Carnet n°133 Visage(s) commun(s)
Recueil / 2017 / L'intégration à la présence
Une main à l’horizon que le désarroi rattrapera un jour. Et ce soleil immense au milieu du regard. Et ces chemins – ces mille chemins – entrecroisés où les âmes se mêlent à l’automne, aux chants des pierres et à la ronde folle des feuilles qui ont parcouru l’Amour en une seule saison. Comme si chaque désir annonçait déjà le silence...
Et cette beauté sur chaque visage. Et cette lumière au cœur des circonstances. Comme si les soucis et la tristesse n’étaient que l’apparence du monde. Des guirlandes noires – un mince rideau d’infortune – qui voilent le miracle de vivre et le silence – et cette joie au milieu des visages et des circonstances...
Et cette couleur hivernale qui s’immisce dans les bruissements de la chair et les frémissements de l’âme. Comme si la blancheur était notre seule raison de vivre – et de croire (encore) au silence...
D’autres couleurs existent peut-être après la mort – que nous ne connaissons pas – et qui repeindront, à l’instant venu, ce qui remplacera le cœur – et ses battements anciens qui ensorcelèrent quelques visages et terrifièrent le monde – à juste raison...
Et bientôt, nous verrons, appuyés contre cet étrange regard, les âmes et les cœurs par millions chercher et se perdre dans la brume – allant, d’un pas hésitant, pour retrouver la beauté – et la certitude – de la neige...
Le blanc, le noir et le gris. Le rouge, la tristesse et la mort. Et cette invention de la terreur devant l’invisible. Et ces âmes – toutes ces âmes, si transparentes, étonnées de ne rien voir... Comment pourraient-elles deviner l’innocence du monde devant ces traces de vie si sanglantes – et ces songes macabres aux reflets dorés – qui cachaient, sans doute, des rêves moins funestes...
Personne à notre table. Quelques visages passagers – presque inconnus. Et leurs paroles – et leurs sourires – et leurs désirs – (presque) incompréhensibles. Et quelques rêves aussi pour supporter la solitude. Et cette présence parmi nous insoupçonnée par tous...
Fantômes vivaces au visage fugace et martial – et à l’âme si enfantine – cherchant leur destin parmi les pierres – entre les songes et les visages. Et le rêve d’un autre monde peut-être. Et celui de l’innocence aussi – enseveli au fond des ombres et de la peur – et qui sourit à ceux qui osent affronter tous les reflets du miroir...
Mains jointes ou bras en croix, agenouillés devant les visages – atroces et innocents. Gestes liés à tous les instincts. Armés d’outils piochés, presque au hasard, dans l’arsenal des fous. Balbutiant quelques paroles. Offrant quelques excuses (de vagues prétextes en vérité) aux mille victimes et aux mille bourreaux de l’assemblée. Murmurant une prière (quelques prières parfois) et se cachant derrière leurs doigts mutilés – recroquevillés sur leur maigre recours et leur pauvre assise. Cantonnés au plus haut degré de la solitude. Regardant partout sans rien voir. Ni les intentions ni les âmes. Refusant l’évidence – toute grâce – et les invitations du silence. Ne sachant ni vivre ni aimer. Ni mourir ni s’abandonner. Et vivant malgré tout – avec cette tristesse au fond de l’âme que rien – ni personne – ne pourra consoler...
Qui sait regarder les infinies couleurs du silence – et y plonger corps et âme...
Aux sombres mélanges de couleurs répond toujours l’éternelle transparence du silence. Comme le seul miroir du monde et des âmes. Comme l’unique possibilité d’accéder à la lumière au-delà des apparences...
Notre main partout qui s’empare, frappe et caresse. Les visages, les corps, les âmes. Le monde et la terre – leurs trésors et leurs merveilles (et leurs rebellions aussi parfois). L’or et les désirs plus que tout. Et jusqu’aux souvenirs cachés au grenier. Et jusqu’au silence même qui jamais ne se laisse attraper...
Un feu sur les pierres dont les flammes éclairent les visages. Et le doute qui creuse – qui s’approfondit et s’insinue plus loin – jusqu’au lieu de toutes les évidences qui nous fera aimer le feu, les pierres, les flammes et les visages – et jusqu’à leurs ombres qui nous ont toujours effrayés...
Un œil, un cœur et mille champs de bataille où faire frémir la peur, vaincre la violence et faire fleurir l’Amour...
La terre, mille choses. Et autant de ruines, souillées de rêves, promises au silence...
Là où danse et virevolte l’écume, au milieu du désir qui partout édifie ses cathédrales. Et jusqu’au cœur de la chambre où nous attendrons la mort avec les lèvres balbutiant encore leur soif. Comme si l’océan, toujours, était hors de portée...
Et nous circulons – avançons et reculons – montons et descendons – sans même savoir ce qui nous agite – et ce que nos mains et nos âmes, si affreusement gesticulantes, cherchent au-dedans de cette nuit posée entre les rives et le silence...
Et nous voilà (tout) fourbus au milieu de notre âge avec cette chair vieillissante – et si frémissante encore. Et ce regard frais et neuf – rieur toujours – si étonné de voir les prières non exaucées et cette décrépitude dans un coin du miroir. Et cette nuit sans cesse recommencée. Et cet invisible si prompt à se cacher toujours plus loin, fuyant cette main fatiguée qui se tend – à l’infini – pour le saisir. Et ce silence des jours sans visage. Et cet Amour – et cette éternité – que notre voix appelle encore...
Et le désir qui façonne le monde – et dont le chant pourtant, ne rêve que de silence. Comme si l’impossible ne pouvait arriver. Comme si nous nous heurtions toujours au mur de l’impensable...
On n’apprend – et n’enseigne – que ce qui voile la vérité. On ne peut atteindre la lumière et le silence que dans l’absence totale de savoir...
Une joie sensible dans l’évidence du jour. A la verticale du plus commun. Comme la mort permanente parmi nous qui frappe à toutes les portes...
Et ces longues journées qui s’étirent au-dedans de la nuit. Comme de la sueur au milieu du noir. Et au cœur du noir, cette flamme somnolente, presque éteinte, qui espère encore – et qui ne rêve que du plus haut soleil lorsque les âmes quitteront l’obscurité et les ténèbres – lorsque ces longues journées pourront enfin s’étirer au-delà de la nuit...
Les larmes – et la pluie noire de l’âme. Comme le signe évident d’une tristesse – et d’abysses peut-être infranchissables. Et la preuve, sans doute, d’une sensibilité vive qui s’étonne de ce monde invivable – et ne peut souffrir ses horreurs – ni l’absence que les hommes creusent de leurs mains ignares et laborieuses...
Et ce silence, si prometteur, qui s’invite dans l’exil du monde – la réclusion au-dehors de toute frontière – lorsque l’âme s’abandonne à l’impossibilité des vivants...
La joie, le silence et la folle espièglerie du sage. Comme une présence douée d’Amour et de vie. Vouée à toutes leurs couleurs, à toutes leurs exigences et à toutes leurs malices. Et libre de toute image et de toute pensée – de tout visage et de toute convention – allant, immobile, sur les chemins. Hors du monde et si présent au monde. Offrant, avec humilité et effacement, sa vie, son rire et ses larmes – et quelques paroles parfois – mais le plus souvent, un simple regard et la justesse de ses gestes – dans la pure gratuité de la rencontre... Comme un miroir nu – dépouillé – révélant exactement ce qu’il convient...
Et dans cette brume – cette mystérieuse brume terrestre – le jour apparaît déjà entre les barreaux des rêves et les visages impatients. Comme si les couleurs à l’intérieur (mille fois repeint déjà) indifféraient les âmes. Comme si, sans même le savoir, nous parlions depuis toujours au seul interlocuteur possible – à cette présence nécessaire pour traverser la solitude et l’interminable hiver du monde...
Et cette voix encore – si claire – dans le brouhaha. Comme une respiration – une vigie – dans notre poursuite acharnée des horizons. Comme une main tendue dans le noir. Un fil, incassable, nous reliant, par-delà les routes et les visages, à tous les silences présents depuis la première aube du monde...
L’ultime parfois tarde à venir comme si nos vies – comme si nos pas – n’en finissaient jamais de recommencer...
Nous pleurons – et mendions au souffle quelques instants supplémentaires au plus près de cette odeur de mort qui s’approche de notre visage. Et la vue de l’autre rive nous terrifie. Comment pourrions-nous nous satisfaire de ce bref séjour – et de cette attente d’un ailleurs impossible à comprendre depuis cette terre...
Serions-nous comme le poème abandonné sur la page – livrés à nous-mêmes et à l’absence de l’Autre... Comment pourrions-nous échapper à cette solitude – et la vaincre sans larmes et sans rage – et exister ainsi, sans rien savoir de notre si bref passage...
Et malgré la peur – la peur terrifiante – l’âme danse en équilibre sur le silence. Comme si le monde n’était qu’un rêve – et les visages qu’un miroir nécessaire...
Et dans cette ronde incessante des kermesses et des funérailles, on aperçoit des rires, haut dans la nuit, essayant de dissiper les peurs et les larmes. Et des pleurs juchés sur le sang et la mort. Et des hommes tristes oubliant le miracle de vivre, le buste penché sur leurs rêves – et tous les désastres de leur vie. Et des hommes joyeux, oubliant la permanence du funeste, attablés ensemble comme s’ils allaient échapper aux catastrophes et aux hécatombes. Et ce regard (enfin) qui se glisse partout sur les visages – au-dedans de la joie et de l’insouciance – au-dedans de l’espérance et de la mélancolie – pour nous inviter au silence au milieu de toutes ces danses un peu folles...
Debout parmi les fleurs. Tête offerte au ciel et au soleil. Et l’âme agenouillée dans la foule des humbles. Ainsi persiste en nous ce qui demeure – donnant à notre visage la couleur des circonstances...
Et cette parole qui perce ce que nous ne pouvons (encore) nommer – et qui surgit peut-être de ce silence ancestral (originel sans doute) pour dire notre joie d’être au monde et au cœur de la lumière sans rien comprendre – sans rien savoir ni de l’un ni de l’autre – et notre bonheur un peu hébété d’aller ainsi vers ce qui ne nous a jamais (vraiment) quittés et qui nous a (déjà) retrouvés. Comme si la naissance, l’existence et la mort n’étaient qu’un jeu pour les visages de l’infini – dont chacun ne serait qu’un reflet changeant voué à toutes les retrouvailles...
Et si la profondeur n’était que la surface du silence. Et s’il y avait d’autres mondes – d’autres âmes et d’autres terres – plongés sous l’écorce du temps et de l’éternité. Et qu’il nous faudrait les voir et les saluer – les rencontrer et les comprendre – pour percer toute l’épaisseur de notre visage commun – et pour nous rejoindre au point de tous les ralliements, en ce lieu qui, un jour, nous enfanta tous – et nous dispersa en nous enjoignant de nous retrouver pour la seule joie de nous chercher et de nous réunir – à la fois si identiques et si différents...
Nous vivons comme si nous étions un puzzle inachevé – et que tous nos visages en étaient les éléments – agencés patiemment (agencés inlassablement) par le silence qui, un jour, achèvera de les réunir pour que chacun puisse célébrer le Bien commun – cette joie éparpillée sur les lèvres de notre figure commune...
Notre marche, notre destin et notre visage semblent moins réels que le silence. Et c’est pourtant à partir – et au cœur – de cette forme d’irréalité qu’il nous faut rallier la vérité et l’inexplicable...
J’entends, au cœur des tombeaux, le chant un peu triste des âmes s’élever au-dessus des vivants. Perceptible jusqu’à la frontière de l’autre monde. Avant que le silence ne recouvre leurs plaintes – et les pleurs de ceux qui partiront un peu plus tard...
Que nous puissions tous regarder (regarder pleinement et profondément...) le monde et ce que chacun porte comme un éclat pour comprendre et remercier – et être capables d’aimer tous les visages qui viennent vers nous. Pour être capables de vivre, d’être et de participer de notre plein gré à l’ensemble que nous formons. Pour que nous n’ayons plus peur ni des jeux, ni des gestes – et que nous puissions apprivoiser tous les miroirs et tous les reflets afin de vivre ensemble et de célébrer, dans l’Amour et la joie, nos plus dignes (et permanentes) retrouvailles...
Qu’est-ce donc que cette chose qui persiste au fond de chaque visage – et au fond de chaque destin – par-delà les circonstances et la mort. Et qui demeure au cœur – et autour – du réel... Et si c’était cette puissance originelle, intacte toujours, unie secrètement au silence. Cette présence immobile – éternelle et lumineuse – que nous avons tant de mal à percevoir et à reconnaître. Et à laquelle nous ne pouvons encore nous abandonner pleinement...
Et ce monde qui n’est que l’excroissance de notre visage – et le reflet de notre âme. Comme si nous vivions, multiples, au-dedans de nous-mêmes. Prisonniers en quelque sorte du miroir et des apparences...
Des visages et des chants. Comme les éléments du même corps et de la même voix. Ceux de l’invisible et du silence, indemnes toujours du temps et de la marche du monde...
Il existe mille chemins – et mille manières de laisser le sublime nous pénétrer. Et qu’une façon de le rendre vivant : l’innocence et l’humilité de l’âme – ce lieu le plus tangible, et le plus palpitant, du silence...
Et l’ombre du monde qui nous pousse à la fuite ou au combat. Comme s’il n’y avait d’autres armes dans l’obscurité. Et cet instinct forcené qui nous fait entrer dans la danse – participer aux batailles funestes de cette terre – et nous adonner encore aux mille jeux de l’illusion...
Et, sans doute, devrons-nous marcher encore mille ans pour assécher notre soif – et dessiner les ailes de notre départ pour le cercle de l’invisible – ce lieu, en amont de toute racine, fréquenté par les innocents...
La terre. Et l’ordre (impitoyable) du monde. Et ces herbes – et ces arbres – et ces bêtes – indifférents au brouillard et à l’ignorance – et au destin que leur façonnent les hommes. Comme si, à leurs yeux, la vie et la mort n’avaient guère d'importance... Comme si être était bien suffisant pour supporter la violence et l’odeur de la charogne. Comme s’ils avaient su abandonner leur sort sans frémir (et sans fléchir) aux mains tenaces du hasard. Confiants en cette lumière – et en ce silence – qu’ils devinent, sans doute, derrière les sévices et l’extermination. Prêts à se livrer aux eaux tumultueuses de l’existence. Et à laisser l’Amour arriver à son rythme – qu’ils savent inféodé aux mille circonstances du monde et à leur lente pénétration des âmes...
L’âme et le monde comme une carte posée devant nos yeux. Et que nous déchiffrons avec peine comme si les apparences, toujours, nous voilaient le plus précieux...
Et les mille barrières – et les mille frontières – érigées par la violence et la peur ne pourront entraver notre désir d’innocence qui, un jour, les dissipera d’un seul regard. Et nous pourrons alors aller libres dans les mille restrictions de la terre – et ses mille interdits – parmi la foule aveugle et docile sans nous soucier des lois et de leurs chiens de garde intraitables...
Nous cherchons ce qui flotte dans les eaux profondes sans nous soucier de ce qui jamais ne pourra émerger à la surface. Comme si nous étions affublés d’une forme de cécité – d’un défaut (flagrant) de perspective...
Nous vivons dans les étroites limites de nos rêves. Dans les restrictions de notre aveuglement. Nous vivons entre des murs – et derrière des barreaux – sans voir (ni sentir) que l’infini partout en nous, révolté – surpuissant – au-dedans et au-dehors – n’aspire qu’à se débarrasser de toute frontière pour aller libre au-delà du connu – et rejoindre cette part en lui qui va depuis toujours, joyeuse et sans entrave, au cœur de tous les impossibles...
Des rêves fermés – sans écho – qui rebondissent dans le noir – et qui traversent nos têtes avant de se ficher dans le néant – rejoindre le silence dans ses profondeurs...
J’ignore peut-être ce que je sais – ce silence inscrit si profondément dans le silence... Comme une impossibilité à faire advenir le plus sacré à vivre. Comme une porte fermée au-dedans de nous – et que ni le hasard ni les vents ne réussiront à ouvrir...
Nous sommes inentendus. Et tous les visages se confondent. Comme si, en nous, la nuit faisait tournoyer les voix et les miroirs. Comme si nous ignorions que les ténèbres n’étaient que provisoires dans notre insatiable faim...
A la pointe des saisons, ce soleil à la verticale du regard – caressant les visages et dessinant sur les âmes le vol de l’oiseau. Comme un peu d’air pur dans l’atmosphère viciée du monde. Comme le seul refuge peut-être parmi tous ces rêves obscurs...
Les herbes fraîches du matin mélangées à la rosée et au brouillard. Et cette odeur de terre sortant des racines. Et ce ciel voilé par tant de rêves. Comme si nous imaginions la vie (et le monde) plutôt que les vivre...
Sans jour et sans lendemain. Abandonné au fond du puits – au fond des heures, interminables, qui passent et se ressemblent. Hésitant encore entre le rêve et la certitude. Comme si après ne pouvait attendre...
Nos vies comme un point abstrait dans l’irréalité du monde. Comme un vent léger au-dedans du souffle possible. Un soupir entre nos lèvres écarlates – bleuies à force d’attente. Comme un passage éclair dans la brume – entre l’herbe et le soleil. Et les funérailles bientôt qui scelleront le corps et la terre, le socle de marbre et la tombe et le retour implacable de l’âme et la nuit alentour – infranchissable...
Les yeux grands ouverts sur les abysses et les ténèbres. A contre-jour du ciel – de ce bleu infini qui transcende les limites – et perce l’épaisseur de notre soif. Comme si la nuit était notre mesure – et l’avidité notre seul obstacle...
Une promesse parmi les reflets – tous les reflets – du miroir. Comme une sphère de cristal (parfaite) qui obscurcirait davantage les ténèbres. Et mille esquives encore – et autant de rêves où l’ailleurs est préféré aux circonstances, si souvent dramatiques – et si souvent ennuyeuses. Comme une leçon jamais apprise – rabâchée pourtant depuis des siècles parmi les ombres, la cendre, les ruines et la mort. Assaillis – submergés – par cette ignorance magistrale où les apparences et les couleurs voilent toute possibilité de lumière. Ajournant ainsi la compréhension à des lendemains moins prometteurs...
Une main à l’horizon que le désarroi rattrapera un jour. Et ce soleil immense au milieu du regard. Et ces chemins – ces mille chemins – entrecroisés où les âmes se mêlent à l’automne, aux chants des pierres et à la ronde folle des feuilles qui ont parcouru l’Amour en une seule saison. Comme si chaque désir annonçait déjà le silence...
Et ces images – ces mille images – au-dedans qui frappent à la vitre pour revivre la rencontre – les mille rencontres de notre vie – et les quelques gestes d’Amour volés à l’indifférence. Comme si nous ne pouvions guérir de l’enfance. Comme si les visages – quelques visages – nous manquaient. Et leur regard – et leurs tendres accolades aussi...
A travers la fenêtre ouverte sur la nuit, nous regardons la danse étrange des ombres – cette curieuse procession avancer dans le noir, bras levés et têtes songeuses. Comme si le ciel – comme si le jour – n’existaient pas. Et au-dedans, nous entendons l’écho solitaire de notre parole. Comme une prière lancée au silence – un murmure adressé aux passions et à la plénitude – pour que nos gestes demeurent au plus près du regard – au cœur de cette solitude indifférente à la ronde des ombres...
Un chant, une rivière, un horizon. Et le bruissement des racines plongées au cœur de l’Amour. Comme un rêve – un désir tenace – dans notre nuit passagère...
Quel est le lieu le plus accueillant de l’étreinte... Serait-ce cet espace – ce silence – où viennent mourir tous les bruits et tous les gestes... Là où le désir d’être aimé se résorbe dans l’Amour... Là où les couleurs se perdent en transparence – et où les souffles prennent la figure du vent pour fouler des terres encore inconnues...
L’absence nous est étrangement sensuelle. Comme si les visages inconnus étaient dotés du pouvoir de nous aimer davantage... Mais nous rêvons, bien sûr, immergés dans le mensonge et l’illusion d’une promesse impossible – et pourtant déjà mille fois vécue. Comme si nous rechignions à grandir – et refusions de sceller nos jours (et notre destin) à la solitude...
Un océan inconnu entre nos rives – entre nos rêves et nos songes de papier. Au-dedans d’une brume qui voile l’horizon. Au cœur d’un vent porteur d’infortune. Et nous voilà le visage découvert – et infiniment triste – à l’image de cette marche épuisante qui ne nous aura livré aucun secret. Dos au mur – dos à tous les murs en quelque sorte. Prisonniers d’un désir de traversée – impossible à réaliser. Et nous voilà bientôt terrassés par un battement de paupière, un bruissement d’ailes et l’arrivée prochaine des déferlantes, rêvant de plage et d’écume blanche avant même la tempête. Comprenant soudain que l’île dessinée par nos yeux trop fébriles – et trop rêveurs – n’existe sur aucune carte – ni sur aucun chemin. Et que l’océan – notre désir d’océan – n’était que la condition de notre départ – de notre abandon aux marées qui se languissent (depuis toujours) de notre présence...
Et toutes ces infimes secousses de la terre. Et tous ces tremblements du ciel. A peine entrevus – à peine ressentis. Comme si nos yeux – et notre âme – ne pouvaient voir au-delà de la fenêtre – au-delà des collines – retranchés entre leurs murs – à l’abri des bourrasques et de toute possibilité d’envergure et d’embellies. Plongés au cœur de la nuit – à la lisière des possibles – où les fleurs remplacent le sang – là où les blessures ne sont jamais durables. Comme un instinct de préservation au milieu des siècles et de la mort. Comme la preuve que notre perpétuation compte davantage (à nos yeux) que le défi – et l’héritage – de la lumière...
Et si nous vivions enterrés là, sans le savoir, parmi les ombres et la mort – presque entièrement ensevelis par les rêves. Buvant, chantant et dansant pour oublier la funeste attente de la fin. Nous promenant – et nous pavanant – au hasard des rencontres. Jouant avec les visages et tous les reflets du miroir. Caressant quelques étoiles en rêvant d’or et d’abondance. Fouillant partout et édifiant de longs murs et d’étranges tours. Comme si nous creusions notre propre tombe (et celle du monde) sans pouvoir franchir la mince frontière entre les abîmes où nous sommes plongés et le seuil de toute lumière...
Et cette beauté sur chaque visage. Et cette lumière au cœur des circonstances. Comme si les soucis et la tristesse n’étaient que l’apparence du monde. Des guirlandes noires – un mince rideau d’infortune – qui voilent le miracle de vivre et le silence – et cette joie au milieu des visages et des circonstances...
Et ces dents blanches qui croquent la vie. Et ces mains qui frappent le bois pour imprimer la cadence à nos pas – à nos cris – à nos chants. Et nos voix qui reprennent en chœur, avec quelques notes légères – et mille sourires, la petite chanson du malheur...
Nous surgissons du néant – de cette matrice inconnue que nous prenons pour le néant. Et nous grandissons, devenons des ombres et avançons sous celles des autres en créant d’autres ombres sous lesquelles vivront – et marcheront – d’autres visages. Ainsi est née, se propagea et se prolongea la nuit. Du néant – supposé originel – qui enfanta les ombres – génitrices et pourvoyeuses d’autres ombres. Et dans cette obscure promiscuité, rares sont ceux qui eurent la force (et le courage) de quitter le funèbre cortège pour aller dans le noir vers l’âpre solitude afin de s’abandonner à l’incertitude et à la possibilité de la lumière...
Un jour, le grand vent tournera pour laisser jaillir l’Amour qui attendait dans la pénombre – reclus dans un coin du tableau. Invisible depuis le monde. Et, pourtant, à l’affût depuis toujours derrière les visages – mais ne se révélant qu’à ceux qui ont su s’effacer – et laisser la place vacante...
Un jour, nous pourrons refaire le monde. Et non, comme autrefois, le repeindre d’idéologies nouvelles et de couleurs inédites. Et nous pourrons nous y exercer (pleinement) lorsque nous saurons (enfin) lui redonner cette transparence des origines – cette blancheur diaphane – comme si l’histoire n’avait été qu’un prélude – une esquisse préparatoire – un brouillon maladroit taché de sang, d’erreurs et de ratures – les indécisions et l’ignorance de nos vies...
Et nous attendrons patiemment cette fresque-lumière où le soleil effacera les ombres, les mensonges et les tempêtes – les masques, le noir et la cécité – pour redonner le goût du possible, des merveilles et de l’enchantement. Et le silence alors dansera partout – au-dedans et au-dehors – avec l’innocence et les âmes défaites – enfin joyeuses – enfin dociles au Divin qui émergera avec la fin des rêves...
Nous rêvions déjà, enfants. Mais l’innocence s’en est allée. Et ne subsistent à présent que la peur et le réel – et le cauchemar de vivre parfois – que nous voilons d’un sourire pour tenter, maladroitement, de vaincre la désespérance et la mort – et offrir au monde un visage moins triste et moins rugueux...
L’ombre, l’arbre et le cœur. Une ligne commune. Un même horizon pointé vers le silence. Et un rêve de jour posé sur toutes les cimes du monde – caché entre l’aile et l’étoile. Fuyant à grandes enjambées tous les fracas de la terre...
Un peu de braise encore au fond de la nuit. Comme une lumière fragile affaiblie par les bruits et les mots – mais qui survivra à toutes les absences...
Nous n’irons, sans doute, jamais aussi loin que l’Amour. Mais peut-être devrions-nous (au moins) essayer... Et quelques-uns tenteraient sûrement leur chance s’ils savaient que quelque chose veille – et les attend – au seuil de ce rivage (apparemment) inaccessible – et qu’il pourra accueillir toutes leurs bassesses et leurs lâchetés – les rehausser et les célébrer – afin de les hisser jusqu’à lui...
A nouveau, la colère et l’espoir. Comme si nous n’en finissions jamais avec cette longue attente – cette immense fatigue des vivants. Comme si le refus et la violence pouvaient nous extirper hors de nous-mêmes...
Nous n’en finirons donc jamais de nous rejoindre. Et c’est au cœur de ce silence – de cette vibration invisible entre l’écoute et les bruits du monde – au cœur de cette présence posée au creux des gestes – et au cœur de cette joie imperceptible au fond de l’âme – que nous pourrons atteindre ce seuil, (apparemment) si infranchissable, de nous-mêmes...
Un discours, une discorde. Comme si nous ne pouvions prétendre qu’au refus et au commentaire. Comme si l’épaisseur du monde ne pouvait être percée ni contournée. Comme si notre faim ne savait (encore) trouver d’apaisement...
Sans doute aurions-nous dû commencer par la fin pour rejoindre l’origine. Mais qui aurait pu nous prévenir de l’inutilité des pas avant le commencement de la marche...
Et nous voilà à repeindre mille fois les contours de notre vie – à embellir la surface – les éléments du décor – comme si, au fond, le contenant avait plus d’importance que la substance. Comme si, au fond, le contenu nous était encore inaccessible...
Et l’absence des foules. Et la docilité des âmes. Comme si nul, en ce monde, n’était encore prêt à vivre la belle (et terrifiante) liberté – et à s’avancer sans peur et sans regret vers lui-même – pour revêtir (enfin) son vrai visage...
Nous croyons en des étoiles trop lointaines pour être présents à ce qui nous attend – et à ce qui passe devant nos yeux. Voilà, sans doute, pourquoi nous trébuchons sur la moindre pierre. Pour être plus attentif, il faudrait découvrir l’enchantement de chaque pas – et l’envergure du regard posé sur le plus simple...
Aux côtés du merveilleux – et des merveilles du monde, nous voilà sanglotant comme si quelque Diable nous avait ôté la vue – et, avec elle, la possibilité de l’émerveillement. Et c’est le drame – le drame inguérissable – que nous partageons avec tous les hommes...
Le plus laid souvent nous accuse alors que la beauté nous contemple en silence. Et irradie jusqu’à nos pauvres yeux. Et malgré sa grandeur – et sa simplicité – nous ne voyons que le malheur et le jugement – ce qui gratte et irrite dans notre aveuglement...
Il y a partout des royaumes. Et nous errons à travers tous les territoires en mendiant un peu d’attention à quelques mains et à quelques visages. Comme si nous vivions nus au milieu des plus belles étoffes. Comme si nous n’avions encore compris l’envergure de l’homme – et de son destin – presque magiques lorsqu’il sait s’asseoir, humble et enchanté, sur son trône de vent...
Ces nuits – toutes ces nuits – de folle aventure où le sommeil nous fait glisser dans le rêve. Pourquoi donc l’âme ne sait-elle transformer les jours en liberté et en merveilles. Pourquoi donc restons-nous encore assis, les yeux fermés, sur tant de possibles...
Du vide. Et des entraves. Nul autre bruit en ce monde. Le tintement de nos chaînes et nos larmes trop bruyantes sur tous ces chemins sans éclat...
Et dire que nous sommes suspendus au temps, aux lèvres, aux visages et aux mains – les nôtres sans doute qui se reflètent dans tous les miroirs – et qui n’ont rien à offrir sinon quelques peines, quelques drames et quelques supplices supplémentaires...
Nous sommes le plus miraculeux du monde – et de l’homme. Et nous vivons comme si nous ne le savions encore – ou pire, en feignant de ne plus nous en souvenir...
Tout au long de notre vie – et au fil du partage de notre cheminement intime, nous avons privilégié l’écriture dans un monde qui glorifie l’image. Nous avons privilégié le silence dans un monde qui célèbre le bruit et la fureur. Nous avons privilégié le quotidien et le commun – le plus ordinaire – dans un monde qui n’encense que l’esbroufe et le spectaculaire. Et nous avons privilégié la gratuité et l’innocence – l’authenticité et la recherche de lucidité – dans un monde qui ne jure que par l’apparence, le mensonge et la distraction – la ruse, le profit et le commerce. Voilà ce que fut notre perspective (la seule envisageable)... Et voilà comment nous avons modestement contribué (et de manière infime) à réenchanter la vie et le monde – et à leur redonner leur valeur originelle – hors mode et indépassable... Ce fut notre manière (la seule possible pour nous) d’affirmer – et de promouvoir – le règne de l’être et de l’âme sur l’esprit et la matière en cette ère matérialiste (si calamiteuse) où le rêve de notoriété et l’appât du gain ont évincé le goût (notre goût si naturel) pour l’humilité, le respect et le sacré, si nécessaires aux mille choses du monde et au vivre-ensemble – et où l’indigence séculière a fini par tout envahir – et prédominer partout – en excluant et en anéantissant tout ce qui ne participait à sa misérable gloire...
Peut-être sommes-nous nés pour d’autres siècles où l’intelligence et l’Amour n’auraient d’égal – plus aucun rival – où la vie et le réel ne nécessiteraient ni représentations, ni commentaires ni mensonges – et où tous les visages n’aspireraient qu’à être et à aimer – et à célébrer ensemble leur solitude et leur gratitude – et le miracle d’être nés...
Grandir encore – et s’effacer davantage – parmi les voix et les visages. Adresser encore quelques murmures. Et demeurer au plus près du silence. Comme un baume – le seul possible – sur notre espoir et notre désespérance...
Là-bas, caché encore parmi les songes et le sommeil, ce rêve de nulle part – en tous lieux du réel...
Et bientôt nous ferons face au jour comme si le soleil ne nous avait jamais quittés. Comme si la nuit n’avait été qu’un mauvais rêve – un simple désir de lumière...
Et cette intensité – et cette épaisseur – des jours que nous aurons à peine effleurées... Comme si nos lèvres – notre âme et notre vie – n’avaient eu suffisamment soif d Absolu. Noyées encore sous trop de désirs. Avec cet espoir d’être ailleurs – d’être un autre – et cette prétention, un jour, d’y parvenir...
Peut-être, après tout, n’aurons-nous guère réussi à émerger des racines – de ces instincts sombres de la terre – attisés par les vents de la faim. Une chose, pourtant, est sûre : il nous sera encore offert mille tentatives pour nous extirper du désastre – et embellir le destin de l’homme et du monde. Nous demeurerons en ces lieux, sous des allures différentes, tant que l’obscurité résistera à la beauté des fleurs et des visages – tant que l’ignorance entravera le passage de l’innocence – tant que l’invraisemblable ne pourra voir le jour...
Dieu jamais ne cédera à nos exigences. Il pardonnera tout – et pardonne déjà nos absences (toutes nos absences). Mais à la fin, il nous faudra prendre la relève – substituer à nos infamies le privilège du regard – celui que nous réservions à un Dieu étranger – au visage trop humain pour être réel... Et de visage en visage, nous irons vers l’invraisemblable – cette figure que nous avons façonnée comme un mythe offert aux naïfs et aux ignares.
Et nous sommes déjà au bord de l’incompréhensible. Et un seul pas suffirait à la transformation – à la métamorphose. Les masques alors seraient brûlés. Et apparaîtrait notre vrai visage – ce silence au goût d’éternité – cette poésie au goût d’innocence. L’art le plus sacré. L’esprit et la matière doués d’intelligence et d’Amour, voués à la célébration de la rencontre (de toute rencontre)...
Et entre la terre et la lumière émergent déjà les yeux sans nom – cette bouche et ces mains aimantes. Les arbres, le ciel et les oiseaux – et les plus humbles bêtes – le devinent à notre sourire. La vie transmutée en grâce. La fin du rêve. Le monde enfin voué à la joie et à l’oubli. Nos plus belles retrouvailles...