Carnet n°196 Notes de la vacuité
L’arbre et l’horizon. Du vert jusqu’au bleu. Âme et reflets – corps dansant. Dieu – en soi – sans promesse. De la bête à l’homme. De l’homme à ce qui ne s’explique pas…
Langage, si souvent, détourné de sa vocation première ; chercher et dire la lumière – les hommes en usent pour leurs mille affaires séculières – triviales – lointains reflets d’une clarté (encore) étrangère…
Mur épais – encore tangible – qui rend toujours mystérieux l’autre versant du monde…
Peurs et joie qui déferlent – entremêlées – sans explication…
Un front – une boîte – où sont rangés tous les outils nécessaires…
De rêve en rafistolage – de réparation en guérison imaginaire. Et la rémission dans l’intervalle précis entre le vide et l’absence. Et partout ailleurs – l’efflorescence du mal et des malheurs…
Blanc à perte de vue – et plantés, au milieu, des poteaux noirs – étranges – incongrus. Rêve d’infini piqué de pensées sombres…
Récurrence du même cauchemar qui tente d’emplir l’esprit – de lui imposer sa couleur. Mirage autant que l’idée du monde et d’un salut possible…
Revenir au pas – aux talons qui pensent – au lieu précis que nous foulons…
Vider la tête – et la creuser jusqu’à faire disparaître l’incessante récurrence des points d’interrogation…
Ni rêve, ni réalité – l’entre-deux investi par la nuit et la peur…
Immobile – comme une bête assoupie dans son dédale – face aux monstres et aux mythes du labyrinthe…
Ornières – fosses – ravins – et le doigt d’un Autre pointé au-delà – nulle part – vers le centre unique – multiple – démultiplié – ni réel, ni chimérique – et que l’on atteint sans le moindre geste – avec le regard simplement soustrayant…
Accord de principe qu’il faut – à présent – convertir en actes – en gestes vivants…
L’âme éventrée par le tranchant des yeux et des saisons – laissant apparaître l’arrière-pays du rêve et les entrailles de l’antre – la grotte noire…
Plus étranger au jour qu’à la mort – victime, sans doute, du labeur acharné de la tristesse…
Une âme encore trop tapissée de craintes et d’espérance – les communes valeurs de l’homme…
De la paresse et de la fébrilité – et, en dépit des apparences, la même résultante ; de l’air immobile et de l’air brassé ne débouchant sur rien d’essentiel ; rien qui ne puisse intensifier le regard – rien qui ne puisse célébrer la vie…
Des actes et du repos – un mode d’existence qui donne l’illusion d’appartenir – et de contribuer – au monde…
Laisser émerger – en soi – le plus naturel ; l’élan sans appui – sans contribution – le mouvement né de l’œil, du souffle et du bras des profondeurs – le vide agissant…
Gestes et langage – pas et silence. De l’esprit – du corps – de l’âme. L’essentiel du monde et du regard. L’ossature de l’homme…
Du feu – des incendies – quelques autodafés – des cendres. Et un peu de vent. Et, bientôt, un espace de désolation sur lequel peine à s’installer la joie…
Vide noir et désert – terrain des humeurs mélancoliques plutôt qu’esplanade de liberté et aire de jeux – joyeusement fantaisistes…
Trop d’attentes encore – trop recroquevillé, peut-être, sur ces restes de douleur – et toutes ces pertes, sans doute, pas encore entièrement consenties…
Des pas mal alignés que l’inhibition rend stériles. Des volutes de fumée qui se dispersent – résultante de gestes trop sérieux – trop soucieux de bâtir – comme si l’âme s’imaginait encore capable de construire le vide…
Déblayer – déblayer toujours – ces reliquats d’images et d’espérance…
Ecouter cette voix et cette force – en nous – qui, au milieu du vide, initient l’impulsion – balayent l’espoir et la crainte – et nous débarrassent du monde et du temps – œuvrant, sans rien édifier, à leur propre joie – à leur propre chant – à leur propre beauté – sans la moindre considération pour ce qu’insinuent les yeux des Autres…
Rien d’étranger au regard – fragments et reflets de lui-même – bien plus que familiers…
Un réel sans restriction plutôt qu’un imaginaire fertile…
Au cœur plutôt que hors de soi…
Quoi que nous fassions, nous ne pouvons échapper au centre. Tout acte est au-dedans – inclus…
Rien en dehors de ce cercle sans frontière…
Nulle issue – nul exil – possibles. Tout se déroule en lui. Impossibilité absolue du hors cadre…
Où que nous soyons – où que nous allions – au plus près toujours…
On ne peut s’affranchir de soi-même…
Invariant total malgré l’infinité des possibles…
D’un domaine à l’autre – d’une perspective à l’autre – sans jamais se trahir – se corrompre – abandonner l’essentiel – le plus exact…
Miracle – vertige – les mots nous manquent pour décrire cette envergure du réel…
Le quotidien revisité à l’aune de cette perspective donne au moindre geste une dimension infinie – et renoue avec le plus sacré – nous offre l’opportunité de rejoindre le jeu et la liberté joyeuse des Dieux…
Nulle règle – nulle loi. L’élan le plus naturel – le plus spontané – qu’importe les conventions, les interdits et les yeux du monde…
L’acte pur et la joie…
Le grand rire et la jouissance de l’être…
L’éradication de toute forme de tristesse et d’inhibition…
Goûter cela (même provisoirement) balaye maux et malheurs…
Le pas – sans destination précise…
Le geste – sans intention…
La parole comme un chant…
L’être goûtant sa liberté – jouissant du monde et du miracle d’exister…
Ni âme, ni anges, ni Dieu – simples intermédiaires indispensables aux cheminants – à l’espérance de ceux qui œuvrent (encore) avec peine au rude labeur de la soustraction…
Manière, parfois nécessaire, d’encourager l’allant vers la nudité – prémices du cœur – prémices du centre sans nom – sans visage – sans autre appui – sans autre compagnie – que lui-même…
Magma de matière agglomérée et séparée – indissociablement – sans autre espace que ce qui l’accueille…
Distance zéro et infini – mesures différentes de la même unité – présence et absence incluses…
Rapprochement et éloignement au sein du regard enchevêtré à la matière enchevêtrée…
Seule liberté – la focale. Le reste n’est qu’un amas de gestes et de mouvements conditionnés…
Tout est mû – s’écoule – avec ou sans l’adhésion du regard. La fiction se déroule avec ou sans spectateur. La danse des choses dont l’esprit seul peut témoigner…
A grandes enjambées sur le même pont – d’une rive à l’autre – sans jamais fléchir…
Heurts et litiges qui exaltent l’identification – le rêve – la torpeur. Ce que nous prenons pour la vie – le réel – la mélasse où nous sommes englués. Presque rien, en somme… Les irrépressibles mouvements du monde auxquels nous croyons devoir répondre…
Elans fantômes à la nature onirique – quasi fictive. Caresses – effleurements – gestes vides de sens – à la destinée dérisoire – sans conséquence réelle sur le monde. Simples effets (en cascade parfois) dans l’écheveau de fils enchevêtrés où tout se reconstitue à la moindre rupture – d’une autre manière – sans jamais transformer radicalement la structure. Seule l’apparence change selon les fluctuations et les points d’équilibre…
Ainsi nous apparaît l’étrange ossature du réel…
Enorme masse en mouvement où cohabitent tous les extrêmes ; inertie – tiédeur – radicalité – où tout acte – tout geste – même le plus spectaculaire – ne constitue qu’un micro-événement qui n’engendre que d’infimes et dérisoires modifications… Rien qui ne puisse entamer la charpente de l’édifice – inchangée – inchangeable – et dont l’évolution et les révolutions n’affectent que la surface – les éléments directement observables…
Briques grises – partout – assemblées pour mille usages ; murs – abris – maisons – routes – ponts – carrefours – cathédrales – esplanades…
Cette manière qu’a l’homme d’habiller la terre et de la soumettre à ses exigences…
Territoire conquis – foulé – envahi – dominé – et surchargé, aujourd’hui, par mille autres édifices – par mille autres réseaux…
Boulimie colonisatrice insensée – sans limite – et sans le moindre respect, bien sûr, pour le monde naturel et les autres espèces…
Une porte – en soi – n’a pas été ouverte. Un monde inconnu qui nous restera étranger…
La vie semble avoir investi en l’homme et en son hégémonie dévastatrice pour écrire l’histoire contemporaine du monde. Erreur de programmation… Stratégie darwinienne… Manière de contraindre l’homme à un sursaut de conscience… Qui peut savoir…
Escale – comme un flottement entre la terre et le ciel. Un goût du monde – en soi – prononcé. La conscience d’écrire un voyage – une étape – une page – inconnus. Et l’exigence d’une parfaite honnêteté dans le témoignage…
Lignes sans autre objet que la description de la vacuité et des charrettes de phénomènes (hétéroclites) qui la traversent…
Ici et là – à l’instant où cela se déroule. Qu’importe ce qui vient – seule compte la manière de l’accueillir – aussi dépouillée que possible…
L’écrasant magma et la grâce…
La prolifération et l’épure – à parts égales – sur la page…
L’histoire comme une myriade de récits dérisoires – de destins individuels entrecroisés et englués dans la trame collective – que l’on a vite fait de transformer en mythes collectifs que chacun (en général) s’approprie – auxquels chacun (en général) s’identifie – en fonction desquels chacun (en général) se positionne – œuvrant ainsi à édifier et à inventer, à son tour, sa propre route – sa propre histoire – son propre récit – qui viendront s’ajouter aux mille autres et à la grande histoire du monde…
Processus écrasant et inévitable auquel nous préférons le pas de côté – l’absence de destin – eux-mêmes marges des histoires – marges de la grande histoire…
Quoi que l’on fasse, on ne peut y échapper…
Herbes folles – danse frénétique sur le trajet du vent – capricieux – erratique. Monde sous le joug des saisons. Souffles et temps qui donnent aux choses leur forme – leur allure – leur rythme…
Eaux qui coulent – long cortège immobile – égal – différent. Eaux qui dévalent – qui serpentent et se précipitent. Long périple avant d’arriver jusqu’à l’océan…
Et noyées dans la grande étendue, le voyage se poursuit ; immersion – tangage – roulis – errance dans l’immensité – happées par les courants et les abysses – par le labyrinthe des profondeurs – par les soubresauts de la surface – évaporation – lévitation – élévation – nuages – vents encore – pluies et averses – chute implacable vers le sol. Eaux qui ruissellent et s’accumulent en flaques – en ruisseaux – en rivières. Eaux qui coulent encore – eaux qui coulent à nouveau…
Ombres – extases – confins – nature de l’homme dévoilée…
Mille visages tendrement enlacés qui virevoltent ensemble – à force de désir. Dansant jusqu’à la folie – jusqu’à l’épuisement – jusqu’à la mort…
Réalité apparente – ce que nous voyons…
Existence vécue dans l’effleurement des choses…
Et un monde souterrain – invisible – éminemment plus puissant – et moins énigmatique qu’il n’en a l’air…
Etincelle – feu – brasier. Le monde soumis à la brûlure et à la lumière. Matière consumée. Fumée – passage par l’air – passage vers la légèreté. Vents qui emportent un peu plus loin. Poussières qui chutent et s’écrasent sur le sol – qui s’entassent et se mêlent à la terre. Qui deviennent terreau d’une matière nouvelle – d’un monde à venir – d’un univers à réinventer…
Souliers qui peinent dans la montée fatidique. Foulée – puis enjambée – la boue. Traversés les fleuves et les déserts. Le souffle et l’allure. La monotonie des pas. Les yeux qui interrogent. Le cœur qui se serre. L’âme et le regard intacts – identiques tout au long du voyage…
Ce que nous avons appris – ce que nous avons découvert – ce que nous avons goûté – ce que nous avons aimé – ce que nous avons vécu – presque rien…
La surface d’un monde et d’une vie – inconnus…
Et quand bien même aurions-nous tout vécu – tout aimé – tout découvert – tout compris – il nous faudrait revenir – et continuer l’aventure…
Privilège et malédiction de tous les cycles. L’éternel retour de la matière. Un monde après l’autre – un univers après l’autre…
Le regard – grand ordonnateur des élans – enfantant ses éclats – ses rêves…
Chimères qui nous hantent…
Fenêtre d’un monde englouti – souvenirs au-delà de toute illusion – immense cimetière aux allures de dédale où l’esprit exhume, une à une, toutes les dépouilles…
Et c’est là – encore – qui devient plus intransigeant que le vide – l’esprit qui s’accroche – qui s’agrippe – à la moindre aspérité au cours de cette longue dégringolade le long des parois de l’abîme…
Arbres à perte de vue – souliers remisés au fond de la grotte. Poitrine allongée sur le sol. L’âme flottant au-dessus du décor. L’esprit clivé – une partie ici – présente – l’autre ailleurs – on ne sait où – partie explorer – en pensée – en rêverie – les pentes à venir – les cols à franchir – la route à tracer – longue – longue encore…
Rien en deçà de la prière – rien au-delà du silence. Et l’homme tantôt en-dessous des frontières – tantôt égaré entre ces deux limites. Territoire mouvant – pas erratique – jamais sûr du sol que nous foulons…
Pas que tout habite – où tout peut s’inviter ; la chute – l’abîme – l’ascension – l’envol – l’enlisement – l’écrasement – la lévitation – l’infini – l’élan sans retour – et la marche encore – cyclique toujours – une fois toutes les étapes franchies – une fois le tour entier réalisé…
Fuite pas même exploratoire – simple distraction à visée anesthésique…
Dans un coin – l’âme tranquille – le visage en retrait – invisible depuis la route. A entendre le défilé incessant du monde – les marches en minuscules cortèges. Peu de solitaires. Peu d’âmes affranchies. La trivialité ronronnante des existences…
Trop de visages encore. Sur la route, rien – c’est la tête qui est peuplée…
Le monde comme un désert – comme une chimère. Tout se dérobe. Et la tête devient le jouet de ce qui la hante…
Ça se déverse trop lentement – et ça revient mystérieusement nous envahir…
Trop plein – partout – plus de place pour s’écouler. Plus de place pour accueillir. L’engorgement de toutes les voies. Et la submersion – bientôt – qui, peut-être, sera fatale…
Ce que – au fond – nul ne sait – le mystère du souffle – de l’incarnation – de l’esprit. La texture métaphysique du monde – au-delà de tout décorum…
Quelque chose de vivant – et qui peut se vivre avec intensité…
Pas d’affairement autour des contingences. Des choses à faire – oui – réalisées avec simplicité – des gestes précis. Pas d’ornementation ni d’esprit de fioriture…
Une vie fonctionnelle – au dedans sans débordement – aussi vide que possible…
Pas d’intériorité (comme on l’entend habituellement) ; aucune introspection analytique – aucune plongée dans les méandres de la psyché – aucun dialogue intérieur…
Une intense présence seulement – légère – légère – dense et dépouillée. Un regard pur – attentif – à la fois pleinement engagé dans les circonstances et totalement distant – étranger…
Désert de poutres verticales plantées là sans raison – servant à tous les usages ; tantôt clôtures – tantôt charpentes – tantôt ossatures d’édifices – tantôt piloris…
Ciel lointain – décharné – qui rêve, parfois, de corps vivants – ardents – vibrants – dans lesquels il pourrait émerger – se déployer – s’étoffer – prendre des forces – et rayonner enfin au cœur de la chair pour célébrer le monde et l’infini…
Ce qui est là – rien d’autre – ni rêve, ni fantasme. Parfois clarté, parfois confusion. Parfois simplicité, parfois complexification. Tout égal – sans hiérarchie – sans référence – sans comparatif…
Nous ne séjournons qu’un temps – et de temps à autre – au pays des Dieux. L’essentiel des jours, nous les vivons sur la terre – parmi les hommes – à nous occuper des affaires communes – courantes – triviales – éminemment quotidiennes…
Pas d’extase journalière – le regard présent posé sur la main appliquée à sa tâche. Et les contingences achevées – précieuses et achevées – tourné pour moitié au-dedans, pour moitié sur le monde devant lui…
Pas de discours – peu de paroles – aucun monologue intérieur…
Pas d’afféterie, ni d’ostentation dans les gestes…
Le silence profond – et enveloppant. Le centre parfait de l’attention – et la focale nécessaire selon les circonstances…
Chants d’oiseaux – pollen migrant – fossés saturés d’herbe – nuées d’hommes et d’insectes. Les grandes invasions sur les routes de la belle saison. Temps de retrait et de cachette (pour nous) sur des chemins de moins en moins solitaires. Lieux triviaux – sans éclat – endroits délaissés – qu’il nous faut trouver – presque chaque jour – pour échapper à la foule colonisatrice – à la horde des visages en villégiature…
Vide et solitude, peu à peu, apprivoisés – devenus presque des exigences – les conditions nécessaires à notre joie…
Goûter la joie – et l’intensité de vivre – hors du monde – sur ces sentes guère fréquentées par les hommes…
Posé là – entre cette parcelle de terre et ce carré de ciel – le long des grands arbres qui bordent la rivière qui offre – malheureusement – une frontière trop perméable…
Sentir le sol de ses pieds vivants – et dans l’air le souffle des Dieux. La grande joie de l’âme aux confins des mondes – l’universel terreau – le nécessaire parfum – de la solitude…
Vibrations – frémissements métaphysiques – de l’être – goûtant sa diversité naturelle – sans autre cri que celui des oiseaux et le vent dans les feuillages. Heures propices à toutes les joies…
Le vide – habité – qui se révèle. La guérison momentanée de tous les maux de l’âme…
La vie grandiose qui s’éveille dans les yeux devenus regard. L’illusion du monde provisoirement affaiblie – presque éteinte…
Règne d’une perspective où tout est poreux – où tout se partage – où les restrictions et les frontières ont abdiqué…
Présence et choses vivantes…
Nulle matière à penser – nulle rêverie possible…
Le réel et cette souveraine réceptivité…
La beauté et le sensible…
Nul mot – nulle image – nécessaires. Ce qui est là – et ce qui perçoit – dans leur admirable nudité…
Le reste du temps n’est qu’une parenthèse – un intervalle peut-être – où le monde, les bruits et les mots retrouvent leur triste primauté – et l’âme ses lourds (et inutiles) encombrements…
Le cercle des assaillants repoussé jusqu’aux ultimes frontières – celles à partir desquelles tout vacille…
Bord du monde qui nous engloutit…
Marges extrêmes de l’homme – à la limite de l’inhumain…
Sous les masques de la peur – au plus près de la chair – le regard – la vie qui va – la vie qui vient – toujours incertaine – toujours surprenante…
Nulle assise – pas même une pierre où se poser…
Le fil des circonstances – le cours des choses – dans leur déroulement sans fin…
L’ancrage de l’être – au fond de la poitrine peut-être – en amont de la matrice qui enfante les souffles, le monde et les idées. En ce lieu aussi tendre que des bras accueillants – et aussi tranchant qu’une lame effilée…
A creuser – à se débarrasser de ce qui entrave le vide et son rayonnement – avec l’âme et les mots – au fond de l’esprit – sur la page…
Accueillir et balayer – laisser, à chaque instant, l’espace net – propre – immaculé – sans amas – sans surplus – sans tache – aussi irréprochable qu’au premier jour du monde…
Ça passe – ça repasse – ça tente de s’attarder – de colorer les parois – le fond – les bords – tout ce qui peut devenir appui et support – lieux de dépôt et d’accumulation. Ça tente de soumettre – ça fait sa réclame et sa promotion – ça diffuse sa propagande – ça œuvre au rassemblement derrière soi – ses idées – sa texture – ça impose son existence et sa vérité (si partielle – si mensongère) comme un dogme – comme un paradigme incontournable…
Tout s’acharne ainsi – en soi – pour devenir le premier sur la liste des noms – le premier sur la liste des choses. Et c’est à cela qu’il faut acquiescer – et dont il faut, aussitôt, se défaire…
Demeurer vierge malgré les flux incessants, les assauts et les tentatives d’invasion (presque réussies parfois)…
Au-dedans de l’esprit – le monde et la psyché – le premier essayant d’entrer dans la seconde par tous les moyens possibles – par la force – par la ruse – par la connivence – par l’amitié – de mille manières – pour envahir et submerger – et la seconde avec ses mille mains et ses millions de doigts recroquevillés comme des crochets – prêts à tout agripper – à tout saisir – à tout amasser – à entasser des milliards de choses – des milliards d’idées – comme de minuscules trésors inutiles…
Mécanismes naturels auxquels il faut consentir sans jamais se laisser envahir (sans jamais laisser l’esprit être envahi) par la moindre poussière – par le moindre reliquat du monde déposé – et redéposé – indéfiniment – en soi…
Présence neuve portant – toujours – avec elle un balai aux brins tendres – mais intraitables en matière d’hygiène et de propreté…
Ce qui jaillit – ce qui nous pénètre – ne doit être ni entravé – ni manipulé – ni augmenté – ni diminué – ni agrémenté d’imaginaire. Traversée franche et sans résidu…
D’une chose à l’autre – puisqu’il ne peut en être autrement – sans regret – sans nostalgie…
Aucune boursouflure de l’âme ne peut ainsi nous affecter ; idée, pensée, émotion, sentiment – aussitôt perçus – aussitôt accueillis – aussitôt balayés – d’un geste vif et sans équivoque – d’un geste éminemment réparateur – du regard…
Et ce qui s’obstine – et ce qui s’acharne parfois – à demeurer ; le même traitement – intense – récurrent – autant de fois que nécessaire…
Refus et reflux permanent de l’amassement – refus et reflux permanent de l’encombrement…
Aussitôt arrivé – aussitôt accepté – aussitôt dégagé…
Ni marotte, ni manie – la plus juste et la plus efficace manière de demeurer neuf – vierge – totalement innocent – curieux – émerveillé – accueillant – intensément vivant – hors des schémas d’habitude et de répétition qui sont, comme chacun le sait (pour l’avoir mille fois expérimenté), le terrain propice à l’ennui, à la torpeur et au sommeil…
Ne rien conserver – certes – mais ne rien bâtir non plus sur ce socle de nudité ; ne pas comparer – ne pas prévoir – ne pas anticiper – ne pas théoriser…
Les circonstances – les rencontres – les virages – tels qu’ils se présentent…
Regard le plus simple – le plus nu – qui décomplexifie aussitôt le monde – et lui ôte tous ses attributs imaginaires – monde qui, d’ailleurs, n’est plus le monde tel qu’on nous le présente communément – monde qui se limite à ce qui est devant soi – et jamais davantage…
Nulle place pour l’intellectualisation ou la conceptualisation…
Le pragmatisme lucide – hautement intelligent – qui ne s’embarrasse jamais ni de souvenirs, ni de références…
Innocente et tranchante tendresse serait, peut-être, le terme le plus approprié – l’accueil pleinement acquiesçant et, presque aussitôt l’éviction hors de l’esprit avant de parvenir, un jour peut-être, à être traversé sans que ne subsiste la moindre résistance – ni le moindre résidu…
Mécanisme d’apparence inhumaine – mais qui, pourtant, nous rapproche de la plus belle manière d’être un homme…
Conscience sensible à ce qui se présente (sans le moindre refoulement a priori) – mais qui doit pour demeurer vide et vierge – demeurer une lumière attentive et une lucidité bienveillante à l’égard du monde et de l’Existant – se débarrasser de leurs fragments à l’instant où ils ont été accueillis…
Si ce mécanisme n’est pas initié, ces derniers s’incrustent dans l’esprit qui va, malgré lui, les corrompre – les déformer – leur donner une couleur réductrice. Corruption, déformation et réduction qui les transformeront, en moins de temps qu’il ne faut pour s’en apercevoir, en une mélasse boueuse et mortifère (de plus en plus massive et monstrueuse) qui créera une représentation du réel – un filtre éminemment trompeur – qui, non seulement, altérera notre nature vide – cette vacuité sensitive et incarnée que nous sommes – en réalité – mais nous fera également appréhender le monde et l’Existant – ce qui est devant soi – d’une manière hautement (et tristement) fallacieuse…