Carnet n°149 Destin et illusion
Recueil / 2018 / L'intégration à la présence
Néant, cachot. Habitudes de la première heure. Pas trop pressés. Fossés, dérives et l’horizon comme détention – le lieu irrévocable de toutes les foulées – de tous les destins…
Des lèvres, des chemins, un peu de chance au milieu de la nuit. Et la suite (à venir) chahutée déjà par le monde et les Dieux cachés au fond de nos instincts…
Vide, silence – un rien pour s’émerveiller de ces choses et de ces visages qui, dans leur chute, cherchent un appui – un horizon – un moyen d’éviter l’effroi et la mort – quelque chose qui n’existe pas…
L’éphémère du monde – de toute existence. Le provisoire de toute chose – de tout visage. Martelés par le temps qui passe. Etrangers – inexistants – pourtant au regard de l’instant – cette présence immobile – inchangée – inchangeable…
Ce qui demeure (à notre grand étonnement) neuf – sans mémoire ni attente – porteur toujours d’innocence et d’émerveillement – de cette curiosité et de cette gratitude de toutes les premières fois…
*
[Préambule pluriel]
Nous sommes moins la main de notre destin que celle du destin des autres.
Et toutes ces mains constituent (en s’assemblant les unes aux autres) la trame solide – féroce – implacable – de toute existence – les rails inamovibles, en quelque sorte, qui dessinent, à chaque instant, le chemin…
Le quotidien éternel et passager – incorruptible à travers les âges et les siècles. Et l’instant souverain. Révélateurs, en dépit des dérives et des rêves, de notre sagesse à vivre…
Tout revient comme l’eau du fleuve – à travers ses mille visages…
Donner la mort – et estropier la vie et le vivant – devraient exalter notre indignité à vivre…
L’attention est au commencement du plus sacré – à la source de la sensibilité et de la gratitude…
*
Gisent avec nous, en chaque heure, les ruines sans cesse recomposées d’un passé inutile – fait de rêves, de blessures et de refus – qui encombrent et rongent notre présence actuelle…
Une eau nouvelle afflue – gorge nos bouches suspendues à la parole si ancienne des sages – délivre nos cœurs de leurs idoles – encourage la perte autant que notre angoisse à vivre sans certitude au milieu d’un monde inconnu – mystérieux – toujours aussi étranger…
Des larmes, du sang et de la honte – incrustés entre les tempes – jusqu’à celles des plus insensibles…
De la chair et des masques pour donner libre cours aux tortures. Et cet abandon à de vieux gestes coutumiers pour repousser la peur – et soumettre l’esprit à la torpeur – au refus d’assumer (trop consciemment) ses œuvres…
Miasmes, luttes, mensonges. L’enfer fabriqué de toutes pièces – et que l’on agite comme un épouvantail pour effrayer les âmes trop crédules…
Rires trompeurs face à la solitude et au marasme – face à ce monde aussi fou qu’indigent…
Au plus près d’une main – et d’un chemin – qui ne pourront jamais (nous) délivrer de la mort…
Le front rouge comme un éclat de sang qui se risque en pas timides vers la chute – vers la mort – et qui répand son parfum, sa peur, son angoisse sur ce qui ne viendra peut-être jamais assouvir son désir ; le rêve d’un ailleurs affranchi du déjà vu pour donner à l’inconnu toute sa fraîcheur…
Au milieu des affronts et des outrages – l’âme frêle – le front et les mains démunis – sans âge, sans Dieu, sans aile. Répétant à l’envi le nom imprononçable – et incompréhensible sans doute – de l’innocence aux hommes – fatigués – las de tout voyage – échaudés par mille Dieux et mille promesses non tenues (et intenables). Livrant un secret presque indicible à des bustes trop craintifs et à des épaules trop fragiles – trop fourbues – pour se redresser dans l’incertitude et aller, confiants, vers la seule sagesse possible…
Néant, cachot. Habitudes de la première heure. Pas trop pressés. Fossés, dérives et l’horizon comme détention – le lieu irrévocable de toutes les foulées – de tous les destins…
Pluie, pensées, roseaux. Mains et sourcils levés. Un doigt sur les lèvres pour taire le cri et la stupeur. Un coin de terre – un bout de ciel – pour apprivoiser un visage et quelques lèvres peut-être. Et trouver le courage de vivre dans le désordre du monde et des âmes. Quelques pas – quelques bruits – dans le silence. La solitude et le désert inhabités. Une lampe – un peu de lumière – pour déchiffrer quelques signes sur les pages – dans des livres mille fois ouverts – parcourus dans la précipitation – avec l’ardeur de ceux qui cherchent… Et la mort, bientôt, qui déchirera notre destin pour nous pousser un peu plus loin sur le rivage…
Naître – se redresser – vivre debout. Puis, chanceler – et poursuivre à genoux parmi les vents fébriles et la poussière tenace…
Porter le mystère jusqu’au bout de l’allée – jusqu’au bout de cette nuit sans cesse renaissante. Et continuer à croire, à prier et à désirer ce jour – cette lumière – que notre âme n’aura, peut-être, qu’à peine effleuré(e). Et mourir allongé parmi les fleurs – sur le sable et les pierres qui nous auront vu naître et chercher partout sans comprendre l’envergure du ciel et du silence plongée au cœur de chacun de nos pas…
Toute vie est le recommencement du temps et du vide suspendu à l’espoir. La promesse des retrouvailles avec un monde perdu en nous-mêmes…
Maintenant n’est plus cette larme ni cet espoir livré(e) au pas suivant. Pas davantage que le souvenir d’un âge meilleur – d’un autrefois regretté. Il commence et s’achève ici même – à cet instant. Composé de tout – de presque rien – d’une innocence presque inavouable – presque incompréhensible pour les esprits trop temporels – et d’un silence qui dure – qui durera encore – qui durera toujours…
Tout passe, roule et se baigne quelques instants dans l’eau claire de la source avant de retrouver le monde et de regagner, un jour, les rives du silence. Ainsi tout s’efface, renaît et recommence…
On attend au creux de cette main magistrale la visite du vent et des fleuves, la fin des croisades et la caresse attentive de l’éternité – cet instant hors du monde – défait du souvenir et du temps…
L’inconnu arrive – se faufile entre nos tours et nos remparts – et gagne, peu à peu, le donjon où nous vivons perchés – en retrait – en surplomb des douves inutiles. Et voilà qu’il se met à tout chambouler – à semer la pagaille dans nos ordonnancements – et à plier, une à une, les armes amassées dans notre forteresse – inutilisables désormais pour se protéger des circonstances. Et nous voilà, bientôt, plongés dans le mystère et l’incertain avec ce regard craintif et émerveillé qui contemple ce qui va arriver – tous les visages, si terribles et sages, de l’inconnu qui s’avance…
Quelque chose passe – halète – qui porte avec lui l’histoire du monde tombé dans la béance des insoumis. Quelque chose arrive sans ordre chronologique – qui donne et blesse dans un curieux mélange – en nous faisant oser un regain – une vie supplémentaire – un surcroît d’âme peut-être – pour accueillir les visages, les cris et l’Amour – les prières désenchantées, l’univers entier et le silence…
Une main, un sommeil, un soir. Quelques pas au milieu des alphabets pour dire ce que la tristesse ne peut emporter. Un rêve, l’infini, mille choses – le sang, l’instant et la mort. Quelque chose de moins insensé que les départs – les dérives – les naufrages – tous ces abîmes où finit par sombrer ce qui respire…
Traversée, contournée – la vie toujours passagère. Des instants collés comme des doigts sur la vitre derrière laquelle tout s’efface et s’enfuit…
Un chant, un feu, quelques mots pour apprendre à vivre hors des siècles – hors du temps. Un espace, un regard, une étincelle – aussi sereins qu’attentifs à ce qui s’invente derrière la tristesse et le refus…
Nue – intense – la parole derrière l’abondance des images, le foisonnement des idées et la truculence syntaxique…
Une nuit, une chair tremblante sous la voûte. Quelques rires, une parole entendue – à peine un murmure. Les yeux plongés dans le noir face à la solitude et au jour qui se lève, là-bas, au loin…
La pluie, le vent, la poussière. Quelque chose d’éternel dans le cri et la faim de l’homme …
Naissance, vacarme. Et, un jour, l’effondrement de la voûte. Et la porte qui s’ouvre sur l’inconnu que nous portions, sans le savoir, au fond des yeux – retournés, à présent, vers l’unique passage. La possibilité d’un infini enfin plus vaste que la douleur. L’équilibre (fragile) entre l’Amour, le tragique et le destin. L’âme et la chair estropiées. Entre l’instant, le rêve et la violence…
Un cœur, des ailes tendues vers l’apocalypse. Une poitrine souillée de glaise crucifiée sur l’impossible. Le sort de tout homme, en vérité…
Quelque chose se dérobe ; un instant, le ciel, les yeux. L’âme en déroute. Une lumière, des épaules, la cendre éparpillée au milieu des fleurs. Quelques larmes versées sur les bêtes et les hommes livrés aux malheurs. Notre seul point d’ancrage peut-être…
Solitude des hommes au milieu de leurs frères d’infortune. Surface, oubli, présence. La tendresse des gestes de secours. Quelques baisers volés aux instincts cadenassés sous la violence. Une nuit, un jour, une vie à attendre l’improbable – cernés par un réel acéré qui entaille, fait naître la peur et donne la mort comme un jeu cruel et, pourtant, nécessaire aux retrouvailles – aux fiançailles toujours aussi lointaines entre le ciel et les âmes…
Lumière et douleur sans obstacle. Infirmes encore – et si minuscules…
La constance des visages et des noms dissimule mal le désordre des âmes, la bataille permanente des astres, les saccages et la variabilité des humeurs. Les existences ressemblent à des intervalles sous lesquels grondent les tempêtes et les eaux sombres et taciturnes des abîmes. Le feu, le vent, les cris et la cendre sous l’apparence lisse (trop lisse) des traits et des lignes tracées sur les pages des livres…
Astres encore à intervalles réguliers du parcours. Et cette frénésie des pas à onduler au-dedans de l’ivresse. Comme le franchissement impossible du seuil de l’homme…
Vertu aux mains jointes – patiente – si soucieuse et désireuse, pourtant, d’un autre monde…
Rivière inerte au fond des yeux. Muette et sans regret. Triomphale, en somme, après tant de pentes parcourues et de délires renversants. Et, plus haut, cette brûlure convertie à la mort. Et, plus loin encore, le silence incarné…
Tout part – et revient – dans la gratuité de l’expérience. Soleil, magie, destin. Et tout ressuscite après la mort…
Eaux dormantes sous la furie – au milieu du sommeil. Servantes dévouées, pourtant, de tout ce qui aspire à se redresser…
Blotti(e) contre les songes, cette eau noire – ce gel – qui condamne l’esprit à revenir et à parcourir les routes autour du même centre…
Jours et siècles d’une seule enfance qui s’éternise au cœur de chacun – au cœur du plus sensible – au cœur du moins pressé. Comme la bénédiction, peut-être, du plus grossier et du plus tangible. Et la condamnation de ce qui n’ose jamais s’affranchir de l’ampleur de l’ignorance et de la nuit…
Les portes claquent – s’ouvrent et se referment – devant l’œil inquiet – fébrile – insomniaque. Souvenirs plantés au fond du crâne. Bouche piteuse – presque honteuse de ses cris. Et cette main qui mendie ce qu’il faut pour vivre. L’âme fuyante – craintive – apeurée – magistralement soumise à son destin. Comme un long voyage – âpre – patient – et si furtif, pourtant, au milieu de la peur et de la mort…
Blessures, désespoir, torrents de boue, fureur écervelée – arrêtés net par la fraîcheur d’une poitrine posée au milieu des fleurs – au milieu du jardin – où sont refoulés tous les masques, toutes les peurs, tous les barbares…
Un bond, en quelque sorte, au-dessus de la fatigue – au-dessus des ennemis ancestraux qui bloquaient le passage vers notre visage sans nom…
Des lettres, une attente avant que ne surgisse la parole. Un angle façonné par le labeur de la voix et des mains nouées à l’impossibilité de dire et de partager la douleur. Mâchoire crispée devant le désespoir, un peu absurde, de vivre et l’incommunicabilité du sentiment…
Puis, le torrent – le flot inconsolable des mots – qui détruit les ponts, les passerelles et les barrages – qui se déverse en pagaille – avec une sauvagerie inouïe – un féroce appétit – et qui apprend, peu à peu, à accéder à cet autre nom de la folie – ce silence posé – enfoui peut-être – au milieu des bruits et des âmes…
Rencontres et confidences jetées sur l’herbe qui a vu naître tous les mariages et toutes les ruptures. Le passage des saisons et leur conversion en innocence et en incertitude – devant la cognée inexorable (et irréparable) du temps. Un parfum – un peu d’encre – pour ne jamais oublier le silence qui nous attend…
Un soleil, une mort. Et ce qui plonge les vivants dans l’attente – et l’oubli au fond des tombes. Et les prunelles à l’affût de l’impossible à vivre – cette espérance suspendue à l’âme qui se déploie dans les miroirs. Le rêve tenace d’une rencontre avec l’improbable…
Prisonnier de mille interrogations et d’une affirmation trop péremptoire pour s’abandonner à l’incertitude de tout savoir – seuil de l’Amour et d’une tendresse sans visage – l’évidence d’une présence en nous retrouvée…
Barrières, instincts, obstacles, violence. Comme les reflets d’une ignorance initiatique – l’autre versant, sans doute, du silence et de la sagesse. La pente, si souvent insurmontable, où glissent les pierres, les fleurs, les bêtes et les hommes. L’envers du sacre, en quelque sorte, où s’enlisent toutes les tentatives de l’Amour…
Saison de toutes les retrouvailles. Et cette pierre sur laquelle nous nous tenons avec quelques rêves cousus à notre solitude. Le regard au loin – perché sur le plus haut horizon – si proche de cette enfance oubliée où la vie n’était qu’un jeu – une expérience à découvrir – une innocence à travers le merveilleux…
Aussi vaste que l’univers – et, sans doute, bien plus grande encore – aux limites de l’infini, cette envergure cachée au fond des yeux – au fond de l’âme – repliée en un point incroyable de densité – qui laisse les chants célébrer la lumière – et les danses du monde la ternir et l’ignorer – impassible (presque toujours) devant les mille têtes et les mille mains de la terre qui se dressent sans jamais réussir à dépasser les herbes folles qui poussent dans les prairies sauvages…
Quelque part en nous – recouvert par les ronces – un terrain vague où s’est réfugié l’Amour. A l’abri des désirs et du sommeil parmi mille étoiles qui brillent encore…
Brume, passé. Quelques gestes – une attente longue – indéfinie – entre les tombes et les stèles de pierre pour se souvenir des noms oubliés – voir les morts ressusciter – et exalter la nostalgie d’autrefois où notre chevelure était caressée par une main tendre et attentive…
Personne, un rêve. Un ciel collé à nos baisers impuissants. Impénétrable. Lèvres gorgées de mots et de sang – incapables de partager la brûlure et le mystère. Obligeant la main à éructer quelques signes – quelques lignes – sur la page pour dire la solitude et la douleur…
Poitrine blessée, fleurs arrachées. L’aile et la mémoire meurtries. Le silence. Le retour – quelques détours – un long souvenir vers le visage aimé. Et la solitude encore – plus acérée que les images…
Pacifique – tempéré – ce passage entre les passants et le chaos. Au milieu d’un monde occupé à renaître toujours. Tête effacée – portée, à présent, par un courant puissant – un souffle immense – gigantesque – dessinant une route entre la peur et le silence. L’infini (enfin) regardant les marées effacer sur les rives les illusions tenaces…
Nuit, batailles, plaies. Une solitude éclatée en mille visages. Et la fenêtre par laquelle on voit s’éloigner ceux que nous avons aimés. L’hébétude plaquée contre les lèvres. La fin d’une histoire. L’émiettement d’un amour. Le pire proclamé comme l’ailleurs dans cette nuit – cet espace si sombre – abandonné des Dieux peut-être – où pleurent et glissent tous les hommes…
Labeur, corvées, contraintes. Mille contingences. Et cet ahurissement des visages tenaces – obstinés – qui cherchent à la dérobée – aux marges du jour – une liberté introuvable…
L’alliance – le chemin parcouru par la lumière pour nous retrouver – et rejoindre cette escale où les hommes, trop séparés, s’impatientent de l’océan. Tête plongée dans l’écume et le climat. Et couronne posée, un peu plus loin, sur les vagues d’un pays immense et sans frontière…
Un seul Amour au fond des âmes. Celui qui fait naître les fleurs – et favorise les instincts, la cendre et l’attente…
La lune, l’eau et l’innocence. Cet enchantement du plus simple accordé à la surprise et à ce qui s’efface. Le parfum d’un jour plus grand – et plus délicieux – que notre vie. L’horizon et la blessure. La blancheur des lèvres devant l’incertitude. Et cette joie identique quels que soient les visages. La grâce, en somme, de tous les départs et de toutes les existences…
Légères, légères, cette lampe allumée dans la nuit – et cette voix qui se précipite sur la page. Si légères qu’elles ne font aucun bruit en avançant leurs mains vers la lumière…
Et si seules aussi au milieu des visages…
Un visage, une neige, une pierre, un soulier. Et le silence assis sur nos genoux qui épie nos gestes, notre souffle et nos pas dans les paysages. Et les timides élans des uns vers les autres. Et la circulation de l’invisible – à peine perceptible – entre les âmes de passage…
A la lisière de la bouche, le silence nourrit notre faim. Une route – un chemin – quelques cailloux et un peu d’asphalte – pour inviter la peau à s’étirer au-delà du visage – et à s’étendre partout – pour rejoindre le ciel lointain (et indéfinissable)…
Quelques manœuvres au cours des saisons. Quelques tournures – quelques promesses. Quelques voyages, parfois, pour se distraire du pire – de ces pas trop quotidiens et de ces grimaces inévitables qui donnent à nos jours la saveur un peu amère d’un rêve au milieu des clous…
A mains nues – et le cri lancé à la cantonade – forcé de croire en son destin pour aller de jour en jour à travers ce siècle – et ce temps – poussifs et mensongers – illusoires…
Caché dans l’herbe, au seuil d’une grotte, à attendre ce qui ne viendra peut-être jamais…
Front, paumes, souffle. Face à la montagne, au ciel et aux visages au milieu d’un vent plus apte que le monde à nous faire franchir l’impossible et la solitude…
Pelles, champs, sillons. Le labeur ingrat de la fouille – nécessaire pour dénicher sa pitance. Le partage de la terre. Et chemin faisant – le front baissé sur le sol – l’éloignement de l’infini et le recroquevillement de l’Amour sous le bruit du soc et des pioches qui fendent le monde et le silence…
Rivages inachevés toujours. Terre de stagnation et d’enlisement. Et face aux périls et à l’incertitude, la foule qui emprunte d’étranges chemins – la peau recouverte de tissus et de poussière – en remuant le ciel et les sous-sols pour dégoter d’inutiles trésors et quelques idoles de pacotille…
Un nom sur la peau ne demande qu’à s’effacer. Patronyme au destin tragique – encensé par les hommes – qui se déroule comme un fil à travers la mort et le temps…
Un puits – quelques gouttes – enjambés. Pluie, fleuve, murs, mémoire. Le petit dédale du destin – prisonnier des poutres, des briques et des visages tenus en laisse par la crainte d’un Dieu inventé de toutes pièces. Et le rêve d’un monde où la chair ne serait que la cire d’une bougie à la flamme éternelle et intrépide…
La pluie, le temps. Et le cil battant à travers la nuit – le noir. Les bras ligotés au milieu de la mort et des sépultures. L’âme et les hanches inertes – immobiles. Et le regard à genoux devant le sang et la peur. L’échelle du rêve. L’échelle de l’homme. Le silence retenu au fond des yeux – au fond de la gorge. Un peu de lumière recouverte par la poussière au milieu des jouets brisés et éparpillés. Le funeste destin du monde, en somme…
Il faut arracher à ses rêves la herse trop acérée qui plonge au cœur de la terre – quémander l’aide du vent pour déguerpir – s’éloigner de la fatigue et de la lassitude – et abriter la vie derrière la simplicité, si sage, du réel. Le seul moyen d’atteindre le seuil enfoui au-dedans du regard posé aux confins du monde et de l’illusion…
Aucun bruit. Aucun cri. Plaintes et désirs effacés. Nom et visage remisés au fond du silence. Âme et mains libres – disponibles – offertes aux usages et aux circonstances.
L’humilité et la gratitude. La saveur et la joie. La solitude – et la grâce de l’effacement…
A la lisière d’un ailleurs – d’un dedans infini – où d’autres ont été engloutis – corps et âme…
Quelque chose au milieu des pierres ; comme un poids – une inertie – une pénombre peut-être – dont l’envergure rayonne jusqu’aux visages alentour…
Un ciel, une crainte, un mystère. Et le rôle de l’homme – polyvalent – paresseux et intrépide au milieu de l’abîme – jetant ses horloges, ses passions et ses passerelles au hasard des pentes sur des chemins plantés d’arbres, d’obstacles et de clochers…
Route sinueuse au fond du gouffre – serpentant entre les feuillages, les cris et la musique – chargée, depuis toujours sans doute, de chagrin et d’espérance…
Mains, rites, supplices. Et la même angoisse à vivre – et à recommencer le chemin sans cesse interrompu par la mort. Tronçon – étape – infime à chaque nouveau pas débuté à partir des ruines des foulées anciennes – avec ces vieux bagages que nous portons depuis le début du voyage comme une croix aux fausses allures de viatique…
Siècles – l’histoire interminable d’une innocence à parfaire – à achever…
Un regard sur les vitrines du monde derrière lesquelles les visages s’exposent, s’expriment – font couler le désir – et l’estime – sur leurs infortunes – leurs petites aventures de vivants…
Parades où brillent le désir d’approbation et la fierté – et une demande d’amour tantôt rieuse, tantôt plaintive pour combler la solitude et adoucir la tristesse – et offrir une forme d’exutoire (un palliatif peut-être) à l’indigence et à la monotonie des jours…
Fantômes, folie – cherchant le sel, le ciel – quelques étoiles grossières pour raviver la flamme, presque éteinte, de vivre…
Au bord du silence – de rien – de presque tout…
Décret de quelques visages souriant aux déboires et à la malédiction d’être né – balafrés par l’absurdité des actes du monde – s’éloignant des foules et du désordre pour vivre à l’écart des yeux qui jugent et des mains qui rudoient et applaudissent. Seuls entre le silence et la joie. Seuls avec cette flamme – ce feu – dans l’âme qui réchauffe – et console de toutes les tristesses…
Ne rien dire. Ne plus rien dire. Devenir l’écoute – l’entente – la blancheur de la page. S’effacer derrière les danses et les grimaces – à l’abri du monde. Se tenir comme la pierre – indifférente à ceux qui la ramassent comme un trésor ou la jettent comme un rebut. Être – et vivre dans la solitude et le silence – plus vivant que les hommes tordus ou enlacés qui se courbent à tous les passages…
Des sillons encore où s’épuisent les silhouettes. Des perspectives, un avenir, un sommeil – tous les délires en ces lieux où le silence est imperceptible et où les tremblements tiennent lieu de chant…
Qui sommes-nous sinon les adorateurs de cette nuit initiée par notre ignorance…
Une voûte, un chemin. Et mille étoiles qui se penchent pour éclairer nos pas indécis et dérisoires…
Des compagnies mendiantes qui réclament le pain et la consolation de vivre – la fin du vent et l’assouvissement de toutes les faims – toutes les joies du monde et l’effacement de la mort – un peu de courage pour rompre la solitude. Des yeux, des bouches, des mains pour apaiser le froid qui monte du fond de l’âme…
Il neige. Un parfum d’hiver sur les fleurs – et sur les visages qui regardent tristement tomber les flocons. Une écharpe, un cahier. Quelques feuilles volantes. Et mille poèmes qui se dessinent déjà dans l’âme trop sérieuse pour esquisser quelques pas dans le froid – et rejoindre les foules, lèvres rouges et criantes, qui déversent leur tiédeur dans quelques jeux d’enfance…
Un chant sur les pierres posées au cœur de la nuit – parmi les hommes qui chahutent et se réchauffent autour d’un feu et de quelques prières – les yeux tournés vers un ciel sombre – orageux – incertain…
Chevelure, ciel, espace, détention. La même prière – et la même peine – sur le chemin. La même illusion à vivre – et à traverser. Un destin – et la mort dont il faut s’affranchir…
Rudes et brillants le ciel et la terre aperçus à travers le verrou. Trame et songe plutôt que vérité monolithique. Poids du monde et des malheurs comme un sel sur nos blessures suintantes – comme perdues au milieu des étoiles – impuissantes toujours à nous faire porter plus haut le regard – et à nous aider à franchir cet horizon (apparemment) indépassable par les hommes…
Tombe, hiver, soleil, fente. L’absurdité d’une vie passée à se débattre pour quelques réconforts – quelques joies – et quelques privilèges – qu’anéantira (bientôt) la mort…
Souci, tiédeur, routine. La prudence et l’inquiétude de voir, soudain, jaillir le mystère au cœur de notre vie – et sa résolution possible qui se dresse, peu à peu, au fond de l’âme innocente…
Vanité et ignorance – voiles imbéciles derrière lesquels s’impatientent le vide et la tendresse – cette neige sur la route – et sur les pas qui tournent en rond – et trop fièrement peut-être – dans leur trou…
Lanternes, rêves, mirages – poignée d’étoiles jetées au fond des yeux…
Une échelle, un chemin lancés de l’inconnu dans la poussière et les chants – l’espérance et les cris du monde – la plainte des hommes – et qui se lèvent, soudain, au-dessus des visages, des merveilles et de la misère – si haut – si loin du sang et des tours de force qui agitent notre sommeil…
Voix plaintive au milieu des figures et des blessures laissées par les flèches du monde et du temps. Voix affûtée en deçà des tremblements et des mines défaites par les luttes et l’attente. Et notre visage enfin, initiateur de la nuit, brillant – triomphal – au milieu du jour – comme le socle de tous les commencements, de tous les voyages et de toutes les fins…
Nappes – strates de lumière sur les ténèbres où s’enfoncent nos doigts et nos âmes – recroquevillés par la peur – et les bruits de la mort qui s’avance vers nous…
Le chant du silence autour de nos plaies – et cette tendresse au bord des lèvres – au fond de chaque supplice. Comme une eau bienfaisante – réparatrice – sur le sable et le sang accumulés derrière les grilles de notre cachot…
Un frisson, un labyrinthe et quelques larmes avant que ne s’éteignent les lampes – avant de voir la terre recouvrir notre tombe. Les illusions tenaces d’un destin voué tantôt au sommeil, tantôt à la fouille. Foulées timides – impossibles – presque interdites – pour dénicher la vérité – et derrière le silence, non la face d’un Dieu inventé mais le regard appuyé sur le ciel et sur notre chair martyre – mutilée – agonisante…
Quelques ficelles, quelques regards échangés pour survivre à la brume et au sommeil – aux tempêtes – au froid des plaines et à la faim que notre âme, si seule – si démunie – ne peut assouvir sans la certitude d’une présence, en elle, si lointaine – et si étrangère à ses convictions…
Une ombre, un labeur, quelques saisons. Un peu de noir – et quelques rires – pour combler les interstices au fond desquels vivent nos peurs et notre âme aux aguets…
Des lèvres, des chemins, un peu de chance au milieu de la nuit. Et la suite (à venir) chahutée déjà par le monde et les Dieux cachés au fond de nos instincts…
Fenêtres et portes posées à tous les passages – sur notre visage – au fond des yeux dans l’attente d’un regard. Tête inclinée tantôt vers le haut, tantôt vers le bas. Prières montantes qui s’effilochent sur les aspérités trop saillantes d’un ciel inaccessible – situé en deçà de l’innocence – dans ce silence au milieu des tempes libérées de l’ivresse, du destin et du temps – affranchies du monde et des hommes – acquiesçantes et tendres à l’égard de tout ce qui tremble…
Vide, silence – un rien pour s’émerveiller de ces choses et de ces visages qui, dans leur chute, cherchent un appui – un horizon – un moyen d’éviter l’effroi et la mort – quelque chose qui n’existe pas…