Carnet n°121 Du bruit, des âmes et du silence
– Et si peu d'espérance pour le monde –
Journal / 2017 / L'intégration à la présence
Un cortège, des étoiles. Et ce silence qui crisse entre les pas. Et la paume ouverte des hommes en prière. Comme un frisson qui parcourt l'échine de toutes les âmes. Comme une terre entièrement apprivoisée...
Il reste tant à découvrir. Et tant à dire. Et pourtant tout existe déjà – et tout a déjà été dit. Et ce silence qui nous fait encore tressaillir...
Un soleil à venir peut-être. Et ce vent – et ces bruits – qui n'en finiront jamais. Et cette soupente où se cachent nos ombres – toutes nos ombres. Et ce lieu, en nous très retiré, qui ne connaît que le silence...
La naissance du plus précis – et de l'impossible réalisé. Et la langueur des âmes dans cette nuit interminable. Peut-être ne parviendrons-nous jamais à infléchir le temps...
Ces rumeurs – cet écho – du monde qui se faufilent entre les âmes. Et les abreuvent. Comme des mensonges hors de prix qui alimentent l'illusion – le désir – et le devenir – du monde. Comme le plus grand drame peut-être des vivants...
Et ces sauts exténués sur les pierres pour franchir l'horizon – l'impensable – que n'habite pourtant l'hôte que nous cherchons...
Ce cercle dont nous ne sortirons peut-être jamais malgré la présence, partout, de la lumière et du silence. Comme un destin voué aux pas que nul ne pourrait arracher aux routes et aux chemins...
Ce trop – ce surplus – de monde – posé là – qui se balance devant nous, attaché à une perche tenue par nos désirs – et que nous suivons pas à pas – comme un chien, fidèle à l'ombre de son maître – sans pouvoir, bien sûr, jamais nous en saisir – ni jamais nous en emparer, alors que le rien est là déjà, depuis toujours, présent partout à chaque instant de notre séjour et de nos errances. A chaque foulée de notre marche interminable...
Un secret, un voyage. Et cet écho qui n'en finit pas de nous perdre – d'égarer notre main – notre âme – et notre fouille jusqu'à la pointe du silence – et de ses aveux. Comme une confiance à aller – à marcher indéfiniment – et une évidence à dénicher, un jour, quelque part l'impossible. A le trouver au bout de tous les épuisements...
Et ce crépuscule – et cette nuit – aussi lumineux que l'aurore. Et ce puits – et cet immense labyrinthe des surfaces – qui nous enfoncent dans la lumière. Et ce silence – ce grand Amour – qu'offrent nos lèvres par-delà la joie et l'ivresse affranchie des désirs. Et cette puissance qui gît déjà sous les ornementations et la paresse – sous cette chair où s'exercent les apparences et la diversité. Et ce visage dévoré de beauté qui vient couronner toutes les laideurs, toutes les bassesses et les lâchetés. Comme le sacre de notre ignorance défaite enfin...
Des ailes, des voiles, des allées. Tant de simulacres à travers les siècles. Essais, tentatives, impasses. Diverses errances – presque anachroniques – qui se résolvent par les détours – et le retour progressif vers l'origine – ce qui a enfanté tous les visages, toutes les détresses et tous les désirs de se retrouver...
Des visages minuscules – et pourtant vertigineux. Cette lumière, impensable, derrière tant de mensonges et d'insignifiances. Comment aurions-nous pu imaginer aux premiers instants de la marche – aux premiers pas de la quête – la cachette incroyable de ce trésor (si rageusement convoité)... Comment aurions-nous pu imaginer que cette crasse et ces crépuscules le dissimulaient avec tant de vigueur et d’âpreté... Comment aurions-nous pu imaginer qu'il nous faudrait nous défaire – nous dépecer – de tout – de toutes ces couches et de tous ces embarrassements pour le dégoter – et qu'il nous serait offert, malgré nos efforts (si risibles), avec autant de naturel et de facilité. Comment aurions-nous pu imaginer que rien ni personne ne pourrait nous en détourner – qu'aucune instance ne saurait nous arracher à ce que nous sommes depuis toujours...
Cette chose en soi – maladive sans doute – pathologique peut-être – originelle sûrement – qui, quoi que nous fassions et vivions – doit être touchée – atteinte – trouvée. Un goût – une qualité – un seuil de profondeur et d'intensité en-deçà duquel la vie – et le monde – nous semblent presque indignes d'être vécus et expérimentés. Et qui impulse, encore aujourd'hui, à notre foulée un rythme puissant et forcené – presque inépuisable – et qui nous a toujours tenu éloigné de toute paresse – de toute forme d'avachissement de l'âme et de la chair. Comme une épectase jamais comblée – jamais rassasiée. Comme une extase – une ataraxie – fragile et éphémère à renouveler indéfiniment...
Autrefois, cette chose en soi animait intensément notre quête – et ses avancées. Et elle demeure aujourd'hui encore quotidiennement, presque à chaque instant, malgré notre familiarité avec le silence et la lumière. Comme si subsistait un reliquat de cette puissance – ou un mode de fonctionnement peut-être – un feu – une énergie infatigable – qui a toujours propulsé et accompagné nos pas – notre marche inlassable pour tendre vers – goûter – et ne jamais quitter – cet état d'exaltation – cette envergure de présence... Et qui nous confine aujourd'hui encore à une forme d'intranquillité (insupportable) dès que nous avons le malheur de nous en éloigner (ou de nous en croire éloigné) pour quelque obscure raison – et qui nous enjoint aussitôt de faire notre possible – tout notre possible – pour la retrouver. Comme si nous étions encore et toujours animé par les plus hautes – et mystérieuses – exigences de l'homme...
Un peu de bruit. Un peu d'agitation. Voilà ce que réclament les hommes. Et voilà ce qui les contente. Ravis toujours des spectacles qu'on leur offre – n'osant peut-être espérer davantage de la vie et du monde... Passer simplement d'agréables moments plongés dans quelques distractions pour échapper, un court instant, à l'indigence et aux servitudes quotidiennes. Avec de telles ambitions, on ne s'étonnera donc guère de voir si peu de nos congénères emprunter la voie du questionnement – et marcher d'un pas déterminé et résolu sur quelque chemin métaphysique et spirituel...
Le grain de sable pour le visible – et le quark peut-être pour l'invisible (à l’œil humain). Cette matière dont nous sommes faits. Amas et combinaisons éphémères voués aux mouvements et aux interactions – aux échanges et à l'effacement. Et aux renouvellements toujours. Et le mystère de ce souffle momentané et épuisable pénétrant la chair. Et cette présence infinie et éternelle au-dedans et au-dehors de tout...
Voilà les pièces de ce puzzle complet et mouvant – et jamais achevé – qui se fait et se défait – et qui compose et décompose les visages au gré des vents – à travers des siècles presque sans importance...
Il reste tant à découvrir. Et tant à dire. Et pourtant tout existe déjà – et tout a déjà été dit. Et ce silence qui nous fait encore tressaillir...
L'homme, cette horrible et terrible chose qui ignore encore. Et dont les peurs et les instincts dictent les actes. Si peu soucieux – et si peu concerné – par le mystère et les trésors qu'il abrite. Et qui demeure en somme – et jusqu'à présent – une indigne créature...
Une couche, un chemin. Quelques joies et quelques malheurs à glaner au fil des pas. Au cours de ce long sommeil...
Quelques instants de vie à l'image de cette eau glacée qui, un jour, s'évapore – et disparaît en ne laissant que quelques gouttes – un peu de buée – sur les vitres du temps...
Quelques gestes, un tombeau. Et la main avide qui en voulant s'emparer saisit la pelle avec laquelle elle creuse le trou où elle sera enterrée...
Après tant de malheurs et d'errances, il ne restera que la couleur de la neige, sans trace. Et cette enfance jamais atteinte – et couronnée pourtant de toutes les grâces. Et ce feu brûlant dans nos veines qui nous fera essayer encore...
Des rêves et des pas. Un peu de magie dans le noir. Et, parfois, la visite impromptue de l'oiseau qui veille au-dessus des merveilles. Ce songe d'un ailleurs que les hommes ont transformé en mythe – en promesse pour les jours – et les siècles – à venir. Et que les religions et les prières tentent de faire advenir à chaque nouveau trépas...
Fils du ciel et des instincts. Matière en marche immuable et recombinée des milliers, des millions, des milliards de fois, embarquée dans tous les voyages. Et ce souffle presque invisible au fond des haleines, surpris toujours de son sort – et du destin qu'on lui réserve. Et lui qui aimerait s'afficher sans patrie – et voir arrachés tous les noms sur les visages – continue cahin-caha à proposer, inflexiblement, l'ivresse et le grand départ – le seul voyage auquel il aspire...
Un chemin, une croix. Une longue marche, une colline et une crucifixion. Et la résurrection arrivera plus tard – et se déroulera sans témoin. Dans la solitude, le silence et l'humilité. Et les hommes auront beau prier, ils n'y assisteront qu’au-dedans de leurs propres pas – au sommet de leurs renoncements. L'innocence sera la première station. Et la joie et la liberté viendront couronner leur délivrance. Vie et mort alors perdront tout leur sens. Et l'éternité et le silence remplaceront toutes les ambitions...
Comme une joie infinie qui ne fait que passer sur les hommes mais qui, en réalité, traverse à chaque instant toutes les âmes...
Un soleil et du remue-ménage. Comme une folle tentative d'en saisir la chaleur – et d'en enfermer la saveur pour toujours...
Un cortège, des étoiles. Et ce silence qui crisse entre les pas. Et la paume ouverte des hommes en prière. Comme un frisson qui parcourt l'échine de toutes les âmes. Comme une terre entièrement apprivoisée...
Guerre, deuil et joie. Ainsi chemine-t-on jusqu'au chant le plus profond. Des plus viles besognes au silence. Du plus gauche – et du plus obscur – à la lumière suspendue, depuis toujours, à nos larmes...
D'heure en heure s'ouvriront peut-être tous les passages. Et palpitera enfin le cœur enfoui dans toutes les âmes recouvertes de chair...
A égale distance entre les anges et les ordures vivent les hommes, enfermés. Enfants sauvages apeurés derrière leurs vestiges et leurs lunes mortes, errant sur tous les terrains vagues – et confinant leur marche funèbre – et sans retour – jusqu'aux palais les plus sordides. Gaspillant – et sacrifiant – leurs heures à d'inutiles éblouissements...
La nuit, on les voit courir – rejoindre leur cercle – se répandre – et se suspendre – au-dessus des eaux muettes et glauques – aveugles à toute lumière – tournant inlassablement autour d'un phare secret et indéchiffrable...
Comme condamnés à l'errance à perpétuité... tantôt dans les bas-fonds sombres et immobiles tantôt au-delà du plus vif soleil...
Quelques songes tiennent encore en équilibre sur nos épaules. Et ils seront, peut-être, enterrés avec nous dans la tombe....
Seul se défait ce qui doit l'être pour que demeure l'irremplaçable. Ce goût – et ce bleu – du ciel dans notre regard...
Ne pas oublier – ne jamais oublier – la joie qui partout patiente – et s'exaspère (parfois) de nos maladresses...
Et ce grand hasard – ce grand Amour – qui, si souvent, nous oublie alors que notre bouche crie sa faim – et que notre main frappe ou caresse. Comme s'il voulait fouler aux pieds notre grande adoration – et notre grande dévastation – du monde...
De jeu en absence – d'absence en absorption – comment pourrions-nous rejoindre cette présence qui en nous travaille secrètement à se révéler... Et si loin de tout appui – et de la folie du monde – comment pourrions-nous lui échapper...
Beauté. Silence. Simplicité. Et cette joie offerte par la lumière. Comme le digne refuge des âmes autrefois errantes – et si aimantes aujourd'hui. Et le secret – si mystérieux – désossé à présent jusqu'à la moelle qui donne au regard cette incroyable transparence – et au cœur cette si fabuleuse innocence...
Le monde – sa beauté et sa violence – apprivoisés. L'effacement des rêves – de toute étoile. Et cette douceur au fond de l'âme qui offre ses baisers aux hommes. Horizons et ciel réconfortés par les anciens oracles devenus réalité aujourd'hui. Et toute la terre, à présent, pénétrée de silence...
Un jour manifeste parmi tant d'étoiles – et malgré les songes funestes – fébriles et tenaces – des hommes. Comme un pan de nuit qui s'affaisse sous la cognée délicate du jour. Et le plus anodin – et le plus futile – soudain transformés en beauté – et en silence sage et accessible. Comme un baume – un surcroît poétique – offerts aux blessures et aux violences – à l'obscurité, presque insoutenable, de ce monde...
Et notre vie – toutes les vies – qui sortent à présent des légendes pour lécher cet espace hors du temps – ce lieu affranchi du langage (de tous les langages). Comme un arbre enraciné à notre tombe – à toutes nos tombes – qui lance soudain ses branches vers le ciel – et s'élance vers la lumière. S'éloignant du noir – et des fosses communes – qui l'ont vu grandir...
Quelques chants et un peu de tristesse parfois nous détournent du silence. Comme un bruissement de l'âme secouée par quelques rires – quelques moqueries. Comme un reliquat imprécis du hasard peut-être qui ébroue ce reste de songe trop longtemps endormi – trop profondément enfoui peut-être – et qu'on laisse s'écouler, comme notre vieillesse en devenir, à l'orée de cette mort qui s'abattra le jour venu – et nous fera glisser sans trop de hâte au fond de tous les silences...
Une langue aimante parmi toutes ces bouches hostiles et ces dents sournoises qui traquent leurs proies et les dévorent avant même de s'en emparer...
Une œuvre de feu – une œuvre de joie peut-être – parmi la tristesse et les larmes. Et les poignards sortis de leur fourreau...
Et le silence sur toutes les crêtes abruptes et dans tous les paysages couverts de rage – et gorgés de sang. Comme deux ailes frémissantes emportant les cris et le langage – les peines et les angoisses dissimulées dans tous les intervalles de la nuit...
Ces bruits – tous ces bruits – au-dedans de l'âme et du silence...
Sur les pierres, le silence des retrouvailles malgré les gorges et les mains conspiratrices acharnées à détruire la terre – et à anéantir les arbres et les bêtes – pour quelques pièces supplémentaires...
Le silence sera notre ultime testament. Et le dernier legs – le dernier lys – de la terre...
Des étoiles et des alliances. Quelques menaces et quelques coups – à foison en vérité – qui offrent à la terre un destin insupportable. Du sang et cette danse tragique des ruminants – ces bêtes sorties des étables, des usines et des maisons. Et la mort plus funeste encore...
Au détriment du ciel, de la beauté et de l'innocence – de cette innocence si vive et nécessaire, les grimaces et les mensonges – l'avidité et l'ambition – et la vengeance parfois. Le pire de l'homme qui partout exacerbe la détresse...
La parole comme un miroir – et les mille reflets de notre visage. Tous les portraits du monde réunis en quelques signes...
Chimères, frénésie et stupeur. La terreur et la certitude du pire. Comme rempart – et défi – à la beauté – à toutes les beautés – que nous convoitons – et dont nous nous emparons de façon si déloyale et agressive...
Un chemin, mille perspectives pour une seule fin – toujours...
Attachés à ce destin sans vigueur, sans valeur, sans vigie où triomphent la fureur, la terreur et la mort, le cri et l'élan primitifs des bêtes qui rampent, à pas lents, vers le silence qu'aucune lumière n'est capable d'éclairer encore...
Des chemins et des passages parmi les dédales trop fréquentés où ne s'aventure jamais aucun visage. Et qu'empruntent pourtant les sages – et quelques poètes solitaires – dévisagés par les foules et défigurés par le monde qu'elles ont créé. La sagesse et la poésie comme deux ailes, fragiles, qui toujours éloignent des atrocités et des monstruosités nées de l'ignorance...
Mains rouges à force de coups et d'attente – fébriles – et rompues à tous les désastres. Et le cœur noir – immobile – somnolent dans toutes les impasses privées de lumière où l'espérance a remplacé l'Amour...
Inattentif au jour comme à la nuit. Les yeux rivés sur le lointain – la promesse. L'âme enfermée – attachée au plus obscur du monde. Livrée à ses instincts de bête enragée – et affamée de lumière – que l'on prive de toute pitance...
Un jour peut-être verrons-nous, parmi les ruines, les âmes s'agenouiller devant la lumière...
Rien ne demeure entre nos rêves. Pas même l'ombre d'une (quelconque) réalité. Pas même l'espoir d'une forme de lucidité pourtant si nécessaire...
Ce rouge primitif qui aura tout envahi – submergé les âmes et la terre – gorgé les sols – et éclaboussé jusqu'aux étoiles...
Et cette œuvre qui danse entre les rêves – et se fraie un passage parmi les âmes. Et ce bleu – ce silence – et cette lumière – qu'elle célèbre au-dedans même des veines – et au cœur de cette longue nuit que les hommes prennent pour un grand soleil...
Et cet exil et cette joie si proches qui confinent le sage – tous les sages – à une forme d'étrangeté et de familiarité inextricables – où le monde – et les hommes – deviennent simultanément des visages inconnus et des éléments de leur propre visage...
Un ciel, une terre, un océan. Et l'âme – échappée de son enfermement ancien – qui s'y glisse et frissonne...
D'un seuil à l'autre – d'un cri à l'autre – d'un deuil à l'autre – ainsi chemine-t-on vers l'immobilité et le silence...
Je n'existe que dans le regard de celui qui ne tue pas. Dans le regard de celui dont l'âme est défaite. Dans le regard de celui qui ne s’appartient plus. Je n'existe que dans cette main offerte qui panse et offre ce qu'elle reçoit – le plus précieux qu'ignorent les hommes...
Une langue. Quelques paroles. Cris d'abord – échos de la quête. Echelle ensuite vers l'inconnu – le plus vaste en nous infréquenté. Et silence enfin – et accueil de tous les rivages – et de tous les visages qui, de leur cachot, grimacent et crient. Et manière, peut-être, d'annoncer le chemin – et de baliser singulièrement chaque traversée pour que les chambres noires, un jour, s'éclairent – et que cessent tous les bégaiements...
Entre le dénuement et l'innocence se pose – et se posera toujours – le silence. Et son règne lumineux – sans crainte des bruits et des âmes...
Et ces larmes si fécondes – annonciatrices de toutes les joies...
Marchandises et machinations. Et la sordide réification de la chair et des âmes. Et partout le sang qui coule avec la pluie et les rivières. L’œuvre de nos odieuses – et pathétiques – civilisations humaines. Du bruit, des instincts et de la fureur. Cet appétit – et cette colère – indomptables – inconsolables peut-être – qui déchirent et éventrent la terre, les bêtes et les hommes. Et qu'aucun Dieu ne pourra apaiser. Mais qu'une longue agonie, peut-être, saura effacer jusqu'au plus âpre dénuement...
Entre déchirure et damnation, l'étroit chemin du langage et de la délivrance qui borde les charniers et les cimetières – le parvis des églises et le seuil des maisons où patientent les foules en larmes...
Et cette terre dévorée dont le souffle a été coupé – dérobé... encore capable, pourtant, de faire entendre son cri – ses gémissements. Une clameur sourde – presque inaudible – qui sort de la bouche et de l'effroi des arbres et des bêtes – et qui indiffère toujours les hommes, trop occupés à compter les bienfaits procurés par leur mise à sac sordide et leur sauvage exploitation...
Des bras, des fourches. Des seaux, des pioches. Et ces sourires si heureux de piller la terre – de mutiler ses membres pour apaiser leurs désirs, leur faim, leur appétit de confort et leur crainte de manquer. Et qui, du haut de leur règne – du haut de leur trône – ne savent plus distinguer, parmi les saccages et les carnages, le superflu du nécessaire – et confondent encore (et comme toujours) progrès et humanité – profit et animalité – en continuant à tout dévaster pour alimenter leurs effroyables chimères...
Des bruits encore parmi l'herbe et les lilas en fleurs. Parmi les roses et les fruits posés sur les tables – à l'abri d'aucune menace – d'aucun climat – où s'amoncellent les chagrins et les déchirures – et le besoin mortifère de se dresser plus orgueilleux encore malgré les larmes et les blessures...
Une nuit, des cicatrices. Signes de toutes les indifférences – et du combat inutile de l'homme pour vaincre – et corrompre peut-être – les horizons. Ce qu'attestent les sentiments – tous nos sentiments ; peurs, désirs, infamie. La banalité si commune des hommes que fustigerait toute sagesse...
Une lanterne, une pelle, une horloge. Les outils de toutes les balivernes pour éclairer peut-être la fouille et le temps. Les travaux des champs et la besogne des ouvriers et des usines. Toute l'indélicatesse des hommes. L'absurdité et le gâchis. La terre transformée en désert couvert de mines, de puits et de chemins – ceinturé de murs et de barrières. Les montagnes sculptées à la dynamite. L'or, les océans, l'air, l'eau et les grands espaces confinés – soumis à toutes les convoitises – transformés en instruments de règne et de pouvoir. Les premiers pas et les derniers soupirs de nos absurdes civilisations que fera peut-être éclater, un jour, l'arrivée impromptue (si dévastatrice et salvatrice) du silence...
Misère et tenailles apparemment invincibles. Souvenirs et tirades absurdes. Eglises et musiques enivrantes, si promptes à massacrer le silence. Et cette nuit magnifique – maléfique – idolâtrée dans la solitude des chambres – sur les murs des salons – et dans les rues et sur les esplanades des villes. Et ce grand embarras dont se chargent les âmes et les bras. Et les pistes de danse où tournoient inlassablement les têtes et les pas...
L'herbe et la danse silencieuse des étoiles. Et nos âmes assoupies qui sommeillent encore parmi les rêves...
Inquisitions, perquisitions, expulsions. Châtiments. Meurtres, massacres et tueries. Expropriations. Empreintes de haine et de domination. Le lot commun – et le sort – que nous réservons à ceux que l'on prive d'existence et de paroles – à ceux dont la place, le langage – et la dignité – n'ont pas été reconnus.
Quel étrange – et atroce – océan – et quels effroyables vents, vagues et marées avons-nous créés là avec cet Amour vaincu – pendant – invisible, à notre bandoulière. Inapte encore à estomper la rage et la faim – à apaiser les embarcations d'infortune plus soucieuses de croître – et de conquérir encore – que d'accoster en des terres inconnues – et si libératrices pourtant...
Des croyances, des épreuves, des examens si nécessaires à l'essor des contrées, au prestige des visages, à la gloire des noms et des conquêtes. Civilisations insensées et sans morale vouant un culte à la puissance et à l'aveuglement. Et tombeau de toutes les innocences – de la lumière et du silence. Reléguant l'Amour au désir, à l'attachement et aux fantasmes de la jouissance et de la propriété...
Le silence humble, et si admirable, des bêtes face au destin – aux épreuves et aux circonstances, si souvent façonnées (fomentées) par les hommes – qui relègue (confine) la parole humaine à d'indignes et puériles gesticulations de l'esprit face à la peur et à la souffrance...
Le mythe et les mensonges de la prospérance(1), voilà où (nous) mènent le progrès(2) et la croissance(3) – cette course folle et insensée vers le confort et l'abondance...
(1) Prospérance : espérance et errance de la prospérité...
(2) Le progrès technologique.
(3) La croissance économique.
Il faudrait s'écarter des digues et des cités – et aller à cloche-pied au hasard des chemins pour remonter à rebours ce que nous avons abandonné depuis si longtemps...
Des cordes et des glissements. L'infortune des experts – et de toute prédiction – pour s'extirper du hasard – mettre la pensée en congé – et se libérer de tant d'horreurs...
L'atrocité cessera avec l'innocence – présente déjà sous nos gestes – et à l'origine de la main et des premiers pas...
La vie, un chant. Quelques forces à réunir avant la lutte – le combat – pour adoucir les bouches et les mœurs – reléguer les chagrins au souvenir – et faire fleurir le miel sur les destins. Voilà l'âpre – et rude – besogne des poètes, des sages et des enfants...
L'automne, la foule et les pleurs inconsolables de la terre sur les dépouilles – les charognes rongées par le temps, l'inconscience et l'insouciance des hommes...
Nager toujours entre la lumière et les eaux sombres sans ménager ni les mirages, ni les bourgeois, ni l'inertie ni la bien-pensance des élites. S'éloigner du pouvoir et du règne de la domination. Se faire discrètement sauvage – et incivique – parmi les foules et les conventions meurtrières. Vivre en fantôme anonyme. Et œuvrer à sa tâche dans la solitude et le silence pour qu'adviennent, un jour, l'invisible et l'enchantement...
Assis au-delà des rivages – au-delà des époques – au-delà même du ciel visible parmi la mélancolie et la rage de voir la vie, la terre et le monde se transformer en lieux gauches, inutiles et assassins où la mort – sans promesse – devient le prolongement de tout – de chaque geste et de chaque parole. Où les cris et les pleurs deviennent la seule couleur de l'épouvante. Où le parfum d'après n'est qu'une ligne horizontale sur les tombes. Et où le rêve et le froid ont partout détrôné l'innocence et la joie – la promesse et la certitude des beaux jours...
Comme un cri au milieu de l'écho. Comme une pierre jetée au fond de l'océan. Comme le vent et les rivières prolongeant les destins. Comme l'illusion et les promesses de tous les rivages. Comme le sang qui coule en silence dans les veines – et qui tache les mains, la terre et le sort des bêtes et des hommes qu'aucun rêve ne pourra interrompre. Comme une marche lasse et pressée qui empile les barreaux sans être capable encore d'en percer les mystères – et d'en déchirer les secrets – pour qu'éclate, un jour, la vérité...
Un ciel bleu encore incompréhensible – insaisissable. Et des pèlerins par millions attachés aux graviers et aux bornes des chemins, amoureux des songes et des promesses – aveugles à la beauté – et à l'hurlante nécessité du silence – voués aux murmures et aux confidences des sages qui ont déjà foulé toutes les pierres – et apprivoisé le sable de tous les sentiers. Des foulées d'infortune en somme avec les yeux enfoncés dans les livres et les cailloux, refusant la grâce du vent et des arbres, déjà présents à la lumière...
Partisans de la lune et des ombres. Des étoiles et des passages ouverts par leurs aïeux. Insensibles aux vents et aux rivières qui parcourent la terre et le grand ciel – et réunis en un seul tenant – que les âmes, pourtant, distinguent encore – pour leur plus grand malheur...
Comme un feu qui ignore la flamme et le bois. Qui ignore le vent et la forêt – la cendre et l'étincelle qui l'a fait naître. Sensible qu'à la chaleur et aux yeux admiratifs qui le contemplent. Ivre de lui-même – fasciné simplement par sa folie et son étrange, et passagère, beauté...
Comme une arme agrippée par une main tardive qui galope à travers les siècles – qui saute par-dessus les destins – et bouscule les montagnes. Comme un sang inerte – asséché – qui rêve de sommeil et de jardins fleuris où pourraient pousser le songe et la sauge, l'eau et le pain bénis. L’élixir de jeunesse. Comme des cavaliers que n'emporterait jamais la mort. Comme un oiseau au vol frémissant parmi les feuillages de l'azur. Comme deux étrangers se retrouvant – et s'embrassant jusqu'à la mort – jusqu'au désir fou de s'unir malgré la terreur et les prières des âmes trop frileuses – si soucieuses que l'éternité dure encore un peu...
Ce qui fleurit dans le sang – ce que le ciel encourage – et que les signes ne peuvent dévaster. Ce qui libère des murs, des croyances et des carnages. Ce que les ailes portent malgré le poids des âmes et des chagrins. Ce qui se réjouit dans les limites et l'effacement. Ce que les frontières et la nuit interdisent. Ce germe en nous que nos poignards lacèrent. Comme si le meilleur, en nous si enfoui, dormait encore – et se délectait de tant d'ignorance...
Quelques mots pour enfoncer plus encore le secret. Comme si le cercle était impénétrable, les mains non traîtresses et les ventres non gorgés d’exigences. Comme si la marche ennoblissait les pas. Comme si le silence n'était pas terré derrière nos peurs. Comme si la terre se vouait déjà à la sagesse. Comme si l'antériorité du regard n'était qu'une fable. Comme si l'homme pouvait espérer encore...
La lumière, le sel du jour. Transformée en spirale – en labyrinthe peut-être – par nos yeux si noirs – si obscurs...
Avant l'oubli, il y a (il n'y a que) le malheur, la tristesse et la mort. Et après, la fin des abominations, la joie, le silence et la lumière. L'exil et la solitude – cet écart – cet éloignement – qui nous rapprochent du monde et des hommes. Cette distance – cette unité et cette réconciliation – qui nous rendent plus sages et plus vivants pour aller sereins – et sans inquiétude – parmi la foule, les malheurs, la tristesse et la mort...
Errance, exil et vide. Entre la nuit et le jour passent toutes les heures – et se dirigent les pas de tous les voyages – vers une seule direction...
Mille interstices où se faufiler entre le doute et l'interrogation – les savoirs et le mystère – l'incertitude et l'inconnu. Entre le silence et l'Amour...
Des pages et des miroirs. Des morceaux de nous-mêmes livrés en pâture à l'indifférence des foules, au silence et à l'incompréhension...
Ce silence obstiné dans l'écriture – et dans notre vie – qui donne à notre parole – et à nos gestes – cette incomparable blancheur. Comme le signe récurrent d'une transparence souveraine qui offre à nos livres – et à notre existence – des allures de fantôme...
Le destin – et ses ombres noires – qui se jettent sur notre vie. Comme précipitée vers la mort. Et cette déchirure qui persiste jusqu'au seuil du silence – la lumière...
Qui donc témoignera de ce passage... Si ce ne sont les noms, ce sera le silence. Le faîte de toute existence qui fut aussi son origine...
Le sang comme mesure de l'homme. Et le silence comme celle de l'infini. Et entre il y a le monde qu'il nous faut déconquérir – et les stigmates de la souffrance qu'il nous faut apprivoiser...
Le sable, le vent et la mort. Injonctions et impératifs du monde – et destin de l'homme. Soumis au désert et à la soif...
Labyrinthe illusoire – quasi fictif – où nous sommes retranchés – et qu'il nous faudra apprendre à effacer pour vivre dans la joie et le silence malgré la persistance du sable, du vent et de la mort qui n'auront plus alors qu'un goût de rêve, encore parfois – il est vrai – mêlé de sueur et de sang...
Au commencement est l'étranger. Puis viennent la peur et l'effroi avant que le silence nous convertisse en hospitalité...
Un chemin, un bâton, un viatique. Et le silence et la solitude du parcours. Du début à la fin. A chaque étape et bien longtemps après que ne s'achève le voyage. Et peut-être – et sans doute même – pour toujours...
Un chemin, une pierre. Des portes – innombrables – fermées. Et mille impasses. Le désert. Le néant et le désespoir. L'errance récurrente – quasi permanente – parmi l'impossible et l'impensable. Et le mystère irrésolu. Comme une énigme insoluble que nous portons à chaque pas – et au cours de tous les voyages. Et cette fenêtre accompagnante – invisible – enfouie dans un recoin de l'âme – où nous attendent la lumière et le silence...
Et cette hantise du sortilège où nous plonge notre ignorance. Comme si notre destin était de croire – et d'avancer sans savoir...
Et cette tyrannique paresse qui, sans cesse, nous soumet à la mendicité. A user de nos mains comme d'une tenaille pour arracher au monde notre pitance – et à en disposer comme d’un sac pour amasser – et nous emplir de ce qui nous manque. Clochards pas même célestes. Des doigts qui auront tout sacrifié : la terre, notre destin et jusqu'aux promesses du ciel – de ce ciel si incompréhensible – si insaisissable...
Et cette semence qui pousse dans nos larmes – entre le front et la main – sur ce sable que nous avons pris pour de l'or – parmi le sang et la mort. Et par-delà les siècles et les âges, le secret de cet Amour inchangé – de ce silence sur la page et les visages – de cette lumière encore voilée par trop de rêves et de sommeil...
De nulle part nous arrivons – nous surgissons. Et vers ce même lieu – inexistant – nous nous dirigeons – et en lui nous sommes immanquablement destinés à revenir. Avec tant de pertes en chemin. Mille deuils – mille abandons – nécessaires pour accoster sur ses rivages – ses mille rivages – qui scelleront notre destin au silence...
Du bruit partout. Des âmes encore. Et le silence toujours...