Carnet n°145 L’âme, la prière, le monde et le silence
Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence
Une parole, comme une fenêtre, donne à voir le monde – et dans le monde, les pierres et les visages – et derrière, le plus vaste – l’infini qui se dérobe…
Quelque chose – quelqu’un peut-être – crie, murmure et danse au fond de notre absence. Un Dieu – un jour – plus vrais que notre vie – plus vrais que notre chair et notre visage. Le silence, peut-être, aussi pur que la neige…
Hors de la mémoire subsiste le rêve d’un franchissement – cet allant qui nous porte vers nous-mêmes. Avec, dans chaque main, une lune aussi ronde que le jour – aussi ronde que le temps – et ces barreaux qui emprisonnent nos têtes – éclairées déjà par cet inépuisable désir de lumière…
Pays de seuils, de deuils et de peu de scrupule où les visages ont les traits de la mort et de la lumière – et le voyage, des allures de tombeau (de triste sépulcre) – où l’effacement, pourtant, sonne la réconciliation du regard avec les ombres et les pierres – le franchissement des frontières qui nous séparent de ce qui dure – et l’émerveillement sur ce qui passe sur le fil du temps…
L’aube encore, partout – en éclairs qui s’offrent à travers les grilles de nos cages…
Des rivaux, mille limites au-dedans de tout ce qui s’émiette et s’évapore. Grains, flaques, buée. Comme la tentative discrète (et incomprise) de sonder les mystères du monde…
Toujours à distance de ce qui nous sépare – et dont le franchissement sonnerait, pourtant, le glas des frontières…
La poésie de l’Autre comme l’étincelle qui propage le feu de notre (propre) parole poétique – le prolongement d’un silence véhiculé par des lignées de voix à l’âme éprise – fascinées par ce qui les dépasse – le mystère de toute vie et de toute naissance – et la possibilité de vaincre la mort et l’apparence, parfois si atroce, de ce monde…
Nous marchons souvent comme les fous et les morts – dans cet outrage (permanent) à la vie et aux vivants – sans savoir que nos pas sont porteurs d’un mal incurable – multiple ; l’ignorance et la nécessité de la survie qui donnent à nos foulées des allures d’outil sacrilège dont chacun use et bénéficie autant qu’il en paye le prix…
Les poches pleines de cette joie qui tend la main – et offre à la vie ses mille bouquets – et le rien du partage – pour façonner un monde plus beau et plus vivant – et, sans doute, moins cruel – et donner aux murmures et à l’étonnement le goût du silence…
Nous pleurons comme les enfants dans les jupes de celui qui ne se laisse voir – et qui ne s’apprivoise que dans le silence – et les prières muettes – sans réclamation…
Quelque chose – quelqu’un peut-être – crie, murmure et danse au fond de notre absence. Un Dieu – un jour – plus vrais que notre vie – plus vrais que notre chair et notre visage. Le silence, peut-être, aussi pur que la neige…
La langue, la lumière et le monde. Assis si maladroitement en nous que leurs éclats écorchent davantage qu’ils ne guérissent le doute et les malheurs…
Supplique mécanique des voix qui, à l’approche du silence, trépignent davantage dans leurs prières. Comme si Dieu pouvait leur faire franchir, d’un seul saut, ce qu’elles ont amassé – et ce qui les encombre – depuis la naissance du monde…
Un oiseau silencieux patiente dans nos gestes fébriles – guette l’incandescence – ce pourquoi nous sommes nés…
A notre porte, les frontières du silence sur lesquelles traînent encore nos voix – tous les délires de l’âme épuisée par la prière…
Yeux percés par trop de savoirs – et trop de pouvoir – aveugles encore à ce qu’offrent la solitude et la candeur…
Le tumulte des oiseaux, le silence et l’envergure de la mort dans nos œuvres – nos ouvrages – qui défient les colonnes du temps. Appelant, au fond de la solitude, un espace d’émerveillement et de gratitude tourné vers le monde...
Terre, livres, pierres étalés dans un coin de la chambre ouverte sur le jour – ouverte sur le monde – près des pages sur lesquelles se consument le rêve et la mémoire – et où se clarifie (et se propage) le silence…
Un versant derrière l’inquiétude – une ombre étalée en signes déchiffrables. La nuit et le rire sur ce que dessinent le ciel et les hommes. Et quelques mirages tracés à la craie. Le froid des jours et le sommeil des visages. Quelques notes encore pour déterrer les racines qui enfantèrent le sang dans nos veines – et ces élans par-dessus les toits pour fréquenter les forêts et les oiseaux qui traversent l’hiver. Le bonheur tout naturel de vivre, en somme…
L’évidence encore sur ces pentes menacées par la certitude d’exister – et le roulis des pierres emportant les hommes dans leur chute. Une arène, quelques labours pour tacher la neige neuve qui a recouvert le sable. Des années perdues – gâchées peut-être – par l’attente (si vaine) des récoltes – avec, au loin, le chant des oiseaux – rescapés des hécatombes. Puis, de nouveau, le silence et la nuit. L’éternel retour des tristes saisons…
Que reste-t-il de la parole abandonnée sur le sable… A-t-elle réussi à se déposer, en petits éclats, derrière les fronts…
Une parole, comme une fenêtre, donne à voir le monde – et dans le monde, les pierres et les visages – et derrière, le plus vaste – l’infini qui se dérobe…
Ciel, partout, qui déborde – qui dévale et s’insinue là où l’on s’efface…
Et cette insoumission aux malheurs qui nous éloigne du plus juste. Comme un refus – une insubordination totale à ce qu’est la vie – et à ce que nous offre la moitié du monde…
Doués d’un vertige que nous ignorons. Comme des animaux blessés – traqués jusque dans leur chair – refusant le silence – la bonté du ciel qui s’offre à la plaie – qui, peu à peu, nous vide de notre sang…
Un monde où il nous faut composer avec la douleur de vivre – et le mystère de l’être. Un monde sans amitié où l’on révoque – et répudie – les fous, la pauvreté et l’admirable abandon à ce que nous ignorons. Un monde arrogant – et fier de ses conquêtes et de son actualité – qui méprise la mort et l’intelligence. Un monde aux gesticulations pathétiques dont il faut s’éloigner…
L’exil comme unique possibilité, peut-être, pour aimer les visages – chaque visage de ce monde…
On glisse, on tombe et on se relève – toujours plus léger. Comme si le destin nous façonnait à coup de chutes et de soustractions. Dessinant un chemin – un long chemin de supplices parfois – pour nous initier aux vertus de l’abandon et de l’effacement – à cette humilité docile – authentique – acquiesçante – sans nom ni visage. La seule gloire possible de l’homme, en vérité…
La lumière, le calme et la solitude. Cet espace plus ample que notre âme qui donne au silence et au jour cette envergure si radicale…
Quelques cimes encore par-dessus la neige. Dans cette ascension sans fin qui enchaîne les voyages – et les étapes – sous la lumière de ce qui demeure…
Pas encore si fébriles – soumis aux frémissements du temps et à ces embardées qui ressemblent à d’étranges dérives…
Nous ignorons le malheur penché sur nous. Comme un œil pris dans les bourrasques et les tourbillons – englué sur les chemins de pierres – au milieu des épaves qui jonchent les paysages du monde – sous la lumière de quelques étoiles qui éclairent (médiocrement) les pas…
Un nouveau jour – un nouveau printemps – se dessinent sous nos ailes laborieuses. Un visage sur le sable tracé par le chant de la lumière. Quelques pas encore dans la boue. Un éclaircissement de la voix. Le franchissement du seuil où les rêves se rompent pour un espace plus clair…
Qu’avons-nous (donc) à dire de plus fulgurant que le silence…
Hors de la mémoire subsiste le rêve d’un franchissement – cet allant qui nous porte vers nous-mêmes. Avec, dans chaque main, une lune aussi ronde que le jour – aussi ronde que le temps – et ces barreaux qui emprisonnent nos têtes – éclairées déjà par cet inépuisable désir de lumière…
Ici n’est comparable à aucun ailleurs – plus réel que tout autre lieu – toujours embelli par le rêve…
Nous sommes cet instant – et ces visages à portée de regard – à portée de main – qui dansent à la manière des astres autour de leur mort. Nous sommes le sable et la patience des pierres. Nous sommes le vent et le soleil qui griffent – et caressent – la peau. Et ce monde où s’entassent les carcasses. Nous sommes la mort qui suce la chair – et qui léchera les restes de nos os enfouis quelque part sous la terre…
Entre hier et aujourd’hui, nous avons désappris ce qu’aura inventé le monde pour nous distraire – et nous soumettre à l’obéissance.
Et nous aurons lancé plus d’un poème à la gloire de ce qui ne peut nous échapper. Nous aurons expérimenté l’angoisse, le désir et l’aurore – et cette folle possibilité d’un retour vers ce qui a précédé notre naissance…
Malgré les dérives de la chair entre la terre et l’horizon des astres, jamais la mort n’évincera cette fièvre d’infini qui dessine, déjà, la courbure du ciel au cœur des prémices du voyage…
Nous renaîtrons dans les débris du langage – paroles humbles, oubliées des civilisations anciennes, piétinées par les tourments et les égarements du monde. Nous reviendrons comme les visages et la tempête pour défiler le hasard et l’attente (absurde) des vies prochaines – et retrouver le sable, le sang et la terre. Nous deviendrons ce qui s’avance sans frémir – et sans brusquerie – et le moment décisif du passage. La vérité que ne peuvent enfermer – ni avilir – les noms et les désirs. L’aveu d’un possible. La victoire du réel et de l’éternité sur la mort et l’imaginaire…
Nous ne revendiquons ni la paix ni le recommencement. Ni la vie, ni la mort – ni même l’innocence du renouveau. Et moins encore les idées que nous échafaudons à leur sujet. Nous ne revendiquons ni la connaissance, ni la vérité – mais notre présence – et notre goût pour ce qui demeure au-dedans de ce qui s’efface…
Sans repère, sans refuge. Dans ce passage permanent du temps qui passe. Entre mille choses – mille êtres – mille visages. Au milieu de tous les gués. Au cœur du regard immobile sur l’incertain qui, en nous, creuse son chemin à travers nos pauvres certitudes…
Angles, pics, pentes, coteaux et recoins – les multiples visages du même désert. Arbres, pierres, herbes, bêtes et hommes – quelques figures embarrassées devant le même silence – ce mystère à l’œuvre bien avant la naissance du monde…
Ce que nous révèle le plus seul au milieu des ailleurs rassemblés – parmi tous ces visages éparpillés dont la gloire cessera avec la mort…
Au seuil de ce vrai nom qu’est l’exil où les errances ne sont plus que joie…
A chaque souffle recommence la passion – l’élan du verbe qui cherche, à travers ses tirades, son éclosion, son épanouissement et sa fin – jusqu’à l’épitaphe finale – jusqu’à l’effacement – le silence d’avant l’écriture – le silence d’avant le monde…
Demain sans moi sera la marque du jour – de la liberté née de l’effacement. Le signe que l’élan aura rejoint ce qui l’a précédé – l’origine première du monde, des êtres et des choses…
Un tremblement accompagne parfois nos lignes. L’indécision du geste et la timidité des mots. Tout autant que l’impudeur de révéler ce qui ne peut être atteint que sans témoin – dans la solitude totale de l’être exilé du monde – à l’écart des yeux dont l’emprise, parfois, peut rester (atrocement) vivace…
Il ne peut y avoir de croisade contre la bêtise. Le plus bel élan sera toujours celui de l’attente – de l’accueil des grimaces et des simagrées – et du retour à la solitude et au silence. L’exil, en somme. Le retrait nécessaire à la patience au cœur de cette sagesse qui laisse le monde s’extraire, à son rythme, du sommeil, de la prétention et de la faim…
Laissons nos chants d’adoration se résoudre au silence – et se résorber en acquiescement – en aire d’hospitalité pour accueillir ce qui surgit dans nos vies encore si rêveuses et sauvages…
L’éphémère n’est jamais le signe du tragique et du hasard. Mais celui de la beauté qui s’offre au plus provisoire. La marque de l’éternel qui nous guide jusqu’à lui à travers nos intervalles…
L’air, l’eau, le feu et la terre surgissent dans l’espace – et se convertissent en vibration – en souffle. Ils dessinent mille visages pour donner aux yeux l’illusion d’un monde – d’une apparence – pour soulager d’abord notre solitude, puis pour nous y plonger et l’explorer jusqu’à la folie à seule fin de nous transformer en regard – en Amour – en présence pureaffranchie des figures de la diversité…
A notre suite, la nuit et ses traînées de folies qui nous font nous déhancher pour maintenir une forme d’équilibre au milieu de ce qui tourne sur la neige comme des choses – comme des bêtes sauvages. La fin d’un chemin. Le seuil, peut-être, d’une ère nouvelle où les routes auront la couleur du silence – taché, sans doute encore, d’un peu de sang…
Notre main s’agite sous la dictée de l’incompréhensible. Elle court, elle court pour dire ce que les hommes apparentent à l’indicible – pour énoncer le moins sauvage du monde et la beauté des âmes abandonnées au cœur des rivages – livrées au froid des sépulcres qui ornent les chemins…
Nous passons mille jours – et mille nuits – sur terre sans voir ni l’effroi, ni le mystère de ce bref passage. Retenant notre souffle, dès la première heure, pour ne pas crier – et ne pas nous rompre – devant la fureur du monde. Les mots coincés au fond de la gorge laissant tout juste passer assez d’air – un mince filet seulement – pour survivre à l’atrocité de ce qui nous entoure…
Une route froide – interminable – au milieu de l’hiver. Comme un enfermement au-dehors qui confine l’âme à chercher son feu au-dedans – loin de la cendre et des visages offerts – et comme abandonnés – par le monde…
Nous nous heurtons à ce que nous avons bâti pour affirmer notre éclat – notre existence. Pourtant, un jour, il nous faudra tout détruire – et anéantir jusqu’au moindre amas – pour effleurer l’espace et la liberté que nous avons emprisonnés dans les tours, si souvent impénétrables, du désir…
Nous descendons vers un jour que nos lèvres, à force de paroles, ont fini par assécher. Une rosée plus libre – et plus belle – que le poème. Un silence moins fragile – et moins hésitant – que nos lignes. La consécration, en somme, de notre effacement…
L’espace entre nous – entre les mille choses du monde – en dira toujours davantage que nos vaines dissections et nos inutiles descriptions et analyses des visages et des objets. Le foisonnement et la diversité ne sont que l’apparence d’une unité jusqu’à présent invisible par l’homme. Le monde n’est qu’un corps – et plus exactement, qu’un infime élément d’un corps bien plus vaste – dont nous sommes, de toute évidence, les yeux uniques et éparpillés…
Un monde, un visage, une terre, une fleur, un arbre, un enfant que l’on rencontre – et que l’on découvre, chaque jour, comme les premiers – et non comme les chaînons d’une suite interminable…
L’espace et le silence au milieu de la solitude et de notre absence – aussi exigeants que leur ampleur. Et les seules conditions pour aimer ce qui vient vers nous…
Il n’y a d’heures plus belles que celles du plein jour lorsque l’Amour (nous) délivre de ce que l’on a toujours haï, renié, condamné – et que la vie et la mort révèlent la fragilité du plus précieux ; ce regard en amont du feu, des flammes et de la cendre qui livrent le monde et le temps à l’oubli et à la dévastation…
Pourrait-on seulement nous entendre dans ce silence incandescent – muet à force de coups et de réenchantements affranchis des vertus et des atrocités du monde…
L’âme, une fenêtre pour demain – ouverte sur l’impensable – l’impérissable. La clarté qui demeure au milieu du sommeil. La seule espérance, en vérité, pour échapper à la nuit de l’homme…
Prisonniers d’un monde dont les barreaux séduisent et rassurent. Comme du grain offert à la lutte et à l’apitoiement. Captifs d’un sommeil qui donne à la solitude un air de fête et de partage – et à nos ongles le courage nécessaire pour griffer les murs et fouiller la poussière de notre cellule…
Solitaire parmi la foule – et les souvenirs en pagaille qui rivalisent pour nous donner le sentiment d’avoir vécu une existence digne et appréciable entourée d’âmes aimables et charmantes…
Le cœur en silence – chargé de trop de poids – de trop d’idées et de trop d’images – pour accepter le vide qui l’étreint et le compose. Mains et âme portant le fardeau commun de l’homme sans oser rompre la malédiction du temps et de la mémoire…
Une main donne ; l’autre reçoit. Et une âme s’approche des visages qui marchent seuls – ou par deux parfois – ou en groupe, le plus souvent, pour donner du courage à leur solitude ou la tromper par des rires et des connivences fragiles et éphémères – sans même une main – sans même une âme – à laquelle offrir son trésor. Pleurant parfois entre deux élans, le front appuyé contre la vitre qui la sépare du monde…
Un bruit, une voix, une ardeur où glisse parfois la parole. Et le besoin d’un écho – même lointain – même étranger à notre langue – pour donner à nos lignes – anonymes – une raison d’être et de se faire entendre. A la recherche, peut-être, d’un visage derrière le silence…
Un monde, un jour, des lèvres. Et cette parole encore franchissant tous les abîmes – et tous les déserts – pour atteindre (et révéler) ce qui demeure au cœur de l’éphémère…
Quelque chose flotte au-dessus de la vérité. Un sourire – un secret peut-être – qui étonnerait bien des yeux penchés sur leurs livres...
Dieu lui-même, accroupi au milieu des jeux et des joueurs – agenouillé avec ceux dont les mains se sont jointes en prière – accolé à tous les visages que l’on frappe – retenant discrètement, sans doute, les mains sans pitié qui se jettent dans la bataille. Dieu partout – et plus qu’ailleurs peut-être, dans le silence de ceux qui regardent – conscients de leur impuissance à intervenir – laissant les farces et les farceurs à leurs joutes et à leurs ambitions…
Tout s’ouvre – et se livre – au feu permanent de la déperdition. Mains, langage, visages, prières. Ce qui s’étreint comme ce qui s’arrache. Ce qui s’avance comme ce qui s’efface. Ce qui passe toujours au milieu du silence…
Nous implorons d’une main le pardon que l’autre piétine. Nous prions l’impossible – la cessation de cette lutte acharnée entre les forces du monde – et des âmes – en équilibre au milieu de ce qui les porte et de ce qui les foudroie…
Il faudrait nous arracher à cette terre qui se perpétue de ses massacres – où ce qui est donné est (presque) aussitôt repris – où tout se prolonge à travers ses crimes – et où les crimes ne sont que les possibilités du renouvellement de ce qui a été blessé – et qui ne peut durer dans la proximité de la violence…
Il faudrait devenir plus grands que les instincts – et plus forts que la peur qui nous incite à continuer – à répandre le pire dans la croyance de pouvoir y échapper. Il faudrait plonger au cœur du feu – et se laisser brûler par les flammes – pour devenir l’eau – et la chair – réparatrices – acquiesçantes – libres des jeux et des atrocités…
Il n’existe aucune appartenance totale sinon à l’être – à la conscience et à l’énergie entremêlées – unies – à travers la multiplicité de ses visages…
Comme un cri violent contre la peur. Comme une braise – un soleil – sur la peau que l’on assassine. Et, pourtant, on se tient debout – écorché vif peut-être – mais paré à toutes les sournoiseries – au plus près d’une mort qui nous ressemble…
Et ces os mal enterrés qui se disputent notre mémoire. Comme la promesse d’une identité qu’ils voudraient éternelle – et qui, pourtant, s’effacera avec l’amoncellement d’autres os, plus neufs, sur les anciens…
Un théâtre où la parole parodie le silence – où les danses ne sont que l’imitation d’une vie promise à la mort – où les personnages jouent les âmes candides – et où les masques nous font perdre la raison – et que l’on pourrait franchir d’un seul bras levé vers le ciel – au-dessus d’un mondé voué qu’à son propre mirage – qu’à sa propre légende…
Tout arrive – et s’efface sous la neige. Le silence d’un autre monde – inconnu – incompréhensible – par les hommes. Comme le ventre d’un ogre aussi vaste que le ciel et l’océan réunis. Et nous voilà happés par cette bouche à la langue plus puissante que les vagues. Et nous voilà, bientôt, hachés menu – et digérés – inexistants au milieu du sang et des larmes que l’on entend couler le long des parois…
Partis encore vers un autre âge – une autre légende – animés par cette foi d’arriver, un jour, quelque part – en des lieux moins tristes et moins noirs...
Une silhouette se dessine derrière la grâce. La main du vent, peut-être, qui fait défiler les visages pour les rassembler en une seule figure – en une seule voix – celle du silence qui pénètre déjà nos âmes si dociles et sauvages…
Mains levées contre l’imposture pour ressusciter l’épaisseur oubliée – massacrée – par nos frondes et nos conquêtes. Un pas seulement vers ce que nul ne peut étreindre ni oublier. Le juste endroit où nul jamais ne laissera la moindre trace…
Un souvenir – la volupté d’un songe – qui porterait l’avenir entre nos mains – et l’effacement au milieu du monde. Comme la seule échappée possible…
Une parole – quelques paroles – pour soi. Pour ne pas oublier le silence…
L’ivresse de notre pauvre mémoire tournée vers ce qu’elle ne peut réédifier – les miasmes des souvenirs qui nous font comme un bouclier contre ce qui s’approche – et réclame son dû : notre entière attention à ce qui existe aujourd’hui – à cet instant même…
Parcours sur des chemins encore trop pentus pour deviner l’horizon promis. Et ces pas dans le juste sillage du silence, porteurs à la fois de tout ce qui nous a précédés – de nos mille voyages antérieurs – et de tout ce qui est nécessaire pour s’affranchir du périple. Ce qui est là présent, simplement, au milieu de notre foulée et des visages à nos côtés – sur ces pierres qui ont déjà vu le monde mille fois tourner et se perdre…
Boire d’un seul trait à cette source du partage – et offrir aux rivières le déni de la boue et des caniveaux qui nous auront vu nous approcher de l’espace – et jeter nos rêves pour un réel – un monde – plus simple que nos choix – ces demi-mesures toujours vouées à la controverse…
Nous franchirons les frontières qui nous séparent du sol – du monde – et de cette porte au milieu de nulle part qui débouche sur cet intervalle hors du temps – où le jour embrasse la nuit (et lui pardonne) – où les visages perdent leur effroi pour la couleur de l’innocence – et où le cœur, enfin uni, devient plus grand que toutes les fresques du monde qui dépeignent un Dieu au visage si inaccessible et intransigeant…
Le poète penché sur ses pages, au milieu de l’automne, se moque du froid, des jours et de la solitude. Quelque chose avec lui s’est penché sur son souffle – sur sa main – pour trouer le ciel des hommes, inventé par la peur et le mensonge. Il dit tout – affirme l’essentiel – et décourage la mort d’arriver trop prématurément et la cendre de recouvrir tout ce que nous avons essayé pour être des hommes. Il sait qu’il ira seul vers ce que le monde ignore – et récuse de (presque) toutes ses forces. Il s’avance, au-delà des égarements de l’âme et du langage, vers le silence et l’effacement – la seule issue possible pour que sa parole devienne éternelle – et puisse (enfin) être comprise…
Un chant au milieu de l’incertitude – celui de l’évidence d’être – et de vivre au milieu du monde et des visages…
*
Une nuit sans visage. Puis, soudain, le surgissement d’une lumière qui réveille l’âme assoupie et tremblante…
Une pierre, un bout de terre. Et l’âme déjà plongée au cœur de l’infini. Voilà ce qui nous est offert pour le voyage avant que les visages ne viennent tout ternir et abîmer…
Un ciel, une ombre et la magie de la lumière qui sait si bien manœuvrer au milieu du noir – au milieu de la nuit…
Le jour, parfois, nous enchante. Et notre boiterie prend alors des allures d’envol…
Le chemin se dessine au milieu de tout. Monde ou désert – qu’importent les lieux pourvu que l’âme abandonne son poids et ses rêves…
Nulle part sera, bientôt, rejoint – aussi sûrement que le silence…
*
Le plus pur de l’âme est le silence – toujours sans patrie – et sans ascendance...
Et nous pouvons le rencontrer lorsque nous devenons le lieu de la prière – affranchi(e) du rêve et du désir. Notre esprit, notre existence et nos mains se transforment alors en aire d’accueil – et se mettent au service du plus sacré et de ce qui se présente devant nous…
Sois heureux avant que n’arrive la mort – et que l’avenir ne contamine ton sang. Sois heureux des jours – du quotidien – des visages – offerts – livrés à tes mains. Sois heureux de cette nuit où hurlent (encore) les chiens affamés. Ne te méprends pas sur les briques brunâtres empilées par les hommes. Ne te méprends pas sur les fleurs qui poussent le long des rivières. Ne te méprends pas sur le soleil entrevu par la fenêtre de la chambre. Ne te méprends pas sur la manière dont le monde occupe les existences. Sois le premier à la suite de ceux qui t’ont devancé sur le chemin. Sois le premier qui osera être véritablement vivant. Sois celui par qui seront annoncées la lumière et la tendresse. Et qui que tu sois – et où que tu ailles – n’oublie jamais l’infini qui te porte – et de vivre pleinement avant de mourir…
L’autre côté du monde – l’autre côté des choses – révèle le regard affranchi des griffes du désir et du devenir – soulevé par le silence et l’infini – porteur toujours de la plus grande innocence…
L’aube encore – souriant devant notre mutisme – devant ce silence qui en dit long sur la nuit, le froid et la pluie que nous avons dû traverser – et sur notre patience à guetter les premières lueurs du jour…
Une terre, un ciel, une tombe. Quelques sourires, quelques mains tendues, quelques poings levés – vite passés – et si lentement oubliés. Puis, quelques cierges pour accompagner notre dernier souffle – scellant la fin d’une traversée – et la poursuite, bien sûr, du voyage…
Cette parole (la nôtre) est le signe d’une folie à peine décelable qui se jette entre les tempes pour dire l’absurdité de l’espoir et du mensonge – et détrôner le hasard juché sur les pistes où le langage s’est dévoyé – et a corrompu sa mission d’innocence et de découverte pour devenir l’outil – l’instrument affûté – au service du rêve et de la bien-pensance…
La mainmise des siècles sur la terre – livré(e)s à mille équations insolubles. Tournant – et faisant tourner les têtes – au milieu d’un suicide programmé. Faces noires – rongées par leur incapacité à se résoudre – et à retrouver la pureté et l’innocence d’avant la naissance du monde et des hommes…
Quelque chose comme une reddition serait, sans doute, nécessaire. Une allégeance à ce qui tremble – à cette sensibilité en amont de l’esprit qui soupèse le pour et le contre et qui finit par détruire tout ce qui l’indiffère – et tout ce qu’il ne peut comprendre…
On écrit sous l’autorité – et la responsabilité – d’un ciel qui, peut-être, nous fait défaut. On écrit pour rompre l’indifférence et convertir la peur en silence acquiesçant. On écrit pour ceux qui tremblent dans l’arène et ceux qui désespèrent de leur destin. On écrit pour que se redresse ce qui nous sépare de la joie – et l’exposer, bien en évidence, à ceux qui douteraient encore de leurs entraves. On écrit pour rompre et traverser les frontières – et pour ceux dont l’âme est encore prisonnière. On écrit pour tous ceux qui rêvent d’une allégresse et d’une intelligence perdues – fourbues à force de guerres et de malheurs. On écrit à la limite du possible – à la limite de l’exprimable – pour que l’invisible soit vu – et célébré comme la seule loi. On écrit pour affirmer la présence de l’impossible au milieu du monde – et au cœur de chacun. On écrit pour que nous osions enfin être des hommes.
On écrit... et demain, sans doute, écrira-t-on encore…
L’Amour redonne à la vie et à la mort ce que nous leur avons emprunté. Il rehausse ce que nous avons piétiné – et oublié sous trop de désirs. Il fouille nos yeux à la recherche d’un espace vacant pour y déposer le baiser nécessaire à l’abandon – et scrute notre innocence pour réhabiliter l’écoulement naturel de sa source. Il œuvre ainsi avec patience, tout au long de notre vie, avec l’ardeur des naïfs et l’indulgence des sages – à seule fin de nous hisser jusqu’à ses hauteurs – et de nous voir briller – et rayonner – avec la même ampleur que l’élan qui a su traverser nos origines…
Ce qui s’ouvre demeure au-delà de la mort. Ainsi continuons-nous, de vie en vie, à rejoindre ce que nous sommes…