Carnet n°164 Le monde et le poète - peut-être…
Journal / 2018 / L'intégration à la présence
Tout nous est si familier ; la peau – le soleil – l’ombre et l’éclat – l’exubérance et la sagesse – la vie – la mort – et l’esprit écartelé entre ce qui reste et ce qui s’en va…
Tout nous est si familier ; les danses – l’orage – la vaillance et la volonté – l’abandon et la paresse – le désir et ce que l’on murmure dans les prières – Dieu – les arbres et le silence – l’attente des hommes et ce regard posé à la source – sur toutes les choses du monde…
Un lieu, un corps, une âme. La place où s’écrit le poème – où se dessine le voyage – et où demeure, en secret, le silence…
Ombres piétinées – et piétinantes – qui naviguent inlassablement sur les eaux de l’absence. Avec un peu de rêve – et un peu de nuit – au cœur de cette ivresse à vivre. Ce que les Dieux ont, sans doute, façonné avec ce qu’ils avaient sous la main ; une folle ardeur aux yeux fermés…
Nous défions le sommeil et la léthargie des voyageurs – ces vies soumises à la paresse et aux habitudes – ce qui s’accorde si bien à l’attente et au néant – pourvu qu’ils demeurent confortables…
Quelques notes sur un bout de papier – comme exigence et impératif quotidiens – comme habitude et antidote à la torpeur – pour témoigner de la rencontre avec l’essentiel – avec la présence – qui se porte discrètement – presque secrètement – au milieu de la foule. Ce que révèle l’œil solitaire dans la compagnie de tous les infinis. L’ordinaire et le plus simple – vissés au front – vissés à l’âme – affranchis de l’ostensible et de la prétention…
Ce qui fait, sans doute, du poète, un familier d’une sagesse et d’une folie – depuis trop longtemps oubliées par le monde…
Monde, visages et carnets. Ce qui est nécessaire – ni plus, ni moins – au poème – pour inviter l’homme – et les âmes – à découvrir, en eux, la lumière…
Si bavard est le voyageur – autant qu’est silencieux le sage – avec le manque foudroyé au fil des pas…
Au terme de la marche, ne subsistent que la lumière et l’invitation à dévaler toutes les pentes jusqu’à la confusion du monde et des visages – jusqu’au centre où tout se rassemble et s’efface – jusqu’à la disparition des noms et des Autres au profit d’un seul baiser – immense – permanent – et de l’émergence de nos deux mains indéfiniment ouvertes…
Aussi seul aujourd’hui qu’autrefois – mais le cœur éclairci et l’âme docile – infiniment plus flexible – devenu, en quelque sorte, l’instrument du silence et des circonstances…
Ici – sans limite. Et jamais ailleurs – qui n’est qu’un souvenir ou une attente…
Une rive – mille rives – et l’eau qui passe – en parole – en campement – jusqu’au bout de l’énigme. Seul – sans alliance ni compagnon – à faire émerger, en soi, la halte nécessaire à la fin de toute emprise…
Celui qui chante – celui qui danse – et se tient silencieux a, ne l’oublions pas, mille fois pleuré – et mille fois cherché – autrefois. D’excès en surprise – de rencontre en désillusion – en proie, depuis mille siècles, aux luttes, aux doutes et aux adieux – et au faîte, aujourd’hui, de ce qui ruisselle sans jamais s’attarder – sans jamais revenir. L’horizon, à présent, happé dans la distance la plus familière. Au centre des miroirs – en ce lieu qui semble (encore) si mystérieux pour les hommes…
Une enclume – et le matériau des alliages converti en plomb – en boue – pour transformer la poussière et l’existence – en or – en silence – en lumière – sous le marteau de l’acquiescement tenu par cette folle ardeur…
Un gisement, un feu et l’érosion progressive. L’exploration à la hache et la roche fendue à la hâte – sur ce versant du monde qui ressemble tant à la nuit. Mille fables – et autant de mythes – à polir sous la lampe des voyageurs – et à dépecer au milieu des braises – pour s’avouer – finalement – vaincu(s) au terme de l’exercice – et prêt(s) (enfin) à s’ouvrir à l’ultime élan qui porte vers le vide et le silence – et à la solitude qui redonne au monde et aux visages une allure plus réelle – une allure plus vivante…
Tout se délite et s’efface – et rien – jamais – n’apaise, ni ne console. Et il (nous) faut apprendre – continuellement – à vivre dans cet inconfortable entre-deux…
En définitive, nous ne cherchons que le silence – que les hommes nomment de mille manières différentes…
Nous n’avons que quelques jours pour creuser – pour découvrir et comprendre – et demeurer au centre de tous les imprévus – ce que les hommes appellent hasard – existence – destin – rencontre. Au cœur même du silence que tout traverse…
Un trou dans le monde pour percer tous les secrets…
Ce qui s’invite à l’échelle de l’homme n’est que la part perceptible d’une envergure démesurée – d’un infini – essentiellement – invisible…
Les jours passent – entouré(s) toujours des mêmes visages qui s’usent aussi lentement que notre ennui. A dire ceci – à faire cela – à commenter mille circonstances dérisoires. A aimer – et à haïr – alternativement (et parfois même simultanément) – le monde et tous les événements de notre vie…
L’humanité ne se distingue du monde. Comme lui, elle n’est mue que par les habitudes et la transmission de la mémoire – et est contrainte, face aux événements et à la souffrance, de s’adapter, d’inventer et d’explorer. Adepte, malgré elle, de la survie et de l’expansion. Et participant, à son insu, à l’illusion et au mensonge – quasi originel – de l’esprit…
Tout, en réalité, ressemble à l’aube – naît d’elle et la rejoint – après quelques tours inéluctables (et, si souvent, malheureux) parmi nous…
Discret – profond – les gestes justes et lents. Une vie et une parole libres – façonnées par un ailleurs – un espace intérieur mystérieux – l’infini peut-être. Et les pas nécessaires au quotidien. Une existence hors du monde et du sommeil. Plus proche du ciel et de la vérité que des sages et des essais savants. A l’égal, sans doute, des bêtes et des fleurs – des montagnes et des rivières – des herbes sauvages et des arbres. Anonyme – solitaire – intensément joyeux – au milieu de la tristesse et de la mort – au cœur de l’illusion – sous tous ces faux soleils imaginés par les hommes qui rêvent (depuis toujours) d’échapper à la solitude et au néant…
Les adieux comme les retrouvailles seront toujours – éternels…
Le chemin, souvent, précède les signes – puis, un jour, ils finissent par se rejoindre – et se confondre. Ensemble – ils peuvent alors explorer et relater le même espace – ce lieu au cœur – et en surplomb, du monde…
Ecrire – comme des doigts qui dessineraient dans l’air – sur le ciel invisible – vierge – sans trace – la nécessité d’un soleil pour offrir à la souffrance – à toute la souffrance du monde – un peu de chaleur et de lumière – pour rendre l’attente plus supportable – et réussir – pourquoi pas ? – un jour, à transformer l’existence en silence – en regard clair sur le manque et l’insuffisance…
La main – proche du jour – voisine du monde – et résidente du sang – sur la chair, sur la page et le ciel – livre son encre, sa semence et sa folie – comme une invitation – et une menace à l’ordre du monde. Et elle parvient, parfois, à plonger les visages et les âmes dans les flammes – au cœur d’un espace hors de contrôle – à ramener les dissemblances au dialogue et la solitude aux rencontres – et à devenir l’air, l’eau et le feu – toutes les circonstances – et non une forme d’éloquence sèche et hautaine – pour accompagner les destins (tous les destins) dans leur long voyage vers l’infini…
Tout apparaît – et s’insinue dans ce qui rythme la vie et la marche. Et tout glisse au fond du cœur pour rejoindre en amont le cri des âmes inquiètes face à la folie du monde – et faire naître des larmes dans les yeux lucides – encourager la main sur la page – et les pas dans le monde – et défier (enfin) la certitude et la mémoire – toutes ces traditions qui confinent à l’aveuglement et à la répétition…
Invisible – ce destin – comme la trame sous-jacente qui nous relie…
Espace où tout se rapproche et se rassemble – où tout s’unit en un seul visage – où la vie et la mort se tiennent par la main pour danser ensemble – et où le présent est la seule possibilité d’hier et de demain…
En ce lieu où nous pouvons (enfin) devenir ce que nous avons délaissé depuis si longtemps…
Encore un peu de suie et d’encre noire pour saturer l’air – et la page – trop tristes de voir, partout, la mort régner comme la seule loi du monde…
L’homme et l’innocence – la joie et les tourments – pour faire table rase du passé – libérer les âmes soumises à la mémoire et les têtes engorgées de temps – pour devenir la feuille blanche – l’esprit vierge – l’espace vide. Ce qui demeure après la chute, l’échec et la défaite – ce qui subsiste une fois le trop plein effacé…
Regard et chants – bruits et plaintes – ici et ailleurs – fruits du silence et du monde. Cadre de l’évidence et de la sauvagerie où règnent pêle-mêle (et sans partage) – l’ignorance, l’irrespect et l’incertitude – le sommeil profond (et si insensible) des âmes – l’intelligence et le silence – l’émotion, les destins et les gestes les plus justes…
Et tous ces mots gorgés d’ombre et de lumière pour essayer d’éveiller, en nous, le plus sensible…
Une vie à l’ombre du monde – aux pentes abandonnées – où le rire coule comme l’eau des rivières en serpentant, avec aisance, entre les pierres lisses et noires…
Tout, à présent, devient silence – espace de mille effacements – ciel et page blanche – où tout vient se blottir – se plaindre et s’exercer aux mille usages du monde. Entre pluie, neige et soleil – entre désert, foule et solitude – parmi l’indifférence des visages et la surprise de quelques âmes émerveillées par la démesure de cet accueil…
L’existence – un fleuve – un bref passage – une fuite brutale – avec quelques souvenirs empilés – et affadis – par le temps – et un désir sans inflexion – pour poursuivre sa route entre les mille frontières qui séparent le monde de notre visage.
Passé le premier choc – passés le premier gouffre et le premier émoi – nous voilà contraints de vivre, tout au long de cette existence, au cœur de l’illusion – renforcée par cette hargne insensée de l’identité et de l’appartenance…
Du dehors au dedans – le temps d’une vie – de quelques années – et de mille pages griffonnées. Le temps de se débarrasser des signes et des privilèges de la naissance – et d’éliminer toute prétention et les trop grandes particularités du visage humain. Le temps, à peine, d’un soupir et d’écrire mille poèmes (de plus en plus anonymes). Le temps de découvrir le silence et de s’effacer…
Tout vacille – et est incertain. Tout semble noir et blanc – fier et recroquevillé – résistant et craquelé par la faiblesse et l’ardeur du sang. Tout s’invite – et se dessine ; le monde, l’âme et l’enfance dans les têtes et sur les chemins. Mille pages – mille paysages. Les noms gravés dans la poussière – et le sable des édifices érigés pour célébrer les victoires et les conquêtes. Le bois des cercueils et le marbre des tombes. Ce que nous entonnons au printemps et après la saison des récoltes. La nuit – le jour – et l’humanité implorante – ignorante toujours – incapable (encore) de comprendre le fondement des destins et de répondre, de manière juste et sensée, aux mille questions qui taraudent les hommes depuis leur naissance…
Des traces et des limites – à effacer et à franchir – pour rapprocher le sang et le langage – la vie et notre visage. Et offrir au monde le silence qu’il espère – et quelques gestes pour apaiser (provisoirement) le manque des hommes…
Il n’y a nul ailleurs – nul avant – nul après – nul toujours et nul jamais – mais l’impératif de l’abandon – et l’urgence de l’effacement – pour déjouer la gravité et les périls qui pèsent sur le jour et l’innocence…
Tout vient – et se déroule – le temps d’un soupir – le temps d’un baiser – le temps d’une larme – le temps d’un regret. Puis, tout nous abandonne. Et après mille passages, nous avons encore la faiblesse – ou la bêtise – d’espérer un retour – le recommencement ou le prolongement de la même histoire…
Le temps est l’aveu d’une impossible fixité – et le signe que quelque chose demeure en dépit de son écoulement apparent…
Le poids des pierres – le poids des livres – sur notre vie. Toute cette noirceur et cette gravité qui nous éloignent de l’innocence et de la blancheur du monde et du silence. A passer son existence à déchiffrer mille signes sur le sable alors que l’aube s’offre – presque sans raison – à ceux qui vivent, marchent et agissent virginalement après s’être posés mille – dix mille – questions peut-être – et qui ont, peu à peu, appris à transformer l’incertitude et l’effacement en alliés du regard. Et qui voyagent, à présent, en se laissant guider non, comme autrefois, par la chance et la volonté – mais par l’Amour, la clarté et les circonstances…
On a beau essayer de s’insensibiliser – d’offrir à l’indifférence une place de choix dans notre vie – de s’absorber dans mille pensées et mille activités – de feindre le désintérêt – subsisteront toujours en nous cette terreur et ce questionnement (si essentiel) face à la mort – et le besoin d’un sens – d’une explication – affranchis de toute forme de croyance…
Au bord de nous-mêmes – autant qu’au fond de l’abîme – ce précipice aggravé par le monde et les hommes au fil de l’histoire…
Nous marchons sur des traces déjà anciennes – explorons les interstices de la langue – et franchissons les limites imposées par le monde – pour goûter, à travers la précarité des existences, ce qui tremble et frémit sous les blessures laissées par les visages et les chemins…
L’écriture semble grave (si grave) dans cet air du temps si frivole – si léger. Comme un pieu – ou une épine – dans le cœur des hommes (selon les jours et la sensibilité de ceux qui la reçoivent). Comme une question lourde – austère – lancinante – immergée au fond des croyances et des vies désinvoltes – et le besoin, si récurrent, de l’âme dans ces siècles où seuls le corps et l’apparence de l’esprit son célébrés…
L’interrogation et le doute sont gravés à l’envers du silence. Et la mort règne toujours au dos de la lumière. Ni échelle, ni barrage – une simple question de perspective pour vivre soit comme les bêtes et les pierres, soit au plus proche de l’âme – au plus proche de l’homme…
Auprès de ceux qui ne savent ni vivre ni mourir – les deux poings serrés – tantôt dans la révolte, tantôt dans l’amertume. A l’ombre de cette indigence et de cette tristesse qui étouffent – si sournoisement – les hommes…
Être – être là – sans rien dire – sans rien faire. Présent – simplement – auprès de ceux qui souffrent et s’interrogent. A offrir ni croyance, ni promesse – et, bien davantage que le témoignage d’une traversée – une perspective et une manière de faire face aux circonstances autant qu’une façon d’écouter ce qui nous hante pour retrouver – ou raviver peut-être – un espace au fond de l’âme – cette capacité originelle de l’esprit à défier l’illusion – et à s’en défaire – et cette inclination à privilégier la sensibilité face à l’indifférence pour restituer un peu d’innocence et de beauté au milieu de la violence et de la barbarie…
Tout arrive – et s’inverse. Tout peut arriver – et s’inverser – d’un instant à l’autre – malgré la routine des jours, la torpeur de l’esprit et l’inquiétude de l’âme. Nous vivons – fragiles et instables – prémunis contre rien – protégés ni du meilleur, ni du pire – plongés dans cette oscillation permanente entre la douleur et l’agrément – entre la laideur et la beauté – entre le miracle et le malheur…
Tout fléchit sous l’ardeur du temps. Comme enfoncé(s) au fond de l’impossible – entre le triomphe – quelques victoires – et la débâcle – mille défaites inéluctables – sans jamais savoir sur quoi appuyer notre regard et notre pas…
Défaits par mille attentes – par mille fatigues – et l’implacable besogne de la lumière. Contraints d’accepter notre ignorance et notre impuissance – et de nous abandonner aux forces du monde et aux circonstances…
Nous vivons comme des sacs gorgés de peurs, de luttes et d’espoirs – à la merci du possible et du probable. Soumis à la nécessité (que certains préfèrent appeler hasard) et à l’acharnement de la lumière – si désireuse de nous faire émerger du sommeil. Voués, un jour, à exploser pour éliminer toutes les frontières qui nous séparent du reste du monde – de tout ce à quoi nous pensons être étrangers…
Vivre simultanément la conscience éternelle et le corps en sursis – la permanence et l’éphémère de la forme – sans cesse en péril – sans cesse compromise – sans cesse recommencée. Voilà peut-être, entre mille autres choses, l’un des enjeux majeurs de l’existence humaine…
Bariolés – encore – cette étoffe et ces rires revêtus pour les circonstances. Ni vraiment clairs – ni franchement sombres – entre le jaune des étoiles et le gris du monde. Et qui s’endossent comme si la tristesse et la nudité pouvaient être recouvertes…
A découvert – vivant – comme le souffle sur ces pages. Mille fois ascendant – mille fois agrippé à la pente pour éviter la chute (inévitable pourtant) – et autant de fois recommencé. Comme une manière d’éradiquer cette terreur devant le vide et la folie du monde – et d’apaiser cette attente angoissée du point final. Comme une manière de troubler les sens et de surprendre l’âme dans sa tanière…
Nous semons – avec l’inconnu – l’innocence – la nécessité du recueillement – et l’aptitude à s’émerveiller devant ce qui passe – et devant ce qui s’aventure au-delà du connu – au-delà des frontières rassurantes…
Avec (encore) un peu de sang sur les mains et ce déploiement de la chevelure dans les flammes. Vivant (presque) à la manière des bêtes et de la lumière – ivre – libre – joyeux – mais jamais certain d’arriver sain et sauf jusqu’au soir…
A cueillir mille fleurs – et autant d’épines – dans le ciel à notre portée. Imaginant un monde – mille mondes – derrière l’horizon. A tordre le cou au désespoir pour survivre (de façon si malhabile) sur cette corde qui borde l’abîme. A prier – l’âme inquiète – sur le petit parapet de l’angoisse. A vivre, en somme, au milieu des reflets – avec le désir d’une lune moins sauvage – plus familière – plus encline à nous éloigner des malheurs…
Nous quittons le gouffre et les écritures maudites pour un lieu où le silence est la seule voix…
A s’enquérir du monde pour honorer une vieille tradition. Enrôlés de force dans l’armée des ombres – en rêvant d’un ciel traversé de secrets faciles et de hasard conciliant et réparateur. Le destin adossé, en quelque sorte, au mur sans voir le crépuscule arriver. Riant aux éclats dans un silence toujours plus angoissant et mystérieux. Pleurant, chaque jour, au milieu des visages indifférents – avec le tragique galvanisé par les encouragements de mille têtes invisibles. A vivre – et à trembler – à genoux – parmi les tombes et les âmes en sursis – parmi les hommes et les existences sans espoir et sans profondeur…
Tout se dévoile au cœur du regard. Mille choses – mille visages – mille frontières. Et autant d’interdits et d’obstacles qui nous empêchaient de nous découvrir…
Bercés par l’ombre des ressemblances et des ingratitudes. En déroute – comme le jour qui se lève au milieu de la brume. Âme et corps transis dans l’aube et la solitude – pourtant irréprochables…
Ici – ailleurs – partout – le même centre – ce lieu où nous demeurons – immobile(s) – sans espoir et sans emprise – présent(s) – au seuil des pas et des visages – à regarder et à sourire – et à aimer le voyage et les voyageurs – la poussière soulevée par les pas – toutes les errances, toutes les impasses et tous les dévoiements de l’Amour. Silencieux – aussi muet(s) dans l’herbe rouge que face au ciel – sur nos pages…
Nous sommes l’encre et le chemin emprunté – le rire et l’abandon – les jours mal célébrés – et la joie d’être et de courir partout…
Et, sans doute, devrons-nous suspendre ce voyage…
A tire-d’aile – déjà – dans tous les passages ouverts – le monde recroquevillé – presque inexistant – au fond de la mémoire. Gonflé – tout entier – de lumière et de légèreté…
Patience et temps arrachés par les années – indemne – au milieu de la confusion – entre les graines, les tombes, les désirs et les ossements – à goûter à la rondeur des yeux et de l’âme parvenus au-delà de l’illusion – au seuil, peut-être, de ce bleu infini que nous imaginions si vide – et si effrayant – autrefois…
De l’ombre au silence – du bruit à l’effacement – voilà la seule trajectoire possible pour l’homme. Les autres voies ne sont qu’un prélude – un passage – le temps de l’enfance, en quelque sorte, passée devant un miroir et à fouiller le sable – pour y examiner son visage – et y dénicher quelques pièces d’or inutiles…
Déjà – une voix en nous – se rétracte. S’affaisse devant les couleurs de l’automne. Sur les pierres éraflées par tant de passages. Dans le vertige de l’absence et la clameur du temps…
L’hiver sera solitaire – joyeux, sans doute, malgré la pluie et les mille tombes qu’il nous faudra creuser pour y déposer la dépouille de ceux qui auront vécu parmi nous…
Vivre deviendra silence – présence – faîte de notre si longue (et si vieille) boiterie. Et nous ne pleurerons, sans doute, pas lorsque les cloches célébreront les morts…
A être – plus qu’à devenir – comme ces fleurs qui ne passeront pas l’hiver…
Visage sur lequel tout s’est effacé. Un reliquat de traits – encore vaguement humains – où l’on devine l’œuvre des jours – mille blessures aujourd’hui refermées – et le passage bouleversant de la lumière…
Tout se déverse dans l’obscurité fratricide. Et la mémoire ne parvient à compter ni les crimes ni les souffrances – ni même les faiblesses de l’âme – et moins encore les mille sommeils qu’il nous a fallu endurer pour traverser cette épreuve. Aujourd’hui, la torpeur s’est retirée. Restent cette main voluptueuse – rouge – lumineuse – secourable – et ce regard posé sur les êtres et les choses – réconcilié (en partie) avec le monde…
Braises et semences disparues – envolées sans doute. Debout – discret – devant le monde. Aux confins d’une éternité – immortalisée par quelques sages – à se demander encore d’où vient le poème – et à qui il est destiné…
Ni fuite, ni sommeil. Pas même un rêve – ni même une parole à offrir. Comme une fenêtre sur le monde – tantôt ouverte, tantôt barricadée – et comme un miroir abandonné à l’ignominie des hommes et à la laideur des usages – à travers lesquels surgit, de temps à autre, une paume tendue…
Ni mort à ensevelir, ni secret à révéler. Le plus simple. Et le plus tendre du langage. Comme un appui – une caresse – pour traverser les malheurs – et dessiner une porte discrète au fond des impasses…
Tout s’habite – jusqu’à l’éclatante droiture de l’âme – blessée, pourtant, mille fois par le monde et les mensonges…
Nous n’inventons rien – nous enfantons le possible – en instruments, si dissemblables, du même silence…
Tout nous porte à croire et à ruser – tout nous porte à lutter et à nous imposer – alors qu’il suffirait de s’effacer pour vivre (et agir) de manière juste – et être (véritablement) ce que nous sommes…
Tout nous est si familier ; la peau – le soleil – l’ombre et l’éclat – l’exubérance et la sagesse – la vie – la mort – et l’esprit écartelé entre ce qui reste et ce qui s’en va…
Tout nous est si familier ; les danses – l’orage – la vaillance et la volonté – l’abandon et la paresse – le désir et ce que l’on murmure dans les prières – Dieu – les arbres et le silence – l’attente des hommes et ce regard posé à la source – sur toutes les choses du monde…
Tout nous invite – et nous appelle. Tout nous caresse – et nous rejette. Tout arrive – et finit par se dérober. L’œil, les gestes et les foulées au milieu de l’espace…
Et, un jour, sans même nous en rendre compte, le monde et les visages s’effacent – et nous disparaissons – sans laisser la moindre trace…
Le corps – présent – tout entier – pour dire le monde. Et l’esprit pour révéler le secret de l’espace – l’étrange intimité du regard…
Tant de vide et de chemins fréquentés. Tant de ciel et d’espoir. Tant de faiblesses et de beauté. Et cette infirmité exaltée par le désir, la volonté et nos mille tentatives maladroites. Un peu d’attente – et plus d’un voyage seront (sans doute) nécessaires pour nous mener au centre du regard – et être (enfin) capables de contempler, par la fenêtre entrouverte, la folle agitation du monde – et son rapprochement inéluctable…
Une fable, un délice, un Amour. Et la boucle est bouclée – presque achevée – jusqu’au retour suivant…
Plus rien ne nous étonne, à présent ; ni la mort, ni l’Amour, ni la précarité des destins. Pas même la résignation et la fausse importance que nous nous donnons pour défier – ou déjouer peut-être – les ténèbres sans espoir que nous fréquentons…
Le rire a remplacé la surprise. Et nous guettons – l’œil attentif – tous les signes silencieux de la seule révolution possible – de la seule révolution nécessaire ; le passage de la distraction au questionnement – puis la conversion du questionnement en silence – cette lente marche des esprits vers l’infini – à travers l’effacement* des singularités et des différences apparentes…
* l’effacement psychologique, bien sûr…
Aux nécessités du monde, nous répondons par un geste – par quelques gestes parfois – indispensables. Et, lorsque cela nous est possible, nous rétorquons par un sourire et un grand silence – qui ne sont, bien sûr, ni un acquiescement, ni un encouragement – mais une manière de ne pas alimenter la bête – de ne pas nourrir la bouche du monstre…
Nous échouons tous – mais dans chaque geste demeure une grandeur – la possibilité d’une grandeur (si nécessaire face aux désastres du monde) – que quelques-uns (trop rares) parviennent à rendre vivante…
La poésie dure – et durera toujours. La parole gravée dans la roche – ou imprimée sur la page – restera vivante (quoi qu’il arrive) – disponible – et follement nécessaire – tant que le monde tournera autour du mystère – tant que vivre ne saura contenter les hommes – tant que subsistera la moindre question – tant que tous les secrets n’auront été percés – tant que le silence nous demeurera étranger…
La poésie est un instrument vital – essentiel pour le monde, l’être et les Dieux – sans lequel la vie se limiterait à une forme d’aliénation et à un jeu absurde (totalement insensé) que rien – ni le courage ni l’obstination – ne permettrait de transcender…
Tout – déjà – tient dans notre main – et dans l’âme suffisamment vide pour tout accueillir ; l’ombre, l’enfance, l’histoire – et jusqu’au silence gravé à l’envers des êtres et des choses…
Bleus – fragiles – ce lieu – cet espace – et ces chemins vers l’aube silencieuse. Routes, fils et passages. Vents et tourmentes. Silhouettes qui rôdent. Paroles graves. Etoiles, ciel et dérives en pagaille. Et l’âme si austère – et si sensible à la misère et au désarroi des bêtes et des hommes. Mains impuissantes et buste penché sur la page pour décrire le monde – et y revenir (un peu) peut-être…
A nous investir dans une affaire qui – sans doute – n’est pas la nôtre…
Faire entendre sa voix – une voix comme les autres – une voix parmi les autres – dans ce vacarme que chaque bruit supplémentaire amplifie et renforce. Parler – mais à quelle fin sinon celle de vouloir transformer sa parole en loi – en autorité… Toujours insuffisante, bien sûr – infirme – comme amputée – inappropriée – et paradoxale même – pour souligner la nécessité du silence…
Mieux vaudrait se taire – et attendre avec patience et courage. Apprendre à vivre à l’écart – loin des hommes – loin du cirque et des manèges – loin des promesses, des commentaires et des menaces. Et laisser mourir le brouhaha et les chants parallèles. Devenir l’espace – ce qui accueille – ce lieu que les hommes longent sans un regard – le cœur chagrin et l’âme si insatisfaite pourtant…
Se fondre, en somme, dans la matrice du monde – à l’abri des histoires, des passages et des discours. Là où l’être – le plus simple et le plus nu – ont élu domicile bien avant la naissance des spectacles…
Trop de tout – et pas assez de silence. Trop d’or – trop d’ardeur et d’attente. Et cette clarté qui fait défaut dans le regard. Trop d’étoiles – trop de gloire et de sommeil. Et cette brume qui a tout recouvert…
Distraits – comme tout ce qui s’avance – l’œil rivé au miroir – et, entre les mains, la faim, la demande et l’espoir. Le nom qui recouvre la tête – et une seule prière au fond de l’âme…
Et ça crie ! Et ça geint !
Et ça pleure ! Et ça rêve !
Et ça devient ce à quoi destine le désir – et ce dont le monde a (faussement) besoin !
Comme des enfants naïfs – si naïfs – qui tendent leurs mains vers les flammes – et les plongent (tout entières) dans le feu – pour essayer de saisir un peu de lumière…
A trop vivre sur terre – sous trop de poids – sous trop de peines – encerclés par trop d’images et de miroirs – l’œil est – irrésistiblement – attiré par la lucarne – à travers laquelle filtre un peu de lumière – à travers laquelle brillent – lointaines – la promesse d’un ciel infini et l’envergure d’une existence affranchie…
Tout s’en va – et, devant nous, ne restent que quelques cendres – et, en nous, cet immense chagrin…
Rien n’arrive vraiment – tout passe et se retire – presque aussitôt. La terre ne sera jamais le lieu de la découverte – le lieu de la traversée seulement. C’est dans l’âme que se trouve le plus vrai – l’espace de la rencontre – la demeure du plus durable – cette éternité sans raison…
Seul(s) – bien sûr – autant que l’âme et le silence – autant que la lumière sur cette terre trop populeuse – si grouillante de voix et d’infimes différences…
Et nul chagrin dans le lointain – la même joie qu’au cœur du plus proche. L’inconnu familier – toujours – au plus près de soi…
Rien que pour nous – ces chants et ce silence qui n’inquiètent que le possible – l’envisageable – le « pensé » qui jamais ne demandent à s’approcher – ni à connaître le plus simple et le plus vrai. En concurrence, depuis le commencement du monde sans doute, avec l’impossible et l’impensable…
Il faudrait apprendre à devenir humble et silencieux face aux circonstances. L’histoire – toutes les histoires – perdraient alors leur importance – et n’auraient plus rien à (nous) révéler. Et nous pourrions alors demeurer ainsi – les yeux grands ouverts – et les lèvres muettes – à veiller sans fin au cœur de l’éternité…
Tout devient vague – creux – suspendu – malgré le poids du monde sur les destins – malgré la précision du temps et l’éternel mouvement des mains qui vaquent, de manière si automatique, à leurs affaires…
Mille visages – et personne pourtant. Pas même un sourire – pas même une main – ni même un encouragement à vivre et à chercher. Et moins encore une approbation – un signe de tête – pour démêler le vrai du mensonge – et le meilleur du pire…
Quelque chose comme un désert – un lieu de profonde indifférence où l’aube n’est que le recommencement du jour précédent…
Ni rêve, ni orchestre. L’impression d’un nulle part – d’un déjà vu – où les masques ne servent qu’à feindre et à survivre au milieu du mensonge et de la sauvagerie – et où les visages n’ont besoin de personne – sauf, peut-être, pour rompre la solitude et agrémenter l’ennui…
Un monde de comédiens et de clins d’œil où les grimaces sont réservées aux tristes figures – aux pauvres âmes – qui cherchent la vérité – un peu de vérité – dans cette immense tragédie…
Tout – comme des vagues sur le sable – et comme une grève sur laquelle tout s’efface…
Et nous autres, tantôt goutte, tantôt grain, jetés ici et là – sans cesse ballottés entre ailleurs et un peu plus loin – entre le début et la fin – entre le haut et le bas – entre le possible et l’inimaginable – au milieu des tourmentes – au cœur du vertige – plongés dans cette envergure démesurée de la transformation et de la continuité…
D’une escale à l’autre – ainsi dérivons-nous sans nous arrêter jamais – oubliant l’île – oubliant l’âme – et cet espace – partout – au-dehors et au-dedans – où tous les voyages, un jour, prendront fin…