Carnet n°134 Au bord de l'impersonnel
– Reflux, viatiques et notes sans archivage –
Journal / 2018 / L'intégration à la présence
Le sang et le soleil nous font comme un manteau – un rêve de jour – un rêve vivant de lumière – qui s’accorde mal à nos visages terrorisés par les vents et la mort...
Et pourtant, un jour, nous voilà errant les épaules nues – dégagés de la peur et du courage – prêts à découvrir ce qui s’avance en nous – cet âge des profondeurs qui révélera nos origines – et celles de l’angoisse et du mensonge.
Et plus tard, l’hébétude passée, nous voilà plongés au cœur de l’innocence à contempler, derrière la dernière étoile, le silence du ciel et de l’âme – prêts à nous asseoir au milieu de nulle part et à nous transformer en flèche brillante pour percer l’épaisseur de cette nuit déjà si ancienne...
Au jour du départ viendra notre heure – la dernière, bien sûr. Et nous laisserons, sans doute, quelques notes – quelques poèmes – pour que quelques-uns puissent prolonger l’expérience du silence...
Où cheminer sinon sur cette ligne étroite posée entre le silence et la pensée – entre la joie et la tristesse de ce monde...
Nous y sommes depuis longtemps. Et, sans doute même, depuis toujours. Mais seul Dieu le savait. Et il nous aura fallu le rejoindre pour le comprendre (enfin)...
En attendant, nous allons partout entre tout – traversant les mille contrées du monde et rencontrant ses mille visages – en croyant errer alors que nous sommes déjà arrivés – et immobiles. Comme si la nuit avait obscurci le monde, l’espace sans frontière et jusqu’à nos yeux. Comme si le jour nous était encore invisible...
Comment échapper au temps et à l’espace – et éradiquer la distance qui nous sépare de tout – du monde et de nous-mêmes sinon en étant présent – au plus près – au cœur de soi... La sagesse ne saurait avoir d’autre visage ni d’autre envergure...
Ces existences affreuses. Presque odieuses. Comme des circonstances nées non du hasard (si improbable, bien sûr) mais du destin aux souffles nécessaires. Comme une foule d’incomplétudes éparpillées cherchant leur part manquante – cherchant partout avec obstination jusqu’au retournement du regard – cette présence en surplomb qui saura enfin agencer les pièces restantes...
Une vie. Des vies. Et mille labyrinthes solitaires où chaque pas – chaque souffle – chaque rencontre – est une brique supplémentaire posée sur les murs déjà agencés – déjà si hauts et si longs – au premier jour du voyage. Comme si en cherchant une issue, une main, un visage, quelques explications, un peu de réconfort, nous agrandissions et complexifions tous les dédales – le nôtre, bien sûr, mais aussi celui de quelques autres avec lesquels nous partageons quelques impasses – le même désert – la même désespérance – le même néant.
Et il faut du courage – et beaucoup de tristesse – à celui qui erre entre ses murs pour renoncer à ses pas – et s’adosser au premier parapet venu. Et un peu de patience et de sagacité aussi, offertes par la nécessité et la progressive maturation de l’âme, pour s’abandonner au labyrinthe (à tous les labyrinthes), trouver la force de tourner son regard au-dedans et apercevoir enfin qu’il est seul (et qu’il l’a toujours été) au milieu d’un espace silencieux sans mur ni visage. Comme un regard (insaisissable) baigné d’une lumière vivante qui éclaire ce qui est sous les yeux – et toutes les figures qui tournent inlassablement en rond dans ce qu’elles croient être un labyrinthe...
Le savoir et le langage ne sont – et ne seront jamais – la clé. Ils demeureront toujours l’antichambre où patientent – où s’enlisent et s’acharnent parfois – les visiteurs. Les quelques postulants à l’ultime liberté...
Il n’y a ni Dieu, ni sagesse, ni vérité. Il y a une perspective juste lorsque le regard s’emboîte naturellement à la présence – et que l’impersonnel s’habite sans effort. Tout alors est vu sans pensée ni jugement. Et tout est accueilli et aimé : phénomènes, mouvements, visages et circonstances – leurs mille interactions, leurs mille échanges et leurs mille résistances. Le ressenti et la spontanéité deviennent alors les outils du silence au service de ce qui est dans l’instant. Puis tout s’efface – réapparaît – et recommence peut-être...
Tout destin va – court – à sa perte. La chute et l’effritement, voilà les lois – les seules règles en vigueur en ce monde. Et l’abandon, voilà le miracle – et la seule issue possible...
Toute vie porte déjà en elle son envergure – celle des origines et celle de sa destination (absolument identiques). Et les circonstances nous sont simplement offertes pour qu’adviennent leurs retrouvailles – leur parfaite correspondance. Et en dépit du jeu interminable de la finitude – et de la souffrance qu’elle engendre si souvent, il y a une immense joie à parcourir ce processus sans fin – et infiniment renouvelé...
Dans la défaite – les mille défaites de l’existence – il nous est offert de nous rencontrer. Et de percevoir (de sentir et de comprendre) ce qu’il reste lorsque tout nous a été arraché – lorsque tout nous a abandonnés – et qui demeurait imperceptible – voilé par trop de certitudes lorsque la vie contentait (en partie) nos rêves et nos exigences. C’est toujours dans la perte que nous cheminons. Et c’est toujours dans l’abandon que nous nous réalisons parce que l’une et l’autre nous font parvenir à une forme (presque intégrale) de nudité et d’innocence nécessaire pour emboîter la perception au regard et au silence...
Une fièvre encore au-delà de la lumière pour que le silence devienne (enfin) vivant...
Et ces cordages qui enserrent – et affolent – la boussole. Et qui nous font perdre les pôles – et le nord. Comme si nous devions découvrir l’inutilité des cartes, des repères, des routes et des embarcations – et marcher sans guide ni chemin jusqu’aux extrémités du monde, explorer tous les recoins du globe, traverser toutes les frontières et nous défaire de tout voyage et de toute voilure – de toute idée, de tout principe et de toute certitude – pour être enfin capables d’effacer les étoiles (toutes les étoiles) et de nous asseoir – nus, humbles et sereins – en tous lieux décidés par le destin – ce hasard tenu par des mains inconnues...
On avance et on se penche. Ainsi vivons-nous... Nous avançons vers l’horizon – et nous nous penchons par-dessus pour voir ce qui s’y cache. Et rien ne nous étonne. Pas même d’apercevoir derrière l’horizon un autre horizon aussi insaisissable que le précédent. Et nous errons ainsi d’une ligne à l’autre, d’un rêve à l’autre, d’une espérance à l’autre sans rien voir ni rien comprendre du regard dissimulé au-dedans des yeux – en surplomb de l’ignorance et de la compréhension. Et de désillusion en désillusion – et de promesse non tenue en promesse non tenue – nous progressons inexorablement vers ce que nous portons depuis toujours...
Il y a dans l’âme le secret des choses – et celui du monde – que nous cherchons avec tant de maladresse (et tant d’ignorance) dans les livres, les trésors et les richesses de la terre, la beauté des visages et l’étreinte des corps. Et chaque rencontre nous laisse un goût amer – un goût d’inachevé en nous offrant une complétude provisoire qui, à peine touchée (à peine ressentie) s’efface...
Et ce manque – ce manque permanent – nous enjoint de poursuivre notre quête. Et il nous pousse à tourner – et à tourner encore – dans tous les recoins du monde et de la vie, à nous essayer (et à nous exercer) à mille activités, à rencontrer tous les corps et tous les visages possibles, à accumuler mille richesses et mille savoirs supplémentaires en nous faisant croire que nous pourrons ainsi atteindre l’apaisement...
Et il y a une grâce dans cette obstination – dans cette folle ténacité. Comme un long détour – et mille impasses – nécessaires pour ouvrir les portes de l’intériorité et avoir le courage de traverser mille contrées intérieures constituées d’images, de désirs et de peurs – et de découvrir, au milieu de l’embarras et des mille embarrassements accumulés, un étroit chemin – jamais achevé – qui se dessine et s’efface à chaque instant – et qui mène au cœur du vide et du silence – dans cet espace autrefois si terrifiant, et à présent si vivant et si vibrant, où l’Amour et la joie deviennent enfin sincères, authentiques et sans exigence. Au cœur de cette présence qui ne cherche ni ne demande plus rien. Ni au monde, ni aux hommes, ni à Dieu, ni aux circonstances...
Dans les livres, il y a cette encre qui nous encombre – et nous révèle. Comme si nous étions la page à écrire, à déchiffrer et à effacer... Comme s’il nous fallait en lisant devenir l’auteur de notre vie et de nos propres lignes – et laisser le destin effacer le langage et les images pour nous ouvrir – et nous offrir – au silence de l’âme et du monde...
L’effacement des jours, de la dernière heure et du dernier instant pour que les suivants deviennent innocents – et puissent s’offrir à la grâce de toute rencontre et accueillir la réalité du monde et des visages...
Je crois que je ne parviendrai jamais à concilier présence et présence au monde comme si la place qui m’était destinée – réservée peut-être – se trouvait à l’écart. Dans la solitude. Un peu en retrait. Dans les yeux du spectateur. En exil. Au ban – et au bord – du monde...
Et lorsque les circonstances me contraignent à aller au cœur du monde (parmi les hommes), quelque chose en moi étouffe, s’échauffe, rue, gesticule et se débat. Comme si je me retrouvais exilé de mon exil... Et ce sentiment de claustrophobie (insupportable) m’enjoint aussitôt d’essayer d’échapper au supplice de cette promiscuité des corps et des visages...
On peut regretter que le monde soit ce qu’il est. Mais quels que soient nos sentiments, il est ainsi. Et pour y vivre (à son aise) et l’aimer malgré sa violence et l’ignorance ambiante, il convient de l’accepter profondément...
Il n’y a d’autre voie – et il n’y a d’autre issue – pour toutes les créatures de ce monde. On peut, bien sûr, œuvrer à sa manière (et à son échelle) pour faire émerger davantage d’Amour et d’intelligence mais, quoi que l’on entreprenne, le socle de toute initiative demeurera cet espace d’accueil et d’acceptation. Et notons en substance qu’accepter le monde consiste aussi, bien évidemment, à s’accepter soi-même avec ses limitations égotiques auxquelles nul, quel que soit son degré de maturité et de compréhension, ne peut échapper...
Cœur nomade, âme sédentaire et regard immobile. Vivre ainsi l’innocence chevillée à l’être – et aller au gré des circonstances et des rencontres dans la liberté et l’envergure de l’instant – seconde après seconde, heure après heure, jour après jour – au cœur du silence et dans l’inconnu du monde...
Au bord de l’impersonnel. Puis, glissant inexorablement au cœur de l’individualité. Comme le nid douillet de nos vieux schémas mentaux, bien au chaud dans leur cocon étroit, vociférant à la ronde contre l’étroitesse du monde. Et blâmant à longueur de jour le règne de la bêtise ambiante...
Montagne de pierres à gravir au plafond d’étoiles, si souvent, infranchissable. Et derrière – et partout – pourtant le ciel et ce bleu infini de l’âme en prière qui mendie sa part...
Homme céleste aux mains si terrestres dont le cœur ignore autant son destin que son inestimable fortune...
Mille manières de vivre. Et mille manières de voir. Et mille chemins pour comprendre. Et une seule façon d’écouter – et d’être présent. Humble et innocent – parfaitement vierge – au cœur du silence...
Et ces défaillances salutaires qui nous font voir le monde, la vie – le réel – sous la lumière d’un autre jour – sans appui, sans corde ni repère. A l’égal, sans doute, du premier regard de l’homme – frais et toujours neuf – mêlé de curiosité et d’émerveillement...
D’un pas magistral toujours malgré les hésitations et l’ignorance. La tête haute, le dos droit et le buste altier bombant ses forces pour paraître davantage. Et à l’écart des hommes, le sage – pieds et tête nus – presque aux allures de clochard, humble et souple comme le roseau, allant avec toute l’innocence de son pas là où les circonstances exigent sa présence. Si grave malgré le sourire qui ne quitte jamais ses lèvres. Et cette joie au fond du cœur. Et cette lumière, douce et accueillante comme un écrin, dans le regard. Et toujours au bord du silence...
Des cercueils encore avec autour tous ces visages trempés – noyés de larmes. Et l’âme en chagrin. Triste toujours du sort réservé aux vivants. Puis, la tristesse passée, le deuil s’accomplit (jamais complètement, bien sûr) et la vie progressivement reprend ses droits (comme le dit l’adage coutumier) jusqu’au cercueil suivant. Comme une existence (des existences) inlassablement traversée(s) par la mort, émaillée(s) de mille peines, de mille drames et de mille épreuves – et avec cette étrange accoutumance à l’impuissance et au désarroi. Comme un avant-chemin – une préparation permanente à l’abandon...
Au fond de l’âme – et au fond des gorges – cette tristesse quotidienne. Comme un mal (de vivre) peut-être incurable. Cette sensibilité qui vibre à tous les départs, à tous les abandons, à tout ce que l’on nous arrache...
Et cette faim – et ces élans – qui durent encore. Comme si ce goût pour nous-mêmes ne pouvait nous être retiré. Et ces racines – et cette origine – que nous cherchons toujours. Comme si chaque pas (que l’on imagine parfois être le dernier) ouvrait de nouveaux espaces, de nouveaux horizons, de nouveaux précipices, de nouveaux abîmes et de nouveaux refuges qu’il nous faudra (encore) explorer et traverser...
Et ce défaut du regard qui confond les perspectives – et qui ne parvient à se hisser jusqu’à l’immobilité en surplomb – spectatrice de tous les départs, de tous les élans, de toutes les foulées et de tous les chemins – interminables... Comme si vivre impliquait tout sauf le retrait dans ces hauteurs...
Et cette flamme jamais éteinte malgré la somme des inconforts et des déconvenues...
Enfants, mères, aïeux. Tous étrangers qui se regardent (qui finissent par se regarder) avec cette manière si singulière des inconnus. Ignorés de tous et d’eux-mêmes oubliant la première fratrie – cette origine commune qui les dispersa dans le temps et l’espace comme des éléments solitaires – des parties marginales, avides d’unité mais si maladroites encore à la découvrir et à la rendre harmonieusement vivante. Comme des visages irréels se questionnant paresseusement sur l’apparence – et l’origine – du rêve et du rêveur...
Au bord de l’impersonnel. Comme un reflux. Un juste retour sur soi. Comme une exclusion temporaire nécessaire à la pleine intégration de l’individualité (et de ses composantes encore ignorées ou rejetées) à la présence, témoin impartial des réclamations permanentes des formes – de ces entités qui s’imaginent séparées – et qui, à chaque instant, exigent leur part et manifestent leur besoin de singularité et de reconnaissance – et cet accueil et cet Amour qui ne sont autres qu’elles-mêmes – c’est-à-dire nous tous dégagés de tout nom et de tout visage...
Et à cette eau qui coule parmi les pierres – et qui ignore son nom – et qui, en suivant sa pente, va jusqu’à l’océan, comment lui dire ma gratitude...
Et à ces bêtes, par millions, que la main de l’homme emporte – et qui vont, en attendant la mort, de leur pas tranquille, comment leur dire mon amour et mon respect – et le courage qu’elles me donnent à vivre...
Et à ces arbres, à ces fleurs, à ces herbes, à ces pierres et à ces collines insoucieux des déboires de l’homme – et de la folie de ce monde – comment leur dire qu’ils sont mon air, ma respiration, mon souffle... Et comment les remercier pour leur beauté, leur silence et leur sagesse. Et comment les aider – et les soutenir peut-être – dans leur résistance admirable, et si acquiesçante, à l’ignominie humaine...
Ah ! S’ils savaient comme je les aime – et comme j’apprécie leur compagnie – tous ces frères qui offrent au monde leur digne humilité et dont la présence réconcilie mon âme à la vie...
Et sous les paupières des hommes, ces yeux crevés d’ambitions – et mille paniers chargés de peurs et de désirs. Si près du rivage pourtant – perdus quelque part entre l’horizon et l’océan...
Et nous ferons encore chanter les rivières. Et nous nous allongerons encore sur les pierres chaudes de l’été pour que se dissipe la brume – et qu’apparaisse, au cœur des étoiles, ce silence sans paresse que les yeux cherchent de leur rive...
Nous vivons – et dormons – sur l’épaule d’un plus grand que nous. Et notre sommeil ignore encore son envergure. Voilà peut-être pourquoi nous nous sentons si seuls au cœur monde – au milieu du jour et de la nuit. Et malgré le soleil et les visages, nous sentons l’âme frémir – et derrière ses frémissements, sa faim de rencontre... Comme si elle avait deviné notre incapacité à découvrir le visage de celui que nous appelons Dieu (sans vraiment savoir ce qu’il est... sans doute une sorte d’entité vaguement nébuleuse et mythique)...
Et nous vivons – et continuerons à vivre – avec ces yeux tristes collés aux chemins sans voir âme qui vive. Et derrière les champs gris de l’hiver, parmi la terre brune et sombre, le repos des arbres et l’exubérance des saisons, nous devinons que la plus grande solitude est habitée – et qu’elle porte en elle une joie difficilement partageable – et qui se partage pourtant en autant d’âmes que possible. Et nous sentons alors Dieu présent à travers toutes les fenêtres ouvertes sur l’impossible. Comme une flamme invisible au milieu du monde...
Ce qui naîtra ne pourra nous blesser. La violence ne sera jamais ni dans la graine, ni dans le semeur ni dans le fossoyeur. Et nous irons sans fléchir par-dessus la tristesse et les rivières nous adosser à tous les arbres et embrasser les âmes insouciantes et imparfaites – et toutes celles en partance qui patientent dans le vacarme du monde. Et nous leur crierons notre Amour. Et il ne sera, sans doute, entendu. Mais entre nos mains pourra chanter le silence. Et nous irons, heureux, rejoindre la solitude – et, en son cœur, l’impensable. Et ce qui naîtra ne pourra nous attrister...
On ne peut tenir ses promesses de silence face à la violence et à l’ignorance du monde. Et l’on se tient debout, malgré nous, face aux tempêtes et à la débâcle avec ce langage – cette parole indigente – qui s’essaye à la neige en sachant que rien ne pourra réchauffer ni les âmes ni les hommes – et que les arbres et les bêtes sont déjà à l’agonie...
Et nous écrivons en espérant que chaque flocon ait l’envergure du regard. Et nous écrivons en espérant que le sommeil ne soit qu’une fatigue passagère. Comme si nous refusions l’évidence de notre impuissance – et de notre inexistence peut-être...
Et sur notre ouvrage pourtant se posent la poussière et l’espérance maladive de quelques hommes qui en tournent les pages avec la folle espérance de pouvoir, un jour, faire naître l’innocence de la cendre...
Et dire que nous sommes déjà au cœur de tout – et que nous vivons comme si l’âme du monde et des choses n’existait pas...
Tendre la main vers la lune – s’essayer à quelques pas vers elle et mourir. Voilà toute la misère de l’homme. Et les cris et les traces n’y changeront rien... Un peu d’écume dans le néant. Toujours aveugles à l’infini qui s’est glissé aux origines du temps...
Et les paupières se referment encore sur la neige mêlée de désespoir. Et nous nous éloignons – continuons de nous éloigner – à contre-courant du jour. Comme si un rêve criait dans notre sommeil...
Et quelqu’un veille encore sur ceux qui dorment. Comme si un œil suffisait pour éclairer la nuit – et dissiper tout malentendu...
Et ces bruits – tous ces bruits – qui ne feront jamais vaciller le silence...
Peut-être ne sommes-nous, au fond, que l’ombre des étoiles que nous avons créées. Et en y projetant notre (propre) lumière, nous les imaginons vivantes – et capables d’exaucer nos vœux...
Entre l’obscur et la haine, ce qui fait durer le sommeil. Mille ombres et autant de marécages où nous tentons de réconcilier le rêve et l’impossible – le monde et le silence. Comme le travers séculier des âmes – de toutes les âmes – insoucieuses des origines – et de ce qu’elles portent (en elles) comme le plus sacré...
On marche sur un chemin que l’on croit nôtre – avec un visage que l’on croit nôtre. Mais tout cela (et tout le reste, bien sûr) nous a été offert par une main inconnue...
Avec quelques lettres (quelques signes alphabétiques), nous pourrions tout dire – et tout décrire... Et y parviendrait-on, nous serions encore loin du compte...
Syllabes éparpillées par maladresse. Combinaisons impromptues. Quelques vivres pour le voyage. Une main tendue. Et nous voilà partis pour quelques malicieuses aventures – aux portes (toujours) du plus proche...
Quelques idées, encore illisibles, émergent du silence. Montent à l’oreille de ceux qui écoutent. Et glissent sur celle des autres. Comme si elles arrondissaient la terre vers son but en offrant, à travers leurs messages, la réponse à toute question...
Gouffre à la démarche incertaine – et aux allures de certitude, le monde griffonne son destin sur les lèvres et les fronts querelleurs – et les âmes obtuses à toute transmission. Comme si le langage pouvait nous sauver de l’abîme...
Autrefois nous ne savions écouter. Nous parlions avec verve et talent. Nous avions des croyances. Et nous pensions le monde. Et nous espérions tant de cette vie – de ce séjour si fugace – et de cette marche à pas comptés à travers les siècles.
A présent, nous nous taisons. Nous ne savons pas. Nous ne savons rien. Ni d’hier, ni d’aujourd’hui ni de demain. Ni des hommes, ni des bêtes, ni des visages de la terre. Et nous comprenons la beauté de cette ignorance – et son envergure qui nous offre d’être là, présent, au milieu du monde et du silence – émerveillé par ce qui arrive, nous frôle et nous traverse. Comme si les yeux – et l’âme – avaient décroché l’Amour de l’invisible pour le poser, bien en évidence, au centre du regard – et dans ce qui passe au cœur de ce que nous appelons notre vie...
Aux mains de la joie, l’étreinte et le silence de l’entente. Comme un don offert à tous les lieux où s’exercent encore l’ignorance, la violence et la mort...
A force d’être loin (absorbés, agités, absents...), nous ne savons plus nous rapprocher. Comme si nous avions oublié le silence – sa saveur – et la valeur du geste habité...
Le désespoir et le mal de vivre ne sont, sans doute, que les remous de l’âme inapte à l’absence – et aux violences des siècles – enfantées par l’ignorance. Et c’est une grande chance – et une excellente chose – que de désespérer du monde. L’envie de s’en extirper n’en sera que plus forte – et offrira au souffle la puissance nécessaire pour découvrir – et explorer – l’inconnu plongé au cœur des contrées intérieures...
Le silence ne sera jamais, au fond, que le seul voyage. Et tous nos pas n’auront été, en définitive, qu’une longue préparation à cette aventure...
Nos mondes féeriques ne sont que l’antichambre du réel – du monde dépouillé de nous-mêmes. Et nos cauchemars, la pointe d’une lame qui nous enjoint d’échapper aux rêves. Malheureusement nous nous empressons de leur substituer d’autres rêves un peu moins noirs – un peu moins sombres – un peu plus vivables...
La vie, le monde, la mort – et jusqu’à notre visage – resteront des mystères. Mais inutile de les comprendre, bien sûr, pour en faire un usage décent – porté par le souci de l’Autre ramené au même rang que la préoccupation de soi...
Le sang et le soleil nous font comme un manteau – un rêve de jour – un rêve vivant de lumière – qui s’accorde mal à nos visages terrorisés par les vents et la mort...
Et pourtant, un jour, nous voilà errant les épaules nues – dégagés de la peur et du courage – prêts à découvrir ce qui s’avance en nous – cet âge des profondeurs qui révélera nos origines – et celles de l’angoisse et du mensonge.
Et plus tard, l’hébétude passée, nous voilà plongés au cœur de l’innocence à contempler, derrière la dernière étoile, le silence du ciel et de l’âme – prêts à nous asseoir au milieu de nulle part et à nous transformer en flèche brillante pour percer l’épaisseur de cette nuit déjà si ancienne...
Nous pourrions nous taire en cette heure qui n’existe pas – face à ce monde et à ces visages dont l’existence est plus qu’incertaine. Ou, au contraire, nous pourrions nous lever – et dire quelques paroles – ou écrire quelques mots – pour annoncer l’improbable qui, peut-être (qui sans soute) ne viendra jamais... Comme une sagesse lancée du bout des lèvres – posée maladroitement sur un coin de feuille – récalcitrante à l’idée de tout dévoilement anticipé mais qui les inviterait (néanmoins) à se défaire de toute espérance – et à patienter le temps nécessaire à leur, sans doute lointaine, délivrance...
Scandalisé encore par la flèche et l’étoile – et les pétales fanés qui tombent, tout secs, sur le sol. Scandalisé encore par la pluie, les tempêtes et l’œuvre de la mort. Par les hommes et les âmes qu’aucune infamie ne terrifie. Scandalisé encore par l’indifférence et l’attrait, si vivace, pour l’or et les diamants. Par cette explosion d’ignorance qui transforme la terre en champ de ruines et en tombeau que l’on égaye de quelques guirlandes – et de quelques étoiles – pour vivre à l’abri de toute question – et se réjouir dans cette glaciale obscurité...
Les agissements et les incantations des hommes pour éloigner le mal – et l’éradiquer – et qui alimentent plus affreusement encore les horreurs et la monstruosité...
Nous respirons à demi-souffle, la bouche pleine de prières – écrasée contre la vitre du réel. Et sous nos masques, cette peau fragile – reliée (déjà) à tous les visages du monde – et dessinée par la lumière – qui s’essaye au silence malgré les cris, les plaintes, les chants et les murmures des bêtes et des hommes. En voie de transparence, sans doute, après l’œuvre de l’effacement...
Pour quel genre d’existence – et quel genre de renaissance – serions-nous prêts à nous renier... Et cette solitude aux allures d’exil, l’avons-nous méritée... Et pourquoi tous les visages nous semblent encore si endormis... Comme s’il n’y avait entre nous que la nuit, la neige et le sommeil...
Et si seulement nous pouvions découdre les paupières. Mais qui sommes-nous sinon un reflet de cette somnolence – un bout de ce rêve fragile posé au bord du jour. Avec cette nuit toujours qui s’enfonce dans l’âme. Comme si l’éternité n’était qu’une promesse de silence. Et où irions-nous ainsi, les yeux dessillés... Dans quel gouffre serions-nous encore prêts à nous jeter...
Il ne faudrait vivre au creux du sommeil. Et, pourtant, tous les visages s’y prélassent et tous les songes y éclosent – et jusqu’à notre faim de fortune. Et même du réveil, nous ne sommes pas certains... Quelle malice nous a donc pénétrés pour ne jamais savoir – et n’être sûrs de rien...
Nous n’aurons jamais mieux que plus tard – et ailleurs. Ainsi nous fait-on croire, avec une étrange perfidie, aux rêves des lendemains (proches et lointains). Et nous avons, bien sûr, la bêtise d’y croire – et de soumettre nos âmes à tous les songes et à tous les mensonges des hommes. Ainsi s’est bâti le monde. Et ainsi se sont construits les siècles. Et nous autres, à peine venus pour quelques jours sur cette terre (quelques milliers de jours tout au plus), nous passons notre bref séjour à nager dans l’hypocrisie. Et après quelques brasses – et quelques tasses largement bues, nous voilà à sombrer dans le désenchantement et la mélancolie – cette tristesse qui dépouille de tout superflu pour guider nos yeux perdus jusqu’au centre réel de l’histoire...
Le vertige de toute blessure. Comme la seule perspective du désastre et des cendres sous lesquels repose toujours le plus simple...
Des visages. Et autant de miroirs où se reflètent nos erreurs et nos défaillances. Et au cœur de nos bassesses, toutes nos défaites livrées en pâture aux lèvres et aux dents sournoises... Et un jour, comme par magie, toutes les glaces se brisent. Et nous nous retrouvons seuls dans l’abîme le plus solitaire – sans le moindre reflet ni le moindre visage. Livrés aux griffes inoffensives de l’abandon – dans un monde sans spectateur, sans main tendue, sans poigne glacée – sans regard admiratif ou accusateur, sans le moindre rêve ni la moindre lueur – sans rien auquel nous accrocher. Comme plongés au cœur d’un silence inconnu...
Nous avons goûté les lèvres, les livres, le sang et l’amour. Nous avons goûté – et caressé – la chair, la parole et le savoir – le monde et les circonstances. Nous avons embrassé la vie à pleine bouche. Nous l’avons parcourue – et admirée – sous toutes les coutures. Nous avons bu jusqu’à la lie l’extase et le sublime de toute rencontre et de toute étreinte. Nous nous sommes enivrés (plus que de raison). Et, à présent, nous sommes seuls et sans faim. Et nous attendons la mort. Et rien ne saurait nous consoler. Ni les fruits de la passion. Ni les ailes du désir. Ne subsiste plus, au côté de l’oubli, que cette fenêtre noire où glissent notre âge et notre vieillesse...
On ne peut rien offrir – ni au monde, ni aux âmes, ni aux visages – sinon peut-être une présence, quelques gestes et quelques paroles parfois. Un peu d’Amour et de silence – l’ultime volonté de chacun que voilent, si souvent encore, les espoirs et les ambitions...
Entre misère(s) et merveille(s). Parfois – trop souvent – notre seul horizon. Comme le signe de l’indigence et de l’infranchissabilité communes. Pathétique lorsque les yeux se crispent avec certitude sur le réel. Et ouvert (admirablement ouvert) à tous les possibles – et à l’impensable –lorsque nous savons regarder sans mémoire...
Être métaphysique et spirituel (autant que l’on puisse l’être) lorsque l’organique et le psychisme se cantonnent au (strict) nécessaire. L’existence de l’individualité (le corps/mental) se limite alors à la survie – et peut s’ouvrir à l’impersonnel – et en devenir (enfin) le centre (l’un des centres) – une des figures de l’être sans nom et sans visage – cette présence atemporelle et aspatiale dont nous sommes tous – et dont chacun est – à la fois le centre et la périphérie...
Entre deux lignées de raison et la truculence sans limite de l’imaginaire, le poème se faufile. Et le silence lui offre la place nécessaire – l’espace de la page pour se déployer – et ébaubir nos yeux incrédules. Et qu’importe la parole – et qu’importe la voix – pourvu que le sang sèche sur nos mains et que l’âme cède à l’impossible. La petite besogne du poète alors n’aura pas été (totalement) vaine...
Nous nous dressons parfois dans la nuit comme si nous étions une main – une étoile minuscule – trop soucieuse du monde et de l’infini pour attendre le silence – et trop affamée d’Absolu pour laisser les hommes se gaver d’horreurs et de mensonges. Comme le signe incorrigible d’un refus et d’une impatience...
Il y a parfois trop d’heures à célébrer – et à guérir. Trop de mains à servir – trop de bouches à nourrir – et trop d’âmes à convaincre des mérites de la solitude. Et face à ce labeur et à cet amas d’incomplétudes à satisfaire qui altèrent (si souvent) notre joie, nous délaissons parfois notre tâche pour nous agenouiller en silence parmi les pierres – et contempler là-bas, un peu plus loin, la bonhomie gracieuse des vaches qui tantôt paissent, tantôt ruminent dans cette tranquillité sans impatience. Et cette sagesse nous ravit – et nous délivre pour quelque temps de cette affreuse et interminable besogne...
Les hommes en prière – à genoux devant les arbres, les fleurs, l’herbe et la terre. Caressant le flanc des bêtes et leur tête au regard innocent. S’entraidant – et bâtissant ensemble un monde plus vivable où chacun – chaque visage de ce monde – serait accueilli et aimé sans la moindre intention ni la moindre arrière-pensée. Respectant la vie – et la célébrant avec la plus haute gratitude... Ah ! Comme je rêve de ce siècle impossible... Et comme j’enrage dans mon attente...
Mais comment pourrions-nous nous arracher à ces millénaires d’infamie creusée depuis les origines dans l’ignorance et les instincts les plus tenaces qui auront enkysté, jusque dans nos tréfonds, cet affreux réflexe de peur et de survie...
Chaque goutte de sang – chaque goutte de sève – chaque larme – versée est (pour moi) un supplice. Arbres, hommes, fleurs, herbes, bêtes dont on suce la substance – dont on vole la liberté – que l’on écorche – et que l’on égorge – au nom de l’insensé et du raisonnable (qui, si souvent, se confondent). Vivant, chaque heure de leur vie, sous un soleil noir sans même une espérance – sans même une promesse d’embellie – les yeux enfoncés dans l’âme à force de coups, de peurs et de brimades – et dont le sang, la chair, la sève et la sueur ne sont voués qu’à la construction du pire...
Nous avons bâti une civilisation de l’horreur et de l’absurde – plus barbare et intolérable que notre sauvagerie naturelle initiale. Et qui, sous prétexte de progrès et de confort (humains), saccage sans honte et (presque) sans remords, et en se voilant la face, notre héritage commun – l’œuvre offerte et façonnée depuis des millénaires – nécessaire à l’existence de tous...
On ne peut parler aux hommes. On ne peut, en vérité, parler à personne. On ne peut qu’attendre – et accueillir ce qui vient – et offrir ce que l’on nous réclame... Et, dans cet étroit passage, être sans se soucier de l’histoire et du devenir – ni même de l’état du monde, des âmes et des visages. Et rétablir (en nous) ce silence pour qu’il puisse (en son temps et à sa mesure) rayonner en ces lieux de perte et d’absence – et dans tous les cœurs suffisamment tristes pour s’ouvrir... L’ineffable, sans doute, n’a d’autre envergure pour l’homme. Un rien dans le néant – c’est-à-dire presque tout – le passage et l’ouverture de la lumière dans ce vide permanent et éternel...
Le carnet, le sac et le bâton nous auront, à dire vrai, presque toujours accompagnés au cours de nos pérégrinations quotidiennes – et tout au long de cette longue marche vers notre centre.
Et les mille visages des bêtes (et jusqu’aux plus minuscules) que nous aurons croisés... Et les mille nuages que nous aurons vu défiler... Et les mille arbres, les mille herbes et les mille fleurs qui nous auront attendris, étonnés, écoutés et secourus... Et les quelques figures humaines que nous aurons aimées... Et ces quelques milliers de pages que nous aurons griffonnées... Voilà à peu près tout ce qu’aura été notre vie...
Quant à ce qui nous a animé intérieurement, comment en parler de façon humble et décente... Des élans, des secousses et de la tristesse parfois. Et un sentiment progressif d’ouverture et de profondeur – comme une épaisseur, parfois mise à mal mais jamais démentie – qui nous aura offert d’explorer le pressentiment du silence et de la joie autant que celui de l’infini et de l’éternité...
Et marcher sous le ciel, au cœur de ces horizons – dans la plus haute solitude – fut toujours chargé d’émotions. Et cette marche – ce cheminement – dessinèrent au fil des années, une forme de gratitude, de reconnaissance et d’émerveillement de plus en plus manifestes et permanents. Et ces instants – et cet espace – furent l’occasion de découvrir tous les mondes possibles (ceux du dedans comme ceux du dehors) et de les relier autant que nous en fûmes capables. Et ce fut, je crois, pour nous la seule manière possible de participer à l’enchantement de l’être et de l’existence...
Vivre et exister sans écrire se seraient, sans doute, montrés insuffisants. Être aurait peut-être contenté notre âme mais l’écriture s’est (très vite) imposée comme un élan vital – une nécessité absolue presque plus précieuse qu’éprouver la vie et la saveur de l’impersonnel – et qui nous aura permis de satisfaire notre (si vif et tenace) besoin de témoigner, de partager et d’accompagner (autant que possible) ceux qui, comme nous, ont toujours cherché un peu de sens, une consistance – la vraie vie – cette forme de liberté et cette joie derrière les péripéties, la misère, l’indigence et les apparences du monde et de l’existence...
Et nous continuerons d’être seul(s) malgré la foule, la présence et l’amour de quelques visages. Et, sans doute, plus seul(s) que jamais...