Carnet n°221 Notes journalières
Un murmure – le chant d’un ruisseau – la nuit (presque) solaire. Ce qui s’offre – et résiste – à la pluie – à la tristesse des âmes. Sur la route – entre la déchirure et l’épaisseur – notre cœur immense – battu – ravagé – par la violence du monde…
Ce qui s’avance sans crainte – l’âme défaite – inespérante…
Une faille dans le souffle où perce le jour – le ciel parmi nous – le ciel au-dedans – pénétré et pénétrant…
Au bord du monde – l’âme et le poème – ce qui n’a jamais appartenu à la terre – dans les marges mélangées – ambivalentes – toujours. Ni vraiment humains – ni vraiment célestes – on ne peut – on ne sait – se prononcer…
Tout s’efface devant le jour – voilà le génie caché du monde – l’intelligence malgré nous…
Le feu au front – si souvent – comme une infirmité – une folle impatience – au lieu d’embellir la flamme – de la verticaliser…
Le monde rudimentaire – presque archaïque – prémices seulement d’une potentialité – d’une possibilité – l’émergence peu probable d’une figure réelle – sans mythe – sans histoire – sans image – aussi nue que la lumière…
A souffle débridé – à courir – à respirer – parmi les fleurs blanches et sauvages. Sur cette terre ouverte – dans l’entre-ciel du monde – l’âme et le pas innocents – poussés par l’exubérance – la folle énergie – du feu intérieur – souterrain – la roue en marche qui nous anime…
La pierre et la nuit – notre socle – notre sol – que nous creusons avec notre propre abîme…
Un mur – haut – infranchissable – là où mènent tous les pas – toutes les routes – tous les voyages. La terre se multipliant – s’entassant – formant des tas – des briques – une paroi verticale – que chaque pas – chaque route – chaque voyage – fortifie – et qui nous éloigne (sans même en avoir l’air) du lieu que nous rêvons (tous) d’atteindre…
Le feu – chaque jour – recommencé – contre la pluie – le froid – la nuit – les invariants du monde terrestre…
Vivre – comme une minuscule lanterne – posée quelque part – entre collines et montagnes – hissée à l’altitude appropriée – à hauteur d’homme – légèrement plus haut peut-être – pour ceux qui passeront un jour par là – qui sait…
La nuit franchie – le choc encore dans la poitrine – comme une épreuve – longue – terrible – incroyablement douloureuse – à peine supportable (à vrai dire) pour la sensibilité. Et cette fréquentation des hommes – assidue – invivable pour l’intelligence – les balbutiements timides de la lumière. Le sol – à présent – à hauteur de joie – l’âme posée sur la pierre – dans une sorte d’épuisement – comme après une âpre (et harassante) bataille…
Toujours le même sommeil – le même labeur – le même labour – les traditions en tête – les œillères de l’homme qui avance – qui martèle la terre – qui creuse son (pitoyable) sillon. Debout – couché – l’âme toujours endormie…
Le front baissé avec tous les désirs en exergue. La faim dans le sang qui corrompt la main – et la rend assassine…
Le visage sur la pierre – glacé par tant d’absence – l’impossibilité du partage et de la rencontre…
Du vent qui s’engouffre – là où c’est nécessaire – là où les portes sont fermées – là où la volonté domine – partout où les hommes se sont installés…
Le vide habité – comme un tournant dans la posture – explosée – agonisante. Juste la terre indispensable – le feu qui alimente les gestes – l’âme offerte comme une main ouverte – tendre – délicate – posée en évidence – prête à tous les usages…
Des visages – partout – comme un seul portrait – celui de l’ombre qui avance – qui gagne du terrain – sur le point de tout envahir – et de décimer (partout) la possibilité de l’intelligence…
L’ombre – encore – comme une seconde peau. Notre premier foyer – la matrice enfantée par la lumière – la sœur aînée de la douleur – ce qui rampe sur le sol avec nous…
Tout n’est que route et chute – ascension et descente – mouvements circulaires – la vie – la marche – le soleil – la distance à parcourir jusqu’à l’étreinte finale – l’amorce d’un autre voyage…
Et nos pieds qui rechignent – et notre âme qui penche déjà…
Ce qui nous devance – et, à notre suite, le vent. L’étau de l’invisible – ce qui se resserre – et ce qui, en nous, doit se réduire – s’effacer – disparaître…
La main du destin qui nous offre aux tenailles des Dieux…
Tout se retire, peu à peu – la nudité et le froid de l’air. Le vent dans ses jeux et ses tourbillons. Et le regard qui contemple – sans distinction – les pierres – les routes – les visages…
Nous respirons – comme si l’air émanait du sol – et le souffle du ciel – d’où, peut-être, notre malaise – notre difficulté à sentir – à reprendre haleine – à nous tenir (réellement) debout – et notre manie à tout renifler – dans cet écart vertical…
Nous sommes rejoints tantôt par l’absence – tantôt par le silence – nos deux seuls acolytes…
Au faîte de la profondeur – là où est le jour – là où se trouve le seul seuil à franchir – des ombres mélangées au soleil qui se lève – comme une fenêtre – une aile vers l’infini – le temps écrasé par l’éternité – le monde comme une main qui s’ouvre – une âme qui acquiesce – quelques sautillements joyeux jusqu’au ciel – l’envers du lieu où nous vivons aujourd’hui…
Déchirées – une à une – les feuilles du grand registre de la mémoire – les saisons qui se mélangent – les sauts – les cabrioles – les danses et les pirouettes – le premier jour du monde – à chaque instant – l’heure originelle – sans suspens – sans continuité…
La vérité – l’invisible – cousus à l’envers de notre peau – dans les tréfonds de l’âme qu’il faut retourner (entièrement) – et dont il faut déchirer l’épaisseur – l’opacité – traverser toutes les terres jusqu’aux origines de la faim et de la matière – pour revenir – retrouver les tout premiers battements de cœur du monde naissant…
Presque rien – l’absence – comme un lieu – le centre du monde que chacun habite – malgré lui…
De la couleur – étalée partout – des teintes qui se mélangent – l’apparence vécue…
La violence qui rayonne – le jour recouvert – les surfaces scintillantes…
Tout un écheveau de chair et d’objets entassés – l’épaisseur du monde – comme une croûte sanguinolente…
Cet esprit – sombre – comme un seau dans la tête – un fond d’immondices raclé à la pelle – des éclaboussures – partout – et des taches – des flaques parfois – sur les chemins empruntés…
La sauvagerie brute du vivant. Notre seul rayonnement – trop souvent…
De la neige sur les yeux – et l’âme aussi recouverte. L’essence de notre tremblement peut-être – la cause organique de notre cécité – de notre insensibilité…
Le feu et la lumière étouffés…
Et sous la blancheur – l’ombre de la chambre – la vie terne – obscure – comme au fond d’un trou…
Des fleurs dans un fossé – comme notre table familière – quotidienne – le lieu des pensées sauvages…
L’esprit – comme une lampe dans les galeries souterraines du monde – dans le dédale des choses vivantes – cette matière mobile – hasardeuse – inquiétante…
L’errance autour du même centre – cette faille étrange – inconnue – secrète. Et nous au fond de notre trou – comme un abîme aux allures de cage étrange – à respirer cet air vicié – insupportable – le même depuis les origines – jamais renouvelé – à sentir sur la peau de l’Autre la souffrance et le cri contenu – à découvrir le monde à travers les visages – les images – les reflets – toujours tristes – toujours ternes – presque sans vie…
Tapis contre les murs de notre grotte – à espérer, en vain, voir la lumière – l’autre extrémité du jour…
De la blancheur que nul ne voit – qui nous a enfantés – pourtant – il y a longtemps – trop peut-être. Il serait temps de faire le chemin inverse – de la périphérie vers le centre – jusqu’à la matrice – jusqu’au point le plus dense – jusqu’au point exhaustif où tout se rejoint – les pierres – les visages – les âmes – l’infini…
Le lointain – non devant nous – mais au-dedans. Nous nous sommes, peu à peu, écartés du sol – de l’air – de l’herbe – des arbres – du rythme naturel des bêtes et des soirs sans lumière. Et ainsi la nuit est devenue (presque) totale…
L’ombre – le pied – le ciel – le destin de l’homme – la marche nécessaire – celle sur les pierres et celle au-dedans – c’est pour cette raison que le souffle nous a été donné…
Il y a une chambre au-dedans de nous – la chambre commune où nous avons été conçus et enfantés – celle que nous regagnons chaque nuit en nous endormant – celle où nous nous attardons un peu plus longtemps à chaque fois que nous mourons…
L’origine du monde – des choses et des visages ; notre permanente demeure – celle que l’on a toutes les peines du monde à habiter de son vivant…
Des lignes – un peu de poésie – comme de petites fenêtres dans le mur qui nous sépare de tout – du monde – des Autres – et de nous-même(s) – surtout…
Soi comme seul horizon – seule perspective – le lieu de tous les pas – de tous les voyages – de toutes les tentatives…
La terre n’est qu’un foyer (très) provisoire…
Une âme – des âmes – invalides – sur la pierre froide. Un feu – insuffisant – pour toucher le ciel du bout des doigts. Trop d’épaisseur pour se hisser jusqu’au front léger. Toujours trop lourde – la tête pataude. Toujours trop loin – l’innocence des mains…
Nous devrons encore nous défaire – nous départir – nous débarrasser…
Des bouffées d’air pur – à travers la fenêtre – sur la pierre – le ciel qui fait tanguer la fatigue – qui creuse l’épaisseur sombre – la tristesse – nos vies sans éclat…
Le front qui s’incline – qui monte très haut au-dessus de la tête – au-dessus du monde – pour recevoir le baiser de l’infini…
Les murs creusés qui se fendillent – qui s’effritent – qui s’effondrent – comme un désenserclement – une ouverture inespérée – sur le sol – en pièces – pour laisser passer l’air et la lumière – l’espérance par terre – émiettée – inutile…
L’envergure qui rassemble les morceaux – les fragments épars de notre vie – de l’esprit – enclavé – dispersé – qui comble la distance qui, croyait-on, nous séparait de ce que nous appelions le reste – nous-même(s), en vérité, lorsque l’identité s’élargit – retrouve sa rive natale – reprend ses jeux avec l’infime et l’infini – marie les contraires – assemble les opposés – devient ce qui, en réalité, n’a jamais été séparé…
Avec – dans la tête – l’explosion des limites – l’effacement des frontières – le ralliement naturel de tous les territoires – la reconquête pacifique de toutes les appartenances…
Le grand tout formé comme un seul ensemble – indissociable – insécable – souverain – silencieux – qui s’amuse de toutes les appropriations – de toutes les dénominations – qu’il désagrège d’un seul souffle – d’un seul éclat de rire…
Le monde – en nous – comme un monstre dévorant. Et nous – de la chair offerte – l’offrande des Dieux qui se repaissent sur notre tête…
L’autre pourtour que nous dessine la vie…
Cette infime parcelle qui, peu à peu, accroît sa surface – son périmètre – son envergure – qui apprend à devenir (sainement – sans appropriation) le lieu central – essentiel – primordial – celui par lequel s’écoulent toutes les choses (et tous les visages) du monde…
De la terre grossière – le sol aride qu’arrose la pluie – que cingle le vent – la sauvagerie de l’air – l’entêtement de l’eau – ces mariages étranges que célèbre le soleil – la chaleur – la lumière. La matière honorée – magnifiée – par l’invisible – la part la moins délicate – la plus tangible – du ciel – le socle sur lequel tout peut arriver – l’aire de tous les enfantements – l’aire de tous les possibles – en somme…
Genoux contre le front – à se contorsionner dans ce manque d’air – dans cette pièce étrange aux dimensions enserrantes – presque tortionnaires – le lieu le plus plein que la terre connaisse – une bizarrerie – la contrepartie, peut-être, du vide initial – vécu, sans doute, sur le mode du manque – à l’envers de l’exacte version…
Mille agréments – comme autant de couches de sommeil supplémentaires. Une forme de compensation anesthésiante pour essayer d’oublier – et atténuer sans doute – la rudesse du monde – l’âpreté de l’existence terrestre…
De la chaleur sur la pierre pour compenser la froideur et l’insensibilité de l’âme – son absence – comme si une telle chose pouvait être corrigée – et réparée – comme si l’on pouvait combler le vide – le vide infini – avec quelques flammes – quelques regards – quelques pauvres fagots…
Ce qui s’enlève – ce que l’on nous retire – superflu toujours – malgré les larmes…
Moins courageux (Ô combien) que les bêtes lorsque nous nous retrouvons l’âme et les fesses nues sur la pierre froide…
On a beau en avoir fini – avec le monde – les Autres – les apparences – les conventions – on ne cesse pour autant d’y revenir – malgré soi…
Comme si nous abritions – à notre insu – de vieux reliquats d’humanité increvables…
Des ornières et des failles jusqu’au ciel – ce qui donne, peut-être, à notre âme cette apparence trouée – ce relief étrange – avec de l’air – de la légèreté – avec des trous et des tourbillons – et des masses sombres qui flottent – qui gravitent – qui nous alourdissent…
Les cris – le moindre cri – relancent la guerre. Exhortent le souffle – l’élan – l’ardeur guerrière…
Des bêtes à la main meurtrière. Des âmes sombres avec – cachés derrière le dos – des arcs – des flèches – des pierres – l’arsenal primitif – presque originel – des bipèdes…
La peau écorchée par les Autres – leurs intentions – leurs gestes – leur absence…
Les traces du monde sur notre âme – sur notre vie…
Retranché sur son île – au cœur de l’océan – loin des têtes boursouflées – nauséabondes – naufrageuses…
Hors du monde – il y a toujours le monde – comme si notre tête en était pleine – saturée – regorgeante…
Nous marchons – tantôt somnambules – tantôt funambules – sur un sol nécessaire – incontestable – sur aucun fil – avec de l’air partout – jusque dans la terre – entre les mottes – entre les tempes – dans l’âme tout entière – comme des nuages parfois ensommeillés – parfois intrépides – allant là où pousse l’ardeur – vers le centre – lentement – imperceptiblement – dans une attraction faible – folle – inévitable…
Le temps comme un bloc de granite qui s’effrite peu à peu – sous nos yeux vieillissant…
Le monde comme naufrage – comme une île de plus en plus lointaine – abstraite – presque irréelle…
Tout nous a été soustrait – ne restent plus que la soif et la pierre sur laquelle on est assis…
Des frontières que l’on déchire – des pans de monde que l’on arrache – que l’on a condamnés trop longtemps sans jamais agir – sans jamais s’éloigner…
Et l’étroitesse – à présent – qui nous étouffe – la bêtise souveraine – partout – insupportable – les conventions – la normalité – effarantes – dégradantes – l’essentiel nié – rejeté – inexistant…
La solitude – devenue notre seul territoire – l’aire de toutes les hardiesses – de toutes les possibilités – le pont sur lequel la main et le ciel peuvent se rapprocher – se rejoindre – s’unir – et enfanter un visage nouveau…
La tête comme un marteau sur les murs du monde. Des trous et des bosses – des plaies et des brèches – inutiles. A présent, le recul – la tête rangée sous l’aile blanche – la peau sans rugosité – au-dessus des remparts – comme les yeux – la bouche livrant des paroles sans image – et l’âme, des gestes sans volonté – sans intention – naturels – spontanés – engendrés à la jonction du feu et de la blancheur par la matrice silencieuse…
L’orage – comme un miracle – et le déferlement des eaux sur les plaines gorgées de visages – saturées de choses et d’objets. Le grand lavement à même la déchirure – à même l’espérance. Dieu descendant du ciel et de la montagne – distribuant les offrandes et les privilèges – quelques malédictions (inévitables) – arrosant les âmes et les fronts – et évacuant le reste avec les eaux souillées…
Le monde – à travers nous – comme une autre terre – d’autres visages – sombres lorsque l’âme est noire – clairs lorsqu’elle est lumineuse…
Tout se colore – tout s’habille – selon le soleil intérieur…
Et nous autres – glissant avec les morts dans les eaux torrentielles jusqu’à la chute qui initie la transparence quelles que soient les circonstances et la couleur de l’âme…
Des débris de monde nés de la foudre. Des voix inaudibles nées d’un bleu trop lointain. Des chemins et des flaques immenses qu’il (nous) faut traverser. L’itinéraire qui dessine des pentes inconnues – étranges – presque surnaturelles. Et tous les visages de l’océan – en nous – à nos côtés – au-dessus de notre étoile – cette fausse destination – que nous fixons avec trop d’insistance…
Sur le même promontoire que les Dieux – mais la tête à l’envers – encore trop boursouflée, sans doute, par cette trompeuse ascension…
Du bord à l’immobilité sans passer par la foule – la meute des visages. Une voix sur les cimes – du sommeil à l’âme redressée – presque debout – sans l’appui d’un Autre ou du moindre nom…
Les yeux grands ouverts d’une âme à genoux sur les braises de l’ancien monde – et ce chant qui monte du fond de la poitrine – du fond de l’âme des Dieux – en nous – réfugiés pour précipiter le saut et la venue du silence – la célébration du monde et des supplices (inévitables, sans doute) autant que celle des ermites et des bourreaux chargés d’allumer quelques bûchers pour interrompre le cours des malédictions…
Bref – nous autres – nous tous – émerveillés – déboussolés – épuisés – par tous les instants glorieux de notre dérisoire existence…
Voltiges virtuoses – sans trace – comme un élan naturel à la jonction du sol et du ciel – à hauteur d’homme – celle que nous méritons – hors du cercle de la naissance – selon la justesse et l’authenticité des gestes nécessaires aux (réels) besoins du monde…
Le sol – comme le monde – piétiné jusqu’à l’érosion. Bêtes – arbres et hommes – comme des choses que l’on décapite – et dont on fait usage jusqu’à l’ultime usure. Le temps des foules – des meutes et des milices – des mille armées qui s’affrontent – des millions de bottes au service de quelques têtes…
La terre d’aujourd’hui – aussi archaïque – aussi barbare – qu’autrefois…
Le passage trop bruyant des choses et des têtes ensommeillées. Des existences et des portes apparentes – un itinéraire tout tracé – le même au fil des jours et des générations. Des déplacements placides – presque confortables. L’aventure programmée – la nuit pâlement éclairée pour se prémunir des ombres trop noires (ou trop sournoises). Le vent apprivoisé du sol au plafond – tout au long du trajet. L’obéissance – le groupe – l’attente – et la mort…
L’existence triviale – rampante – de l’homme ; de la terre à la terre…
Trop de feux inconséquents dans le froid de ce monde…
Dans le creux d’une ombre – à l’abri de toute lumière – l’homme cloîtré – sans vertige – dont le sommeil est le seul appui – et bien davantage sans doute – une manière d’être au monde – la seule qui vaille – la plus décente – la seule possible – à ses yeux…
La vie – comme sur une corde martelée – si aplatie qu’elle a pris la forme d’un sol – une sorte de balisage fragmenté – des pointillés jusqu’au bout de la nuit – interminable…
De la foudre – comme un secret accroché à la flamme d’une bougie – et qui se consume en un instant – impossible à saisir – qui frappe et illumine – puis disparaît…
Comme une brève lumière dans le silence…
Et ça se répète – comme tout se répète – pareil au petit matin brumeux – jour après jour – dans cette énergie cyclique – dosée au millimètre…
Le monde ordinaire – tel qu’il nous apparaît…
Des yeux vides – autant que les paroles. La tête comme une fenêtre branlante aux volets qui claquent – une pièce ouverte au vent. Une brèche dans l’air – sans mur – sans fixation – comme un rêve – un tour de magie – une estrade (minuscule) vers ailleurs pour nos vies sans épaisseur…
Des yeux noirs et la langue confuse – les mots qui sortent comme des vers – de longs lombrics accrochés les uns aux autres – et qui tombent sur la page dans un bruit de feutre qui glisse – qui rampe – qui se contorsionne – sur la feuille blanche…
On aimerait rire de la faim – du manque – de l’impatience – de l’acharnement – mais la chair nous réclame déjà. On n’a le temps de rien avec cette vieille habitude d’être sonné et de nous précipiter comme des serviteurs zélés…
L’assuétude assidue – légendaire – à laquelle nous assigne la tête…
Des jours – un à un – vécus avec un front sans attention – sans appétit – avec cette inconscience empressée coutumière – le jeu ordinaire de la tête qui fait bouger le reste comme un objet mécanique – une masse sombre avec des roues posées sur des rails dont on actionne, une à une, les manivelles…
Des choses qui bougent – peu de tentatives vers autre chose – vers ailleurs – le lent vieillissement (en quelques milliers de jours à peine) – de l’attente – beaucoup – et puis, un jour, la mort (bien sûr). Le souvenir de quelques-uns – pendant quelque temps – puis, très vite, l’oubli. Le retour au néant – la ronde du monde – imperturbable…
De la confusion – en toutes choses – et dans le regard aussi. Tout mélangé – comme du sable dans les yeux – dans l’âme et le sang. Quelques soubresauts dans une mécanique bien huilée – des fenêtres qui s’obstruent – le temps qui se contorsionne pour rester dans le cadran. La vie terne – le monde sans éclat. L’âme de plus en plus nocturne. Les eaux noires du monde qui coulent sous tous les ponts. Et le cœur vide – atone – sans joie…
Des gestes de fantôme – des vies (presque) spectrales – invisibles – des paroles comme du bruit – la seule chose, parfois, qui prouve que nous soyons vivants…
Les seuils devenus frontières par l’inusage – la fatigue – la paresse. On s’appuie sur le peu de force qu’il nous reste pour se tenir debout – à peine – pas trop titubant – juste de quoi faire les gestes nécessaires. Comme une nuit qui, peu à peu, se referme sur les yeux – sur la vie – avec, bientôt, au-dedans – le noir – la cécité – la fin de toute possibilité – le sommeil interminable…
Des remous au-dedans – ce qui éveille autant que ça bouscule – que ça bouleverse. Une manière d’être secoué – de perdre l’équilibre – de lancer un bras – un pied – mille choses – en l’air – pour ne pas tomber…
L’existence minimale pour essayer de retrouver l’assise nécessaire à la vie du dehors…
Comme un double masque – et une double armure – qui empêcheraient de voir (et d’agir) au-dedans et au-dehors – une forme de restriction – de rétractation – du corps – de la tête – du cœur – figés – immobiles – pris dans l’épaisseur gélatineuse de la protection…
Les fers aux chevilles – les pieds dans la boue et les sables mouvants. Et tout qui – lentement – s’enfonce – sur le point, bientôt, d’être submergé – d’être englouti – de disparaître – comme si rien n’avait jamais (vraiment) existé – comme un néant après le néant – la seule certitude peut-être – la seule chose qui parvienne à conserver une place en ce monde…
C’est dans l’aveuglement que nous vivons – avec toutes les peurs dans la tête – comme de minuscules carcasses que le monde disloque – le froid et la mort dans l’âme…
Rien que nous puissions défaire – rien dont nous puissions nous débarrasser – il nous faut vivre avec ce qui nous compose – tous ces étranges contenus – se cogner à tous les murs – trébucher sur la pierre – avec le dos et l’esprit chargés de choses et d’ennuis…
Rien qui ne puisse nous sauver (si tant est qu’il faille sauver quiconque de l’exercice de vivre…). Ne restent que le rire – et le regard qui, parfois, s’élève pour nous affranchir de cette petitesse – de cette impuissance – de cet incroyable assujettissement – loin de la matière ou jouant joyeusement – amoureusement – avec elle…
Que perdons-nous en nous perdant – que reste-t-il lorsqu’il ne reste plus rien…
Le témoin de ce qui est – ce que l’on ne peut enlever – ce qui ne peut se défaire…
Une parole contre le mensonge et l’inauthenticité – qui donne à voir, peut-être, un peu de vérité – un peu de lumière – derrière l’entassement et la profusion des mots…
Davantage qu’un poème – une fenêtre amovible – un pan de montagne arraché pour voir au-delà des murs – au-delà des ruines – au-delà des images et de la poussière – quelque chose qui s’offre – d’éternel – ce qui devrait nous réjouir – et nous nourrir suffisamment pour pouvoir – pour savoir – vivre debout – sans gémir – la joie aux lèvres malgré tout ce noir qui barbouille les âmes et les visages…
Ce que l’on imagine être – devenir – ce qui prête à rire – bien moins que ça – et bien davantage – malgré les ruines et le sable…
Ni savoir – ni possession – moins que la peau – pas même les os. Ce qui change et tournoie sans jamais s’arrêter – toutes les tentatives et les erreurs successives – ce que l’on ne pourra jamais atteindre – tout cela – étrangement mêlé – mélangé – agencé de façon si juste et si singulière à notre intention…
L’Autre – les Autres – à jamais inconnus – inaccessibles par la surface – par la rencontre – sinon par soi et les passages souterrains qui mènent à l’espace commun…
En soi – sans les Autres – sans les amas inutiles du monde…
Tout expérimenter – en soi – par soi-même…
Sans repère – sans référence…
Juste l’essentiel – le regard et la sensibilité – la posture nue – originelle – du premier homme…
L’esprit vide et innocent…
Ce qui surgit – ce qui advient – sans attente – ce qui nous traverse – de bout en bout. De l’eau vive – tourbillonnante – dans notre fouillis – dans nos encombrements…
Inutiles les livres et les savoirs – l’âme et le sang – seuls – face au monde – à ses silhouettes – à ses fantômes – à ses remous…
Nous face à l’Autre – sans idée – sans filtre – sans image. Le duel éternel avant la possibilité de l’union – avant les retrouvailles (sans doute improbables en ce monde)…
Le seul défi – non devant nous – mais en soi – la capacité d’accueillir le face-à-face – les tiraillements de part et d’autre – l’affrontement et les réactions inévitables – l’acquiescement sans restriction à tous les états – à tous les possibles…