Carnet n°218 Notes sans titre
Le jour du départ – la tête tournée à l’intérieur. Des bateaux plein les songes – des rêves d’azur – d’horizon infini – un peu d’écume sur le visage. Les pieds bien ancrés sur la rive – assis – immobile – la tête ouverte – traversée par le vent – des tempêtes – des ciels d’orage…
L’air du grand large qui parcourt la peau – qui pénètre l’âme – en pensée – tandis qu’au-dehors règnent la vie ordinaire – la routine – les soucis quotidiens…
Et cet ailleurs rêvé – malheureusement – le temps d’un assoupissement…
De la pluie – du froid et de la peur – dans cette nuit épaisse – sans consigne – sans âme sœur – aveuglante…
Et ces tremblements aperçus au milieu des miroirs – comme un enfer labyrinthique – sans issue – sans espoir – cette vie terrestre…
Pas assez d’effroi – pas assez d’étonnement – ni assez de questions face à l’inutile – aux tourmentes – à ces lieux sans lumière…
Et ce gris opaque – partout – au-dehors et au-dedans – comme une épaisseur sur les yeux – sur l’esprit – sur la sensibilité. Comme une couche de neige sale qui aurait recouvert le monde – les cœurs – les visages…
Une terre de traces habituelles – des sillons qui durcissent et se transforment en glace – l’horreur journalière – le désastre – rien qui ne change – rien qui ne s’envole…
De l’ardeur qui tourne en rond – comme plongée au fond d’un piège…
Et nous autres – prostrés dans un coin – en désordre…
Le rythme dansant des ombres dans nos têtes innocentes – un foyer sans artiste – sans chef d’œuvre. Un monde de labeur trivial – de gestes mécaniques – de vies prosaïques faites (essentiellement) de besoins – de désirs – d’attente…
Un monde de vieilles lunes – avec ses vies funestes et ses idolâtries – ses fenêtres opaques et ses faux horizons – avec ses monstres et ses pas trop pressés – avec ses longs rideaux sombres dans le sillage de la nuit…
De la chair et des âmes blessées – usées – et jetées sur le bord des routes – au fond des fossés – au fond des ravins. Et la terre qui devient, peu à peu – au fil des millénaires – une gigantesque fosse commune…
Des couches d’os, d’idées et de matière organique – le terreau sur lequel se bâtissent toutes les cités – toutes les civilisations…
Du soir – parfois – descend un reste de tristesse – une nostalgie ancienne qui ramène le passé à la surface – la persistance d’un rêve qui nous blesse – qui nous malmène (et nous torture trop souvent). Une manière de racler la chair de l’esprit – de nettoyer, peut-être, le contenant du monde et des choses – l’aire centrale dédiée à l’accueil des phénomènes présents…
Rien qu’un trait au milieu des sourires…
Un univers sans prestige – comme un ballet de feuilles mortes soulevées par le vent…
Et ce fond de lumière derrière les visages – que je peine à voir…
Rien ne s’atteint – bien sûr. Tout est – déjà. Il n’y a la moindre nécessité d’un pas – et moins encore celle d’un voyage. Et s’il nous fallait mettre un pied devant l’autre, seul l’intérieur est à explorer – pas pour comprendre ou saisir la moindre chose – pour la joie de découvrir – pour l’émerveillement du regard qui est – qui voit – qui contemple…
Sur le devant du monde – l’avenir en déclin – les raz-de-marée – l’éradication des cimes et des sols. Et au fond de la poitrine – le poids (insoutenable) de la peur…
La nuit – notre terre commune – notre aire de compagnonnage et de retrouvailles – là où naissent toutes les idylles – et toutes les alliances entre le rêve et le sommeil – comme pour imiter (en pensée) l’oiseau dans son envol…
Ouvrir les yeux – la main – les ailes et l’âme (si possible) – ce qui nous sortirait de la cécité et du piège commun…
Une nudité sans faille. Une vie sans mirage. Les paupières décousues. Et mille cicatrices sur la peau…
De l’espace comme de la pluie – à foison. La douleur et l’usure révélées par les chemins initiatiques – les sentiers de la mémoire. L’audace d’un destin qui affronte le plus funeste et le plus âpre. La longue route du retour vers les origines – vers le ciel où la mort devient célébrante – presque désirable tant elle réinitie l’essentiel et ouvre les possibles…
Au fond des yeux – dans la tête – les mêmes dangers – le même périple recommencé des milliards de fois. De dénouement triste en dénouement triste…
Une vie sans recours – sans possibilité de réduire l’ignorance et l’incompréhension – ni d’aménager avec justesse l’écart entre ce que nous percevons et la réalité…
Une existence (presque) pour rien – soumise aux lois du monde – aux nécessités des Autres – aux itinéraires trompeurs…
Chaque jour – les mêmes briques à poser sur le même mur – sans voir ni l’horizon, ni le sens du geste…
De l’air au milieu du monde – comme un vent de joie – une bouffée de fraîcheur – une manière de rire malgré la tristesse et la mort – malgré la rudesse des existences…
La seule alliance possible – celle qui nous condamne à disparaître – à nous effacer – à célébrer le vide et le rien – la valse provisoire des insignifiances – à devenir aussi discret – et aussi agile – que le silence…
Plongé en soi mille ans avant ses funérailles – bien avant que ne s’éteignent les lampes et les voix – bien avant que ne tombent la tristesse et la nuit…
Sur les épaules de l’âme pour voir plus loin que le corps disparu…
L’herbe trop épaisse pour voir le jour – pour ces yeux au ras du sol…
Et la mort à toute heure qui vient obstruer la perception…
Et face au noir – quelques lampes impuissantes – et des silences gênés qui s’empilent…
Et, sans doute, trop d’ivresse encore devant les miroirs…
Le jeu commun du monde – à l’envers de la solitude. Comme des oiseaux qui auraient renversé le ciel – un désastre – une catastrophe qui, pour l’heure, indiffère les hommes…
Des gestes aussi solides que les pierres – et qui s’abreuvent à la même source…
Nous sommes – comme un livre ouvert devant l’éternité dont le vent tournerait les pages – presque rien et d’une richesse incalculable – vertigineuse…
De la joie et du silence – à peu près tout ce dont nous avons besoin…
Vivre ne réclame ni histoire – ni malheur ; du souffle – un peu de pain – et ce qui nécessite d’être franchi – une forme minimale de compréhension…
A la dernière étape du sol – peut-être…
Après – on ne sait pas – le gouffre – les souterrains – le ciel – l’envol – et, sans doute, tout à la fois, mélangés…
Le doigt du ciel pointé sur le crâne – comme une flèche censée percer l’impossible – pour que coule à flots ce qui restera…
Amoureux autant de ce qui nous révèle que de ce qui nous fait chuter…
La même blessure – pendant longtemps – et qui demeurera peut-être…
A pieds joints dans les malheurs – les nôtres et ceux des Autres – dans cette bouillie épaisse – inconsistante – fictive ; résultante des individualités imprégnées de désirs – insensibles au territoire et au mystère communs…
De l’âme sur la pierre – tantôt comme une fleur – tantôt comme une blessure…
Mille malheurs avant la tombe…
A chercher le remède dans le brouillard – comme si l’on pouvait guérir de vivre…
Toutes les histoires – les unes contre les autres…
Et toutes les âmes – côte à côte – marchant avec pudeur – comme si rien n’était entremêlé – comme si l’on pouvait échapper à la transparence…
Le monde – comme un drap rêche sur nos rêves – un peu de vinaigre au fond d’une cruche pour étancher la soif – un nuage – une lumière éclatée – une possibilité d’envol et d’engloutissement – des malheurs à foison – et la maigre espérance de trouver, un jour, l’étroite issue – le sas inversé vers l’infini…
Des nœuds autour du cou – au-dedans de la poitrine – qui emprisonnent quelques restes de lumière – et qui, peu à peu, les enserrent jusqu’à la cécité – jusqu’à l’étouffement…
A déambuler sur les chemins sans autre couronne que celle qui ne se voit pas – mais que l’humilité – au fond des yeux – révèle…
Harassé – parfois – comme un voyageur sans cesse dérouté – au bord du chemin – de la défaite permanente – de la capitulation finale. A deux doigts du renoncement – de l’extinction. Les deux mains du destin autour du cou – sans la moindre issue sauf à plonger au-dedans…
Et l’on voit, peu à peu, dans l’âme se dessiner l’abandon…
Au coude à coude avec le monde et le ciel dispersé. Dans cette furie de sons et d’images – de mouvements au rythme insensé – avec le couvercle de la nuit sur la tête – à déambuler en tous sens comme si l’on pouvait toucher la lune – et nous hisser dessus…
L’âme dans une chute perpétuelle – dans l’espace – flottante – cherchant à tâtons une lanterne – sur les rives – une place – un coin de terre suffisamment solide – suffisamment durable – pour s’établir – en vain…
Tout glisse – tout passe – entre le sommeil et l’abîme – et ce qui reste – pendant quelques instants – est presque aussitôt écrasé…
La roue du monde – la roue du temps – à l’œuvre…
Si loin que tout semble irréel…
Si près que tout semble menaçant…
Et entre les deux – à peine vivable…
Rude – rude – absolument – l’incarnation terrestre…
Entre les tempêtes et le vide de l’esprit – la barque amarrée – plus ou moins – aux terres du monde…
De rive en rive – au cœur du même océan…
Enlisés au pays de la folie et de la faim…
Tout passe en un éclair – et se prolonge indéfiniment derrière les yeux – au fond de la tête – barreaux du monde – lieu mortifère où tout finit en ruines et en larmes. Le plus odieux de l’ombre au-dedans. La mort perpétuelle des lignes et des traces…
Le tombeau des vivants incarcérés…
Un trou où tourbillonnent les rêves et les étoiles. Là où s’accumulent les choses et le sommeil…
Voix multiples – contradictoires – acharnées – au-dedans de la tête. Et les rebonds – et les échos – nés des parois – des recoins – des replis – comme un bruit perpétuel – insupportable…
Et le vent qui tarde à balayer tout ce sable – à faire place nette – peau neuve – pour transformer les lieux en aire-réceptacle…
Des barbelés – comme le signe révélateur de notre volonté de démarcation hostile et apeurée – incroyablement ignorante – pour nous séparer de la bête – du prisonnier – du fou – du meurtrier – de l’étranger – de tous ceux qui nous paraissent trop lointains – trop différents – de tous ceux dont on a peur et dont on voudrait se protéger…
Ce qui veille – en nous – comme une vigie – le haut du temple qui surplombe le sommeil et les ténèbres – et le sang qui coule dans nos traces. La ligne verticale autour de laquelle s’affrontent les têtes et les âmes. Les infimes soubresauts en contrebas de la source…
Le spectacle (franchement) obstiné du monde…
Un peu d’hiver entre l’âme et le monde – comme un gouffre – une vaste étendue déchirée – un océan d’encre et de sang inconciliables – un peu de ciel disparu…
Le sommeil de l’infortune – comme une nappe de brouillard qui envahit la terre – et toutes les têtes – une à une – qui submerge tout jusqu’à l’étouffement…
Et ceux qui survivent à cette invasion doivent se résoudre à cohabiter avec cette buée occultante – les yeux mi-clos malgré le labeur des livres et la lanterne tenue par les mains sages que nous croisons parfois…
La cécité au-dedans – comme une impossibilité (presque) totale à percevoir – à s’interroger – à comprendre – à s’émerveiller…
Rien qu’un peu de vent au creux des mains – dans nos paumes tournées vers le ciel – et dans nos têtes devenues si larges – comme un océan au milieu duquel tout serait rassemblé…
Tous les amas déstructurés – tous les tas mis à plat…
Tout éparpillé sur le même plan – à égalité…
L’inventaire complet du monde et de l’esprit…
Toutes les listes de l’âme…
Tout ce qui existe ou pourrait exister…
La collection exhaustive des choses…
Les semences – les rêves – les brouillards…
Les mille événements du jour – les mille événements de la nuit…
Toutes les aventures nées de la soif…
Et ce qui apparaît encore – inlassablement…
Tout cela – étalé sur le sol – regardé longuement (avec attention) – puis jeté au fond d’un trou immense – la béance de l’esprit – les profonds précipices de l’oubli…
Un verbe sans édifice – aux mille fenêtres. Du souffle – suffisamment – pour faire exploser les repères – pour poser un soleil au milieu du front et faire fuir les ombres et les idoles – pour devenir la possibilité d’un baiser ému sur toutes les choses (et toutes les lèvres) de passage…
Sentinelle suspendue au centre du cercle – à ces hautes colonnes qui jalonnent la soif – entre désirs et crachats – entre liberté et cachots engloutis – entre le soleil et les pas qui se précipitent sur l’asphalte pour essayer d’échapper à l’épaisseur du temps…
Trop de semences et de brouillard – de rêves et de jeux malheureux – dans la compagnie du même désir…
L’itinéraire sans escale…
Des forces qui émergent – des feuilles – des chants…
L’Amour qui naît sur nos lèvres…
Un cri au fond de la poitrine qui glisse jusque dans la gorge pour se mêler à l’air expiré ; la naissance d’une parole – atténuée (presque toujours) par les certitudes du monde…
Toutes ces pensées qui coulent sur les visages. Toutes ces servitudes dans les têtes. Le vide et la liberté cadenassés – écrasés par la gravité et nos âmes sans ailes…
Vivre comme si rien n’était vrai – en dehors du silence. Des contenus apparents et mensongers. Quelque chose d’inconnu – de mystérieux – qui prend de faux airs de réalité…
L’ignorance et le sourire face à tant de blessures possibles – avérées – douloureuses. De la chair – du souffle – quelques pas au-delà de l’aire autorisée – au-delà des lois – des conventions – de l’horreur et de la barbarie organisées – vers la promesse d’un bleu possible – d’une existence sans mur – sans frontière – sans corps blessés – meurtris – où l’âme serait centrale – prioritaire sur les désirs – les choses – les instincts – la fortune – un monde où l’esprit, la sensibilité et le silence seraient privilégiés – et le reste abandonné – peu à peu…
Des instincts de chasseur et d’acrobate – ce qui nous a maintenu (plus ou moins) à la verticale jusqu’à aujourd’hui – et qu’il nous faut transformer à présent ; ouvrir l’esprit à la conscience – redéfinir notre nature terrestre – la place de l’homme au sein du monde…
Du silence et de l’humilité – au-delà des murs de l’enfance – au-delà des frontières du monde – au-delà de l’ignorance et de la barbarie communes…
Aucun lieu – aucune absence – n’est condamné(e) par le silence…
Des cercles de sanglots et de somnambules – aux marges d’un autre monde – aux abords d’autres cercles – dans la géométrie des surfaces inventée par chaque visage. Notre nature compartimentée – et compartimentante. Au cœur de tout pourtant – au centre de chaque parcelle – de chaque songe – de chaque miroir – quelle que soit la dimension du réel et de l’espace habitée…
Le sourire affranchi de la course et de la nuit – de ce que l’on nous impose. L’esprit au fond de la plaie – à cureter les restes de chair et les souvenirs de l’originelle douleur…
Les larmes au bord du précipice – tête en l’air – les yeux tournés vers le ciel immense – la parole effleurant les lèvres – l’âme de plus en plus habitée…
Debout malgré les assauts et les lames du monde pointées vers nous – malgré l’éclatement des miroirs – malgré l’absence humaine autour de soi…
Seul avec cet autre âge au fond des yeux – au faîte de notre infortune – là où la nuit – la lumière – les échos – n’ont (presque) plus d’importance pour affermir l’âme – l’être – la justesse des gestes…
Pointe vers l’inconnu – flèche dispersée – presque horizontale – déverticalisée, en quelque sorte, pour demeurer accessible – compréhensible – représentable…
Comme une énigme vulgarisée – simplifiée à l’extrême…
Avec des corps ensevelis dessous – un amas d’âmes et d’os qui, s’il était visible, donnerait le vertige – nous éloignerait de nos jeux – et nous imposerait de demeurer attentifs – alertes – (réellement) vivants – aussi sensibles et lucides que possible…
Des bords du monde oubliés – des clés qui brûlent devant des fantômes grimaçants et affolés. Et le centre, lui aussi, abandonné par les foules – les masses communes – en contact avec trop peu de réel – avec trop peu de morts – et qui n’ont d’appétit que pour la continuité du rêve – la perpétuation de la même illusion trompeuse et rassurante qui jette de la poussière sur la réalité – des voiles et des couches de songes sur le jour – du bleu – mille couleurs mensongères – pour cacher l’apparente grisaille qui entoure le plus vif – le plus éclatant – le plus incisif…
De leur vivant – les héritiers de l’ignorance – les partisans (inconscients) de l’aveuglement – sont confinés aux murs – au gris – et à la récurrence des tâches. Et à leur mort – à la boîte – aux couches de terre ou à la cendre…
Des rêves trop épais – comme un mur sans fenêtre – des routes monotones – des surprises imaginaires – du sommeil et de l’absence…
Le monde aux yeux cousus – au courage défaillant – à l’esprit sans substance…
L’expérience de la coulée sur les pierres – l’inadéquation de l’Autre – son non-emboîtement dans notre puzzle – le naufrage permanent – la dégringolade – la chute – puis, l’effacement…
Rien qui ne change (vraiment). Rien qui ne se découvre (vraiment). La même parole et la même indigence qui, inlassablement, se répètent – jour après jour – siècle après siècle – comme la seule litanie possible…
Le feu et la neige – sous les apparences ; nos substances les plus intimes…
Le bleu-transparence qui entoure – qui enrobe – qui pénètre les choses du monde – le moindre fragment de matière…
Et cet hiver mystérieux – au-dedans – qui persiste…
Au pied de l’arbre – dans la joie surprenante – virevoltante – des saisons – avec la métamorphose de la terre et des feuilles – et les couleurs infiniment changeantes du ciel…
Aux portes du désert – le front adouci – l’âme courbée – assouplie – le ventre assagi – la faim (presque) éteinte – au fond des yeux – le regard – au fond de l’âme – l’Amour naissant – les clés du mystère au-dedans – les pourtours du monde élargis – l’infini (enfin) à portée de geste…
Et l’éternité, peut-être, sur le point de se substituer au temps…
De la matière et du monde transformés – libérés, en quelque sorte, par la perception…
Peu de gestes – peu de signes – nécessaires…
Quelques traces inévitables – le monde (presque) sans visage – simple décor – simple miroir – nécessaire parfois – et, plus que tout, éléments de soi à aimer…
Des âmes de passage – comme des oiseaux exilés…
Des terres et des routes incomprises – communes – singulières (trop rarement)…
Le sort qui, peu à peu, scelle les destins et les itinéraires…
L’impossibilité de la rencontre…
L’Amour qui tente de combler les gouffres – en vain – lorsqu’il ne peut se déployer pleinement…
Ce qui – toujours – souffre sur la pierre – sur la même terre – malgré l’expérience et le grand âge…
De la pierre à la prière. La rude ascension de l’humilité. De la matière à l’invisible. De l’usage (utilitaire) à ce qui s’abandonne. Du destin et de la poussière aux premières rives de l’infini…
Ce qui, sans doute, devrait être les pas de l’homme…
Le refuge est infime – et l’âme, profonde – et d’envergure…
La terrasse est minuscule – et le jardin – et le monde – immenses…
Un peu de temps entre les doigts – comme une matière qui se consume – un grand feu – quelques braises – puis, très vite, de la cendre…
De mensonge récréatif en absence – le monde dans ses tentatives désespérées d’échapper au réel – une manière incessante de réinventer le songe…
De l’herbe – des arbres – du silence – jusqu’à l’infini…
Demain comme un jour incertain – et, sans doute, impossible…
L’extinction de l’espérance pour une intensité immédiate – le vertige présent – l’Absolu dans l’instant – ce qui renvoie Dieu à un avenir défaillant – sinon imaginaire…
Une voix entre les pierres – ni cri, ni murmure – une parole appropriée sur les rives du sommeil. Les mains vides – tournées vers ceux qui pourraient écouter – l’âme mélangée au sang – le ciel dans ses profondeurs – à exposer à tous la possibilité du silence…
Des instincts comme des lames – pointées vers ce qui peut apaiser la faim – atténuer la peur – faire oublier (provisoirement) la mort. Une permanente tentative d’échapper à la malédiction de l’existence terrestre…
L’illusion du monde au détriment du réel – de l’Amour – du silence…
Aucun orgueil – le jour appauvri – le monde sans filiation – comme un désert – un périmètre vierge – sans ancêtre – sans secret – sans mimétisme – sans descendance – sans révélation possible. Le seuil des choses – l’aire des âmes – la destination de tous les voyages – le sens même de chaque périple…
La terre la moins du monde étrangère – le socle du sang et des récoltes – du labeur acharné – des gestes qui percent la pierre – qui raclent le sol – qui sèment les graines et ramassent les fruits – le lieu de toutes les existences qui hésitent – qui tentent – qui patientent – qui renâclent à percer le mystère avant la mort…
Au-dehors – l’effleurement – à peine. Le jeu des gestes et du granite – la chair sur la pierre – l’hésitation et les blessures. La patience des pas – comme des forçats – des galériens enchaînés…
La vie sans recours…
Des armées d’esclaves édifiant des murs – des tours – des cités. La fatigue déjouant toutes les possibilités de révolte – le soleil et la mort au-dessus des têtes. L’humanité perdue – en larmes – abandonnée à son sort atroce – triste et atroce. Et l’innocence, partout, piétinée…
Ne pas écouter le monde – les Autres – leurs paroles – leurs commentaires. Prêter l’oreille à ce qui est devant soi – au ressenti au-dedans – dans les profondeurs – pour laisser émerger le geste juste…
Ni règle, ni loi – la trappe de l’oubli et le socle de l’innocence – l’aire de surgissement spontané des choses – des actes – des paroles – ce que le silence et les Dieux font passer à travers notre âme – notre bouche – notre main…
Des rêves comme des îles dans l’océan – quelques pauvres rochers – des pierres grises – dans les eaux (si noires) du monde…
Comme un voyage entre des digues – entre ces rives édifiées pour rompre la puissance des eaux – atténuer les aléas – les risques de naufrage – les incertitudes de l’itinéraire et la magie de l’inconnu…
Des existences confinées à l’étroitesse d’un seul sillage…
Frères de la nuit et de l’hiver – en plein sommeil – à se mouvoir dans le rayonnement effrayant des monstres inventés par le monde et la psyché – silhouettes hagardes et somnambuliques – à traverser des seuils sans mystère – à vivre (si cela peut être appelé ainsi) sans nécessité…
Un univers d’insectes virevoltant autour d’artificielles lumières – courant au rythme d’un tambour immense manipulé par des masques – des entités sans visage – sans épaisseur – les doigts, peut-être, de Dieux hilares et moqueurs…
Du monde – parfois – comme une outrance – un écueil – une sorte de dérive – le privilège de l’ombre et du sommeil. Et le cri des bêtes sous le ciel découpé – fragmenté…
Tout un peuple en déperdition – avec les vivants au centre de l’histoire…
L’infécondité du rayonnement lorsque l’absence est trop criante – l’axe central du monde – la seule chose perceptible à des lieues à la ronde – comme un désert au centre duquel seraient concentrés tous les hurlements – l’impuissance face à l’Autre et au mystère…
L’homme déchu – jeté hors de son règne sous les cris des tribus indigènes – des meutes animales – de la vie sauvage…
Des chemins d’orgueil et de faim – comme les seules voies possibles – des aires de rassemblement…
Des visages – comme des miroirs enroulés sur eux-mêmes. Des reflets – mille images morcelées – l’œil et le sommeil – toutes les illusions du monde – ce que l’esprit fabrique à la chaîne – sur demande – comme les preuves ridicules de son existence extérieure…
L’or enfoui sous les affres – le secret sous chaque motte de terre – sous chaque parcelle de boue. Et le silence au-delà de la cime inversée – aux lisières du temps – lorsque, un jour, tous les siècles seront consommés – Dieu et la gloire promise par tous les prophètes – ce que nous nous échinons à bâtir – à découvrir – à enterrer – à réinventer…
L’effarante existence de l’homme – son espérance et sa besogne – incessantes…
Cette fièvre qui initie toutes les danses – la soif et l’entêtement…
Et nous autres, porteurs d’inutiles bagages – à la traîne – toujours à la traîne (bien sûr) – à chercher la chaussée parfaite – à crier dans la pénombre – sans même savoir – sans même pouvoir – accueillir les échos de nous-même(s) – ces évidences de l’existence du monde et de Dieu…