Carnet n°198 Notes de la vacuité
L’idée de l’Autre et du monde – plus lourde et encombrante qu’ils ne le sont – en réalité…
Les représentations se sont substituées au réel de façon si massive et sournoise que nous tenons pour vrai ce qui n’est qu’une forme d’imaginaire – et que nous ne savons plus différencier ce qui existe de ce que nous lui avons superposé…
Partout – au-dehors – les mêmes pierres – les mêmes chemins – les mêmes visages – le même décor – fragiles et provisoires invariants du monde phénoménal…
Et au-dedans – les mêmes émotions qui se bousculent et se succèdent – fragiles et provisoires invariants du monde psychique…
Espaces de mille chimères que nous confondons avec la réalité…
Au fond, parfois, une noirceur – épaisse – récurrente – qui donne au regard une profonde mélancolie et aux choses du monde une couleur triste – amère…
On ne sait comment elle s’est installée – ni de quelle manière elle est arrivée ; elle est là – simplement – et s’est imposée comme paramètre incontournable – hégémonique – qui fait régner sa loi…
Centre obscur qui rayonne – qui envahit l’âme et le monde – qui traverse les frontières si poreuses des choses – inondant tout ce qu’il pénètre. Mélasse dont on ne peut se défaire ; on vit avec – tant bien que mal – sans pouvoir lui échapper – sans réussir à l’apprivoiser – bête monstrueuse qui – en soi – a creusé sa tanière…
Ce qui pourrait nous en prémunir – réduire ses trop cycliques éruptions – atténuer sa présence mortifère ; les vertus de l’aube – peut-être…
Ça s’agite – ça s’affaire – seulement – pour faire usage des choses – exploiter ou tirer profit. Presque jamais d’innocence et de geste gratuit réalisé pour la joie et la beauté en ce monde d’utilité, d’appropriation et de nécessités contingentes…
Lignes errantes – sans joie – immodestes et méprisantes. Dans l’attente de semences moins tristes…
Paroles dégoulinantes – emmaillotées – trempées trop longtemps, sans doute, dans la torpeur mélancolique du dedans – enrobées et gangrenées jusque dans leur essence par la sauce putride de trop noirs sentiments…
A attendre un ami – au-dedans – qui pourrait nous tendre la main – et nous extirper de ce bourbier. Mais non – absent lui aussi – contaminé peut-être – ou trop faible pour s’approcher et nous délivrer (provisoirement) de ce mal sans remède – de ce mal presque incurable…
Le regard – le ressenti – le geste. Et rien d’autre…
Seuls appuis – seules références – seule vérité – à chaque instant…
Unique présence à soi – au monde…
Lieu paisible – lieu ouvert – sans autre exigence que le respect, l’honnêteté et le silence…
Dresser – en soi – une main accueillante et un mur de vigilance intraitable. D’un côté, le versant de la tendresse – de la sensibilité vivante – en actes – et, de l’autre, le versant de la sévérité – gardien intransigeant du temple – du lieu le plus sacré – que rien ne peut ternir, certes, mais que l’esprit débutant – peu familiarisé avec la perspective du vide – embarrasse par ces incessants amassements – bribes de monde – référentiels – résidus d’émotion – reliquats de désir – souvenirs – rêves et imaginaire – ressassements – ratiocinations – qui entravent le rayonnement de l’Amour et limitent (parfois complètement) la fonction réceptacle de l’autre versant…
Murs d’enceinte fort différents des murs indigènes – de ces frontières érigées qui consolident toutes les formes de séparation…
Mesure non de principe mais de survie – pour maintenir vivant le plus précieux – avant d’être capable, un jour peut-être, de laisser le monde, les phénomènes – les mécanismes et les contenus psychiques (pensées, émotions et sentiments) traverser cet espace sans retenue – sans la moindre restriction – dans un passage franc – sans perte – sans écoulement – sans récupération – laissant l’espace et les canaux vides de manière permanente…
Forme de sagesse sans pareille – affranchie de l’univers relatif – de la matière autant que de la psyché. Seul gage d’Amour, de joie et de paix sans condition…
Comme un seau que l’on aurait rempli de glace et de verre – avec, fixés sur les parois, des milliards de crochets minuscules – l’esprit de l’homme emmagasinant le monde – par fragments – le froid – le feu – le désir – la colère – la frustration – et tous les coups du sort – inévitables…
Espace à vivre et infime couloir sur le monde – vite saturés – vite débordants – vite mortifères…
Deux solutions – inégales – à envisager ; la première, éminemment didactique, consisterait à vider le seau à chaque instant et à créer des parois aussi imperméables que possible malgré un degré de porosité minimal inévitable. Et la seconde serait de percer définitivement le fond du seau et de lui ôter ses parois – détruire le seau, en somme – manière, sans doute, pour que le créé retrouve l’incréé ; le vide dans le vide retrouvant sa nature vide – la vacuité totale et l’absence (permanente) de séparation. Et le seau ainsi disparu redeviendrait l’espace – l’envergure de l’espace infini – l’esprit sans limite…
Tas de pierres – panneaux – vestiges. Traces d’un passé ni (franchement) glorieux, ni (vraiment) épique – transformées, pourtant, en mythes – en icônes de l’histoire dont les hommes sont si friands…
Têtes dressées – gestes à l’œuvre – corps tendus – sueur au front – mains, parfois, ensanglantées. Colonnes de visages supportant, comme un seul homme, les fables du monde – la grande épopée de l’humanité…
Le ciel – les arbres – les pierres – les chemins – le regard – le silence – quelques bruits du monde – inévitables. Le seul décor – à chaque étape du voyage…
L’exercice quotidien du vide – le déblaiement de l’esprit – pour aller, avec étonnement, sur toutes les routes du monde – et offrir un peu de blancheur et de silence à la page noircie par les mots et les images…
A perte de vue – partout – des troncs d’arbres horizontaux – couchés par la main funeste de l’homme…
Corps et âmes s’éreintant à leur tâche. Visages crispés par l’effort – la charge inerte inhérente à la matière et au labeur – pesant de tout son poids sur les épaules et les existences – suçant l’énergie – éprouvant la chair – épuisant l’esprit…
La fatigue et l’habitude anesthésiant la sensibilité et l’étonnement – ôtant la possibilité de vivre, en homme, le miracle…
Energie effervescente qui bâtit – construit – détruit – anéantit – se déverse partout. Irrépressibles – irréductibles – mouvements. La matière du monde transformant sans cesse son apparence, sa texture, ses reliefs. Rien qui ne puisse lui ôter sa force et son ardeur…
Programmée pour se mouvoir – agir et faire – inlassablement…
Ça bouge – ça remue – ça s’agite – ça gesticule – sans fin. Ça tourne en rond au-dedans de sa boucle. Ça s’épuise – ça se pose quelques instants – ça se régénère – très vite – puis, ça reprend son mouvement…
L’intranquillité même – perpétuelle…
Et le regard immobile qui contemple l’emprisonnement de l’esprit qui, si souvent, tourne avec…
Le monde comme convergence – comme lieu hostile – comme lieu de jouissance ou de souffrance. Le monde comme distraction – comme illusion – comme pointeur vers le regard. Tant de perspectives possibles investies selon sa sensibilité et ses prédispositions…
Achevé – ce que nous fûmes. Pourtant – la tête vibre encore de ce passé – comme si quelque chose, en elle, demeurait vivant – enfoui plus profondément que le souvenir – en deçà de la mémoire – une faculté consubstantielle à l’esprit – une sorte de crispation saisissante – un besoin d’amasser les fragments du monde et de l’expérience – la nécessité de bâtir un récit et d’inscrire ce que l’on croit être – une individualité – dans une histoire plus vaste et moins insignifiante que ce que nous avons vécu…
Une parole dévoyée – simple outil d’information, de distraction, de valorisation, de propagande, d’instrumentalisation et de mensonge…
Je vis les oreilles bouchées – presque hermétiques aux bruits du monde – mais la tête est encore toute frémissante d’histoires sans importance – de récits – de misérables épopées – de toutes ces minuscules péripéties de l’homme…
Comme un écart sans cesse éprouvé – sans cesse agrandi – entre le réel et sa représentation – entre ce qui est et le récit qu’on lui superpose…
Rien – rien – rien – telle devrait être notre unique certitude – et notre seule devise…
On ne sait rien – on ne comprend rien. On est présent – on assiste – simplement – au cours des choses – au déroulement des phénomènes – au spectacle du monde – et on agit lorsque les circonstances l’exigent…
Nudité innocente – et agissante si nécessaire…
Rien de plus – rien de moins. L’envergure du regard et la justesse du geste…
Des visages – des choses – des livres – comme des piliers – des amis – des outils – des consolations – qu’il faut, un jour, abandonner…
Solitude insatisfaite – puis, de plus en plus satisfaisante…
Le sommeil et le bavardage me sont devenus insupportables. Tant de bruits et d’illusions, déjà, dans la solitude – inutile d’en ajouter en fréquentant les hommes…
Des retrouvailles – en soi – avec soi – pour vivre cette part inaliénable de nous-mêmes(s). Rien d’autre. On pourrait vivre ainsi pendant des siècles – et pour l’éternité sans doute…
Des repas – du sommeil – du repos – des contingences – des obligations – du labeur – du temps oisif – quelques plaisirs paresseux. Que de torpeur dans l’existence des hommes…
Presque jamais rien d’essentiel. Gaieté d’apparat – simplement – jamais de joie profonde…
Pauvres humains plus à plaindre (en dépit des apparences) que le solitaire mélancolique et taciturne qui s’essaye au labeur de l’âme – à approcher, vaille que vaille, le royaume de l’Absolu…
L’incertitude plutôt que l’habitude…
L’inconnu plutôt que la sécurité…
La joie plutôt que la gaieté…
La connaissance plutôt que le savoir encyclopédique…
Le réel plutôt que les croyances, les rêves et l’imaginaire…
L’Absolu plutôt que la platitude (et les limitations) d’un bonheur individuel (éminemment relatif)…
La solitude plutôt que la compagnie (presque toujours indigente)…
La veille plutôt que le sommeil…
L’intensité plutôt que la tiédeur…
L’effort plutôt que la paresse…
Le tranchant plutôt que la torpeur…
La sensibilité plutôt que l’indifférence…
La discrétion plutôt que l’ostentation…
L’anonymat plutôt que la gloire…
La défaite plutôt le succès…
Le silence plutôt que le tapage…
La précarité plutôt que le confort…
Le simple plutôt que le raffinement et la sophistication…
Le respect plutôt que l’instrumentalisation et l’exploitation…
La frugalité plutôt que les excès et l’abondance…
La profondeur et la densité plutôt que la superficialité frivole…
La nécessité plutôt que le temps oisif…
La vocation plutôt que l’obligation du labeur…
Les servitudes consenties plutôt que l’esclavage subi…
L’ineffable plutôt que l’histoire…
La nouveauté ordinaire et quotidienne plutôt que le voyage et le sensationnalisme…
Rien plutôt que la longue liste des consolations…
Et même la tristesse plutôt que toutes ces (misérables) compensations…
En retrait – en apprentissage – plutôt que faussement vivant…
L’âme et la conscience plutôt que l’homme…
Et les trois – ensemble – si cela nous est offert…
Le plus insidieux partage entre soi et l’Autre – apparemment contaminé à la source – mais souterrainement juste – le plus approprié qui soit…
Nous allons comme le jour – de façon aussi régulière. Etape après étape – sur le dérisoire cadran du temps – dans cette marche infaillible…
Des visages étrangers à toute connivence excédant leur cercle. Murs et façades d’hostilité – un mince sourire, parfois, de circonstance – de convention – décoché depuis leur plus haute meurtrière…
Une existence d’enceinte et de fortification – inattaquable – inaccessible – au-dedans d’un périmètre circonscrit ; un territoire restreint – un dérisoire donjon – un royaume fermé – sur lesquels ils ont l’illusion de régner…
Avec seulement des alliances de nécessité et d’agrément pour ne pas trop s’ennuyer – ne pas trop étouffer – ne pas trop dépérir – au milieu de leur fortin…
En quête de la phrase définitive (pour clore l’exercice) – et qui, bien sûr, n’arrive jamais ; l’assertion – l’aphorisme – qui résumerait tout – qui permettrait, en quelques mots, de tout comprendre – après lequel vivre suffirait…
Dans cette illusion puérile – dans cette folle ambition – de vouloir fixer définitivement le mouvement du monde et de la vie – d’immobiliser ce qui ne peut être arrêté…
Dans cette croyance imbécile (et enfantine) d’enfermer le vivant – ses lois et son envergure – dans quelques pauvres traits…
Comme la vie – l’écriture se poursuit. Comme les jours – les phrases se succèdent et se répètent – s’inscrivent, à chaque fois comme pour la première fois, sur le blanc de la page…
Rien de ce qui a été vécu – rien de ce qui a été écrit – ne compte véritablement. Tout – chaque jour – à chaque instant – doit être réinventé – vécu et écrit à nouveau – comme les seules choses réelles – les seules choses valides – de ce monde…
Sans passé – sans pages ni livres précédents – sans avenir – sans lignes à écrire demain ou dans mille ans…
Des bouts d’existence et de langage comme les parfaits reflets de ce qui arrive aujourd’hui – à l’instant où les circonstances et l’écriture se déroulent…
Le fragment comme seule possibilité…
Et la parole aussi libre que les événements…
Quelque chose d’autre que le monde – plus tendre – moins envahissant…
Une autre manière d’exister…
Des heures – des vagues – la chaleur diffuse – les bruits du monde de plus en plus insupportables – la proximité des visages – le manque d’air – l’étouffement de plus en plus manifeste…
La triste trivialité du monde devant soi. Et l’impossibilité de vivre dans cette promiscuité…
La normalité des gens ; la famille – les sorties – les loisirs – le désœuvrement. Je ne parviens pas même à me faire l’entomologiste de cette inintéressante société…
Nul secret sous-jacent à cette misère – à cette indigente banalité…
Qu’y a-t-il donc – en nous – pour éprouver tant d’inconfort et de mépris à la vue de ce spectacle…
Des fantômes grégaires – jouisseurs et indolents – la paresse et le sommeil – partout le règne de l’animalité humaine…
Incompatible avec cette sensibilité – en moi – qui n’apprécie que la compagnie des solitaires attentifs et respectueux – les veilleurs, peut-être, d’un autre monde – moins grossier – moins trivial – moins instinctif – l’autre part de l’humanité – celle que l’on ne voit presque jamais…
Rêve – simplement – d’horizons moins vulgaires – plus conscients – plus métaphysiques…
Un monde qui célébrerait l’Amour, le silence et la beauté – à l’inverse de cette terre qui ne glorifie que la ruse, le tapage et la laideur…
L’édulcoration des extrêmes – l’effacement des singularités – l’aplanissement des reliefs – dans le regard opaque – quelque chose comme une indifférence – une insensibilité ; le règne de la normalité et de la tiédeur…
Les groupes – petits et grands – où ne suinte que ce qui nous révulse. Voilà, sans doute, pourquoi l’on ne peut rencontrer l’Autre qu’à travers son espace le plus solitaire – le moins contaminé par le monde – cette part de l’âme démunie et curieuse qui s’interroge – le reliquat du premier homme – loin des foules et des tribus – exonéré du couple et de la famille – et, en partie, indemne de leurs (inévitables) corruptions…
*
On n’en finit donc jamais avec la vie – avec la mort – avec la joie d’être et la douleur d’exister – et le chagrin des disparitions successives…
La même tristesse – le même dénuement – la même impuissance – à chaque fois – malgré les années et l’expérience (grandissante) des funérailles…
Difficile métier que celui de faire face à ce qui est – avec une psyché si fragile – une sensibilité si vive – et l’impérieuse nécessité de ne jamais détourner ni les yeux – ni l’esprit – de ce qui est en soi et devant soi…
Perspective presque inhumaine…
La vie comme une longue succession de blessures et de traumatismes. Et, chaque jour, mille occasions de coup, d’arrachement et de défaite…
L’esprit note – regarde – presque détaché – la tragédie en cours – et la déliquescence (littéralement) de la psyché…
Le triste sort de la vie terrestre…
Et tous les « ah quoi bon » rehaussés jusqu’à la folie – jusqu’aux ultimes frontières de la désespérance…
Partagé entre la faculté naturelle de l’esprit à trancher – à se détacher des aléas phénoménaux – et le fonctionnement de la psyché humaine…
Sorte de conflit de loyauté – comme déchiré entre la certitude (insuffisamment prégnante encore) du dérisoire de nos vies et les soubresauts de notre individualité qui refuse, malgré elle, d’échapper à la peine et à la tristesse de la mort – de l’absence…
Nous – entre le rasoir et l’éponge – entre le regard vierge et la rétention (qui peut parfois se transformer en rumination émotionnelle)…
La conscience clivée – dissociée – qui, à la fois, éprouve la souffrance et est attirée par sa possible cessation – avec un simple ajustement du regard – soit plongeant dans les eaux de la tristesse, soit surplombant le monde des phénomènes…
Mille incitations d’un côté et mille résistances de l’autre qui annihilent tout mouvement – on demeure alors immobile – dans cette fracture – dans cette indécision – dans cet inconfort – qui peut, parfois, virer au supplice…
Se laisser entièrement traverser – sans rien refuser – sans rien agripper – pas même notre incapacité à accueillir – pas même notre inclination acharnée à la saisie – devenir cette immensité où tout disparaît – où tout réapparaît – élans déclinants et élans naissants. Rien d’autre qu’une vaste étendue – un immense réceptacle sans crochet – sans filet – une aire totalement poreuse et transparente – sans autre épaisseur – ni d’autre visage que ceux de l’Amour – lucide – qui voit – et sensible – qui apaise et offre, peut-être, sa guérison…
Nous sommes – un étrange mirage – entre rêve et réel – entre buée et densité. Quelques milliers de jours au parfum volatil d’éternité…
Jours et saisons mille fois recommencés – la continuité et – toujours – la même candeur à vivre…
Instance noire au cœur de la chair – comme un puits – un abîme – sous les muscles – sous les nerfs – dans les os – dans le sang. Zone imprécise et monstrueuse – qui se déploie – vite – et grossit en retenant le moindre objet – le moindre phénomène – dans ses filets…
L’humanité des arbres et la barbarie des hommes. A voir le monde – en actes – tout sauf de vains mots…
Et à côté – et sous les apparences – le réel brut et sans histoire – rude souvent – doux ou tranchant selon les circonstances – mais implacable toujours…
A genoux sur notre pente inéluctable…
Un besoin de fraternité au fond du cœur – rarement satisfait par les figures du monde…
Il faut chercher ailleurs – fouiller en soi – pour dégoter quelques visages aimables – et apprendre à bercer leur âme tendrement dans nos bras – être la mère que tous réclament – et la solitude – et la misère – et la détresse – de chacun recevant cette attention – cette écoute – cette affection…
Volonté d’un Autre – toujours – au-dessus – par derrière – au-dedans. Jouet de mille désirs sous-jacents – pantin de l’invisible soumis au silence et aux forces qui animent le monde…
Départ d’ici pour ailleurs – de ce monde pour un autre monde. Tranches diverses du même pan de réalité cloisonnées presque hermétiquement par le sas de la mort – mille fois vécue – mille fois traversée – où l’esprit conserve ses caractéristiques principales et oublie le reste – tous les souvenirs inutiles. Resserrement sur l’essentiel – densification du noyau – affranchissement du superflu – ce labeur fondamental que nous délaissons – presque toujours – de notre vivant – par paresse – par désintérêt – par crainte – par impossibilité – pour mille raisons irrecevables…
Les circonstances sont – presque toujours – d’une grande brièveté – succession de « cela arrive » – puis, autre chose – puis, encore autre chose – ponctuée d’intervalles plus ou moins long d’absence d’événements significatifs (ou déterminants) pour l’esprit… même si, bien sûr, se déroulent, à chaque instant, une infinité de « micro-événements »…
C’est toujours la psyché – à travers la mémoire – qui allonge (d’une manière naturelle et involontaire) la durée, l’existence et les conséquences – de ces événements marquants – comme de longues – de très longues – extensions – d’interminables et inutiles prolongations…
Tout n’est que jeu de la matière – visible et invisible – et conscience – regard ; rien d’autre n’existe, en vérité…
Fragile espace du monde – le regard sensible à toute forme de précarité…
Tout surgit – et est enfanté par le même jeu – la même nécessité à être – mille élans-frères et autant de visages qui ne se reconnaissent plus…
Etrange fratrie de l’oubli et de la guerre…
Un sursaut de virginité pour mille résistances de la psyché qui refuse d’être reléguée au second plan – de devenir l’objet d’une observation assidue – d’en être réduite à tourner à vide – à retrouver sa condition d’élément phénoménal commun – égal à tous les autres – sans consistance – sans épaisseur – sans conséquence majeure. Simples mouvements – irrépressibles – qui se réalisent. Pas davantage que le rêve du monde. Ondulations ordinaires – simple déroulement – infime fragment dans le cours naturel des choses…
A marche lente – d’un point à un autre – sans itinéraire précis. Errance et déambulation davantage que voyage. Haltes nombreuses comme pour souligner l’inimportance des lieux…
Le goût du monde et la beauté des paysages – en soi – autant que le parfum et la sueur des mille chemins parcourus…
L’ordre du jour et le spectacle – au-dedans de l’esprit – du regard – de la conscience…
Monde d’yeux et d’instincts – de labeur et de contingences – d’habitudes et de flâneries – de gestes mécaniques et de sillons creusés…
Danses à la surface de tout – vie, monde et soi – à peine aperçus – à peine effleurés – sans la moindre plongée dans les profondeurs…
Vie étrange de lassitude et d’éternité – où tout semble aller de soi – sans aucune prégnance quotidienne de la mort – de l’essentiel – sans la moindre curiosité – sans le moindre étonnement devant ce qui ressemble pourtant, à chaque instant, à un miracle…
Des mouvements – des images qui défilent – des représentations et une conceptualisation (plus ou moins grossière – plus ou moins sophistiquée) à travers la pensée et le langage…
Tout arrive – passe ainsi – et s’éclipse – devient néant. Jamais rien d’immobile…
Et toute tentative pour figer le réel – quelques éléments du réel – en le(s) fixant avec des mots ou des images – est caduque et inutile ; inapte à restituer la dimension vivante de ce qui était – capable seulement de rendre compte de ce qui n’est plus…
Une sorte de vague évocation qui ravive, bien sûr, dans la psyché ce qui a été vécu et emmagasiné – mais rien de réel – simple outil de réminiscence qui donne l’illusion d’une épaisseur et d’une réalité – totalement inexistantes – présentes seulement dans la tête. Mécanisme basique de la vie psychique qui rassure autant qu’il éloigne du réel du monde…
Nous vivons par inadvertance – avec ce qu’il faut d’infortune et de déraison pour être au monde de manière si absente…
Tout se répète sans étonnement – comme s’il allait de soi de recommencer chaque jour – mille tâches – mille gestes – incontournables…
La roue du temps et du supplice. Tout est cercle – marche répétitive – déclin, renouvellement et continuité…
Saisons et arbres millénaires – et les petits soubresauts de l’homme…
Le monde comme obstacle – comme oracle – comme fortune. Le seul lieu, peut-être, accessible à l’absence et à l’infirmité…
A chaque instant – à la jonction de toutes les choses du monde – au centre du réel – là où rayonne l’infini sans le moindre contour – et ainsi pour chacun – pour chaque forme du monde…
L’étrange mystère qui, peu à peu, s’éclaircit. Des pans entiers de vérité vécus – sans témoin – sans référence possible – sans la moindre validation…
Désépaississement, peut-être, du filtre psychique…
Ça surgit – ça se forme – ça s’emplit – puis ça déborde. Ainsi – toute chose – jusqu’aux ruissellements – jusqu’à la liquéfaction…
Nature aqueuse et océanique du monde…
L’eau – l’herbe – l’arbre – la roche – la chair miraculeuse du monde. La vie et le vivant qui s’invitent et colonisent – peuple de la propagation qui se répand sur tous les territoires…
Monstrueuse expansion naturelle…
L’impérieuse nécessité d’envahir – de progresser – de se multiplier. Développement à marche lente – à marche forcée – comme volonté (inconsciente), peut-être, de matérialiser l’infini…
Perspective instinctive inscrite dans les gènes du monde…
Foisonnement et efflorescence se propageant avec une indécente obstination…
D’un côté, cette addition – cette accumulation – perpétuelles – et de l’autre, rien – l’espace vide – la conscience – la lumière immobile – le regard silencieux, neutre et oublieux – la vacuité sans visage – l’Un laissant faire – et laissant jouer – la multitude…
Et, en chacun, ces deux dimensions qui enfantent leurs élans – la matérialité visible et invisible sur le mode de l’expansion et la perspective soustractive – l’effacement jusqu’aux sources premières du rien – le long et âpre périple jusqu’au vide – jusqu’à la pleine vacuité…
Jeu du monde – et jeu en soi – sans autre raison que celle d’être né – et inévitables à présent – jusqu’à la fin du cycle – jusqu’à l’extinction de tous les souffles engendrés par l’élan premier de la matrice en cette ère actuelle*…
* ère qui succède aux mille ères précédentes – et qui précède les mille ères suivantes…
Ça s’infiltre – ça imbibe, peu à peu, l’esprit – cette perspective du vide permanent. Familiarisation journalière – distillation presque au goutte-à-goutte…
Ça séjourne – en soi – avec moins de persistance…
Et ce qui insiste réclame – on le sait à présent – une attention accrue – un espace d’accueil sans jugement – sans intransigeance – un refuge total – des bras protecteurs – un abri – une écoute et une tendresse réelles et profondes – absolues – un lieu où tout ce qui s’invite peut être pleinement lui-même et s’abandonner sans restriction – sans le moindre risque de rejet…
Voilà ce que nous pouvons offrir à ce qui frappe avec insistance à notre porte – à ce qui nous pénètre avec force et désespérance – à tout ce qui s’acharne à nous envahir…
Une manière d’être – et d’accueillir…
Une manière de vivre dans le rayonnement libre de l’Amour…
Tendre et tranchant – vide et conciliant – attention et lucidité précises – aptes à reconnaître les besoins de ce qui est là – à faire la distinction entre ce qui mérite d’être coupé et balayé sans ménagement et ce qui réclame, avec pertinence, la plus grande douceur…
Aire ancillaire permanente – en quelque sorte – au service de ce qui vient – sans exception…
Perspective éminemment fonctionnelle et pragmatique autant qu’infinie et absolue – vouée au respect de la nature du regard – le vide – et de celle des choses du monde visible et invisible – la nécessité – la réclamation (souvent) et l’inévitabilité…
L’être en actes – à la fois œil contemplatif et discriminant – et sensibilité juste – précise – intensément vivante…
Le Divin modestement incarné peut-être…