Carnet n°148 Le réel et l’éphémère
Regard* / 2018 / L'intégration à la présence
* Ni journal, ni recueil, ni poésie. Un curieux mélange. Comme une vision – une perception – impersonnelle, posée en amont de l’individualité subjective, qui relate quelques bribes de cette vie – de ce monde – de ces idées – de ce continuum qui nous traverse avant de s’effacer dans le silence…
Nous ne comprenons ni le jour, ni la nuit. Ni le temps, ni la mort. Suspendus à trop de rêves pour n’appartenir qu’au réel – et insuffisamment lucides et clairs pour laisser s’approcher la vérité…
Ce que nous atteignons n’est, sans doute, qu’une secousse dans notre sommeil. Le rêve d’un autre rêve moins épais que les précédents…
Il y a des mendiants et des étoiles – et des sages venus rehausser l’éphémère et offrir à la nuit un jour – une lumière – un ciel moins étoilé…
Œuvre permanente – multiple – obscure – souterraine – offerte à tous – mais jamais soumise au regard de quiconque. Jamais confirmée. Jamais contestée. Jamais confortée ni désapprouvée. Ignorée des âmes. Alimentée seulement par le monde et son propre élan. Tâche anonyme entre toutes. Labeur secret et merveilleux de l’impersonnel, des sages et des poètes méconnus…
*
Un ciel bleu couronné de vertus. Et ces lèvres chaudes qui lancent leurs baisers comme une neige délicate sur tous les visages recroquevillés dans leur peine. Ni tristesse, ni dégoût. Une saveur. De longues heures – une vie entière peut-être – passée(s) sans astreinte à exister pour presque rien – et irremplaçable(s) pourtant…
A l’étroit – au loin – entre deux oiseaux blancs qui lancent leur chant comme un message vers ceux qui attendent – tristes et naïfs – parmi les pierres, le silence – comme une fleur plantée au milieu des dérives – au milieu des jardins – soucieuse de l’eau et de la sueur versées dans toutes les flaques du monde…
Herbes partout qui dansent au milieu des forêts – au milieu de l’enfance. Compagnes de toutes les mains et de toutes les sagesses – offertes au dédain des âmes éprises de puissance…
Regard plus sensible qu’humain sur un monde voué au désordre et aux secrets – aux petits mensonges édifiés pour paraître moins idiot que les questions que l’on tait…
Un son, un songe. Quelque chose de moins affûté que le réel. Et l’attention – le silence – lisse – lisse – autant que la parole compte d’aspérités…
Rivières, routes, montagnes, sources, visages. La même aubaine – le même secret. Merveilleux au fond de l’âme portée aux détails et au fond des choses. Et dangereux, parfois, pour les yeux si avides d’apparence qui se brûlent à leurs mirages…
Les battements du cœur moins vifs que l’Amour qui frappe à toutes les portes…
Lueurs toujours secrètes de la contemplation – cette incarnation, sans cesse recommencée, du regard au milieu de la chair si fragile – si éphémère…
Le plus humble du jour – comme un matin sans sommeil qui aurait redonné sa place au réel – et éloigné tous les rêves et les mensonges…
Voyageur au milieu de ses bagages – tête humble et droite – et souliers trompeurs – crottés d’une boue nécessaire à l’immobilité…
Temples construits sur le néant – la vacance d’une attention nécessaire – indispensable – vitale. Dieux et ancêtres honorés pour rompre (vainement) la peur et conjurer un destin voué au labeur, au rêve et à l’espoir. Et cette soif qui gronde – et se répand comme une fièvre sur les visages démunis – insatisfaits – à la recherche d’un autre jour…
Un feu mordant nous hante et dévaste l’oubli et l’arrogance pour surmonter les obstacles érigés à son passage. Une saine promenade, en somme, pour nous délivrer des rêves et des mensonges qui s’accumulent sous la glace – et les faire fondre à coup de vérité – cette volupté indécise et farouche qui, une fois libérée, ruisselle sur le monde et les visages…
Un sourire, un jour et mille saisons pour l’homme dont le front s’élève au-dessus des rêves – au-dessus des tours construites, peut-être, pour toucher le ciel et donner à la terre un air de conquête, des allures de fête et la certitude de l’apocalypse prochaine…
Caves, quais, escaliers. Des rêves, de l’ombre et de la pluie. Et autant de prétextes pour aller et venir entre le réel et l’illusion – entre le mensonge et la désespérance…
La foule, l’enfance, l’alcool. Le festin des entrailles. L’interrogation suspendue. Le foisonnement de tous les délires et de tous les caprices…
Une voix – autre part – nous appelle. Crie – encourage – admoneste – les pas apeurés sur les pierres et les pages, les yeux plongés dans l’encre et l’horizon et les bouches muettes à force de coups et de refus. Si proche des grilles contre lesquelles s’appuient tous les fronts rêveurs…
Combats, sang, civières – des lits d’infortune au milieu de la mort…
Chaleur défaite. Ambition perdue. Souliers mouillés par les larmes et la rosée du matin qui a vu mourir la nuit (la nôtre sûrement). Assis sagement, à présent, au pied d’une veille interminable au milieu des rires et des tombes – devant tout ce qui ressuscite après la mort…
Assis parmi tous ces songes qui agonisent…
Grisé par tous les élans, tous les parfums et tous les rêves qui chantent le printemps…
Visage à l’envergure d’exil. Oiseaux sommeillant dans l’étroitesse des branchages. Chemin s’élargissant au-dessus des cimes. Dans l’attente d’un envol – d’un passage à travers la mort…
Closes les saisons – recluse la mémoire – au fond de ce qui a peur. Prisonnière de ses tours, l’âme assise au milieu de ses peines. Aussi malheureuse qu’est libre la parole du poète…
L’étreinte – la moquerie – ce qui donnait autrefois à notre visage cet air insatisfait – défaits à présent. Ne restent plus qu’une caresse sur le dos de la nuit, un parfum de fête sur les doigts tachés d’encre et le secours d’une parole offerte au silence…
Paroles emphatiques et besogneuses – nées du premier envol – s’essayant désormais au silence. Célébrant la simplicité des jours, le quotidien sans orgueil et le visage effacé, peut-être, pour toujours…
Un rythme s’impose à la parole – à la voix qui se démène sur la page – qu’il ne faut confondre avec l’élan du désir et l’ambition du poète. Comme un soleil – ou une pluie parfois – se mêlant au chant tantôt triste, tantôt joyeux de celui qui écrit…
Tout s’élance – se jette – et se rattrape d’une main hésitante dans un temps que nul ne connaît – et que nul ne peut percer sans se voir aussitôt englouti – happé dans une sorte d’apesanteur et d’immobilité – où ce qui passe a l’allure du rêve ; un peu de matière – un peu de souffle – des ombres provisoires – incroyablement éphémères – au cœur du silence…
Avenir et souvenirs médiocres – inutiles à la ferveur du plus présent…
Boucles, flots, torrents. Pagaille des mots déversés sur la page – cherchant la simplicité de l’eau et la transparence de la plus infime goutte – comme un nectar précieux – éternel – plongé au cœur de l’Unique – au cœur de chaque chose – au cœur de chaque parole – pris séparément…
Et derrière l’abondance, le foisonnement et la truculence du langage gît toujours, à l’état brut, un joyau – introuvable par celui qui survole les livres et les poèmes…
Il faut pour se donner la chance de goûter, comme lecteur, la saveur de la langue – et sa vérité – délaisser l’appétit et la profusion du poète – et se concentrer sur quelques lignes. Les isoler de tout contexte et les parcourir avec attention et lenteur pour y déceler, comme dans un miroir, son propre visage – et le silence et la simplicité de ce qui est éternel dans ce monde humain si sophistiqué, si bruyant, si provisoire…
Temps, morts, abandons. Le long chemin de l’épreuve. Le sentiment tenace de la peine. Et le cœur sombre prêt à tous les recommencements qui apprend, peu à peu, à se dégager des visages et des contextes – des saisons et des circonstances – pour découvrir – et vivre – le plus précieux ; le présent, la solitude et la vérité que dessine l’instant sur l’éphémère…
Rien devant les yeux – ni au-dedans du regard – sinon ce qui passe et s’attarde un peu…
Mate – brune – cette couleur du langage au centre du visage qui a défait l’horizon pour le silence – la lumière sortie triomphalement de son combat contre les lois brutales du sang et les instincts si obscurs des hommes…
Un doute, un temps, un chemin. Et le regard de la mort – presque goguenard sur tous les recommencements…
Une peine, un désir, une nostalgie. Quelques arpents – quelques instants – quelques visages – célébrés et (presque) aussitôt balayés par le temps et la mort…
La sang, la nuit, la solitude. Le revers de toute médaille. Les symptômes d’une vie passée sur la terre. Le destin des vivants agglutinés autour du feu et des étoiles…
Mille peut-être et mille pourquoi livrés non sans raison au silence. Et une seule réponse toujours au goût de tristesse avant d’en saisir (pleinement) la joie…
Rien ne nous enchante davantage que ce qui se tisse à l’envers de la vie – ce mystère né de ce que les hommes associent aux étoiles – vagues poussières célestes peut-être – et qui n’est compréhensible qu’en nous approchant des frontières qui nous séparent du plus sensible – de ce silence au parfum oublié…
Enclos au-dedans d’une vérité sans ciel – sans visage – sans Dieu – autant que sur la barque qui longe les rives de cette terre dépeuplée…
La parole endormie des psaumes ne profane jamais ni les rites, ni les croyances. Elle porte dans ses mains l’espérance d’une joie impossible – trop mensongère pour donner du poids à un ciel si lointain – et légitimer la force des malheurs. Et le cœur, un tant soit peu lucide, sait percer cette illusion pour emprunter la seule route possible – la seule route digne de la vérité – et entonner le chant du silence sans crainte, ni demi-mesure. Confiant dans l’espace qui le porte et le pose, si haut, dans la joie…
Seul – neuf – toujours dans les plus vives bourrasques. Envolé le poids de l’échelle d’autrefois que nous portions, comme un espoir – comme une croix – sur nos épaules fourbues…
Disparu l’homme épais aux pas pesants et à la parole vaine qui s’agitait dans son ombre autour de la lumière…
Une force en nous reste invaincue. Elle dort avec nous dans notre sommeil, lève les mains avec nous pour porter plus haut le message de l’innocence et s’agenouille, le visage livré à tous les périls, devant la magie à l’œuvre derrière les siècles – certaine de son équilibre et de son endurance pour affronter les tempêtes…
Seul face à ce qui arrive – et à ce qui emporte. Et si démuni lorsque tout s’effiloche…
Une épine dans le sommeil pique tous les séants non pour qu’ils se lèvent et poursuivent les rêves inventés par les têtes mais pour qu’ils se posent au-dessus des songes – et attendent la fin du monde – la fin des siècles – l’œil alerte et attentif à tout ce qui émerge au milieu des visages endormis…
Pluie, manteaux, éclairs. Et la hâte des têtes assoiffées de source qui pourchassent quelques folies passées par là – on ne sait pas bien quoi – un peu de poussière, sans doute, sous les bottes du vent…
Un miroir. Des visages et des corps qui ne sont que le reflet de ce qui s’élance vers tous les mirages – incertains de leur propre existence – nourris d’un peu de chair et d’espoir – et qui glissent, peu à peu, au bord du monde – aux marges du jour – pour découvrir – et contempler – ce qui demeure après tous les passages – lorsque arrive (enfin) la fin de l’illusion…
Tout se mêle au souffle et à la matière – soulevés par les courants. Tout se combine – et se recombine encore et encore – avec les vents, la boue et les étoiles – cherchant un destin parmi les fleurs, les visages et la glaise – cherchant un lieu – un ciel – plus sûrs et plus féconds que leur chute et leur (lent) délitement…
Un visage, une poursuite, quelques saisons. Et la même figure – le même éclat – partout de ce qui demeure une fois les frontières franchies – une fois tous les chemins parcourus…
Gisent à nos pieds des lambeaux de ce bleu infini – lacéré par les vents – déchiqueté par les hommes – tombé sans grâce sur les pierres que les pas piétinent sans un regard. Et ce sont nos yeux qui leur donnent le courage de persister malgré la pluie et l’indifférence. Et ce sont nos yeux qui leur restituent la couronne que les mains du monde, trop hâtives, ont jetée dans l’herbe et le sang. Et ce sont nos yeux qui sur eux s’éternisent pour ravauder leurs empreintes – et leur valeur – et reconstituer leur unité – leur beauté – leur silence…
Des milliers de pages pour célébrer ce qu’aucun mot jamais ne pourra offrir…
Seul au milieu du monde – seul au milieu du désert. Seul au milieu des visages – seul au milieu de personne. Quelle différence sinon l’apparence du décor…
La nécessité de l’essentiel sans laquelle la vie de l’homme toujours oscille entre le rêve et l’ennui…
C’est toujours au loin, pensent les hommes, que se vit l’aventure. Jamais dans le jour le plus quotidien arraché aux automatismes. Et, pourtant, seul ce périple – ce voyage – long, patient, solitaire mène au fond de soi et à la découverte de ce que nous portons tous comme un secret : l’infini, l’éternité et le silence – cette joie et cette folle liberté affranchies du monde et des circonstances…
Quel grand jour se cache au fond du silence…
Ni ciel, ni visage, ni secret. Quelque chose qui, en nous, veille depuis toujours sur nos pas, notre tristesse et notre espérance…
Un monde où tout s’absente – jusqu’à la lumière dans nos prunelles indécises – incertaines…
La vie passe comme la mort et les plus fous désirs – nés et engloutis dans la même trame…
Un œil, une main, un ciel. Tout apparaît, s’efface et recommence. Les murs et les vents qui bousculent l’éphémère des parades et des passages. Les maisons, les champs et les chambres où se terrent – et se penchent – les visages en attente d’un autre jour…
Tout est tissé ensemble sous un regard que rien ne meurtrit…
Un sens pour un autre. Un jour pour une nuit. Une attente convertie en violence. Et le repos en pagaille. Et persiste au fond de ces désordres – et de ces dérives – une chose inchangée – et, sans doute, inchangeable – qui monte et se révèle dans le plus infime répit – comme un suspens provisoire du temps qui, trop souvent, s’éternise dans les rêves – entre les tempes…
Nous respirons ce jour – et dans ce jour, l’éternité. Et dans l’éternité, le silence. Et dans le silence, tous les visages, tous les déserts, Dieu, les hommes, les bêtes et les fleurs – le monde entier…
Nous dormons du même sommeil que les morts – un peu plus léger peut-être – et plus sensible aux sourires et aux rouages du temps…
Une lumière, un chemin et le recommencement insensé de toutes les peines…
Une halte au milieu de la nuit. Un détour – une dérive – au-delà des yeux et des rêves. A l’extrémité d’une rive qui s’étire bien après la fin de l’horizon. L’âme lasse – exténuée – par tant de foulées et de tentatives. Et l’œil fragile – blessé mille fois par ces envies d’ailleurs et ces départs avortés – emmuré par ses désirs et ses peurs qui le condamnent à quelques tours sur lui-même…
Endormis – seuls – au milieu de tous – sans même une main – un espoir – pour délivrer du rêve…
La raison chavirée par ses propres frontières – et les obstacles posés au-dedans et aux alentours – finit, un jour, par laisser la corde abandonnée là depuis le début du voyage la porter plus haut – plus bas – la tirer à hue et à dia – vers ce qu’elle abritait au milieu de ses (minuscules) savoirs et de ses (insignifiantes) découvertes dans la douloureuse croyance d’être condamnée à ne jamais pouvoir sortir d’elle-même…
Désenchanté entre l’invisible et le passage – entre l’exil et le monde. Comme une main serrant sa joie au cœur d’une illusion perdue…
Lignes d’un fou peut-être délivré(es) par la vérité sous-jacente au monde et au temps – livré(es) au regard sans attache – sans destin. Comme un chant sous le sens des mots – une joie dans l’espace retrouvé – un regard guéri des flammes et des horizons calcinés…
Hiver, pluie, silence. Le dos au mur en quelque sorte – et le front tendu vers sa propre ivresse – hors du monde – hors du sommeil – cherchant la première marche d’un escalier ou le fil fragile – invisible – qui conduirait son pas loin des siècles et des hommes…
Un habit enfilé à la hâte pour se protéger de l’éclat – trop puissant – des yeux et de la lumière – et glisser avec les hommes dans une nuit où ne sombrent que les ombres et la mort…
Le retrait chancelant des silhouettes trop coutumières des malheurs pour croire en la possibilité du jour…
Félicité, porte, ferveur. Et cette fatigue – et cette amnésie – qui dessinent parfois un rire au fond de notre gorge…
Tout se mêle au vent – aux feuilles de l’hiver. Et ces manteaux – toutes ces étoffes – qui recouvrent nos plaies – nos blessures – et ces souvenirs d’autrefois où nous portions notre ardeur comme un halo de jeunesse – mangeant les yeux et les miroirs pour paraître moins seuls – et dissimuler notre visage plongé dans la solitude et les sanglots…
Vents, lacs, ombres, hiver. Et ce regard sans hâte qui se penche sur la soif – et les graines en attente du renouveau – ouvrant des portes insoupçonnées aux têtes fatiguées de tourner avec les saisons…
Le mutisme (mystérieux) des sages dont les gestes caressent les choses et les visages du monde – et dont le regard pénètre autant qu’il s’attendrit sur ce qui s’agite – et bouillonne – dans la fraîcheur de l’âge et l’immaturité de la vieillesse. Des yeux et des mains tournés vers la terre tremblante, fière et apeurée – ignorante de l’Amour perdu au milieu des cris et des flammes…
Sobres et sublimes, ces lignes sur la crête blanche qui décrivent les voyageurs et la voix étrange des chimères. Le vent noué à nos épaules. La moue des visages et ce bleu accoudé aux branches qui défie les pierres et les mains trop peu sages qui se balancent entre le souvenir et le silence…
Il y a des mendiants et des étoiles – et des sages venus rehausser l’éphémère et offrir à la nuit un jour – une lumière – un ciel moins étoilé…
Une flamme au fond des rêves moins cruelle que l’espoir – et moins fragile et mensongère que le temps – où fleurit ce que la mémoire – une chose au fond de la mémoire – ne peut célébrer. Un rien – presque rien – chaviré par nos pas et l’illusion. Un espace qui porte tous les noms. Un seuil où l’étonnement devient, peu à peu, la règle – et où l’incertitude tient lieu de regard. Comme une fleur – une innocence – qui pousse au fond de toutes les têtes…
Un cœur perverti par le temps qui consent enfin à la grâce…
Quelques graviers dans le sillon du silence creusé au fond de l’aube, à même nos pas, sur ces crêtes – et ces rivages – trop peuplés…
Une ombre, un ciel, un chant. Comme des adieux à ceux dont le visage s’est arrêté quelques instants pour regarder la lumière qui brillait au fond de nos yeux – et qui nous ont aimés avec maladresse en comptant leurs messages et leurs caresses – enfouis dans une nuit si dense qu’elle a su protéger leur sommeil de la magie du silence…
Nous ne comprenons ni le jour, ni la nuit. Ni le temps, ni la mort. Suspendus à trop de rêves pour n’appartenir qu’au réel – et insuffisamment lucides et clairs pour laisser s’approcher la vérité…
Ce que nous atteignons n’est, sans doute, qu’une secousse dans notre sommeil. Le rêve d’un autre rêve moins épais que les précédents…
Aux fenêtres, le jour. Et le silence un peu plus loin – derrière nos désirs – et cette volonté de tout saisir pour que dure le rêve…
Oubliée l’incertitude – les yeux au repos – fermés au silence. Aveugles à la lueur du jour nouveau…
Assise bleutée au-dessus des troupes – au-dessus des foules – au-dessus des tempes ignorantes et des mains sales qui lancent leurs rires et leurs peurs – comme un maigre espoir de vivre loin des insultes et des outrages – loin des horreurs et des liquéfactions successives endurées par les âmes…
Un silence – un ciel – partout déployés au-dedans de ce qui passe – et jusqu’au-dedans du temps et des chimères. Au milieu de chaque visage – au milieu de chaque histoire – dont l’apparence ne semble rivée qu’à son destin…
Partout, l’attention – démultipliée – comme les feuilles d’un arbre – le sang qui coule dans toutes les veines – et les mille paroles des poètes – qui traverse les existences et les âmes écartelées pour réchauffer à la source toutes les figures de passage…
Noués à quelques bouts d’étoiles lointaines, ces petits pas dans le grand vent – arrimés à leur voilure incertaine – et qui dansent – et qui dansent – emportés par les courants…
La chair de l’homme mordue par la nuit et les chiens – mi-âmes mi-loups – de la périphérie. Tête et buste portés au supplice – et bouche suppliante pour dire le peu amassé sous les habits – dans les taudis – maintenir ouvert le passage vers le jour suivant – prier Dieu, sans trop y croire, comme le seul espoir de se libérer des griffes et des emprises – et acquiescer au plus humble visage croisé parmi les rires, les menaces et les outrages rencontrés sur les chemins. L’enfer du monde, en quelque sorte, au centre duquel surnage la prière des hommes vaguement implorante – et rageusement lancée au milieu du chaos vers la moindre espérance…
Mimant la blessure – et le murmure – d’un monde tragique aux plaies suintantes et aux plaintes démesurées. Annonçant le terme avant même la naissance. Joignant les mains pour mendier et prier en réclamant un sursis, un repos, une obole au premier visage rencontré. Accrochée au langage comme à une bouée de secours. Ballottée sans grâce par les océans de la terre – aux îles rares (trop rares) et aux vagues si furieuses. La voix de l’homme inquiète – absurde – hardie – livrant son destin et ses combats aux oreilles de passage trouvées au hasard des chemins…
Quelque chose se balance entre le silence et notre voix. Quelques éclats d’un ciel (presque) sans importance au milieu d’une parole trop sage – et trop lointaine peut-être – pour être entendue…
La solitude si visible au milieu du visage – dessinée par une main trop sensible pour nous exposer à la foule…
Hurlements et effroi de la bouche soulevée de la terre – et qui s’éloigne des vivants pour un espace – un coin de ciel – glissé entre les falaises et l’océan – là où les lèvres peuvent crier jusqu’à la folie du poème sans paraître idiotes – ni devancées par le rire un peu niais et désabusé des hommes dont le dédain n’a d’égal que l’indolence.
Effroi et hurlements, puis soudain, l’extase d’être né si différent. Et la joie de rejoindre le silence d’avant le monde – d’avant le cri – d’avant le poème. Et la certitude d’exister au-delà de notre visage…
Des heures – des siècles – d’ardeur et de folle passion qui se faufilent presque amoureusement entre les âmes vides – creusées par la faim – pour se poser sur la paume des poètes dont l’innocence triomphante hante jusqu’aux plus modestes pages…
Seul(s), on se tient par la main pour trouver le courage de vivre – et celui, plus âpre et plus exigeant, de traverser les épreuves et les rives qui confinent l’âme à l’emprisonnement…
Sable, berges, frontons. Et le vent et l’écume qui fouettent les visages. Et un peu d’encre arrachée à la folie – à la mémoire – pour fouler les terres d’un autre monde…
Fou – magistral – sans compromis comme l’attestent ses pages, le poète au pays du réel – traversé de mille imaginaires – offre une vision plus nette et plus forte que les mythes et les rêves. Toujours prêt à sacrifier les visages – son séjour – à parcourir mille terres et à traverser mille frontières – pour dire l’impossible – pour dire l’impensable – avec la modestie de ceux qui se savent mortels et remplaçables ; ce silence venu d’ailleurs – de ce lieu sans descendance où la peur n’existe pas, où les périls sont des passages et où la lumière brille jusque dans le noir pour éclairer ceux qui souffrent – ceux qui pleurent – ceux qui se plaignent et consentent – plongés (avec une vile résignation) dans un destin – une détention faite d’écorchures, de contraintes et d’espérance…
Un rite, un soleil et tous les orifices du monde ouverts. Et la chair habillée – et recouverte – de cette bave mêlée de sang et de semence sur laquelle s’acharnent les hommes dans leur souci (si tenace) de perpétuation…
Quelque chose guette avec nous sous le ciel – un peu d’être – un peu de chair – un peu de sang – pour donner à l’âme un semblant de droiture – et le droit – que dis-je ? le privilège – de nous horrifier des mains occupées à leurs sacrifices…
Voix étranges – multiples. Comme la découverte – la faillance – du mystère – ébréché volontairement – se découpant par lambeaux – et se livrant en autant de parts que nécessaire – pour résorber la déchirure – la fêlure première de toutes les figures nées du suintement originel…
Hagard, on se tient au milieu du monde. Pas certain d’avoir la force de s’y mouvoir. Et pas certain même de vouloir ravauder cette douleur primitive…
Blessé, en quelque sorte, jusque dans notre présence et notre attente involontaires…
Cartes, visages. Solitude de tous les pays que l’imaginaire repeint de la couleur du rêve pour aller moins triste sur les chemins…
Géographie de la peur que les gestes et le langage dissimulent pour donner aux mains et à la parole une confiance sans appui – sans étai – sans envergure – recouverte simplement d’un vernis trompeur et inutile…
Devoirs, rage, beauté. Estuaire du plus sauvage qui repousse les eaux où s’ébat le plus quotidien. Comme une âme trop jeune – trop verte sans doute – pour fouler le chant qui monte sous nos ailes vers l’instant – vers la chute – cet envol qui patiente sous les masques de la plainte et de l’horreur…
Une présence sur la berge où le silence a rejoint tous les départs – tous les élans – pour que vivre devienne moins douloureux que la mort et cette, si hasardeuse, naissance au monde…
Un chemin, un chagrin. Et des foulées qui parcourent le monde à la recherche du premier souffle – du premier amour – de ce mariage, si ancien, entre l’innocence et la sagesse – en rêvant paresseusement d’éternité et de silence…
Ce qui demeure au-delà du passé – au-delà du souvenir – au-delà du temps et des pas si pressés. Au-delà de la mémoire et de l’avenir – et au-delà même de la mort. Un instant. Une présence plus tenace que les désirs et la souffrance – et que tous ces jours voués à la quête du silence…
La chance entre nos mains, en vérité, en cette heure qui s’éternise…
Un Autre, un pas, une grimace. Le miroir où se reflètent le désir et la souffrance – et cet air si triste à l’intérieur…
Faiblesse encore de l’esprit et de la chair face aux morsures – face au destin (si piquant parfois). Et notre désir, si ancien, de vivre sans blessure – sans peur ni angoisse – pour aller, libres et joyeux, au gré des marées barbares – rejoindre les courants qui font tourner – et chavirer – les âmes dans les tourmentes – et là-bas – plus loin – plus tard – retrouver cette grande étendue de sable – blanc – immaculé – que la mer caresse et embrasse en lissant les souvenirs, les pas et les empreintes du voyage – le passage, si furtif, des visages…
Dans le sillage du destin – dans l’obscur de cette nuit interminable – dans le rêve et la main – cette chose effroyable qui tente de (nous) percer les yeux…
Au-dessus du souffle – au-dessus des rêves – une douce volupté à l’allure – et à la saveur – austères. Insaisissable. Indéchiffrable. Comme un lieu au cœur de tous les lieux. Une présence au cœur de toutes les choses et de tous les visages. Une attention crucifiée par nos foulées – notre vie et notre quotidien – si automatiques. Le monde, en quelque sorte, replié au milieu de tous les mondes inventés par l’esprit…
Nous veillons sur le monde – et sur nous-mêmes – sans autre raison que l’attente d’un soleil plus clair…
Un jour, un lieu et un rêve de rencontre pour donner à la solitude la force d’espérer encore…