'adversité hivernale.
Et lorsqu'ils trouvent refuge dans la maison, je n'ai pas le cœur, bien évidemment, à les repousser. Je leur offre modestement la maigre chaleur du foyer. Et même si beaucoup d'entre-eux finissent par succomber – de façon naturelle je le suppose –, ils périssent, au moins, à l'abri du vent, du froid et des prédateurs. Le plus paisiblement du monde – je l'espère – même si, bien sûr, l'agonie, la faiblesse, le dénuement, la douleur et la mort ne se vivent sans doute jamais de façon tranquille et apaisée...
Les heures blanches du jour où l'âme s'enfonce avec une douce volupté. Et les grandes plaines du monde balayées par le vent frais de l'hiver où elle s'élance avec bonheur et sérénité...
Nul besoin d'ami – et nul besoin d'amour – lorsque le ciel partout fraternise. Nul besoin d'élan – et nul besoin d'horizon – lorsque l'infini vous enlace...
En ce monde, tout est utile – et participe aux cycles et à l'émerveillement. Même les pas (du marcheur) qui émiettent les feuilles mortes. Et les enfoncent dans la terre. Eux aussi aident à la fructification de la vie. Et à la joie.
Un pas après l'autre. Un mot après l'autre. Un jour après l'autre. Voilà toujours comment arrivent – et se dessinent – l'horizon et la joie...
L'horreur n'a de visage. Mais ceux qu'elle défigure ne sont anonymes. Même si le sang – et le souffle – n'appartiennent à personne. Pas davantage que la chair que nous partageons...
Le soleil se couche sur les rives du monde sans que la lumière ait embrasé les yeux des hommes – et leur cœur – encore enfermés dans leur nuit. Et brillerait-il toujours, à chaque instant de la nuit, sur les merveilles de cette terre, ils ne pourraient l'apercevoir. Pas avant que l'âme n'ait trouvé son propre feu...
Aux rencontres éphémères, préfère l'éternité. Et tous les visages s'éclaireront à leur approche...
Les pas cadencés jamais ne transformeront le désordre de ce monde. Au contraire, ils aggraveront toujours la fureur et le chaos...
L'écriture – et en particulier l'écriture poétique – devrait toujours être une joie. Jamais un blâme ni une tristesse. A la limite peut-être un cri qui cherche la lumière...
Qu'y a-t-il derrière le visage de l'Amour ? Rien ni personne. Parfois seulement un peu de chair... Mais dans ses yeux, il y a l'infini. Dans ses lèvres, le silence. Et Dieu, toujours, dans son souffle.
En dépit des innombrables mouvements et gesticulations, des nombreux changements, des transformations et des nouveautés permanentes, je sens derrière l'agitation fébrile et l'effervescence du monde, des siècles et des siècles d'inertie qui le condamnent à l'immobilité – à une quasi immobilité. Et qui entravent sa marche vers le destin – et la destination – qui lui sont promis. Le condamnant à avancer à lente – à très lente – foulée. Comme un géant monstrueux – bruyant et excité –, criant, bavant et gesticulant mais contraint de progresser à pas de fourmi sur l'une des minuscules sentes de l'univers.
Il en est, bien sûr, du monde comme de la vie des hommes, foisonnante et exubérante mais, elle aussi, presque immobile où les jours et les années font simplement office de siècles...
Être, vivre, prendre soin de ce qui nous entoure, marcher et écrire. Voilà qui constitue, d'un certain point de vue, l'essentiel de notre vie. Mais, en réalité, nous ne sommes rien. Nous vivons simplement ce qu'exige l'instant. Nous veillons sur ce qui se présente – et vient à nous. Nous n'allons nulle part – ni ici ni ailleurs. Nous nous laissons naturellement porter par les pas et les vents qui nous poussent. Et nous n'écrivons absolument rien, nous recueillons la parole qui nous traverse. Bref, nous n'existons pas – et ne faisons pas grand chose. Presque rien. Nous nous contentons d'habiter le regard avec innocence et humilité. En laissant nos yeux, notre cœur et notre âme fréquenter la présence. Et en abandonnant nos gestes, notre foulée et notre voix aux exigences et aux nécessités de la vie et de la terre...
Engorgé de silence. Et pourtant que la parole encore se fait vive...
A chaque instant, l'éternité nous attend... Pourquoi donc les yeux – et le cœur – des passants ne savent-ils le voir ? Qu'attendent-ils ? La fin du déluge ? Sont-ils si idiots pour croire qu'ils ne mourront avant ? Et qu'importe le nombre de fois où leurs paupières se fermeront pour regarder – et réapparaître – ailleurs, tant que les yeux – et le cœur – resteront clos, nul jamais ne pourra voir... Sans doute faut-il une éternité pour s'ouvrir à celle de l'instant...
Il y a, chaque jour, dans notre vie de longs instants de poésie...
Lorsque nous nous éveillons le matin, la tête encore embuée des songes de la nuit, et que nous nous attelons aux nécessités du corps et aux premières tâches du jour en laissant libres toujours les vagabondages de l'esprit et les automatismes corporels...
Lorsqu'après notre courte sortie matinale dans la campagne alentour, nous nous asseyons à notre table dans la petite chambre d'écriture...
Lorsque nous entrecoupons notre besogne matinale, assis derrière notre vieil ordinateur à retranscrire les fragments recueillis la veille au cours de notre longue promenade, pour aller couper du bois (fendre quelques bûches pour le feu du soir) ou pour étendre le linge, en petits gestes attentifs et appliqués, dans le jardin derrière la maison...
Lorsque peu après midi, nous allons dans la cuisine pour préparer notre repas – et le prendre sur la table du salon...
Lorsqu'après le déjeuner, nous nettoyons la vaisselle et passons le balai, avec lenteur et attention, dans la pièce principale chargée toujours de poussière, de terre, d'herbes et de poils laissés par les chiens qui entrent et sortent à toute heure du jour (et de la nuit)...
Lorsqu'en début d'après-midi nous nous allongeons sur le tapis de la petite pièce d'écriture pour écouter, avec bonheur et légèreté, quelques extraits poétiques que nous avons enregistrés – ou pour contempler, dans une heureuse béatitude, le silence et les heures blanches du jour...
Lorsqu'après ces instants de douce rêverie, nous quittons la maison pour aller nous promener pendant quelques heures sur les chemins alentour, marcher à pas lents sur les sentiers des collines et des forêts accompagnés par les chiens – la joie d'être ensemble – et de les voir heureux de courir partout suivre leurs sentes olfactives – et que notre main dépose sur le carnet qui nous accompagne quelques paroles – comme un surplus de joie – offertes par la compagnie du ciel et de la terre...
Lorsque le soir nous rentrons à la maison, l'âme ivre de nature et d'énergies, que nous allumons le feu dans la cheminée – et que nous regardons danser les flammes, réunis ensemble sur le tapis, en nous réchauffant après notre longue course dans la pluie et le froid...
Lorsqu'après le dîner, nous allons contempler les étoiles pendant quelques instants...
Et lorsqu'avant l'heure du coucher – et que les chiens dorment déjà sur les canapés qui entourent le lit, nous goûtons la quiétude du soir et de la nuit. Et toute la simplicité du jour – et de l'existence...
Oui, il y a, chaque jour, dans notre vie de longs instants de poésie...
L'homme peut être catégorisé de bien des façons. Et il existe, en ce monde, quantité de classifications et de typologies humaines. Mais, en définitive, une seule d'entre-elles me semble juste. Et essentielle. A même de définir l'homme de façon simple et pertinente dans tous les aspects de l'existence (et de la spiritualité) : celle qui détermine sa posture générale face à la vie, au monde, à l'inconnu (et au processus de perception et de compréhension*).
* Perception et compréhension de ce que nous sommes, de ce qu'est la vie et de ce qu'est le monde...
Et nous pourrions, de manière schématique, la résumer ainsi : il existe, en ce monde, deux catégories d'êtres humains : les ronronnants et les explorateurs.
Dans la première catégorie, on trouve, en général, des êtres de nature frileuse et tempérée, marqués par la peur (des peurs de tout ordre...) et une forte aversion pour le risque (toutes les formes de risque...) qui se montrent très enclins au ronronnement et aux schémas routiniers (inchangés et quasiment inchangeables). Des êtres qui se bornent au connu et au certain, très peu portés par le dépassement (dans tous les domaines de l'existence et de l'esprit), par l'exploration des limites (toutes les limites possibles...) et le franchissement des frontières (sous toutes leurs formes...). Des créatures d'habitudes et de certitudes que rien – quasiment rien – ne peut faire changer et évoluer. Pas même la vie, les circonstances et les rencontres qu'ils appréhendent, le plus souvent, comme une menace et un risque potentiel (plus ou moins élevé) – et qu'ils s'évertuent à éviter et à fuir ou, au mieux, à sélectionner celles qui pourront leur offrir des opportunités bénéfiques, garanties et sécurisées...
Dans la seconde catégorie, on trouve, en général, des êtres animés par la fougue et la passion – par un appétit et un souffle profonds et mystérieux – dotés d'une espèce de folie et d'une propension à l'excès..., très enclins à l'exploration et au dépassement (de tout ordre là aussi) qui peuvent, bien sûr, être porteurs de craintes – et même d'angoisses – mais qui s'orienteront toujours, et presque à leur insu, vers la recherche (tous azimuts souvent...), la découverte (en toute chose et en tout domaine...), le changement et la transformation. Et qui se laisseront façonner – et transformer – par la vie, les circonstances et leurs rencontres (souvent profondes et innombrables...). Des êtres avides de tout pour s'extirper – essayer de s'extirper – plus ou moins consciemment, de leur condition étroite et mortifère pour avancer progressivement, là aussi à leur insu, vers une forme de transcendance. Vers l'infini et l'Absolu. Bref, vers leur nature véritable (et originelle)...
Avoir l'humilité et la constance de l'herbe sous le ciel du jour et les étoiles de la nuit...
Lorsque la poussière – toute la poussière du monde – se transforme en or – et s'offre au cœur innocent –, le plus vil, le plus infime et le plus anodin de cette vie dévoilent (enfin) leur vrai visage : joie, merveille et pure beauté...
L'innocence est une virginité lucide. Un espace – une présence transparente – qui accueille inconditionnellement tout ce qui se présente sans jugement ni distinction. Avec une parfaite neutralité. Mais toujours avec Amour et tendresse. Et qui éclaire ce qu'elle reçoit. Et le transforme en or.
L'innocence est une grâce – et à la fois le fruit d'un âpre processus de déblaiement* et d'une attention de chaque instant, libre et dégagée – en surplomb – en mesure d'assurer la revirginisation permanente de l'espace de perception et l'effacement continuel de tout ce qui le traverse.
* Déblaiement de nos scories et de nos encombrements : idées, peurs, représentations, doutes, désirs, croyances, espoirs...
L'innocence est la porte qui mène au silence et à l'infini. A Dieu et à l'Absolu qu'elle met à la portée de chacun. Prête à s'ouvrir à chaque instant à tous – à tous les êtres à l'âme et au cœur suffisamment nus et mûrs...
La vie est un seul jour. Long. Interminable. Et recommencé chaque matin... A l'image peut-être de la conscience qui n'est qu'une seule vie. Interminable elle aussi. Et recommencée, éternellement, à chaque nouvelle naissance...
Le vide régnera toujours dans l'âme – et le cœur – innocents. Quels que soient les chemins et les circonstances. Pourvu que l'attention soit présente, l'effacement toujours contribuera à la virginité de l'accueil...
Des jours grandioses et glorieux ? Non, bien sûr, pas au sens commun... Et pourtant. Oui, les jours sont grandioses et glorieux. Des jours humbles et ordinaires. Intenses et exaltants que nul ne saurait corrompre. Et qu'aucune circonstance ne saurait ternir. Des instants de vie pure auxquels rien ne peut être ajouté. Et que tout l'or du monde – comme les plus grands prestiges et les plus grands pouvoirs de la terre – ne pourraient offrir... Une vie simple et dépouillée. Une vie nue. Sans trace. Sans exigence. Ni prétention...
Honnête. Droit dans ses bottes. Le pas léger. Sans intention. Ni destination. Le cœur aimant. Sincère et disponible. Et l'âme innocente. Voilà comment pourrait se décliner la vie nue.
Yeux clos ou ouverts, toujours l'innocence brillera dans le silence de la foulée et du visage.
L'innocence est l'état naturel – et originel – du cœur que la soif de l'or et l'esprit de conquête ont corrompu. Mais derrière toute ambition se cache aussi le grand rêve de la tranquillité...
Instants magiques où l'on ne sait si l'on regarde le monde ou si le monde nous regarde. A moins, bien sûr – évidemment – que nous soyons l'un et l'autre regardés...
Ces longs instants silencieux où le ciel nous accueille – où il fond notre regard dans le sien. Et les pierres et les herbes que notre foulée caresse sur les chemins...
Tout resplendit d'une lumière parfaite. Même dans le soir qui tombe. Même dans la nuit la plus sombre... Le regard est en paix. Le monde entier baigne dans un Amour infini. A cet instant, nous savons, avec certitude et évidence, que Dieu habite la terre...
Les hommes sont, le plus souvent, des murs aveugles tournés vers leur agrandissement et leur embellissement. Obsédés par l'ajout incessant de nouvelles briques. Toujours plus belles. Toujours plus solides et prestigieuses pour offrir au monde leur profil le plus avantageux – et mieux s'en protéger. Hermétiques à l'herbe, au ciel et à l'horizon. Comme, bien évidemment, à tous les murs et murets alentour...
Univers de maçons et d'édifices prétentieux et malhonnêtes où nous vivons enfermés. Existence d'emmurés – et de détention – où nous finirons, tôt ou tard, asphyxiés. Et écrasés, sans doute, par la chute (inévitable) de nos malheureuses édifications. Nous finirons tous ensevelis sous les décombres. Enterrés parmi les ruines et la poussière. Seul legs que nous offrirons à la terre...
Ne jamais imiter. Comprendre – et accueillir – ce que l'on est. Totalement. Demeurer sans référence, sans modèle ni déguisement. Dans la vérité brute – et sans artifice – de ce que nous sommes... Toujours faire avec ce que l'on est. Avec tous les aspects – et toutes les parts – qui nous composent. Et les accepter toutes. Pleinement. Sans condition. Pour parvenir à être véritablement soi-même. Au plus juste de soi-même. Et à y demeurer. A s'y maintenir quelles que soient les circonstances afin de participer à la justesse du monde. A sa plus parfaite justesse...
Lorsque l'écriture sait se faire le reflet du ciel et de l'infini (et non lorsqu'elle s’escrime encore, dans son immaturité, à les chercher...), elle constitue un surplus de joie ou d'énergie. Dans le premier cas, elle est le jaillissement irrépressible de l'expression. De l'expression célébrative. Et dans le second, elle devient l'expulsion nécessaire du trop plein – ou de l'encombrement – pour retrouver l'équilibre (précaire) de la virginité et de l'innocence indispensables à la nudité de l'accueil perceptif.
Jamais l'âme ne quitte l'enfance. Chez l'homme, elle reste longtemps – très longtemps – puérile avant de pouvoir devenir innocente...
Il suffit de regarder en soi – et il suffit de regarder le monde – pour apercevoir le comportement infantile et immature des hommes. Dans tous les domaines... Qui, même caché derrière son honorable statut d'adulte sensé et raisonnable ou retranché derrière les plus hautes fonctions et responsabilités – n'a-t-il jamais rêvé en secret – et désiré de toutes ses forces – l'approbation, l'appui, le réconfort ou les conseils d'un père, d'une mère, d'un aîné, d'un maître ou d'une quelconque autorité ? Quel homme n'a-t-il jamais aspiré – toujours dans le plus grand secret (mais est-ce si honteux ?) – à remettre ses choix et ses décisions et même à placer sa vie entre les mains – et le pouvoir – d'un plus grand que lui afin de s'épargner d'avoir à assumer totalement ses actes et se prémunir d'avoir à diriger son existence en toute indépendance ?
Quant à l'enfance éternelle de l'âme, il semble évident que le passage de la puérilité à l'innocence correspond, ni plus ni moins, au processus naturel du cheminement spirituel. A la transformation progressive de la compréhension et de la perception (sensibles et vécues) de notre nature véritable. Autrement dit, à l'extinction de la croyance en notre individualité pour l'ouverture à l'infini et au silence – au ressenti habité de la présence impersonnelle, portée par l'Amour...
Vivre comme l'herbe insoucieuse de son sort. Indifférente à la pluie et au soleil des jours. A la foulée qui la piétine, à la bouche qui l'arrache comme à la main qui la coupe. Se dressant, vaillante, dans la lumière. Fidèle toujours à sa nature et à son destin.
Le modeste poète marche, chaque jour, dans le vent froid de l'hiver. Le carnet dans la poche ou tourné vers le ciel. La page blanche ouverte à la lumière. Seule présence au milieu de la forêt silencieuse...
Le carnet accompagne nos pas. Chaque instant de la marche. Chaque découverte. Chaque pépite dénichée. Chaque instant de vie pure et de silence. Mais il assiste aussi, bien sûr, aux épanchements du cœur et de l'âme. A leur ouverture progressive au vide et à l'innocence. A la joie – et aux peines parfois – du chemin. Chaque jour, grâce à la main fidèle, il s'en fait le témoin pour dire le rapprochement inévitable, à chaque foulée, du ciel et de la lumière...
Qui peut s'opposer au déroulement implacable du destin des êtres – et du monde ? Nous avons beau, chacun, y contribuer – et y participer –, la puissance et l'envergure nous font défaut, l'essentiel du temps, pour en remodeler la trajectoire et en refaçonner la tournure – et les virages... Aussi nous reste-t-il, comme à l'accoutumée, qu'une seule possibilité pour accompagner les êtres et le monde – et adoucir éventuellement les affres de leur destin : être (ou se faire) présent, accueillir ce qui vient à nous, prendre soin et veiller au mieux sur ce/ceux qui nous entoure(nt)...
Le passage inébranlable – et fulgurant – des jours et des saisons. Le déroulement inépuisable du temps ordonnant le défilé permanent des morts et des naissances sous les yeux hébétés et impuissants, tantôt ravis tantôt désespérés. Et dans le regard clair – et souriant – de l'âme sensible à la présence. Et à chaque instant d'éternité.
Être poète, c'est être un regard – et un cœur – sensibles et ouverts au moindre frémissement. Aux plus infimes élans – et aux plus invisibles tressaillements – de la vie, de l'âme et du monde. L'écriture n'est pas indispensable. Et moins encore intentionnelle. Mais il lui arrive, il est vrai, de jaillir pour témoigner de cette grâce...
La démarche lente. Les yeux humbles et caressants posés sur le chemin. Et l'âme vive. Et sensible. Le cœur vierge. Et le regard clair. Sans tache. Souverain. Ainsi vit – et chemine – l'homme sage.
L'heure s'efface toujours pour un instant plus clair. Et que les yeux – et le cœur – le trouvent sombre ou lumineux importe peu pourvu que l'âme sache voir – et se laisser guider par la lumière du regard...
Le corps et l'esprit toujours expriment la sensibilité vive – et, bien souvent, non perçue – de l'âme. Ils en sont à la fois la fleur – et le vêtement qui s'expose aux yeux du monde et habille l'univers du visible pour que chacun offre son attention, ses gestes les plus précieux et des soins appropriés. Afin que nous puissions tous découvrir les vastes trésors cachés de l'invisible et en pénétrer les profondeurs...
La terre est-elle aussi solide et aussi stable que nous le disent – et nous le font croire – les hommes ? Le monde est-il réellement tel qu'il a l'air d'être – et tel qu'on nous le présente ? Les vérités qu'on nous assène depuis l'aube des temps ont-elles quelque épaisseur ? Un semblant de véracité ?
Inutile de tenter de répondre à ces questions tant que l'esprit, les idées et les pensées demeureront notre seule bouée – et notre seul gouvernail – pour manœuvrer dans les méandres de l'existence (et essayer de nous sauver de ses précipices)...
Seul le regard vierge et innocent – indemne de toute représentation – saurait nous éclairer... en laissant, sans aucun doute, sur nos lèvres un sourire de béatitude hébété et silencieux...
Vie et mort prises dans la même danse. Et les âmes qui tournoient – qui continuent de tournoyer – dans le silence, secouées si souvent par les soubresauts des existences...
Si Dieu n'était qu'un songe face à l'éternité, l'âme ne pourrait s'extirper du mauvais rêve – du cauchemar terrifiant – que représentent les hommes...
Malgré le regard – la permanence et l'éternité du regard (et sa présence ressentie et incontestable) –, comment ne pas être angoissé devant l'échéance de la fin ? Et bouleversé lorsque vient son heure ? Quel homme peut accompagner les formes et les êtres – et en particulier ceux qui lui sont chers – et aller lui-même vers la mort sans tressaillir – et sans que son âme soit rongée de tristesse ?
En ce début d'ère de trans-humanité (et voire même de post-humanité), il serait judicieux de s'interroger sur la figure que le monde pourrait offrir à l'homme augmenté ? Sera-t-il une sorte de surhomme avec des capacités cognitives, mnésiques et intellectuelles beaucoup plus développées (ce qui, au vu de l'intelligence actuelle, ne serait, évidemment, guère difficile...) ? Avec un corps plus résistant et plus performant muni d'organes et de composants synthétiques et interchangeables ? Avec des capacités sensorielles décuplées, plus fortes, plus fines et plus profondes ? Avec des modes communicationnels moins grossiers – et plus invisibles ? Deviendra-t-il un être doté de plus de puissance et d'envergure ?
Et si tout cela advenait – et cela adviendra sûrement – qu'en sera-t-il du cœur et de l'âme ? De la sensibilité émotionnelle et affective ? Cette dernière pourrait-elle seulement être étendue et élargie ? Il y a de grandes chances que l'on n'y parvienne de façon naturelle... Se contentera-t-on alors d'agir artificiellement sur les gènes et grâce à la chimie (encéphalique et physiologique) pour parvenir à quelques résultats et offrir ainsi au monde, d'une manière bien étrange et fort peu naturelle, davantage de paix, d'amour et d'intelligence ? Qui peut aujourd'hui réellement savoir ce que sera l'homme de demain – et l'avenir que nous préparons pour le monde – et pour l'humanité – avec nos recherches contemporaines tous azimuts sur les nouvelles technologies qui sont, disons-le clairement, assez révolutionnaires (les plus révolutionnaires et les plus décisives sans doute depuis les premiers pas de l'homo sapiens sur terre) ? Et quels usages ferons-nous de toutes ces promesses de progrès ?
La dureté, la rugosité et la froideur de la matière sur la chair. Voilà la condition – l'âpre et rude condition – du vivant dans son environnement terrestre naturel. Aussi comprend-on, bien sûr, les raisons qui ont depuis toujours poussé l'esprit à transformer la matière pour la rendre plus agréable et confortable. Et à rechercher la tendresse, la douceur et la chaleur dans les relations et le monde non objectal (en particulier dans les rapports entre les êtres et les choses de l'esprit)...
Nous vivons à peu près tous comme si les êtres et les formes étaient éternels alors que nous sommes tous en sursis, soumis à un équilibre extrêmement fragile et précaire. Et que seuls le regard (la lumière) et la substance (l'énergie) sont éternels... Et n'allez pas imaginer que les hommes en ont conscience... Peut-être en ont-ils simplement la vague intuition... ou, au mieux, en ont-ils le pressentiment...
Un jour, un jeune homme, lettré et tourmenté par l'infamie de la terre et ses propres penchants sans doute, quitta son foyer pour parcourir les chemins du monde, bien décidé à répondre à une question qui le rongeait depuis sa naissance (et depuis l'aube des temps peut-être...) : l'existence du mal – et des malheurs...
Alors qu'il progressait dans sa quête, perdant chaque jour un peu plus l'espoir de trouver une explication, il croisa, par une froide matinée d'hiver, un vieil homme assis sur un muret de pierres. Le jeune homme, éreinté et désespéré par sa longue marche infructueuse, s'assit à ses côtés. Et ils restèrent ainsi, pendant de longs instants, sans parler, nouant une sorte de dialogue silencieux.
– Croyez-vous au mal ? En l’existence du mal ?
– Le mal ? Comme concept ? Ou comme incarnation ?
Le jeune homme ne sut répondre. Le vieil homme le regarda alors en souriant.
– L'ignorance est la source de tous les maux...
Et sur le visage du jeune homme se dessina aussitôt un sourire. Il s'empressa de saluer son hôte (d'un hochement de tête respectueux) et s'en fut pour méditer, sans doute, la réponse. Et tâcher, peut-être, d'y remédier...
La mélancolie est la tristesse de l'âme – son état naturel en quelque sorte – lorsqu'elle n'a pas su trouver sa demeure : la lumière et sa joie. Et qu'elle se morfond dans l'ignorance, l'incompréhension et l'impuissance. Incapable encore de la dénicher en elle-même en dépit de ses efforts – et après s'être souvent démenée pour la dégoter en ce monde... L'abandon sera ici, comme toujours – et comme pour presque toutes les choses de cette vie – la porte de la délivrance...
Ce souffle inépuisable qui nous tient, qui nous anime et nous maintient en vie, source de tous les élans. Né peut-être – né sans doute – de l'alliance éternelle – et inaltérable – de l'énergie et de la conscience. Qui traverse les âges, le temps et la mort. Qui pénètre la matière, la chair et l'esprit. Qui jaillit, tournoie et se déverse partout, ici et là. Puissant. Et indomptable. Incontrôlable. Et infini. Que seul le silence – la présence silencieuse – peut accueillir. Et apaiser. Sans pour autant jamais affaiblir – sinon en investissant pleinement l'esprit – sa farouche détermination à se déployer en tous lieux et en toutes choses et à persévérer dans son étrange et mystérieuse besogne...
L'épée et le goût du sang ne peuvent rivaliser avec l'innocence. Avec la fine lame de l'innocence. En dépit des batailles apparemment perdues, c'est elle que cherchent les hommes à travers toutes les horreurs qu'ils commettent.
L'innocence est – et sortira – toujours victorieuse de toutes les guerres car tous les combattants n'aspirent, en vérité, qu'à une seule chose : la paix – la grande paix de l'âme...