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LES CARNETS METAPHYSIQUES & SPIRITUELS

A propos

La quête de sens
Le passage vers l’impersonnel
L’exploration de l’être

L’intégration à la présence


Carnet n°1
L’innocence bafouée
Récit / 1997 / La quête de sens


Carnet n°2
Le naïf
Fiction / 1998 / La quête de sens

Carnet n°3
Une traversée du monde
Journal / 1999 / La quête de sens

Carnet n°4
Le marionnettiste
Fiction / 2000 / La quête de sens

Carnet n°5
Un Robinson moderne
Récit / 2001 / La quête de sens

Carnet n°6
Une chienne de vie
Fiction jeunesse / 2002/ Hors catégorie

Carnet n°7
Pensées vagabondes
Recueil / 2003 / La quête de sens

Carnet n°8
Le voyage clandestin
Récit jeunesse / 2004 / Hors catégorie

Carnet n°9
Le petit chercheur Livre 1
Conte / 2004 / La quête de sens

Carnet n°10

Le petit chercheur Livre 2
Conte / 2004 / La quête de sens

Carnet n°11 
Le petit chercheur Livre 3
Conte / 2004 / La quête de sens

Carnet n°12
Autoportrait aux visages
Récit / 2005 / La quête de sens

Carnet n°13
Quêteur de sens
Recueil / 2005 / La quête de sens

Carnet n°14
Enchaînements
Récit / 2006 / Hors catégorie

Carnet n°15
Regards croisés

Pensées et photographies / 2006 / Hors catégorie

Carnet n°16
Traversée commune Intro
Livre expérimental / 2007 / La quête de sens

C
arnet n°17
Traversée commune Livre 1
Récit / 2007 / La quête de sens

Carnet n°18
Traversée commune Livre 2
Fiction / 2007/ La quête de sens

Carnet n°19
Traversée commune Livre 3
Récit & fiction / 2007 / La quête de sens

Carnet n°20
Traversée commune Livre 4
Récit & pensées / 2007 / La quête de sens

Carnet n°21
Traversée commune Livre 5
Récit & pensées / 2007 / La quête de sens

Carnet n°22
Traversée commune Livre 6
Journal / 2007 / La quête de sens

Carnet n°23
Traversée commune Livre 7
Poésie / 2007 / La quête de sens

Carnet n°24
Traversée commune Livre 8
Pensées / 2007 / La quête de sens

Carnet n°25
Traversée commune Livre 9
Journal / 2007 / La quête de sens

Carnet n°26
Traversée commune Livre 10
Guides & synthèse / 2007 / La quête de sens

Carnet n°27
Au seuil de la mi-saison
Journal / 2008 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°28
L'Homme-pagaille
Récit / 2008 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°29
Saisons souterraines
Journal poétique / 2008 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°30
Au terme de l'exil provisoire
Journal / 2009 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°31
Fouille hagarde
Journal poétique / 2009 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°32
A la croisée des nuits
Journal poétique / 2009 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°33
Les ailes du monde si lourdes
Poésie / 2009 / Hors catégorie

Carnet n°34
Pilori
Poésie / 2009 / Hors catégorie

Carnet n°35
Ecorce blanche
Poésie / 2009 / Hors catégorie

Carnet n°36
Ascèse du vide
Poésie / 2009 / Hors catégorie

Carnet n°37
Journal de rupture
Journal / 2009 / Hors catégorie

Carnet n°38
Elle et moi – poésies pour elle
Poésie / 2009 / Hors catégorie

Carnet n°39
Préliminaires et prémices
Journal / 2010 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°40
Sous la cognée du vent
Journal poétique / 2010 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°41
Empreintes – corps écrits
Poésie et peintures / 2010 / Hors catégorie

Carnet n°42
Entre la lumière
Journal poétique / 2011 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°43
Au seuil de l'azur
Journal poétique / 2011 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°44
Une parole brute
Journal poétique / 2012 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°45
Chemin(s)
Recueil / 2013 / Le passage vers l’impersonnel

Carnet n°46
L'être et le rien
Journal / 2013 / L’exploration de l’être

Carnet n°47
Simplement
Journal poétique / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°48
Notes du haut et du bas
Journal poétique / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°49
Un homme simple et sage
Récit / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°50
Quelques mots
Journal poétique / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°51
Journal fragmenté
Journal poétique / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°52
Réflexions et confidences
Journal / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°53
Le grand saladier
Journal poétique / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°54
Ô mon âme
Journal poétique / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°55
Le ciel nu
Recueil / 2014 / L’exploration de l’être

Carnet n°56
L'infini en soi 
Recueil / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°57
L'office naturel
Journal / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°58
Le nuage, l’arbre et le silence
Journal / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°59
Entre nous
Journal / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°60
La conscience et l'Existant
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°61
La conscience et l'Existant Intro
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°62
La conscience et l'Existant 1 à 5
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°63
La conscience et l'Existant 6
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°64
La conscience et l'Existant 6 (suite)
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°65
La conscience et l'Existant 6 (fin)
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°66
La conscience et l'Existant 7
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°67
La conscience et l'Existant 7 (suite)
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°68
La conscience et l'Existant 8 et 9
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°69
La conscience et l'Existant (fin)
Essai / 2015 / L’exploration de l’être

Carnet n°70
Notes sensibles
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°71
Notes du ciel et de la terre
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°72
Fulminations et anecdotes...
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°73
L'azur et l'horizon
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°74
Paroles pour soi
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°75
Pensées sur soi, le regard...
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°76
Hommes, anges et démons
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°77
L
a sente étroite...
Journal / 2016 / L’exploration de l'être

Carnet n°78
Le fou des collines...
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°79
Intimités et réflexions...
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°80
Le gris de l'âme derrière la joie
Récit / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°81
Pensées et réflexions pour soi
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°82
La peur du silence
Journal poétique / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°83
Des bruits aux oreilles sages
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°84
Un timide retour au monde
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°85
Passagers du monde...
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°86
Au plus proche du silence
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°87
Être en ce monde
Journal / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°88
L'homme-regard
Récit / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°89
Passant éphémère
Journal poétique / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°90
Sur le chemin des jours
Recueil / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°91
Dans le sillon des feuilles mortes
Recueil / 2016 / L’intégration à la présence

Carnet n°92
L
a joie et la lumière
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°93
Inclinaisons et épanchements...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°94
Bribes de portrait(s)...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

C
arnet n°95
Petites choses
Journal poétique / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°96
La lumière, l’infini, le silence...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°97
Penchants et résidus naturels...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°98
La poésie, la joie, la tristesse...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°99
Le soleil se moque bien...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°100
Si proche du paradis
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°101
Il n’y a de hasardeux chemin
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°102
La fragilité des fleurs
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°103
Visage(s)
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°104
Le monde, le poète et l’animal
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°105
Petit état des lieux de l’être
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°106
Lumière, visages et tressaillements
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°107
La lumière encore...
Journal poétique / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°108
Sur la terre, le soleil déjà
Journal poétique / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°109
Et la parole, aussi, est douce...
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°110
Une parole, un silence...
Journal poétique / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°111
Le silence, la parole...
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°112
Une vérité, un songe peut-être
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°113
Silence et causeries
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°114
Un peu de vie, un peu de monde...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°115
Encore un peu de désespérance
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°116
La tâche du monde, du sage...
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°117
Dire ce que nous sommes...
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°118
Ce que nous sommes – encore...
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°119
Entre les étoiles et la lumière
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°120
Joies et tristesses verticales
Journal poétique / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°121
Du bruit, des âmes et du silence
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°122
Encore un peu de tout...
Journal poétique / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°123
L’amour et les ténèbres
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°124
Le feu, la cendre et l’infortune
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°125
Le tragique des jours et le silence
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°126
Mille fois déjà peut-être...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°127
L’âme, les pierres, la chair...
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°128
De l’or dans la boue
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°129
Quelques jours et l’éternité
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°130
Vivant comme si...
Journal / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°131
La tristesse et la mort
Récit / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°132
Ce feu au fond de l’âme
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°133
Visage(s) commun(s)
Recueil / 2017 / L’intégration à la présence

Carnet n°134
Au bord de l'impersonnel
Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°135
Aux portes de la nuit et du silence
Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°136
Entre le rêve et l'absence
Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°137
Nous autres, hier et aujourd'hui
Récit / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°138
Parenthèse, le temps d'un retour...
Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence


Carnet n°139 
Au loin, je vois les hommes...
Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°140
L'étrange labeur de l'âme

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°141
Aux fenêtres de l'âme

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°142
L'âme du monde

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°143
Le temps, le monde, le silence...

Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°144
Obstination(s)

Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°145
L'âme, la prière et le silence

Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°146
Envolées

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°147
Au fond

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°148
Le réel et l'éphémère

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°149
Destin et illusion

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°150
L'époque, les siècles et l'atemporel

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°151
En somme...

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°152
Passage(s)

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°153
Ici, ailleurs, partout

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°154
A quoi bon...

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°155
Ce qui demeure dans le pas

Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°156
L'autre vie, en nous, si fragile

Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°157
La beauté, le silence, le plus simple...

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°158
Et, aujourd'hui, tout revient encore...

Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°159
Tout - de l'autre côté

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°160
Au milieu du monde...

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°161
Sourire en silence

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°162
Nous et les autres - encore

Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°163
L'illusion, l'invisible et l'infranchissable

Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°164
Le monde et le poète - peut-être...

Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°165
Rejoindre

Recueil / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°166
A regarder le monde

Paroles confluentes / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°167
Alternance et continuité

Journal / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°168
Fragments ordinaires

Paroles confluentes / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°169
Reliquats et éclaboussures

Paroles confluentes / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°170
Sur le plus lointain versant...

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°171
Au-dehors comme au-dedans

Paroles confluentes / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°172
Matière d'éveil - matière du monde

Regard / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°173
Lignes de démarcation

Regard / 2018 / L'intégration à la présence
-
Carnet n°174
Jeux d'incomplétude

Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence
-

Carnet n°175
Exprimer l'impossible

Regard / 2018 / L'intégration à la présence
-
Carnet n°176
De larmes, d'enfance et de fleurs

Récit / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°177
Coeur blessé, coeur ouvert, coeur vivant

Journal / 2018 / L'intégration à la présence
-
Carnet n°178
Cercles superposés

Journal poétique / 2018 / L'intégration à la présence

Carnet n°179
Tournants

Journal / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°180
Le jeu des Dieux et des vivants

Journal / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°181
Routes, élans et pénétrations

Journal / 2019 / L'intégration à la présence
-
Carnet n°182
Elans et miracle

Journal poétique / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°183
D'un temps à l'autre

Recueil / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°184
Quelque part au-dessus du néant...

Recueil / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°185
Toujours - quelque chose du monde

Regard / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°186
Aube et horizon

Journal / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°187
L'épaisseur de la trame

Regard / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°188
Dans le même creuset

Regard / 2019 / L'intégration à la présence

Carnet n°189
Notes journalières

Carnet n°190
Notes de la vacuité

Carnet n°191
Notes journalières

Carnet n°192
Notes de la vacuité

Carnet n°193
Notes journalières

Carnet n°194
Notes de la vacuité

Carnet n°195
Notes journalières

Carnet n°196
Notes de la vacuité

Carnet n°197
Notes journalières

Carnet n°198
Notes de la vacuité

Carnet n°199
Notes journalières

Carnet n°200
Notes de la vacuité

Carnet n°201
Notes journalières

Carnet n°202
Notes de la route

Carnet n°203
Notes journalières

Carnet n°204
Notes de voyage

Carnet n°205
Notes journalières

Carnet n°206
Notes du monde

Carnet n°207
Notes journalières

Carnet n°208
Notes sans titre

Carnet n°209
Notes journalières

Carnet n°210
Notes sans titre

Carnet n°211
Notes journalières

Carnet n°212
Notes sans titre

Carnet n°213
Notes journalières

Carnet n°214
Notes sans titre

Carnet n°215
Notes journalières

Carnet n°216
Notes sans titre

Carnet n°217
Notes journalières

Carnet n°218
Notes sans titre

Carnet n°219
Notes journalières

Carnet n°220
Notes sans titre

Carnet n°221
Notes journalières

Carnet n°222
Notes sans titre

Carnet n°223
Notes journalières

Carnet n°224
Notes sans titre

Carnet n°225

Carnet n°226

Carnet n°227

Carnet n°228

Carnet n°229

Carnet n°230

Carnet n°231

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Carnet n°261

Carnet n°262

Carnet n°263
Au jour le jour

Octobre 2020


Carnet n°264
Au jour le jour

Novembre 2020

Carnet n°265
Au jour le jour

Décembre 2020

Carnet n°266
Au jour le jour

Janvier 2021

Carnet n°267
Au jour le jour

Février 2021

Carnet n°268
Au jour le jour

Mars 2021


Carnet n°269
Au jour le jour
Avril 2021

Carnet n°270
Au jour le jour
Mai 2021

Carnet n°271
Au jour le jour

Juin 2021

Carnet n°272
Au jour le jour

Juillet 2021

Carnet n°273
Au jour le jour
Août 2021

Carnet n°274
Au jour le jour

Septembre 2021


Carnet n°275
Au jour le jour
Octobre 2021

Carnet n°276
Au jour le jour
Novembre 2021

Carnet n°277
Au jour le jour

Décembre 2021

Carnet n°278
Au jour le jour
Janvier 2022

Carnet n°279
Au jour le jour
Février 2022

Carnet n°280
Au jour le jour
Mars 2022

Carnet n°281
Au jour le jour
Avril 2022

Carnet n°282
Au jour le jour
Mai 2022

Carnet n°283
Au jour le jour
Juin 2022

Carnet n°284
Au jour le jour
Juillet 2022

Carnet n°285
Au jour le jour
Août 2022

Carnet n°286
Au jour le jour
Septembre 2022

Carnet n°287
Au jour le jour
Octobre 2022

Carnet n°288
Au jour le jour
Novembre 2022

Carnet n°289
Au jour le jour
Décembre 2022

Carnet n°290
Au jour le jour
Février 2023

Carnet n°291
Au jour le jour
Mars 2023

Carnet n°292
Au jour le jour
Avril 2023

Carnet n°293
Au jour le jour
Mai 2023

Carnet n°294
Au jour le jour
Juin 2023

Carnet n°295
Nomade des bois (part 1)
Juillet 2023

Carnet n°296
Nomade des bois (part 2)
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15 novembre 2017

Carnet n°5 Un Robinson moderne

Récit / 2001 / La quête de sens

Je passe le plus clair de mon temps derrière la petite planche de bois qui me sert de table de travail. Je l’ai maladroitement fixée au mur, face à la fenêtre qui donne sur la rue principale. Voilà ma seule fenêtre sur le monde. D’un simple mouvement de tête, et je suis dehors. Et cet effort est bien suffisant. Depuis longtemps, il n’y a qu’à cette distance que je peux être parmi les hommes.

 

 

Solitude désespérée

Lorsque quelqu’un éprouve le besoin de justifier sa vie, ce n’est pas le niveau général de son action, considérée d’un point de vue objectif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre, celle qui lui a été donnée, s’exprime aussi sincèrement que possible dans son existence et dans ses activités.

H. Hesse, Lettre à un jeune poète.

 

Je vis en reclus. Retranché du monde. Je passe le plus clair de mon temps dans un trou. Dans mon trou. Un petit appartement au dernier étage d’un vieil immeuble du centre-ville. J’y suis terré voilà plus d’un an. Je ne sors jamais, excepté pour promener mes chiens. A l’heure des sorties, nous traversons la place d’un pas rapide, à l’abri des regards, le nôtre tourné vers l’intérieur, rasant les murs et croisant sans les voir les rares passants. Chaque matin, nous allons ainsi rêver dans la garrigue. Et chaque soir, nous allons accompagner le soleil dans ses pénates. Puis nous regagnons les nôtres.

  

En général, je me lève tard. J’ignore la sonnerie du réveil que j’ai branché sur 7 heures. Je n’ai aucune raison de me lever si tôt. Une habitude que j’ai conservée de ma vie passée et qui sied mal à celle d’aujourd’hui. Chaque matin, monsieur Mund et madame Draille viennent me rejoindre sous les couvertures. Ils s’installent à mes côtés et finissent par me tirer hors des draps. Je sors alors du lit, la mine déconfite et bougonne. Je déteste le matin (j’ai toujours vécu le réveil comme un moment de flottement irréel où il me fallait passer de l’ombre à la lumière… et je déteste la lumière). Aussitôt levé, je me traîne vers la cafetière, ma seule compagne du matin. Et trois bols plus tard, j’achève de me réveiller. Puis vient l’heure de sortir mes chiens. Monsieur Mund et madame Draille m’attendent devant la porte. Je me lève, vais m’habiller et nous sortons ensemble dans la ville éveillée et bruyante.  

 

Je passe le plus clair de mon temps derrière la petite planche de bois qui me sert de table de travail. Je l’ai maladroitement fixée au mur, face à la fenêtre qui donne sur la rue principale. Voilà ma seule fenêtre sur le monde. D’un simple mouvement de tête, et je suis dehors. Et cet effort est bien suffisant. Depuis longtemps, il n’y a qu’à cette distance que je peux être parmi les hommes. Je les hais si profondément que je ne peux me résoudre à participer à leurs jeux misérables. (Aussi jamais je ne me rends dans le monde au-delà des strictes nécessités que contraint la triviale satisfaction de mes besoins physiologiques). La poursuite de vulgaires desseins que j’observe chez la plupart de mes congénères m’a toujours exhorté à rester à l’écart de toute activité humaine. De là, sans doute, est née mon incommensurable misanthropie. A mes yeux, la vie des hommes contient trop de grossièreté, trop de mesquinerie, trop d’abjection, trop de barbarie, trop de cruauté et d’égoïsme pour que je consente à participer au détestable spectacle auquel tous s’adonnent avec délectation. En ces viles activités, je n’ai toujours vu qu’insignifiance et médiocrité. Que les hommes continuent donc de faire tourner le monde ! Mais qu’ils m’épargnent d’y participer ! Voilà ma seule exigence ! Non que je ne me sente point homme ! Non que je ne me sente moins médiocre ou moins insignifiant que mes congénères mais la pudeur m’incite à le taire et à l’enfouir au dedans pour ne l’exposer qu’à l’indulgence de mes chiens et de mes cahiers. Oh non ! Mon regard n’est pas dupe ! Mes faiblesses sont les mêmes que celles des hommes. Et je suis peut-être même, à dire vrai, le plus misérable d’entre tous mais j’éprouve cette pudeur un peu honteuse qui m’interdit de l’étaler au regard du monde.

 

Ma vie se déroule ainsi. Seul auprès de mes chiens. Auprès de monsieur Mund d’abord que j’ai recueilli il y a 3 ans environ. Lorsqu’un matin je l’ai trouvé devant ma porte, je n’ai pu résister à son long regard triste. Je l’ai invité à entrer. Il était maigre et malodorant. Mais mes soins l’ont vite requinqué. Depuis, il mène une vie tranquille sans rien demander à personne. Aujourd’hui, il passe ses journées à dormir sur le vieux canapé rapiécé laissé par l’ancien locataire (Monsieur Mund est un compagnon bougon que rien ne peut détourner de son sommeil). Il se montre bien souvent indifférent à l’affection que je lui porte. Contrairement à madame Draille, il a l’air de trouver ça dans l’ordre des choses. Au fond, je crois que monsieur Mund me ressemble. Nous sommes de cette race d’indifférents égoïstes et paresseux qui n’aspirent qu’à la tranquillité. La présence de madame Draille ne semble pas le déranger. D’ailleurs, en général, ils s’ignorent. C’est pourtant lui qui me l’a ramenée, il y a quelques mois. C’était un après- midi. Lassé par les rires exaspérants de mes voisins, j’avais abandonné ma table de travail. Et nous étions sortis pour retrouver un peu de calme dans la garrigue. Ce jour-là, nous marchions comme à l’ordinaire, lui sur ses odeurs, moi dans mes pensées lorsque soudain il a disparu derrière un talus. Il en est sorti quelques instants plus tard talonné par une petite chienne aux poils blancs roussis qui nous a suivis sur le chemin du retour. Elle non plus, je n’ai pas eu cœur à la laisser dehors. Depuis, elle partage nos vies de vieux garçons en nous apportant toute la joie et l’exubérance de sa jeunesse. Aujourd’hui, madame Draille règne sur nous comme une reine pleine de gaieté (qui parvient, mieux que quiconque, à illuminer nos existences de vieux misanthropes). Et souvent, je la regarde comme un petit soleil inespéré venu tout exprès éclairer la noirceur de notre quotidien.

 

Je ne vis de rien. De quelques centaines de francs versés par le gouvernement. Je les reçois sans plaisir et sans honte. Ces subsides n’ont d’ailleurs rien de honteux. Ils me permettent tout au plus d’assurer (et d’organiser) ma survie. Aussi, chaque mois (pour toucher ma pension), je dois me rendre à l’adresse mentionnée sur la convocation préfectorale, un énorme bâtiment gris à la périphérie de la ville. Je m’y rends à pied. A l’heure du déjeuner. A cette heure où les rues sont désertes. Je m’y rends d’un pas rapide, la tête baissée, soucieux de m’épargner la vision de ce monde que j’exècre. A l’accueil, je décline mon nom à une hôtesse austère et indifférente. Une femme entre deux âges coiffée d’un éternel chignon gris. Je lui tends ma pièce d’identité qu’elle regarde d’un œil fatigué. Puis d’un mouvement de tête, elle m’indique le guichet suivant. Jamais nous n’avons échangé un seul mot. Au fond, je suis heureux de tomber sur elle. Elle m’épargne les formalités vocabulistiques d’usage auxquels je n’ai aucune envie de me prêter. Au guichet suivant, j’appose ma signature au bas d’un formulaire, prends mon dû sous le regard méprisant de l’employé et regagne la sortie. 

 

Mes rapports au monde sont inexistants. Je n’ai ni vie professionnelle, ni vie familiale. Ni, bien sûr, vie sociale et mondaine. Mes rapports au monde se cantonnent à quelques brèves apparitions dans la foule. Bien sûr, je l’exècre. Bien sûr, je le déplore. La foule comme ce sentiment d’exécration. Je le déplore mais n’en suis guère affecté, sauf à me voir entraîné plus que de raison  - autrement dit plus qu’à l’ordinaire - dans le flot glauque et suffocant de la foule. Je me nourris bien sûr. Et comme tout le monde (ou presque, du moins, je le suppose), je me réapprovisionne alimentairement parlant. Je fais donc – comme on le dit trivialement – mes courses. Oui ! Comme tout autre, je pousse mon caddie. Sans enthousiasme, il est bien vrai. Je le remplis non de victuailles pour satisfaire mon plaisir consommatoire et gustatif (je ne possède ni l’un ni l’autre, contrairement à tant de mes congénères qui semblent vivre pour manger tant leur plaisir est grand à ce qu’ils appellent les plaisirs de la table, rare plaisir de leur vie, semble-t-il…), mais j’y amoncelle plutôt de lamentables bouts de matières organiques pour répondre à mon incontournable nécessité physiologique. Une contrainte à laquelle je me soumets – il va sans dire – à contre cœur. Au pas de course, le plus souvent, et l’affaire est réglée. Enfin… provisoirement réglée. Car l’insatiable besoin biologique me contraint – comme tout un chacun, n’est-ce pas – à une infaillible récurrence. Au pas de course, disais-je, et l’affaire, en général, est réglée. Sauf à certaines rares occasions… où je m’attarde plus volontiers dans ces allées faussement labyrinthiques pour me repaître de cette accablante proximité du monde. A ces heures faussement grégaires, la vision de cette humanité – qui habituellement m’insupporterait – exacerbe étrangement mon désir de comprendre ce monde. Je déambule alors l’œil aux aguets, l’esprit vigilant, le jugement et la critique faciles. Et je regarde sans complaisance, sans véritable compassion (même si elle m’effleure parfois), sans véritable cruauté non plus cette bêtise humaine qui s’étale autour de moi. Ces sorties sont pour moi une sorte de divertissement et une source inépuisable d’inspiration puisée dans la stupidité humaine. Oui, ces sorties sont une sorte de nourriture divertissante qui vient conforter mon refus du monde et ma propension délectable à l’exposer dans mes petits travaux. Malheureusement, cet affligeant spectacle me lasse, en général, bien vite. Et après un dernier regard sur la foule, je m’empresse le plus souvent de rejoindre mon antre que je ne quitterai plus avant d’avoir épuisé les maigres réserves alimentaires acquises ce jour-là.

 

Cet appartement est mon seul univers. J’y reste cloîtré des jours entiers. Ma vie s’y déroule sans encombre, presque heureuse. J’ai parfois le sentiment d’être l’un de ces Robinson urbains, (pauvre Robinson des temps modernes), isolé des hommes malgré la proximité du monde. Je vis chichement. Ma maigre pension réussit néanmoins à satisfaire mes frugaux besoins. Et malgré l’exiguïté de la pièce, j’y ai aménagé un atelier que j’occupe la plus grande part de mes journées. J’y peins, dessine, sculpte et écris. Ce sont là mes seules activités. Je n’y rechigne que très rarement. Mes journées passent ainsi, de travaux en travaux que j’accumule dans le capharnaüm du couloir. Je les entrepose là sans goût ni ordre, mais je sais qu’ils sont là, tout proches, à portée de main. Cet univers exigu n’en est pas moins, à mes yeux, le centre du monde. Et en dépit de son étroitesse, cet espace m’ouvre les portes d’horizons infinis dans lesquels, chaque jour, je me perds. Et chaque jour, je reviens à la nuit tombée pour retrouver mes chiens. Et en dépit de ma sainte horreur de la réalité, je leur sais gré de me rappeler à la vie.

 

Chaque soir, nous allons marcher dans la garrigue qui entoure la ville. Il nous arrive aussi parfois d’aller nous promener, pendant de longs après-midis, sur les innombrables sentiers qui parcourent les collines. Nous traversons les champs et les prés en courant à perdre haleine. Nous sommes heureux de nous retrouver seuls et de marcher ensemble. A chaque sortie, nous prenons soin d’éviter la foule des promeneurs qui s’agglutinent sur les sentiers les plus proches de la route. Nous allons plus loin, inventant mille ruses pour échapper à une rencontre inopinée. Comme moi, monsieur Mund et madame Draille détestent les hommes. Lors de ces promenades (plus encore qu’à tout autre instant), nous considérons toute présence humaine comme une intrusion dans notre univers. Une atteinte à notre liberté sauvage et solitaire. Le moindre quidam rencontré est alors poursuivi avec force aboiements et tiré hors de notre territoire. Et je me félicite de cette misanthropie partagée. Nous haïssons ce monde qui nous le rend bien. Mais qu’importe, nous sommes ensemble. Et ensemble, nous nous sentons libres. Et cette liberté nous rend heureux. Il n’y a pas de joie plus grande pour moi que de nous voir ainsi, isolés et solidaires. En définitive, mes corniauds et moi, sommes de la même race : de cette race de misanthropes farouches qui ne peut souffrir la moindre présence humaine dans leur étroit cercle de solitude.

 

Mais en dépit de ma joie à parcourir les collines avec mes chiens, mon vrai bonheur se trouve là-haut. Devant ma machine à traitement de texte, devant une feuille blanche ou une toile bon marché. Je n’existe malheureusement (j’en ai bien peur…) qu’en compagnie de mes crayons et de mes brosses. J’ai le sentiment alors que ma vie prend tout son sens. Il me semble même que je n’existe que lorsque je m’adonne à la seule activité qui me semble digne en cette vie ; dépeindre le monde et le noircir de mon dégoût et de mon abjection. Il m’arrive pourtant, il est vrai, d’avoir envie de le repeindre de couleurs moins tristes. Mais je n’en ai, en général, ni le goût ni le courage. Je crois qu’il n’y a que le noir qui sache m’inspirer. Ou le gris peut-être à la rigueur. Les autres couleurs me sont totalement inaccessibles (ma vie n’est que grisaille et noirceur, comment pourrais-je dès lors parer le monde d’autres couleurs ?). Ainsi, chaque jour, je m’installe à ma table, porté par une idée. Et presque toujours, je m’efforce de la fixer pour l’étreindre. Et presque toujours, nous nous enlaçons pour nous rouler sur la page blanche ou sur la toile comme d’autres le feraient peut-être sur un lit en compagnie de quelques jolies femmes. Puis je desserre mon étreinte et lève la tête (le plus souvent heureux et satisfait) pour contempler le fruit de notre enlacement. Rien ni personne, je crois, ne saurait me procurer davantage de joie que ces enfantements quotidiens. Eux seuls me réconcilient avec cette part d’ombre qui confine ma vie dans cette solitude. Seuls, ces instants savent m’apporter le peu d’amour dont j’ai besoin pour vivre. Ces idées sont mes seules amies et mes seules amantes. Et aucune femme ne saurait m’apporter davantage de joie. Il y dans nos étreintes plus d’érotisme et de volupté que dans bien des attouchements corporels. C’est une irrépressible attirance, un lien fragile qui unit notre relation, un lien merveilleusement fragile et digressant, en permanence renouvelé et renouvelable. Entre elles et moi, c’est à l’amour, à la vie et à la mort. Et ensemble, nous vivons une histoire peu commune aux facettes si infinies que bien des couples, je crois, nous envieraient.

 

Les voisins me haïssent. Pourtant, ils ignorent ma vie. Peut-être se l’imaginent-ils… et cela leur suffit à me haïr. Je les croise parfois dans les escaliers. Nous passons notre chemin sans nous voir. Jamais nous ne nous sommes adressé la parole. Comme je les méprise. S’ils savaient comme je les méprise… Ils sont si vulgaires et si fades. Je connais leur bassesses; leurs bruits, leurs horaires, leurs habitudes, leurs humeurs. Les cloisons sont si minces que je ne peux ignorer ce qui se passe chez eux. Je connais leur vie comme personne. L’heure à laquelle ils sortent chaque matin, l’heure à laquelle ils rentrent chaque soir, l’heure à laquelle ils se lavent, cuisinent, mangent, baisent et se rendent au lieu d’aisance. Leur vie n’a plus aucun secret pour moi. Et cette absence de mystère me les rend que plus méprisables. Leur vie n’est qu’une longue liste de tâches, chaque jour, inlassablement répétées. J’exècre leur vie et la façon dont ils tentent vainement de la remplir. Je les connais mieux que quiconque, ces cafards misérables qui passent leur existence à ramper comme des larves dans leur médiocrité affligeante. Il n’y a dans leur vie qu’insignifiance et abjection. Et cette proximité m’étouffe et me répugne.  

 

Je hais ces gens. Je hais cet immeuble. Je hais cet appartement. Tout y est sale et crasseux. La cuisine est un dépotoir où, chaque jour, j’entasse une pile toujours plus haute de déchets. L’évier regorge d’assiettes sales aux contenus nauséabonds et repoussants. Les murs sont recouverts d’une épaisse et poisseuse couche de graisse. Les ustensiles et les casseroles sont couverts de suie et de poussière. Les placards renferment un amoncellement de victuailles à moitié entamées, parfois moisies. La cuisine est un lieu si désolant que j’éprouve les pires difficultés à y préparer les repas (et y demeurer plus que nécessaire serait chose impossible). Il me faut pourtant la traverser chaque jour pour me rendre à la salle d’eau. L’endroit n’est guère plus reluisant, mais je l’ai arrangé à mon goût en y dessinant sur les murs de grandes fresques oniriques. J’aime à venir m’y reposer entre deux travaux à l’atelier. Cet appartement est à mon image (tout lieu ne ressemble-t-il pas d’ailleurs à celui qui l’habite ?). Ici règnent le foisonnement, le désordre et la saleté. Mais je ne souffre pas (ou rarement) de vivre ici. Il m’arrive pourtant, il est vrai, d’avoir envie de faire peau neuve. Je liquide alors sans pitié mille choses que je n’aurais pas osé toucher quelques instants plus tôt. Dans ces moments de frénésie ménagère, monsieur Mund et madame Draille me regardent avec inquiétude. Ce charivari perturbe leur ronronnante tranquillité. Qu’ils me pardonnent. C’est une irrépressible nécessité qui m’y contraint. Et je ne m’y résous que pour nettoyer tous ces miasmes qui encombrent ma vie. Je ne peux retourner à l’atelier avant d’avoir tout remis en ordre.   

 

Je trouve parfois ma vie pathétique. Cette exclusion n’a aucun sens. Je dilapide mes journées en bêtises et en niaiseries. Et cet acharnement à réaliser « mes travaux » me semble aussi vain que n’importe quel emploi. J’ai beau mépriser les hommes et leurs stupides activités, je n’en suis pas moins ridicule. Aussi m’arrive-il de délaisser « mes travaux ». Le désespoir n’est alors jamais bien loin. A ces instants, je me mets souvent à regarder mes chiens affalés sur les fauteuils de l’atelier. Et je me surprends à les envier. Puis je finis par détourner la tête pour regarder le monde qui s’agite sous mes fenêtres. Mais cette vision achève, en général, de me déprimer ; l’agitation du monde souligne avec trop d’insistance l’immobilité et l’inutilité de ma vie. Mener une existence figée et inutile, voilà peut-être au fond mon plus grand malheur ! Ensuite, le plus souvent, je me mets à tourner en rond dans la pièce. Et mes pensées se mettent à tourner en rond dans ma tête. Mais comment pourrais-je échapper à ce sentiment d’inutilité et de désœuvrement ? Ma vie est sans doute la moins absurde de toutes celles que je connaisse. Au plus fort de la crise, je finis par m’allonger sur le sol, le visage posé sur la moquette poussiéreuse. Et les yeux fermés, j’écoute les battements de mon cœur. J’écoute le peu de vie qui me reste, recroquevillé dans cette solitude désespérée.  

 

Avec le temps, j’ai appris l’extraordinaire pouvoir de l’esprit sur le monde (sur la matière du monde). Je sais à présent que l’esprit peut conditionner la matière (en la forçant à se soumettre à la perception qu’il lui impose). Et de mille façons, l’esprit est en mesure de filtrer la matière, ajoutant ou retranchant ici ou là, une nuance, une couleur, un intérêt ou une insignifiance. L’esprit est un prisme extraordinaire, un jeu de miroir fascinant et insaisissable qui ne cesse de colorer notre perception. Face à l’esprit, je me sens infiniment impuissant. Face à lui, je sens (et je sais) que je ne peux rien. Ni lutter ni m’enfuir. Je suis absolument incapable de le maîtriser et moins encore de le soumettre. Je dois me résoudre à regarder le monde avec la couleur qu’il m’impose. Tantôt noir, tantôt gris (parfois rose, trop rarement), l’esprit ne cesse de teinter mon regard de couleurs étrangement sombres. Et j’ai beau essayer d’échapper à ces teintes, je me sens si faible que je dois me laisser absorber par la couleur dominante qui finit par recouvrir toute la matière du monde. Il arrive parfois que le sombre vire au clair puis revienne brusquement au noir. Comme si mon esprit s’amusait à me bâtir une vision précisede ce monde qu’il s’empresserait de repeindre d’une couleur plus gaie avant de tout réobscurcir une nouvelle fois. Ma perception s’est toujours construite ainsi, à partir de cette succession de couleurs, à la merci des caprices de mon esprit qui a toujours pris un malin plaisir à ébranler mes certitudes, ma compréhension et ma vie même. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que ma perception est un édifice bigarré aux couleurs sombres et fluctuantes qui menace à tout instant de disparaître dans la transparence (l’inexistence peut-être…) et qui va sans doute finir par me faire sombrer plus profondément encore dans l’obscurité et le néant.

 

Du monde, je n’accepte rien. Ni ses plaisirs ni ses abjections. Je me contente de le regarder sans vraiment le comprendre. Je sais pourtant que le monde change. Qu’il change vite. Qu’il change même très vite. Il me semble pourtant que rien n’a jamais véritablement changé et que jamais rien ne changera véritablement. Je crois que seuls les masques s’agitent et s’agiteront toujours. Et cette ville, comme toutes les villes, est à l’image de ce monde. Elle est bruyante et mensongère. Et moi, qui n’aspire qu’au silence et à la solitude, la proximité du monde (ma présence en cette ville) est un enfer. Aussi, souvent ai-je envie de fuir. De partir. Loin. Très loin. De quitter ce monde et cette ville. D’oublier cette farce à laquelle je suis contraint et que ma présence en ce monde me soumet, malgré mon exil des hommes. Alors souvent, je me mets à imaginer un endroit isolé, éloigné de toute proximité humaine ; un coin de nature sauvage et oublié. Mais je sais qu’un tel endroit n’existe plus en ce monde. Et existerait-il, comment pourrais-je le trouver et m’y établir avec le consentement des hommes ? C’est là chose impossible. Et de ne pouvoir trouver un tel endroit, j’en désespère. Alors, de dépit, je reste cloué sur ma chaise, derrière cette vitre sale qui me relie au monde. Et j’entends le bruit désespéré de mes doigts qui écrasent les touches de ma vieille machine à écrire. Seul, ce bruit prouve que je suis encore en vie. Sans lui, il y a bien longtemps que je serais mort (et ne le suis-je pas déjà d’ailleurs ?). Ma vie n’existe que dans ce martèlement régulier. Ma vie ne tient, je crois, qu’à ces 26 lettres qui s’impriment mécaniquement sur la feuille blanche. Et pourtant, il m’arrive souvent d’interrompre ma frappe pour regarder la rue qui me fait face. Et l’espace d’un instant, je me laisse envahir par les gens qui marchent, les voitures qui passent, les cris des enfants, les bruits des voisins, les rires des passants… par toute cette vaine agitation. Je respire cette atmosphère que j’exècre et qui pourtant nourrit ma vie et mes travaux. Cette atmosphère s’imprime dans mes doigts qui reprennent alors leur gymnastique coutumière. Mes journées passent ainsi. Du bruit du monde au bruit des touches que je heurte inlassablement, comme un écriveur obstiné et solitaire, seul et désespérément immobile derrière sa fenêtre.

 

Il y a peu madame Draille a mis au monde 5 chiots. Après quelques instants d’hésitation, je me suis résolu à les tuer. Madame Draille s’est mise à hurler de désespoir. Cette détresse m’était insupportable. Monsieur Mund et moi, l’avons traînée dehors pour tenter d’apaiser son chagrin. Mais dans les escaliers, ses hurlement ont redoublé (des hurlements à réveiller les morts et à faire pâlir les vivants). Alertés par ses cris, tous les voisins sont sortis sur le palier. Et nous avons dû descendre sous les huées et la réprobation générale. Face à cette imbécillité et à cette intolérance, je n’ai manifesté aucune résistance. Je suis resté étrangement stoïque. Pourtant, je sentais la colère gronder en moi, peut-être plus véhémente et plus haineuse que jamais. Je ne l’ai pourtant pas exercée, par honte, par pudeur ou peut-être par culpabilité (je ne saurais dire). Mais je sais que cette colère était là, à portée de main, prête à jaillir. Et en cas d’agression à l’encontre de mes chiens, je suis persuadé que tous ici savaient que je n’aurais pu répondre de rien. Du moins, je suppose qu’ils le pressentaient… En quelques jours, madame Draille s’est rétablie. Pendant sa convalescence, Monsieur Mund lui a prodigué sa gentillesse et son affection, lui cédant sa place sur le canapé, et partageant avec elle le contenu de sa gamelle. Cette compassion canine me parut exemplaire et extraordinaire à bien des égards.

 

Ma solitude n’a rien de pathétique. En rien, elle n’est subie. C’est seul que j’ai décidé de vivre ainsi. Avec mes chiens et mes travaux, mon bonheur est suffisant. Le monde n’a rien à m’offrir et je n’ai rien à lui apporter. A chacun son rôle. Le mien est ici. Sans costume ni spectateur. Monsieur Mund et madame Draille sont d’ailleurs le meilleur public qui soit. Naturel et instinctif (on ne les trompe pas, eux). Ils vous aiment ou ne vous aiment pas et vous le disent sans arrière-pensées. A bien y réfléchir, je pense que ma vie n’a rien à envier à celle des autres. J’ai même l’orgueil de la considérer comme plus intéressante à bon nombre d’entre-elles. Elle m’offre une liberté peu commune dont la plupart des hommes sont privés. Personne n’est en mesure de m’imposer ses règles. Je les érige seul. Les respecte ou les transgresse à ma guise. Cette autarcie quasi totale est le gage d’une vie et d’un bonheur autonomes. Je n’y fais entrer personne. Jamais. Ma vie, cet appartement, mes univers sont des forteresses inexpugnables. Mes chiens sont ma seule faiblesse.

 

Je suis multiple. Ou plutôt devrais-je dire, nous sommes, en moi, multiples. Tantôt fier, d’une fierté qui brille de trop d’orgueil, tantôt abattu, une mine de chien terrorisé à force de coups et de brimades. Tantôt fort et puissant (une impression chavirante d’invincibilité), tantôt chétif et peureux (effrayé de tout, effrayé de rien). Tantôt à éprouver tel sentiment, tantôt à éprouver tel autre. En somme, j’éprouve là le trivial paradoxe d’un être ordinaire. Il n’y a, je crois, rien de plus dans cette multiplicité. Et j’ai pourtant l’étrange sentiment de subir - plus que quiconque - les errances et les égarements de cette multiplicité. Plus qu’une simple modification de mes humeurs et plus qu’une transformation de la couleur qu’elles impriment à mes perceptions, c’est ma vision entière, ma vision totale qui se transforme et me transforme. Je doute alors de tout, de mes certitudes, de mes exigences et de mes essentialités. De mes doutes mêmes, je ne suis plus certain. C’est un sentiment d’ignorance totale et absolue qui me submerge…. comme si tout se disloquait et se désagrégeait à l’intérieur. Et rien, plus rien ne me semble exister. Plus rien ne me semble vrai, plus rien ne me semble faux. Tout me semble possible et tout me semble impossible. Je n’ai plus ni marques, ni repères, ni frontières. Je glisse alors dans un abîme sans fond. Pourtant, je finis toujours par me relever, vidé et sans vie, mais vivant. Oui, je finis toujours par ressortir de ce gouffre, plus apeuré et plus perdu que jamais, pour repartir, plus maladroit encore, vers le mur de la vie, reprendre l’absurde ascension de cette falaise meurtrière en attendant avec angoisse la prochaine chute, la prochaine (et peut-être ultime) glissade abyssale. Une force obscure me pousse toujours à rejoindre la vie, une force obscure et incontrôlable, mystérieusement incontrôlable que la mort même, je crois, ne saurait endiguer. 

 

De ces crises de déréliction, je ressors toujours affaibli. Et toujours chamboulé dans mes certitudes. Incapable d’entrer dans les univers qui me sont familiers. Madame Draille et monsieur Mund le sentent bien. Au sortir de chaque crise, ils se font plus proches et me contraignent à leur prêter davantage attention… comme s’ils devinaient mon sentiment d’inutilité. Il m’arrive alors de prendre la brosse pour peigner leur poil rêche ou la laisse pour sortir. Ces crises sont si régulières qu’elles ne m’étonnent plus guère. Elles arrivent souvent à l’improviste. Le matin, en général, à ma table de travail. Et face à elles, je ne peux rien. Toute révolte serait inutile et tout énervement idiot tant ils renforceraient mon sentiment de médiocrité. Je dois me soumettre à leur venue. Alors je me soumets. J’abandonne l’atelier et mes travaux dont l’insipidité m’écœure. Je regarde un instant la petite pièce dont l’étroitesse me rappelle celle de mon existence inutile. Je ravale les larmes sèches de mon désespoir qui ne couleront sûrement jamais (il y a en moi trop de haine et trop de rage pour qu’elles puissent se déverser). Je pense alors au suicide qui me délivrerait de cette vie, de cette souffrance absurde. Mais je pense aussitôt à monsieur Mund et à madame Draille qui ne me survivraient pas dans ce monde abject. Il ne me reste plus alors qu’à faire taire cette désespérance qui s’est répandue sur ma vie pour continuer à vivre en attendant que la mort, un jour, vienne me chercher. 

 

 

Tentative de retour au monde

- Lettres à I. -

On exige de l’homme qu’il renonce une fois pour toutes à lui-même et à l’idée qu’à travers lui, quelque chose de personnel et d’unique pourrait être signifié ; on lui fait sentir qu’il doit s’adapter à un type d’humanité normale (…) ; qu’il doit se transfor-mer en un rouage de la machine, en un moellon de l’édifice parmi des millions d’autres moellons exactement pareils.

H. Hesse, Lettre à un jeune poète

 

Maldestre, le 4 octobre 199…

Cher I.

Tu sais à quel point je déteste ma situation. Retrouver le monde quelques mois après l’avoir quitté. C’est absurde, conviens-en. Mais laissons cela ! (Je t’en parlerais dans mes prochaines lettres). Laisse-moi, à l’instant, t’entretenir de choses plus essentielles ! Et évoquons, je te prie, mon éloignement raté d’avec le monde (ce monde qui ne me semble plus aujourd’hui qu’un lointain souvenir). Tu me connais trop pour ignorer que cet éloignement n’a pas été un brusque retournement des choses. Il nous arrivait parfois d’en parler. Te souviens-tu, par exemple, de cette phrase que tu aimais tant à me répéter (et qu’après toutes ces années, je n’ai pas oubliée) : tes plus ordinaires pensées sont imprégnées d’une bien maladive misanthropie. C’est vrai. Je le reconnais aujourd’hui, cet éloignement pernicieux d’avec le monde avait depuis longtemps atteint les enclaves les plus reculées de mon esprit. Et en dépit de tes remarques, je n’en pris conscience que tardivement (trop tardivement peut-être…), lorsque ses empreintes avaient déjà ravagé presque entièrement ma vision du monde. Comme si au cours de ces étranges années, j’avais distraitement accumulé des pans entiers d’une vision étrangère à moi-même. D’ailleurs, il t’arrivait souvent d’évoquer ma lente métamorphose. Lente métamorphose que je refusais d’admettre et qui n’était à mes yeux que de vagues mouvements d’humeur que je mettais, t’en souviens-tu, tantôt sur le compte d’un mal-être passager tantôt sur celui d’un énervement inexplicable (tu connais ma fâcheuse propension à l’énervement). Et malgré tes incessantes mises en garde, j’étais loin de me douter qu’une modification si radicale était à l’œuvre. Je m’en aperçus véritablement un jour d’accès de colère. Ce jour-là, je ressentis pour la première fois une inclination totale et absolue à la misanthropie. La crise passée, je t’en avais fait part. Et tu m’avais parlé, je m’en souviens, de crise misanthropique profonde. Tu avais vu juste. Quelques temps plus tard, j’eus l’absolue certitude qu’une véritable modification s’était opérée et qu’il me faudrait bientôt me résoudre à une restructuration complète de ma place en ce monde. Et quelques semaines plus tard, en effet, j’éprouvais le farouche désir d’occuper cette place de misanthrope à plein temps, de me consacrer entièrement à cet emploi de spectateur du monde solitaire et enragé. C’était-là un sentiment si fort que rien, je crois, n’aurait pu m’en détourner. Et dans cet élan qui, chaque jour, m’éloignait davantage des hommes, un détachement bien heureux de la chose matérielle m’avait, à son tour, pénétré, m’exhortant de ne plus toucher à rien qui put avilir mon rôle de contemplatif sardonique et solitaire. L’art se devait d’être alors mon unique souci et ma seule nourriture. Je me souviens de tes moqueries quant à mes ambitions misanthropico-artistiques. Pourtant, inconcevables me paraissaient le moindre effort, la moindre tentative d’agir autrement avec et en ce monde. Et ne parlons pas de celle de participer à sa marche stupide ! J’avais fait le deuil de ces misérables activités humaines. Oui, mon cher I., j’avais définitivement renoncé à cette incommensurable médiocrité. Planant au-dessus de la masse laborieuse et misérable des hommes.

 

Et puis voilà, aujourd’hui, de nouveau tout bascule. Une fois de plus, tout bascule. Certitudes, repères… le sens même de mon existence est anéanti... Tu dois penser que le doute a raison de venir ainsi ronger le beau rôle que je m’étais si présomptueusement attribué. Mais je t’en conjure, ne viens pas alourdir ma peine par tes moqueries ! Ma situation est suffisamment douloureuse ! Situation douloureuse exacerbée par cette précarité matérielle dans laquelle je me suis enlisé au cours de cette période et qui - j’en suis persuadé - n’est pas étrangère à cette décision soudaine de revenir dans le monde ! Mais n’accablons pas ma situation matérielle ! Ces difficultés sont infimes au regard de mon insignifiance artistique. Ce sont « mes œuvres » qui, je crois, m’invitent avec le plus d’ardeur à raccrocher ma panoplie d’artiste. Aussi sais-tu qu’au cours de cette étrange période misanthropico-artistique, souvent il m’est arrivé d’entrevoir mon existence comme celle d’un artiste raté. Oui, au sens où on l’entend si ordinairement. Je sais bien que ce concept véhiculé par les bien-pensants de ce monde n’a aucun sens à tes yeux, et moi-même, je croyais m’en être largement défait. Mais tu vois, ce sentiment a fini par me rattraper. Aussi me suis-je souvent imaginé mon avenir comme un champ de ruines jonché d’œuvres ratées. Ah, mon cher I. ! Comme la vie est étrange ! Moi qui pensais me satisfaire de cette vie d’artiste inconnu et fauché ! Eh bien, non ! Tu vois ! Mes pâles rêves d’adolescent - avide de fric et de reconnaissance - ont fini par ressurgir et me soumettre à une révision totale de mes maigres convictions misanthropico-artistiques. Et ces nouvelles convictions occupent à présent l’essentiel de mes pensées au point où elles m’ordonnent aujourd’hui de faire marche arrière et de revenir au monde pour gagner ma vie. Et depuis quelques jours, je me surprends même à leur obéir sans résistance. Je n’ai plus même, comme autrefois, ce désir de me rebeller. Oui ! Mon cher I., aujourd’hui, je n’éprouve plus que la colère de m’être dupé, et d’avoir eu l’abjecte prétention, durant ces longs mois, de pouvoir échapper aux terrifiantes nécessités humaines et matérielles. Je n’éprouve plus aujourd’hui que la tristesse et la honte immense d’avoir failli à ma mission, et d’être en passe (en revenant au monde pour gagner ma vie) de trahir les principes essentiels de ma philosophie existentielle, qui reposaient - je te l’accorde - sur des fondements fragiles (et peut-être idiots) mais auxquels je croyais et m’accrochais avec toute la force d’un désespéré dans l’absurdité de la vie comme un naufragé s’agrippe à une bouée de vérité dans la furie désespérante de l’océan. Bien à toi.

C.

 

 

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Maldestre, le 8 octobre

Cher I.

Aujourd’hui, j’ai couru tout le jour, happé sans résistance par cette odieuse nécessité de vivre. Cette odieuse nécessité de subvenir à mes besoins vitaux. Ô qu’est terrible de se consacrer à cette vile activité qui m’ordonne l’agir. Agir, voilà à quoi je passe mes stupides journées. Rongé, fébrile et diaboliquement frénétique, voilà le personnage qu’il me faut revêtir aujourd’hui. Et j’ai l’étrange sensation d’être littéralement rongé de l’intérieur, de n’être plus que la proie facile et malheureuse d’un système auquel je ne peux me soustraire. Cette vie me ronge. C’est là ma redoutable impression. Pourtant, rien, ni personne ne m’a contraint à m’infliger ce retour au monde. Personne ne m’a forcé à retrouver ce gouffre. Quelle torturante contradiction ! C’est seul que j’ai décidé d’y revenir ! Tu dois penser, mon cher I. que ce retour au monde est une belle absurdité ! Oui ! Tu as raison ! C’est une terrible absurdité qui broie mes jours pour me laisser sans force le soir venu, vide d’envies et de désirs. C’est là une affligeante nécessité qui accapare mes jours et hante mes nuits en m’obligeant à l’acharnement jusqu’au délire ridicule de l’obsession. Agir, réussir. Agir, réussir. Aujourd’hui, ces deux misérables mots me poursuivent et me contraignent, chaque jour, à revêtir la parure grotesque et malsaine de l’acteur du monde que je me refuse à devenir. Ô mon cher I., si tu pouvais ressentir ma douleur…. Je ne suis plus aujourd’hui que l’ombre de moi-même, un misérable pantin endimanché à qui le monde fait perdre la tête. Ô pauvre de moi ! Pauvre de moi ! Et cette infâme pitié que j’éprouve en regardant ma vie. Pauvre pantin bercé par le chaos du monde. Je pense bien à toi.

C.

 

 

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Maldestre, le 9 octobre

Cher I.

Après cette journée passée trop loin de moi-même, me voilà perclus, épuisé, exténué. Ce soir, je suis au bord de la rupture. Et comme un ivrogne qui se précipite sur sa bouteille, je prends la plume pour te raconter. Pour t’écrire, dans une frénésie diabolique, ces mots que tu trouveras peut-être incohérents et dénués d’intérêt. Mais je t’écris, mon cher I., pour retrouver ma vie véritable, cette vie que j’ai roulée dans la boue, cette vie que j’ai trahie, cette vie à laquelle je n’ai pas cru et qui, elle non plus, n’a pas voulu croire en moi. Je voudrais tant te raconter l’enfer misérable dans lequel je me suis jeté…

 

Ce matin, je fus envahi par une étrange impression. Celle d’être écartelé par deux nécessités contradictoires. Comme si toutes deux m’imposaient de me partager et de courir vers elles dans le même élan. Comprends-tu mon désarroi, mon cher I. ? Comment peut-on être à la fois l’acteur et le spectateur de ce monde ? Tu sais bien que c’est là chose impossible. Alors pourquoi ces deux nécessités s’acharnent-elles ainsi à vouloir cohabiter ? Réponds-moi, je t’en prie. J’ai tant de peine à les entendre ensemble. C’est là une épreuve insurmontable. Je t’en prie, dis-moi comment concilier ces deux servitudes qui brûlent mes jours et consument mes nuits ? Je t’en prie, réponds-moi. Et dis-moi comment passer de l’une à l’autre, comment réaliser ce rêve utopique, cet irréalisable compromis. Je t’en prie, j’attends ta réponse avec impatience. Ton ami.

C.

 

 

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Maldestre, le 11 octobre

Cher I.

J’attends ta lettre désespérément. Ici, rien n’a changé. Je suis toujours en proie à cette effervescence mentale, courant tout le jour comme un ravagé, sautant, m’époumonant et m’agitant dans un tourbillon stérile et superflu. Avec cette sensation de voir mes vérités s’éloigner de ma vie et se dissoudre peu à peu. Comme si j’étais tiraillé par le doute de ma propre vie… Cette décision soudaine de m’investir dans le monde, d’y creuser ma place, mon trou, me met décidément bien mal à l’aise. Les luttes intestines dont je te parlais continuent de me ronger. Je suis toujours écartelé de l’intérieur. Entre l’oppressante nécessité de vivre, son terrifiant cortège de contraintes, de costumes et d’angoisse et cette malheureuse volonté d’exister, sa douce quiétude et sa merveilleuse liberté. Entre, je ne cesse de me balancer. Comment t’expliquer … ? Tu sais bien, toi, mon cher I., mon goût pour la flânerie, mère de la créativité. Si tu savais comme je souhaiterais y revenir… profiter de ces jours tranquilles et vagabonds pour explorer et exprimer le monde. Mais tu sais aussi que ce rôle nécessite une distance, un détachement réel, entier, qui n’accepte aucun compromis, qui rejette toute compromission avec le monde.

 

Oh ! Mon cher I. ! Si tu savais comme j’aspire encore à cette vie de création, à ce rôle d’estivant qui musarde la tête hors du monde ! A cette vie inspirante et inspirée ! Voilà tout ce à quoi j’aspire. Voilà tout ce à quoi j’ai toujours aspiré. De toute mon âme. Toi, tu connais ma joie à laisser mon esprit se remplir du monde pour le déverser sur la page blanche. Tu connais ma joie à interpréter le monde et la vie que je traverse. Te souviens-tu, mon cher I., tu me demandais souvent : mais que veux-tu faire ? A quoi aspires-tu ? Aujourd’hui, je te répondrais que je n’ai plus qu’un seul souhait : redevenir attrapeur d’idées, témoigneur de vie, musardeur du monde. Voilà les seules activités qui me semblent dignes en cette vie. Voilà les seules activités qui combleraient mon existence. Mais non, ce monde ne me permet pas d’occuper ce rôle. Je dois me contenter de l’occuper en amateur, en dilettante en définitive. Si tu pouvais ressentir ce que je ressens, mon cher I…. je me sens si misérable et si malheureux de ne pouvoir me consacrer à ce qui me semble le plus essentiel en cette vie. Comment pourrais-je dès lors trouver le courage de m’engager dans une autre activité ? Comment pourrais-je devenir actif, efficace et professionnel dans une autre activité (forcément détestable à mes yeux) ? Comment pourrais-je m’y résoudre ? C’est impossible ! Mais cette impossibilité me paraît presque secondaire au regard de ma profonde inaptitude artistique. Car c’est elle, en définitive, qui m’exhorte à quitter l’art pour rejoindre le monde. Si tu savais, mon cher I., comme je trouve mes œuvres pitoyables ! Je me sens plus minable encore que le plus minable des artistes (plus médiocre encore que le plus médiocre d’entre eux) ! Oui ! Mon cher I., j’ai conscience de mon insignifiance artistique. Conscience de ma médiocrité créatrice. Et ce regard lucide sur moi-même m’est plus insupportable encore que mon incapacité à m’investir dans les activités de ce monde ! Comment aurais-je pu alors me résoudre à m’engager dans l’art et à dévoiler au monde ma médiocrité ? Le monde, sois-en sûr, aurait fustigé ma démarche et aurait ricané de mépris en voyant mes travaux. Et il aurait eu raison, mon cher I. ! Non ! Crois-moi ! Je n’ai d’autre choix aujourd’hui que de renoncer à l’art pour emprunter le pâle chemin de la normalité, écœuré de ce monde et dégoûté de moi-même. Oui ! Je dois me résigner la mort dans l’âme, à courber l’échine et à rentrer dans le rang. Me résoudre à l’obéissance et au respect des lois absurdes de ce monde qui détruisent et soumettent ma vie – et je crois, la Vie même – sous sa botte stupide, en forçant tous ceux, comme moi, qui s’y soumettent en renonçant à eux-mêmes. Et si tu savais comme je m’en veux aujourd’hui de cette lâcheté, de ce manque de courage, de cette inaptitude à choisir ma vie, de cette incapacité à assumer mes choix et à suivre mes aspirations les plus profondes. Comme si un petit je ne sais quoi de lâche n’avait de cesse de me ramener à l’insidieuse normalité du collectif. Oui, mon cher I., je bute sur le moindre regard inquisiteur de ce monde, effrayé de révéler l’image de ma différence, paralysé d’être relégué au rang des ratés, incapable d’assumer ma préférence, ma différence, mon existence - mon existence que je place pourtant au-dessus de tout - mais qui n’est rien puisque je ne m’y consacre guère que dans l’ombre. Je t’en prie, écris-moi. Sauve-moi de ce naufrage !                      

 C.

 

 

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Maldestre, le 15 octobre

Cher I.

J’attends toujours en vain. Que fais-tu ? Je t’en prie, écris-moi vite ! Sans toi, ma vie continue d’être happée dans la course terrifiante du temps... Chaque jour, je suis trop occupé à vivre ! Trop préoccupé par cet impérieux désir de réussir ce vivre pour prendre véritablement le temps (et la peine) d’exister. Oh ! Mon cher I., je me sens si absorbé par cette ronde infernale du temps à laquelle me livre ce drôle de jeu du monde. J’éprouve la désagréable impression de me laisser sournoisement aspiré dans ce tourbillon où mon regard perd chaque jour de son innocence et de sa pureté. Sans toi, j’ai le sentiment qu’il ne me sera jamais donné de comprendre. Sans toi, je n’ai plus ni recul, ni distance nécessaire pour m’extraire de ce piège dans lequel je me suis moi-même jeté. Sans toi, je n’ai en tête que l’efficacité et mon pauvre désir de réussir cet odieux retour au monde. Sans toi, je suis comme un aveugle qui ne peut voir ni le ciel, ni le monde, ni la vie, ni le temps qui file, ni l’absurdité de cette quête destructrice dans laquelle je m’enlise aujourd’hui. Sans toi, je suis aveugle de tout. Sans toi, je n’obéis qu’aux seules œillères de l’absurde réussite sociale. Je t’en prie, mon cher I., écris-moi et aide-moi à comprendre… Et dis-moi pourquoi me sens-je ainsi contraint de rejoindre cette course folle du monde ? Oh, mon cher I., je crois que cet engagement est en train de me faire sombrer dans la folie ! Et toi seul peux m’aider à comprendre cette déraison furieuse, cette folle obsession qui m’a contraint à quitter l’univers que j’aimais tant. Tu vois, je ne cesse de ressasser ce choix qui me semble une erreur terrifiante et une incontournable nécessité. N’est-ce pas là d’ailleurs, mon cher I., la difficulté essentielle de ce retour au monde ? Ce sentiment de commettre à la fois une immense erreur et de répondre à une incontournable nécessité. Certains jours, vois-tu, j’éprouve le sentiment de monter sur un bûcher sans y avoir été invité. Je ne sais quelle puissance me pousse vers ce chemin sans avoir ni la force ni le courage de m’y opposer. Tu dois penser que je fais preuve d’une bien médiocre volonté, n’est-ce pas ? Mais que faire ? Ce retour au monde a anéanti toutes mes forces. Et je n’éprouve plus même aujourd’hui le désir de me rebeller. Je me contente à présent de suivre ce mauvais chemin, en traînant les pieds, il est vrai, un peu plus chaque jour. Mais en dépit de cette assiduité, je ne comprends toujours pas cet acharnement à revenir au monde. Parce qu’il s’agit bien d’un acharnement, n’est-ce pas ? Serait-ce alors, comme tu le disais jadis, ma fierté et mon besoin de reconnaissance qui m’incitent à poursuivre cette voie pitoyable ? Oui, peut-être avais-tu raison… Une fois de plus, tu avais vu juste. Mais tu ne m’empêcheras pas de penser, mon cher I., que ce monde qui oblige au sacrifice de soi est bien cruel. Oh oui ! Je sais ! Inutile de me le rappeler ! Je ne suis ni un martyr ni une victime ! Et le mal qui est mien est bien insignifiant au regard des malheurs du monde ! Ce n’est qu’une immense petite souffrance qui me ronge et me détruit un peu plus chaque jour. A bientôt de te lire.

C.

 

 

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Maldestre, le 19 octobre

Cher I.,

Comme chaque soir, après la fébrilité de la journée, je reprends ma place devant la fenêtre pour t’écrire et déverser l’angoisse et la tension accumulées au cours de ces heures terribles passées dans le monde. Oui, mon cher I., je m’évertue chaque soir à évacuer cette hargne agressive qui m’étouffe. Mais je ne suis plus en mesure d’écrire la stupidité de ce monde. Et comment le pourrais-je ? Il n’y a que ma stupide agitation que je puisse regarder (j’ai le sentiment que mon regard d’autrefois - si sardonique - s’est peu à peu dilué dans l’agitation que je lui impose). Et j’ai beau essayé de regarder le monde, j’ai beau essayé de l’écrire, je n’y parviens plus. J’ai le sentiment que mon regard s’est obscurci. Mes yeux, sans doute trop absorbés par l’action, n’ont plus l’acuité que je leur connaissais. Ils ne réussissent plus à voir l’horizon que je leur promettais. Ils ne savent plus voir la stupidité de ce monde. Ils ne peuvent qu’observer la mienne, cette ineffable stupidité dans laquelle je m’empêtre, cette terrifiante horreur dans laquelle je ne cesse de m’enliser. Comment mes yeux pourraient-ils voir autre chose ? Hein ? Mon cher I., dis-le moi ! Comment le pourraient-ils ? Je n’ai de cesse de les obscurcir. Et je les vois chaque jour pleurer ma stupidité qui cache celle du monde. Ah ! Comme je les comprends, mes chers yeux. Tu sais, en prenant la plume chaque soir, c’est à eux que je m’adresse. C’est à eux que j’écris, que je livre ce tourbillon de mots incohérents. Pour leur dire mon affliction, mon affection, leur dire qu’en dépit de ces jours d’absence, c’est à eux que je pense. Ah ! Mes chers yeux ! S’ils pouvaient connaître ma honte ! Braves yeux qui ont su me donner ce regard si distant du monde et que je trahis un peu plus chaque jour… Crois-moi, mon cher I., bientôt viendra le jour où je saurais leur redonner la vue ! Qu’ils prennent patience, mes chers yeux ! Et bientôt, nous nous retrouverons, plus caustiques que jamais, et ensemble nous repeindrons le monde de tout le noir qu’il mérite. Crois-moi, mon cher I., ensemble, nous le recouvrerons de tous les maux qu’il nous aura causés. Oui, mon cher I. ! Nous nous vengerons, sois-en sûr !

C.

 

  

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Maldestre, le 23 octobre

Cher I.,

Depuis quelques jours, ma déperdition semble plus lente. Est-ce une simple impression ou une réalité plus tangible ? Je l’ignore. Chaque jour pourtant, je continue de m’agiter, mais avec plus de lenteur et moins d’angoisse. Il me semble aussi accorder davantage de temps et d’importance à l’essentiel de ma vie passée. Grâce à ces lettres que je t’adresse, sûrement. Oh, bien sûr ! Je n’ai pas encore retrouvé l’équilibre et l’harmonie d’autrefois, mais j’ai le sentiment de m’en approcher un peu plus chaque jour. Je navigue encore entre les doutes et les incertitudes, mais avec une sérénité nouvelle et encore bien fragile…

 

Mais en dépit de cet équilibre, je n’en continue pas moins de m’interroger sur cet étrange retour au monde. Ce retour s’est déroulé si brusquement (si brutalement même) que j’ai le sentiment qu’il a soudainement jailli, poussé par une mystérieuse, profonde et inconsciente maturation venue à terme. Voilà mon sentiment aujourd’hui ! Sentiment encore nébuleux mais qui a le mérite de me révéler un nouveau paradoxe. Pourquoi en effet, ai-je ressenti ce brusque engouement pour un domaine que j’ai toujours exécré (dénicher en ce monde une activité rémunératrice, ou comme on le dit plus trivialement, gagner sa vie) ? Etait-ce là une répugnance superficielle ? Une fausse image de moi trop longtemps enfouie ? Je l’ignore. Voilà en tout cas une nouvelle contradiction qu’il me faudra bientôt assumer (j’en ai bien peur). Encore me faudrait-il (pour que je puisse sérieusement m’y pencher) retrouver l’équilibre perdu (dont je te parlais plus haut) qui m’aiderait sans aucun doute à concilier ce qui me semble aujourd’hui encore inconciliable. En attendant, je sais qu’il me faudra patienter. Je pense bien à toi. En espérant te lire bientôt. Affectueuses pensées.

C.

 

 

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Maldestre, le 25 octobre

Cher I.,

Oh ! Mon ami ! C’est affreux ! Aujourd’hui, ma course effrénée a repris. Et ce soir, j’en désespère. Ces quelques heures passées dans le brouhaha citadin m’ont convaincu de la folie de ce retour au monde. Courir après mon propre délire, voilà une chose bien désespérante, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que je n’avais dû me résoudre à un tel égarement de la pensée, obsédé à poursuivre le but affligeant que je m’étais astreint pour cette sortie citadine : achever les fastidieuses démarches liées à mon retour au monde. J’ai passé la journée à courir dans cette ville inconnue. J’ai marché tout le jour, d’un pas mécanique sans pouvoir, hélas, m’extasier de l’imbécillité alentour. Il m’aurait pourtant suffit de la recueillir – cette imbécillité – (et à pleines mains encore) et aussitôt rentré, j’aurais pu en recouvrir la page blanche (et sans le moindre effort, crois-le bien). Mais comment aurais-je pu la voir, cette imbécillité ? J’étais bien trop empêtré avec la mienne pour pouvoir mettre celle du monde dans ma besace. Figure-toi que je n’ai eu qu’une seule obsession aujourd’hui : me défaire au plus vite de toutes ces stupides obligations. Aller ici, me rendre là, entreprendre telle démarche, achever telle autre, mille affaires à régler. Ah ! Comme je regrette que tu n’es pu m’accompagner aujourd’hui ! Ta présence aurait été d’un grand secours. Sans doute m’aurais-tu ordonné sur le champ de mettre fin à cette mascarade. Stop ! Stop, malheureux ! m’aurais-tu sans doute ordonner. Où cours-tu ainsi d’un pas rapide et imbécile ? Pourquoi ne prends-tu pas le temps ? As-tu oublié les plaisirs de la flânerie ? Comment peux-tu marcher ainsi sans regarder alentour ? Mais non ! Tu n’étais pas à mes côtés aujourd’hui, mon cher I. ! Et comme je le regrette… Comme j’aurais aimé que tu me mettes en garde contre ma bêtise ! Mais ton absence m’a imposé de poursuivre tout le jour cette course effrénée. Comme si ton absence m’avait confisqué (plus encore) ce regard qui prend tant de plaisir à dépeindre ce monde si plein d’incongruités, de folie et de désespérance. Comme si ton absence avait obscurci (plus encore) mon regard en le teintant de cette transparence indifférente, en m’exhortant de suivre imbécilement la médiocrité de mon cerveau efficace et calculateur, en m’entraînant dans la furieuse déraison des gens trop occupés. Mais avais-je le choix ? Non ! Mon cher I. ! Je n’ai pas eu ce privilège ! Aujourd’hui, je n’ai pu regarder ni la vie ni le monde. Trop affairé à me dépêtrer avec eux, trop occupé à courir comme un imbécile parmi les imbéciles, à poursuivre mes stupides chimères, la tête baissée, les yeux et le cœur fermés, à me débattre comme un forcené dans la tiède mélasse de la normalité. Oh ! Quel pauvre garçon suis-je sans toi, mon cher I. ! Je t’en prie ! Donne-moi vite de tes nouvelles ! 

 C.

 

 

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Maldestre, le 26 octobre

Cher I.,

Hier, après avoir terminé ta lettre, je me suis couché au bord du désespoir. Et ce matin, c’est le dégoût et l’angoisse qui m’ont réveillé. Je me suis levé avec un profond sentiment d’écœurement. Se lever a été, je t’assure, cauchemardesque. Puis lentement mes ignobles activités m’ont tiré de ce coma. Je m’y suis consacré tout le jour en traînant ma carcasse et mon apathie, l’esprit totalement absorbé par ces vaines occupations. Et seule, la tension nerveuse, je crois, me fait encore tenir debout ce soir. A l’intérieur, je me sens si vide, presque mort. Et pourtant, je n’en continue pas moins d’avancer chaque jour, cahin-caha sur cet étrange sentier qui m’éloigne de moi-même sans véritablement me rapprocher du monde. J’ignore si je tiendrais longtemps encore. Ces derniers jours, mon courage et mon endurance (bien médiocres, t’en souviens-tu) ont été rudement mis à l’épreuve. Et je les sens ce soir au bord de la défaillance. Crois-moi, mon cher I., cette course folle me désespère et m’épuise! Si tu savais comme ce retour au monde me ronge… je ne suis plus aujourd’hui que l’ombre de moi-même. Je dois avoir l’air d’un fantôme sans vie qui court dans la nuit après ses rêves illusoires. Je ne suis plus qu’un ersatz de ce que j’étais et qui en oublie jusqu’à l’essentiel en poursuivant jusqu’à l’épuisement cette obsession désespérée. Crois-moi, mon cher I., cet absurde retour au monde est un chemin bien pathétique ! Ecris-moi vite, je t’en prie. Ton ami.

C.

 

                       

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Maldestre, le 29 octobre

Cher I.,

Depuis quelques jours, et malgré ton silence, je m’accoutume étrangement à l’idée de retrouver le monde. Bien sûr, j’ai conscience qu’il ne s’agit là que d’une accoutumance contrainte (et peut-être factice). Mais, vois-tu, je me surprends ces derniers temps à penser aux menus avantages de rejoindre ainsi la masse du troupeau. Ces aspects positifs me sont apparus, je te rassure, bien involontairement, inconsciemment peut-être. Il m’a été permis d’y songer, je crois, grâce au nouvel équilibre qui s’est installé dans ma vie (et que j’évoquais dans une précédente lettre). Cet équilibre demeure aujourd’hui encore fragile et bancal, mais grâce à lui, je retrouve cette pluralité à laquelle j’aspirais tant et qui peu à peu reprend sa place dans ma vie. Ainsi, depuis quelques jours, je parviens à consacrer quelques heures à l’écriture et à quelques autres activités que j’avais dû me résoudre à abandonner ces derniers temps. Quelques heures volées à mon retour au monde en quelque sorte ! Ah ! Si tu pouvais connaître ma joie de retrouver cette part de moi-même que j’imaginais à jamais perdue, réduite à néant par cette frénésie débridée que m’imposait cette impérieuse nécessité de gagner ma vie. Tu dois penser que je me console bien médiocrement. Peut-être as-tu raison…

 

Mais sache, mon cher I., qu’en dépit de ce laborieux retour à un semblant de pluralité, je n’en éprouve pas moins un fort ressentiment à l’égard de la vie. A l’égard de cette vie artificielle et obligée à laquelle le monde nous contraint. Loin de moi pourtant l’idée de lui imputer tous mes déboires et toute ma rancœur. Dans cette histoire, je crains d’être mon propre bourreau et jamais, je crois, je n’ai nié ma part de responsabilité. Mon caractère profondément angoissé et la frénésie désespérée avec laquelle je me jette sur toute chose n’y sont, je crois, pas étrangers. Toi, qui me connaîs mieux que quiconque, tu n’es pas sans savoir l’opiniâtreté laborieuse et quasi obsessionnelle avec laquelle je m’engage dans toute activité. Qu’il soit professionnel ou artistique, chaque nouveau projet, tu le sais bien, n’a de cesse de me hanter, jour et nuit. A tout instant, sa présence m’assaille et me rend fébrile sans me laisser le moindre répit. Moi qui pensais m’être dégagé de cette frénésie furieuse (me félicitant même d’avoir appris une certaine patience), je m’aperçois qu’il n’en est rien. Je suis toujours en proie à cette recherche fébrile de l’accomplissement. Comme si je souhaitais prouver au monde mon existence par ma capacité à remplir (coûte que coûte) mes engagements - en allant au bout de mes choix (quels qu’en soient les sacrifices). J’ignore encore les raisons d’un tel comportement névrotique. Je n’y vois, pour l’instant, qu’un élément supplémentaire de mon indéniable instabilité psychique. Qu’en penses-tu ? Ecris-moi vite. J’ai hâte de te lire. Ton ami.

C.

 

 

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Maldestre, le 3 novembre

Cher I.,

J’ai enfin reçu ta lettre. Je m’aperçois que ton incompréhension est grande. Peut-être me suis-je mal exprimé dans mon dernier courrier ? Laisse-moi donc revenir sur ce qui me semble capital. Il faut que tu me comprennes, mon cher I. ! Il en va, je crois, de l’avenir de notre relation. Tu es si distant ces derniers temps que, je t’en prie, fais cet effort pour me comprendre.

 

Tu n’es pas sans savoir, mon cher I. que la vie a toujours été, à mes yeux, un chemin (chemin de croix et d’ornières) sur lequel chaque jour il me fallait avancer. Et aujourd’hui, je me sens bien désemparé face à cette impérieuse nécessité que je ne comprends plus guère et qui me pèse bien plus qu’autrefois. Cette absence totale de distance à l’égard de la vie (en général) et de la mienne (en particulier), ce manque évident de recul ont fait naître en moi une totale incapacité à la frivolité. Et le ton sérieux et grave avec lequel je m’acharne sur toute chose m’est plus que jamais insupportable. Et c’est là, crois-moi, un véritable handicap à vivre, un obstacle rédhibitoire à la saveur et au plaisir d’être en ce monde. Aussi n’ai-je jamais pu parer mes actes ni mes pensées de la moindre frivolité, ni celle des désespérés ni bien sûr celle des insouciants. Ce sentiment-là m’est, je crois, définitivement inaccessible. Moi qui me suis toujours si désespérément accroché à la recherche du sens de la vie, tu sais bien qu’il m’est impossible de ne pas prendre au sérieux le moindre événement qui y surgit. Comment pourrais-je dès lors avoir le moindre goût pour la frivolité ? Insouciant, jamais je ne parviendrais à l’être. Et désespéré, bien que je le sois si souvent, jamais je ne pourrais me résoudre à revêtir cette frivolité que biens des désespérés adoptent. Car cette frivolité-là, à mes yeux, n’est qu’un pis-aller, une vaine tentative de transcender l’absurdité de l’existence. Et tu sais bien, mon cher I., que je préfèrerais mourir plutôt que renoncer à cette absurde quête de sens. Tu comprendras donc qu’il me soit impossible de me délecter par désespoir des maigres plaisirs que cette vie peut m’offrir. Et je désespère de cette impossibilité. J’espère que cette lettre t’aidera à mieux comprendre. Ton ami.

C.

 

 

_______________________ 

Maldestre, le 7 novembre

Cher I.,

Ces quelques jours de réflexion m’ont été salutaires. J’ai pris une décision que je pense sans appel : je renonce définitivement à mon retour au monde. Est-ce là un choix judicieux ? Je l’ignore. Pourquoi et comment me suis-je décidé ? Je ne saurais davantage te répondre. Peut-être me demanderas-tu alors ce qu’il reste de toute cette stupide frénésie dans laquelle je me suis jeté ? Rien, mon cher I., il n’en reste rien. Quelques pages griffonnées, une succession d’efforts anéantis et l’inébranlable certitude de m’être de nouveau fourvoyé sur un chemin qui n’était pas le mien. Et aujourd’hui, comme autrefois, j’ai le sentiment d’être un vagabond sur le bord de la route qui ne sait où aller et qui préfère, par dépit, s’asseoir sur le bas-côté pour regarder passer ses congénères (pressés) qui poursuivent leur chemin avec opiniâtreté, sûrs de leur destination et confiants dans leur trajectoire. Oui, mon cher I., je crains de n’avoir toujours été qu’un éternel ébaucheur, qu’un éternel faiseur de projets inaboutis qui préfère regarder passer le monde sans se mêler à sa course stupide. Oui ! Crois-moi, mon cher I. ! Chaque pas en cette vie n’aura été pour moi qu’un éternel recommencement. Et le monde n’aura été qu’un dédalle de sentiers labyrinthiques dans lequel je n’aurais cessé de me perdre et qui m’aura toujours ramené à l’endroit même où j’avais commencé mon voyage. N’ai-je pas d’ailleurs toujours été l’infatigable adepte (et le laborieux marcheur) de mes longs et ineptes voyages immobiles ? Tu sais, mon cher I., il m’arrive pourtant de ressentir l’infinité des possibles qu’offre le chemin de la vie. Mais lorsque mon regard embrasse ces horizons ouverts, tous se referment à mon approche. Comme s’ils m’étaient inaccessibles… La distance, tu le sais bien, m’a toujours découragé. Aussi dois-je me contenter de regarder l’horizon, les pieds englués dans la fange de ma velléité paresseuse, en me consolant avec d’hypothétiques projets qui ne verront jamais le jour. Mes rêves, tu le sais aussi, ont toujours été obscurs, et mes idées toujours échafaudées durant la nuit, à ces heures de grâce où tout me semble possible, où mes pensées prennent corps et où mes projets deviennent réels et accessibles. Mais au réveil, ces songes merveilleux ne sont malheureusement plus que ruines, incapables d’affronter la réalité et d’entrer dans l’incontournable lutte avec le réel. Aussi ces songes, restent-ils en moi, découragés, anéantis, écrasés par les efforts qu’il me faudrait déployer pour les faire naître. Pourquoi se recroquevillent-ils ainsi ? Pourquoi ? Est-ce l’incertitude qui m’habite ? Ce doute terrible qui me confine à l’indécision ? Oui. Peut-être… peut-être n’est-ce après tout qu’un manque de confiance en la vie ? Oui, voilà sûrement l’origine de cette indécision : mon manque de foi en la vie. En définitive, peut-être ne crois-je en rien ; ni en la vie, ni en moi ni en mes idées. Je n’ai d’ailleurs en cette vie aucun espoir. Et c’est-là un lourd handicap pour s’investir dans un projet, se consacrer à une « œuvre » ou mener à terme quelque activité ! Comment veux-tu dès lors, mon cher I., qu’aboutisse la moindre de mes entreprises ? Je n’ai rien à prouver, ni à moi-même ni au monde. Je ne souhaite ni briller, ni réussir. Je n’obéis le plus souvent qu’à mon bon vouloir, par plaisir ou par nécessité. Et je n’aspire surtout qu’à vivre en paix avec moi-même. Oui, je crois que ma vraie motivation est là : vivre en paix avec moi-même. Et dans mes jours fastes, c’est cette aspiration qui donne un sens à ma vie et à l’œuvre que je tente d’accomplir. Et dans mes jours sombres (autrement dit la plupart du temps), cette aspiration même disparaît. Je n’éprouve plus alors ni plaisir ni nécessité à vivre et à poursuivre mes travaux. Ne me reste plus qu’un sentiment d’absurdité à l’égard de tout. Aussi dois-je me contenter de regarder avec envie et ironie ce monde qui s’agite en frétillant bêtement autour de moi. Cher I., ne m’écris plus. Je quitte Maldestre ce soir même. Adieu. Ton ami.

C.

 

 

Histoire d’une chute

Tu te dis hanté par l’idée qu’un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à ta vie et tu souffres de n’avoir pas révélé ce sens ni rempli cette tâche.

H. Hesse. Lettre à un jeune poète

 

Ces phrases sont extraites d’un carnet qui gisait au bas d’une falaise, à quelques mètres du corps nu d’un garçon d’une trentaine d’année. L’enquête a conclu à un suicide. Je ne saurais vous en dire davantage sur l’auteur de ces lignes. 

 

Ne rien dire, ne rien faire. Etre là… simplement. Présent. Vivant. Ecouter le silence. Entendre la joie et recueillir la tristesse. Et oublier les bruits du monde comme l’on oublierait un souci de l’âme pour enfin pénétrer le cœur de la vie.

 

J’ai toujours détesté les hommes. Du plus loin qu’il me souvienne… leur vie m’a toujours semblé sans intérêt ni consistance. Tous tentent de la remplir en courant après quelques rêves dérisoires : qui d’une reconnaissance, qui d’un succès, qui d’un plaisir, en quête perpétuelle de petits riens dont la réussite semble étonnamment les contenter.

 

J’avais décidé aujourd’hui d’aller faire quelques achats en ville - quelques broutilles sans importance. Mais la marée humaine m’a surpris au cœur du monde et les vagues des chalands ont chaviré mes désirs. J’ai dû regagner la berge, comme un pêcheur bredouille, trop effrayé d’avoir à affronter la furie de l’océan.

 

Se priver de la richesse d’être pour se contenter du bonheur de posséder. Posséder le monde – hommes et choses – comme la preuve de notre implénitude.

 

Autour de vous, le monde avance comme une énorme machine à broyer les hommes, insignifiants et dérisoires maillons qui alimentent les rouages de celle qui, un jour, finira par les écraser. 

 

Je me suis toujours rangé du côté des médiocres et des ratés. Comme si la réussite me semblait trop inaccessible parce que vaine et sans attrait. 

 

Qu’est-ce que réussir ? Serait-ce contempler son image dans les yeux des autres où ne brillent trop souvent, à travers votre reflet, que l’envie, la jalousie et la haine de ce qu’ils n’ont pas encore réussi à avoir, à être ou à devenir ?

 

Partout où vous passez, vous ne laissez derrière vous que de minces traînées de poussière, d’infimes traces de rien. Quoi que vous fassiez et où que vous alliez. Sur les chemins du monde comme dans le cœur des hommes.

  

L’ennui finit toujours par entrer dans les âmes solitaires et figées, en quête perpétuelle de mouvement. L’ennui s’immisce toujours dans l’immobilité de nos jours, au plus calme de notre vie.

 

Ô Homme ! Fuyez l’ennui ! Fuyez cette plaie du cœur, cette meurtrissure de l’âme ! Jetez donc les pelures du temps ! Et avancez avec lenteur en regardant le cœur palpitant de la vie pour apprécier chaque instant comme le plus inestimable présent.

           

Comment s’extirper des geôles de l’existence ? Comment échapper au cachot du réel ? En occupant ses jours, chaque heure du jour, chaque jour de la semaine, chaque semaine du mois, chaque mois de l’année, chaque année de sa vie. Et ces mots qui résonnent comment un martèlement immuable.

 

La vie n’est qu’une longue pénitence, enfermés dans les murs du temps. 

 

Une vie sans histoire, lisse d’évènements. Ou si peu qu’ils emplissent mal vos années. La douce tiédeur du couple, le bonheur tranquille du foyer. Embarqué comme un forçat sur la galère des conventions avec à bord la routine et l’ennui, capitaine et second de ce bâtiment fantôme, nourri au pain du sacrifice dans la gamelle du devoir et du travail, enchaîné aux règles de la vie sociale. Tant d’années au cœur de l’immobile tempête à mâcher, à ruminer le bouillon de rébellion qui chaque jour vous brûle la bouche.

 

Je suis le mauvais acteur d’un mauvais film, incapable (pourtant) de refuser la maigre solde qui lui est promise.

 

Que fait l’homme seul face au monde ? Et que fait-il seul face à lui-même ?

 

Et si la vie n’était qu’une traversée, qu’une longue marche vers soi, avec ses étapes, ses découragements, ses fatigues, ses joies et ses découvertes.

 

Le ciel bas chargé de nuages m’invite au recroquevillement. Depuis 4 jours, cette pluie ininterrompue me confine à cette morose intériorité.

 

Seul dans ce petit appartement, assis à la table du salon, mon regard se promène sur le paysage familier, mille fois entrevu. Derrière la vitre, j’aperçois les toits d’ardoise grise égayés par quelques grands arbres. Au fond, l’église, lourde, massive vient compléter la grisaille du tableau.

 

Un visage endormi sur un oreiller, un livre posé sur une étagère, une tasse à café sur un coin de table. Touches du quotidien à élever en art pour y faire ressurgir le noble de la vie.

 

Des petits riens… une soirée à deviser autour d’un verre, à épancher son désir, à éponger sa souffrance dans la présence de l’autre, pleine, entière, disponible. Jamais vous n’auriez imaginé découvrir ce refuge d’Amour

 

Un jour, l’horreur vous éclate à la gueule, comme une bombe sournoise qui ne meurtrit qu’à l’intérieur. Au dedans, la blessure a tout détruit. Les certitudes, la paix et l’espoir. Rien. Il ne reste plus rien, excepté l’horreur, l’indifférence et l’hypocrisie. Oui ! L’horreur, l’indifférence et l’hypocrisie, comme partout où déferlent la cruauté et l’ignominie des hommes, comme partout où triomphe l’égoïsme – et ils triomphent partout – sur l’entière surface du monde comme dans le cœur de chacun.

 

Vous pensiez connaître l’horreur pour l’avoir déjà aperçu, de près ou de loin, dans la rue ou dans le poste de télévision. Mais aujourd’hui, l’horreur vous a directement touché, au plus proche, au plus profond. Et à présent, votre cœur saigne d’un sang épais et noir, désespéré d’être si profondément blessé.

 

Seul dans ce monde solitaire à s’agiter dans la vaine agitation des hommes.

 

De nouveau, ce sentiment de flottement, cette impression de glisser hors de la vie, cette sensation d’égarement de vous-même.

 

Le mal de vivre comme plaie incurable. La mort même, je crois, ne saurait me délivrer de cette blessure.

  

Ecrire comme exercice nécessaire à la poursuite des jours. Ecrire comme acte de survie. Ecrire la vie comme une traînée de poussière sur notre passé.

 

Ecrire comme nécessité absolue, comme nécessité fondamentale. Ecrire pour alléger le fardeau de vivre. Ecrire chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte trivial et quotidien. Ecrire chaque jour vécu comme une œuvre unique.

 

La souffrance est mère de l’écriture et l’écriture l’amer de la souffrance.

 

Chaque jour, la vie épuise mon espoir. Et ne me restera bientôt plus que le jus amer de la désespérance.

 

2 heures du matin. Un bain d’eau chaude et parfumée. L’endroit le plus exquis que je connaisse, loin de la tourmente du monde et des tempêtes de l’existence. Havre de paix pour un cœur agité, au bord du chavirement.

 

L’espoir de rejoindre la vie retirée. Délaisser le fardeau du quotidien. Retrouver la joie de l’écriture et les flâneries dans la campagne alentour. Mon existence entière n’aspire qu’à la quiétude de ces heures tranquilles.

 

2 jours d’hôpital ; étrange parenthèse de vie. Au cœur des hommes et de leurs vérités insondables. Au cœur des hommes sans masque, blessés dans leur chair ou à l’âme défigurée. Au cœur des hommes nus confrontés à l’essentiel.

 

Parfois, je me surprends à écrire des mots blessés et fragiles. Je les écris d’une écriture amorphe et léthargique, presque sans vie comme s’ils coulaient malgré moi.

 

Aujourd’hui, rien de grave. Une journée ordinaire, seul dans le bruit du monde. Le brouhaha de la rue me donne le sentiment d’être un détenu enfermé dans sa cellule, livré aux bruits des autres dont la présence l’empêche de se pencher sur sa propre souffrance. 

 

La désespérance d’attendre. Une vie entière à attendre... Et ce temps qui passe me désespère... Mais qu’attendons-nous en cette vie, sinon la joie, sinon l’impossible bonheur de vivre ? Cette vie est décidément sans espoir. Elle nous exhorte d’espérer. Et nous, pauvres hommes, avons l’inconscience de la croire et la folie de soumettre nos vies à cette vaine espérance…

 

Lorsque l’indifférence tient lieu de langage, il ne faut guère espérer une éclaircie de l’amour. A défaut de vous réconforter, cette indifférence est en mesure de vous aider en vous livrant à vous-même.

 

Je me déteste. Mais pour rien au monde, croyez-le, j’aimerais être un autre.

 

Je suis sans doute aussi médiocre que la plupart de ceux qui m’entourent. Peut-être en ai-je simplement plus intimement conscience ?

 

Hommes ! Déshabillez-vous ! Ôtez vos vêtements ! Jetez vos parures ! Et faîtes l’inventaire ! Que vous reste-t-il à présent ? Rien… excepté votre nudité et le sentiment de votre insignifiance. Cet exercice vous aura au moins appris la lucidité…

 

Lucide ? Oui, peut-être… mais seul et misérable. Jusqu’à la fin…

 

 

Rapports, notes et autres anecdotes

Quand Dieu te jugera, il ne te demandera pas : « As-tu été un Hodler, un Picasso, un Pestalozzi, un Gotthelf ?» Il te demandera en revanche : « As-tu été et es-tu réellement celui en vue duquel tu as hérité certaines dispositions ? » Questionné de la sorte, aucun homme n’évoquera sans honte et sans effroi son existence et ses errements ; tout au plus pourra-t-il répondre : « Non, je n’ai pas été cet homme, mais je me suis du moins efforcé de le devenir dans la mesure de mes forces. » Et s’il peut le dire sincèrement, il sera alors justifié et sortira vainqueur de l’épreuve.

 H. Hesse, Lettre à un jeune artiste

 

Mon unique activité ici-bas consiste à me promener dans le vaste monde et à observer ceux que le hasard me fait rencontrer. Sur eux, je prends des notes et rédige des rapports. Voilà mon travail… enfin… voilà plutôt (à dire vrai) le travail auquel m’astreint mon commanditaire (qui tient – précisons-le – à l’anonymat). Oui ! Il m’astreint quotidiennement à cette étrange tâche. Et tant qu’il ne m’aura pas ordonné d’y mettre fin, j’y serais contraint. Mais n’allez surtout pas imaginer que j’aille me plaindre de cette activité (et si d’aventure, cela m’arrivait, que Dieu m’en préserve !).

 

Je crois - à la vérité - que ce travail obéit à  une certaine logique… logique de pénitence où il me faut bien aujourd’hui tenter de comprendre, d’aimer et d’aider les hommes (ces pauvres hommes que j’ai toujours détestés). Oui ! Comme s’il me fallait, après ces longues années de misanthropie, vivre une période de purgatoire indéfinie. Et qu’importe ! Que j’y sois astreint pour l’Eternité, sachez que je m’y emploierais de toute mon âme… Et à vrai dire, ce travail ne m’est pas désagréable ! Je suis libre de l’exercer comme bon me semble sur l’entière surface du monde. Et croyez-le, le travail ne manque pas… les hommes ont l’air si malheureux sur cette terre…

 

 

- Rapport n° 10 951 -

Objet : ma rencontre avec M.

M. est un jeune homme un peu déboussolé (sans doute un peu perdu d’être en vie). Je l’ai rencontré par hasard dans un square. Il était assis sur un banc, perdu dans ses pensées. Je me suis assis à ses côtés. Et après quelques instants (de grand silence), il m’a raconté les derniers évènements de sa vie (en posant parfois sur moi ses grands yeux hagards).

 

M. m’apprit ainsi qu’il se consacrait depuis quelques semaines à ce qui lui a toujours semblé essentiel : ses travaux artistico-expressifs. Ainsi passe-t-il aujourd’hui la plupart de ses journées à sa table de travail, dessinant, coloriant, collant, imaginant, créant, écrivant. Bref, depuis quelques temps, M. vit à sa guise, loin de l’angoisse qui, il y a peu encore, l’étreignait. Ces dernières semaines, M. est pour ainsi dire presque toujours enjoué et d’humeur joyeuse. Et malgré les incessantes pensées pour ses travaux, M. est d’un calme extraordinaire. Et c’est là (m’a-t-il dit) une véritable métamorphose. Aujourd’hui, M. se sent tout bonnement heureux. Il se sent, je le cite : « …comme un touriste dilettante qui passe ses journées à écrire sur une immense carte postale les joies et les bienfaits de sa villégiature en notant à grands renforts de détails quelques anecdotes sur les paysages traversés au cours de son voyage ».

 

Et cette perception nouvelle (et somme toute estivale) de l’existence lui offre un éclairage absolument lumineux sur sa vie. Ces derniers temps, tout lui semble d’ailleurs merveilleux et digne d’intérêt (oui ! L’existence même lui semble extraordinaire). Bien sûr, ses travaux artistico-expressifs nécessitent beaucoup de travail. Mais M. ne s’en plaint pas. Bien au contraire. M. a toujours aimé l’art. C’est donc avec un grand plaisir que M. offre aujourd’hui à sa vie cette nouvelle perspective. Je crois même que c’est là un présent qu’il s’accorde avec bonheur, comme la tardive récompense à toutes ces tergiversations passées (car sachez que M. a longtemps hésité, et hésite encore, je crois, à s’engager véritablement sur cette voie… mais n’ayez crainte ! Nous aurons l’occasion d’y revenir…)

 

Je serais pourtant malhonnête de ne pas mentionner ici deux ombres qui viennent ternir ce bonheur immaculé (si je puis me permettre cette expression…). En premier lieu, il semblerait que M. se sente coupable de s’engager sur cette voie artistique. En second lieu, M. éprouverait aussi quelques craintes quant à son avenir. Et si vous le permettez, je prendrais la peine de développer ces deux points afin que vous compreniez sa situation et soyez à même (le cas échéant) de l’aider. 

 

Aujourd’hui, M. se sent en effet coupable de ne pas emprunter une voie plus conventionnelle (d’aucuns diraient plus classique). L’absence de statut social, de travail (au sens où on l’entend si ordinairement) et l’absence de revenu liés à cette activité artistico-expressive ne sont pas sans lui poser quelques difficultés, même si, au fond, M. éprouve, je crois, une réelle satisfaction à vivre cette vie d’artiste un peu marginale. J’en profite ici pour vous rappeler que la normalité a toujours laissé à M. un arrière-goût de tristesse et d’amertume. Et au fond, je suis persuadé qu’il se satisfait aujourd’hui d’emprunter cette voie, si éloignée de la plupart de ses contemporains. Mais (car bien sûr, il y a un mais…), M. songe aussi à son entourage, et en particulier à ses parents, qui ne comprendraient pas sa démarche, (si d’aventure, ils l’apprenaient), démarche si éloignée de la vie dont ils avaient rêvé pour leur fils. Ainsi par exemple, pourraient-ils lui reprocher de balayer un peu rapidement ses longues années d’études (qui lui auraient sans doute permis de décrocher un poste honorable dans une quelconque activité salariée) ou lui reprocher aussi, par exemple, de s’engager sur une voie bien peu orthodoxe au risque de sombrer dans une vie précaire et misérable. Et toutes ces pensées nourrissent chez M. une réelle culpabilité. Culpabilité qui vient alimenter l’appréhension de M. quant à son avenir. Avenir qu’il ne peut imaginer que difficile, voire impossible, car M. a conscience que la voie artistique est (je le cite) un chemin abominablement escarpé – chemin dont il ignore pourtant à peu près tout mais qui reste à ses yeux inaccessible. Aussi, en dépit de sa joie immense, M. continue aujourd’hui d’être en proie à une certaine hésitation. Oui ! M., aujourd’hui, hésite encore. Aussi, à ce stade de notre rencontre, il me semble nécessaire (et intéressant) de poser ici deux questions :

 

  1. M. sera-t-il suffisamment résolu à poursuivre ce chemin malgré ses craintes ?

  2. Saura-t-il, s’il s’engage sur cette voie, éviter les pièges et les chausse-trappes qui l’attendent ?

 

A dire vrai, je crains qu’il ne soit encore trop tôt pour répondre à ces deux questions. Je me permettrai simplement d’ajouter à ces notes un petit commentaire personnel.

 

Malgré les craintes qui l’assaillent aujourd’hui, M., ne semble guère songer à son avenir, ni même aux éventuels griefs de sa famille. Je crois qu’il se laisse tout simplement aller aux charmes de la vie d’artiste et qu’il n’aspire aujourd’hui qu’à se laisser emporter par le tourbillon fébrile de la création. Et je ne vois, pour ma part, aucune raison valable à cette hésitation et à cette angoisse maladive. Car que craint M. en définitive ? De ne pas vivre de son art ? De ne pas avoir reçu l’approbation parentale ? De ne pas être reconnu dans cette activité ? Et alors ? Et alors ? Que Diable ! (hum…) Et quand bien même ? N’a-t-il pas fait le seul choix qu’il lui fallait faire, celui dicté par son cœur ? Je me permettrais donc de conclure ce rapport par ces mots : « Je ne vois aujourd’hui aucune raison aux inquiétudes de M. quant à son avenir artistique. »

 

 

- Rapport n° 10 952 -

Objet : ma rencontre avec S.

Depuis mon arrivée en ce monde, j’ai pris l’habitude d’aller me promener chaque jour en fin de soirée, en dehors de la ville, sur la petite route qui mène à L., (histoire de me changer les idées après mes longues journées de travail). Aujourd’hui, j’y ai croisé S. qui promenait ses chiens. Et malgré l’heure tardive, je l’ai abordée (réflexe professionnel oblige peut-être) et nous avons poursuivi ensemble notre promenade, devisant très vite comme les meilleurs amis du monde.

 

S. est une jeune femme solitaire (sans doute un peu sauvage et un peu farouche), une jeune femme d’une grande timidité et d’une grande impudeur, une jeune femme étrange à dire vrai. Aussi n’a-t-elle pas hésité à aborder un sujet qu’il est, je crois, bien rare d’évoquer avec un inconnu. Elle me confia ainsi quelques réflexions personnelles sur un thème étrange ; l’existence probable d’autres réalités. Vous pensez si c’est un sujet qui m’intéresse ! Le hasard (mais en est-ce vraiment un ?) nous réserve parfois de bienheureuses surprises.

 

Ainsi, S. me parla ce soir de ses univers intérieurs (univers intérieurs qui semblent occuper aujourd’hui une très large place dans sa vie). Et très vite, elle a évoqué les trois axes essentiels de ses univers ; la créativité, la métaphysique et la spiritualité. (S. m’a confié que ces univers étaient depuis peu foncièrement nécessaires à son équilibre psychique. Aussi s’astreignait-elle chaque jour à en pousser les portes). En l’écoutant, j’eus le sentiment qu’elle y apprenait moult choses surprenantes. Et alors que nous devisions tranquillement, S. a soudain axé notre conversation d’une bien étrange façon. Elle s’est mise à parler d’un thème dont elle s’étonna elle-même et qu’elle aurait, il y a peu encore (me dit-elle) reçu avec condescendance (sinon avec mépris). Ainsi s’est-elle mise à me parler du pur esprit, pur esprit dont elle me donna la définition, et qui n’était autre, à ses yeux, que l’acceptation (mot à prendre dans son acception la plus large - si j’ose dire) ; l’acceptation de la vie, l’acceptation du monde et celle de son destin. N’est-il pas étonnant, me dit-elle, d’éprouver cette tranquille sérénité lorsqu’au lieu de refuser, de combattre ou d’abdiquer, nous acceptons les choses comme elles nous viennent. Et soucieuse de développer son idée, elle s’est empressée d’évoquer la place de l’homme en ce monde qui se rangeait, à ses yeux - avec trop d’empressement et de présomption - au sommet de la hiérarchie de la Création. Et elle m’étonna carrément lorsqu’elle me dit que l’homme était certainement, au regard de cette définition, la moins évoluée de toutes les créatures. Tu comprends, me dit-elle, selon moi, l’homme se situe au bas de cette pyramide. Après lui, vient l’animal, puis le végétal et enfin le minéral, degré suprême du pur esprit. Ainsi, si nous affirmons que le degré le plus élevé du pur esprit est l’acceptation, il est alors nécessaire, me dit-elle, d’inverser la hiérarchie habituellement établie. Et sans me laisser le temps d’émettre la moindre objection, elle m’a embarqué dans une argumentation qui me laissa sans voix.

 

Le minéral est. Et être le contente entièrement. Le minéral accepte toute situation. Il accepte d’être brisé, d’être façonné ou d’être laissé en état. Le minéral est, et n’éprouve nul besoin, ni matériel, ni physiologique, ni psychologique, ni intellectuel ou affectif (je constatais qu’il n’y avait en effet aucun besoin chez les minéraux). Le minéral est, me dit-elle,et n’éprouve aucune nécessité de revendiquer sa différence (je me permis d’ajouter, en mon for intérieur, que chaque caillou était en effet par essence matériellement différent). Et elle s’empressa d’ajouter que le minéral ne manifestait aucune sorte d’agressivité, qu’il n’avait nul besoin de conquête (et force était de reconnaître la véracité des propos de S. ; il n’y avait en effet ni guerre, ni instinct de survie chez les cailloux). D’ailleurs, le minéral, me dit-elle, n’éprouve aucun besoin d’exprimer (Oui ! Une fois de plus, S. avait raison, il ne semblait pas y avoir davantage de langage chez les cailloux !). Le minéral est et accepte d’être dans son acception la plus large.

 

Mais non contente de m’avoir persuadé, S. a continué ses explications, évoquant le végétal, qui était, lui aussi, sans conteste mais qui devait néanmoins satisfaire quelques besoins élémentaires d’ordre biologique. Ainsi le végétal avait-il besoin - pour vivre et se développer -  d’eau, de lumière et de divers autres nutriments et qu’il devait lutter pour sa survie au détriment d’autres espèces. Je comprenais alors que plus on s’éloignait du règne minéral, plus les besoins devenaient multiples et importants. Mais je me suis bien gardé de l’interrompre lorsque, sur sa lancée, S. a abordé les animaux, qui, outre leurs besoins physiologiques, passaient leurs temps à éprouver, à exprimer et à combattre. A cet instant (et comme pour anticiper la suite de son raisonnement), je lui fis remarquer qu’en dépit de son instinct de préservation, l’animal savait néanmoins accepter son sort avec une bien plus grande facilité que la plupart des hommes). Oh ! Qu’avais-je dit là ! S. s’est aussitôt engouffrée dans la brèche en évoquant ce qui était, à ses yeux, l’espèce la plus grossière de la Création. Oui, me dit-elle, parlons de l’homme, cette pitoyable créature qui éprouve mille besoins organiques et psychiques ! Et elle se mit à fustiger le progrès qui, au cours de l’histoire de l’humanité, n’avait eu d’autres desseins que de répondre à l’infinité de ces besoins. L’homme avait toujours éprouvé mille besoins, celui de revendiquer, de prouver, de montrer, d’affirmer… Et elle multiplia les exemples, évoquant les guerres et les massacres qui n’avaient jamais cours au sein des autres espèces. Besoin de comprendre. Et elle évoqua les religions, la métaphysique, la spiritualité, preuves irréfutables, à ses yeux, de cet indéniable besoin de comprendre. L’homme n’avait-il pas d’ailleurs à cette fin crée un langage complexe, signe irréfutable de cette nécessité d’exprimer son ignorance et sa souffrance, son besoin de partager et de s’assurer que les autres hommes souffraient eux aussi ?

 

Voilà le genre de propos que me tint S. ce soir. Mais je n’en appris pas davantage sur son étrange théorie du pur esprit. Notre discussion s’est achevée comme elle avait commencé, de façon plutôt impromptue. Et lorsque la nuit est tombée, S. s’est tout bonnement arrêtée de parler. Elle a sifflé ses chiens et a repris le chemin du retour. Voilà. Elle m’a quitté sur ces dernières paroles, qui me laissèrent, je dois l’avouer, bien perplexe. Mais peut-être (après tout) avait-elle ouvert là un pan de vérité, complètement délirant de prime abord, mais peut-être possible, peut-être imaginable. Dieu seul (si j’ose dire) doit le savoir…  

 

 

- Rapport n° 10 953 -

Objet : ma rencontre avec J.

Au cours de mes pérégrinations en ce monde, je déambule souvent parmi la foule. C’est là l’occasion de rencontrer toutes sortes de personnages. Et en dépit de ma sainte horreur du monde (que Dieu me pardonne !), je m’astreins presque quotidiennement à fréquenter les lieux les plus animés que l’on me donne à visiter. Mais comme tout bain de foule demeure une épreuve redoutable (on ne se débarrasse pas ainsi de tant d’années de misanthropie, n’est-ce pas ?), il m’arrive très fréquemment (je dois le confesser ici) de me poster un peu à l’écart pour contempler cette tourbillonnante agitation sans y être véritablement mêlé. J’observe alors cette belle humanité qui autour de moi s’agite, cherchant celui ou celle sur lequel (ou laquelle) il me faudra jeter mon dévolu (professionnel bien entendu).

 

Ainsi, me suis-je arrêté aujourd’hui aux abords d’une petite rue marchande du centre-ville de V.. Autour de moi, la foule, vêtue de façon ostensiblement identique (costume et tailleur bon teint), courait, sac ou mallette à la main, avec cette sorte de regard éteint qui voit sans véritablement regarder. V. est une petite ville tranquillement bourgeoise où transitent de temps à autre quelques mendiants et vagabonds. Cet après-midi, j’ai fait la connaissance de l’un d’eux. Un garçon d’une quarantaine d’années au visage souriant et légèrement marqué par les vicissitudes de cette rude existence de la rue. Installé à la sortie de l’unique supérette de la ville, il ouvrait avec une apparente désinvolture les portes du magasin aux clients indifférents. Avant d’aller à sa rencontre, je l’ai observé avec attention durant deux bonnes heures, notant sur mon carnet mes premières impressions. Avant de relater l’essentiel de notre entretien (car, bien sûr, je l’ai invité à me confier quelques aspects essentiels de sa vie), il me semble nécessaire de vous livrer ici une partie de mes notes (utiles à mon sens à une meilleure compréhension de la personnalité de J.)

 

Extraits de mes notes du 13 décembre au sujet de J.

(…). Malgré sa pauvreté apparente, J. est habillé avec élégance. Posté à l’entrée de la supérette, il ouvre et ferme les portes aux clients du magasin. Il s’adonne à cette activité sans zèle et avec un certain talent (et je dirais même avec tant de talent que cette activité devient passionnante). Je trouve l’attitude de J. particulièrement admirable. Bien des gens n’auraient en effet ni le goût ni la patience d’occuper cet emploi… lui ouvre et ferme simplement les portes avec aisance et naturel. J. pourrait d’ailleurs - me semble-t-il - occuper n’importe quel emploi. Il s’y emploierait (si j’ose dire) avec talent. (…). 

 

(…). J. semble prendre la vie avec une grande légèreté. Il possède - me semble-t-il - cette qualité rare de savoir accueillir tout évènement avec joie et distance. Ainsi, par exemple, malgré l’indifférence des clients, J. les regarde avec amusement. Sans véritable insolence, mais avec cette drôle de lueur ironique qui ne m’a pas échappée. L’indifférence des clients ne semble absolument pas l’émouvoir. Pas plus qu’il n’a l’air de s’inquiéter des rares passants qui lui jettent la pièce. A dire vrai, J. possède une certaine grâce et son attitude est fascinante à plus d’un titre. En définitive, il a l’air plus heureux que la plupart des clients de cette supérette qui arborent une mine triste et renfrognée (et presque éteinte) et dont l’élégance, en dépit de la qualité apparente de leur tenue vestimentaire, ne saurait être comparée à l’élégance naturelle de J…

 

En passant devant lui, J. m’a souri (d’un étrange sourire). Mais il me semble que ce sourire ne  m’était pas destiné. J. semblait plutôt se sourire à lui-même… Après quelques rapides achats (une rame de papier et d’autres menues vétilles nécessaires à la poursuite de mon travail), je l’ai invité à prendre un verre. Il a hésité puis a finalement accepté. Nous sommes allés dans le café qui fait l’angle de la rue, à deux pas de la supérette. On s’est assis en terrasse. Il a commandé une bière et a commencé à me raconter quelques bribes de son histoire.  

 

J. a ainsi commencé par m’avouer que l’existence des hommes avait toujours exercé sur lui une extraordinaire fascination. Ainsi, croyait-il, jusqu’à une date encore récente, que la richesse et l’exaltation emplissaient la vie de chacun. Puis avec le temps, me dit-il, il avait fini par se rendre compte que bien des vies ne recelaient en fait qu’une affligeante et insipide pauvreté. Et il s’est empressé d’ajouter (comme pour s’excuser de tant d’acrimonie) que sa propre vie ne lui semblait ni plus riche ni plus exaltante que celle de ses congénères, mais que son insignifiance lui semblait si évidente qu’il ne pouvait, comme bon nombre d’entre eux, s’en glorifier. J. se laissa aller ensuite à me conter sa jeunesse, ces années solitaires parsemées d’incessants questionnements sur le monde et sur la vie. Il évoqua son inadaptabilité sociale (très tôt ressentie) et très vite perçue par son entourage qui ne put dès lors s’empêcher de le mettre en garde contre les dangers de cette dérive anticonformiste et cette tendance à la marginalité. Mais en dépit de ces incessantes mises en garde, ces questionnements firent bientôt naître chez J. un sentiment de révolte contre les normes et les lois en vigueur. Et loin de se tarir, son sens critique et ses interrogations redoublèrent. A ce propos, il me semble nécessaire ici de préciser que l’attitude de J. à cette époque, n’était nullement provoquée par une quelconque volonté de provocation, mais obéissait à une profonde nécessité de comprendre ce monde (ce monde qu’il ne comprenait pas) et dans lequel il lui faudrait trouver une place. Place, me dit-il, bien difficile à dénicher. Aussi, très tôt, J. se mit en quête (le pas hésitant et le cœur plein d’espoir) de cette place en ce monde. Et après quelques dérisoires aventures et d’autres menues expériences, il s’aperçut qu’aucune place ne lui convenait. Toutes celles qu’il avait occupées lui avaient laissé un étrange sentiment de duperie et de fausseté qu’il le persuada très vite de son incapacité à intégrer une position en ce monde sans renoncer à une certaine honnêteté envers lui-même. Et malgré son inquiétude croissante (à l’idée de ne pas trouver cette place), J. continua, au fil des années, à observer les hommes, étonné de les voir se prêter au grand jeu de la théâtralité, et toujours surpris, en dépit des années, d’assister au même spectacle navrant. J. ne put jamais, quant à lui, se résoudre à entrer dans cette farce, dans ce grand jeu de dupe auquel se livraient si  volontiers ses congénères qui (je le cite) «  s’évertuaient toute leur vie à défendre - à coups de répliques, de mimiques et autres effets de scène - leur place et leur rang dans cette vaste mascarade.»). Ah ! me dit-il en levant son verre, quel besoin avais-je aussi de fourrer mon nez dans la vaste comédie du monde !

 

Et après une longue gorgée, J. a repris le fil de son récit. A ses yeux, l’existence humaine consistait essentiellement (en ce monde) à dénicher un rôle dans cette drôle de comédie. Un rôle noble et valorisant, ou à défaut, un rôle… n’importe lequel… aussi peu gratifiant soit-il. J’ai acquiescé (d’un vigoureux hochement de tête), heureux de m’apercevoir que tous les hommes n’étaient pas dupes de l’immense supercherie à laquelle se livrait le monde. L’enjeu, a continué J., est considérable. Car sans rôle dans la société des hommes, pas de place, et sans place, pas d’existence réelle et reconnue au sein du monde. Aussi, pour échapper à ce sentiment d’inexistence, tous les hommes se voyaient contraints (dès leur plus jeune âge) de convoiter - avec la plus grande âpreté - toute place susceptible de satisfaire leurs attentes. Et pour éviter cette relégation hors du monde, les hommes étaient prêts à tout ; sacrifices, efforts, angoisses, coups bas, mesquinerie, méchanceté, mal être, souffrances qui devenaient très vite les composantes naturelles de leur vie (et que chacun finissait même - tant bien que mal - par accepter). Car aux yeux des hommes, a continué J., ces difficultés et ces épreuves sont préférables au terrifiant sentiment d’inexistence lié à l’absence de rôle en ce monde. Mieux vaut être peu que rien, telle pourrait être, me précisa J., un rien ironique, la devise de l’humanité qui s’échine sans jamais rechigner à progresser dans la hiérarchie du monde. J’ai acquiescé une nouvelle fois, en précisant que le jeu était en effet séduisant pour qui savait user de mesquinerie, d’égoïsme et de méchanceté. Caractéristiques très largement répandues parmi le genre humain, a aussitôt ajouté J. d’un air entendu. Aussi, aujourd’hui, me dit J., je suis satisfait d’avoir choisi cette vie en marge du monde. Elle m’épargne un grand nombre de duperies et de comportements ineptes et malhonnêtes. Car, j’ai la conviction, a-t-il ajouté, que cette lutte acharnée dans le tourbillon dévastateur du monde pourrait bien apparaître futile, voire absurde à tous ceux qui, à l’approche de leur mort, regarderont leur vie avec lucidité. Et lorsque naîtra leur tardive prise de conscience, leur existence se sera déjà bien âprement déroulée. Et je suis persuadé, me dit-il, qu’au crépuscule de leur vie, tous ceux qui auraient pu s’offusquer de mon inaptitude intégrative, pourraient bien reconnaître la sagesse de ceux qui, comme moi, ont toujours refusé d’y participer. Et sur ces sages paroles, J. a conclu notre entretien. Il a terminé son verre, m’a remercié puis a quitté le café pour retrouver sa place devant la supérette. Je suis resté un instant interdit (et je dois dire aussi) très agréablement surpris par l’étonnante lucidité de J., puis, j’ai rangé mon carnet et j’ai quitté les lieux, persuadé que le hasard nous donnerait l’occasion de nous revoir.     

 

 

- Rapport n° 10 954 -

Objet : au sujet de M.

Nous nous sommes revus hier. Dans le même parc. Il était assis sur le même banc, toujours absorbé dans ses pensées. Mais son visage était bien plus triste que lors de notre première rencontre. M. semblait totalement désemparé (je dirais même qu’il semblait au bord du désespoir). 

 

Vous voyez, me dit-il, j’ai fini par y sombrer. Je l’ai regardé sans comprendre. Y sombrer ? ai-je répété. Oui, me dit-il, j’ai fini par toucher cette disgrâce qui m’effrayait tant. Et il s’est brusquement mis à blâmer ses travaux. Et sans prendre la peine de m’expliquer cette surprenante volte-face, il s’est mis à fustiger sa créativité, à qualifier ses œuvres d’offenses à l’art en se reléguant au dernier rang des artistes ratés, le plus raté d’entre les ratés, qui n’avaient, me dit-il, pas plus à exprimer que la masse stupide et laborieuse des non artistes. Je suis resté, un instant, interdit, sans voix. Puis comprenant qu’il me fallait l’aider à sortir au plus vite de cette supposée (et sans doute illégitime) disgrâce, je lui ai demandé ce qu’était, à ses yeux, un artiste (il me semblait en effet qu’en répondant à cette question, M. aurait pu comprendre les raisons pour lesquelles il accordait tant d’importance au rôle de l’artiste en ce monde). Mais au lieu de répondre, M. a baissé les yeux. Et après un court silence, il m’a dit qu’il n’avait jamais rencontré d’artiste, qu’il se contentait (depuis son engagement dans cette voie) de vivre sa création en reclus, obligé d’adopter tour à tour l’ensemble des rôles nécessaires à la reconnaissance de son œuvre. Ainsi, M. me confia qu’il devait endosser à la fois le rôle de créateur, mais aussi celui de critique, de distributeur et de public et que son «  œuvre » (je le cite) n’avait jamais réussi à franchir les frontières de (son) propre esprit. Je compris alors que M. avait, de toute évidence, toujours éprouvé d’immenses réserves (nourries sans doute par une honte indicible) à étaler aux yeux du monde son « œuvre » qu’il jugeait trop médiocre pour être ainsi exposée. Ma seule gloire, a-t-il précisé, est d’épargner au monde ma médiocrité. Mais je ne pus le laisser en dire davantage. Cette autodépréciation me semblait malsaine et pour tout dire, dangereuse. Aussi lui ai-je conseillé (un peu abruptement peut-être) d’élargir ses frontières, de rencontrer d’autres artistes avec lesquels il pourrait sûrement échanger des idées et des points de vue, et peut-être aussi partager les difficultés et les affres de la création. Mes conseils, je crois, l’ont surpris. Il m’a regardé (et j’ai senti dans ses yeux un vague intérêt à ma suggestion), puis il a de nouveau baissé la tête, mi bougon mi goguenard, comme pour se rassurer quant à sa façon de vivre son art, terré chez lui, comme un rat dans son trou, en apprenant en autodidacte solitaire et complexé dans le seul dessein de répandre sur un bout de feuille ou une toile blanche sa haine rageuse de n’être qu’un artiste raté (qui n’est d’ailleurs, à mes yeux, qu’un artiste encore inabouti (mais existe-t-il des artistes « aboutis », ça, franchement je ne saurais dire…)). Mais qu’importe ! Devant cette dépréciation (quasi maladive) et ce refus (quasi pathologique) d’exploration du monde (et en particulier du monde des arts), je n’ai pu m’empêcher de blâmer la bêtise de M. à rire de celle des hommes, le traitant même d’idiot gonflé d’orgueil imbécile. Et à ces mots (à ma grande surprise), M. s’est levé, visiblement blessé, et m’a murmuré, d’une voix triste et défaite, qu’en dépit de sa haine et de son refus du monde, il se considérait comme le dernier des hommes et que je n’étais certainement pas en mesure d’imaginer l’incommensurable haine qu’il se vouait. Puis il a quitté le square, la tête basse et les yeux emplis de larmes. Je l’ai regardé s’éloigner, le cœur triste et plein de regrets, me promettant de lui parler à l’avenir avec plus de sensibilité et de délicatesse.

 

 

- Rapport n° 10 954 -

Objet : ma rencontre inopinée avec P.

J’ai connu P. il y a quelques années (ce fut d’ailleurs l’une des toutes premières rencontres que je fis en ce monde). Ensemble, nous avons entretenu une étrange relation d’une nature, disons-le ici, fort peu avouable (et sur laquelle je ne m’étendrai pas). Puis, au fil des années, nos rapports se sont distendus, et comme bien des couples, nous avons fini par nous séparer. P. était à l’époque un garçon timide et réservé, qui avait toutes les peines du monde à dissimuler son mal de vivre. Il m’arrive encore aujourd’hui de penser à la façon dont mes conseils ont pu l’aider à réaliser sa quête désespérée de solitude. Aussi, après ces longues années de séparation, ai-je été agréablement surpris de le revoir en me promenant cet après-midi le long des quais. Nous avons marché quelques instants (sans oser nous parler), puis nous avons fini par nous asseoir sur un petit carré d’herbe face au fleuve. Et très vite, notre complicité est revenue, et les souvenirs ont ressurgi… 

 

Aujourd’hui, P. ne semble conserver aucune nostalgie de notre passé. Au fond, je crois lui avoir apporté ce qu’il cherchait (n’est-ce pas d’ailleurs grâce à mes conseils qu’il a réussi à fuir les hommes ?) Je me souviens encore de son mépris viscéral pour le monde et de ses incessants atermoiements à le quitter (du plus loin qu’il me souvienne, P. n’avait en effet jamais pu se résoudre à accepter les abjections et les horreurs de ce monde mais se refusait, sans doute par couardise, à le quitter). Et je sentais (à l’époque) qu’il avait besoin d’être encouragé pour suivre sa destinée solitaire. Aussi l’ai-je persuadé de quitter la société des hommes pour aller vivre sa solitude à l’écart du monde. Et depuis, P. a toujours vécu seul (sans éprouver apparemment le moindre regret). Cet après-midi, il m’apprit ainsi qu’il se savait depuis longtemps condamné à ce cheminement solitaire, et que tôt ou tard (avec ou sans mon aide), il s’y serait engagé.

 

Mes pérégrinations en ce monde m’ont appris que cet isolement n’a rien d’exceptionnel. Et je sais par expérience que la solitude est une attitude qu’adoptent (bon gré mal gré) un grand nombre d’individus arrivés à l’âge mûr. En ce monde, bien des hommes, arrivés au crépuscule de leur vie, opèrent en effet une sorte de repli, en confinant leur existence tranquille entre les murs de leur appartement. Existe pourtant une différence essentielle entre eux et P.. P. est âgé d’à peine 25 ans. Et malgré son jeune âge, il vit aujourd’hui comme un vieux… oui, comme tous ces vieux, qui, dans l’attente de leur mort, passent leurs journées à regarder le monde derrière leurs carreaux, désabusés et résignés de se voir relégués hors du monde. Au cours de notre conversation, je lui fis part de cette pensée qu’il s’est aussitôt empressé de rejeter (avec une grande véhémence, je dois dire) : Mais non ! me dit-il, ne te méprends pas sur le sens de cette exclusion ! Le monde ne m’a jamais banni, c’est moi qui ai décidé de m’en exclure ! Mais en dépit de sa réaction (d’une nature, pour le moins, défensive), j’ai trouvé P. aussi malheureux qu’autrefois, aussi triste qu’au temps de ses longs atermoiements à quitter le monde. Je n’ai pourtant pas osé lui avouer mes sentiments (mais à mes yeux, ce retrait, cet enfermement maladif, ce retranchement quasi absolu avec le monde n’étaient autre que le signe d’une grande détresse et d’une certaine forme de dépression). Mais P. (qui avait sûrement deviné mes pensées (je crois d’ailleurs que P. avait toujours su lire dans mes yeux comme dans un livre ouvert)) a aussitôt tenté de me rassurer, arguant qu’il n’avait aucune tendance à la dépression, qu’il avait simplement toujours délaissé ce qui lui faisait mal et l’ennuyait. Et comprenant qu’il se refuserait à admettre sa tristesse, je me suis résolu à lui parler (de façon plus ou moins détournée) du sentiment d’inutilité et de désœuvrement inhérent à toute forme de solitude et d’isolement. Il m’a alors confié qu’il lui arrivait d’y sombrer, et d’être parfois (il est vrai) entraîné dans ce gouffre sans fond (un enfer où (me dit-il) tout n’est plus que folie et absurdité). Et prenant mon rôle de conseiller au sérieux, je me suis empressé de le mettre en garde contre les profondeurs destructrices de cet abîme (en lui recommandant de pas s’y enfoncer trop profondément et en imposant à sa souffrance une limite infranchissable). Mais il s’est contenté de me regarder d’un air entendu avant de me rétorquer (comme pour me faire comprendre qu’il savait) que la peur de cet abîme n’était que le fruit de notre esprit limité dont l’étroitesse confinait trop souvent notre imagination aux confins de ses propres limites, et qu’il nous appartenait au contraire de casser les murs (les murs de cet esprit si limité) pour élargir notre horizon. Et que lui-même s’y exerçait inlassablement, comme un travailleur acharné, s’évertuant chaque jour à enlever les clôtures posées la veille pour les poser un peu plus loin. Si tu savais, me dit-il, comme l’esprit est riche. Mes découvertes sont si extraordinaires qu’elles m’ouvrent, chaque jour, des portes infranchissables… oui, infranchissables… Je n’ai rien répondu. (P. ne m’en a pas laissé le temps). Il a mis fin à notre entrevue d’une bien étrange façon en prétextant un (surprenant et improbable) rendez-vous avant de disparaître dans la rue qui surplombait les quais (comme s’il se refusait à me parler des paysages entrevus derrière ces portes infranchissables…). Avant qu’il ne parte, j’ai tout juste eu le temps de glisser dans sa poche ma carte de visite - avec mon numéro de téléphone - (en pensant qu’il aurait peut-être envie, après toutes ces années, de renouer quelques liens… qui sait ? L’avenir sans doute nous le dira…). 

 

 

 - Rapport n° 10 955 -

Objet : au sujet d’un inconnu amer

Hier, je suis resté chez moi à lire et à relire les feuilles trouvées la veille au soir, sur un banc, en me promenant près du cimetière. Une dizaine de pages couvertes d’une petite écriture serrée. Je ne sais rien de celui qui les a écrites, mais j’éprouve à son égard une immense compassion (vous verrez, sa détresse sourd à travers chacune de ces lignes). Aussi ai-je décidé de les retranscrire comme je les ai trouvées (sans y ajouter le moindre commentaire). J’espère ainsi vous faire partager l’infinie amertume de cet inconnu.

 

(…). Nous sommes le 16 décembre. Je sors de chez le médecin. Il m’a annoncé une terrible nouvelle… Je l’ai payé sans un mot puis suis sorti. A cette heure, la rue était calme. Quelques vieux revenaient du marché en traînant leur cabas. Et malgré leur démarche fatiguée, les poireaux avaient l’air de danser dans leur panier. Tous ces vieux, au crépuscule de leur vie, avaient l’air heureux. Mais comment peut-on être heureux à l’approche de la mort ?

 

(…). J’ai téléphoné au bureau pour leur dire que… (?) . C’est Monique qui a décroché. Je lui ai simplement dit de ne pas compter sur moi pour la réunion de cet après-midi. Elle n’a pas cherché à savoir pourquoi. Tant mieux. De toute façon, je n’aurais pas su quoi lui répondre. Et puis, je ne tiens pas à ce qu’elle sache. Pendant quelques mois, Monique et moi avons entretenu une relation… Personne, au bureau, je crois, ne s’est douté de notre histoire. On se voyait le soir, après le travail, chez elle le plus souvent ou parfois chez moi. L’endroit n’avait d’ailleurs aucune importance. On était simplement là pour prendre un peu de plaisir ! Aujourd’hui, on ne se voit plus qu’au bureau. Monique m’a quitté, il y a environ un an, lorsque Daniel est arrivé dans le service. Je n’ai jamais connu d’autres femmes. L’affection n’a, à dire vrai, jamais tenu une grande place dans ma vie. J’ai regardé ma montre. Il était 11 heures. J’aurais voulu aller voir la mer. Mais les 4 heures de route m’ont découragé. Le voyage m’aurait inutilement fatigué. Depuis que Monique m’a quitté, je suis dans une mauvaise passe. Ma vie ne ressemble à rien. Je crois d’ailleurs que ma vie n’a jamais ressemblé à grand-chose, mais cette séparation n’a rien arrangé. A l’angle de la rue, j’ai poussé la porte d’un bar. J’ai commandé un café au comptoir puis suis allé m’asseoir dans l’arrière-salle. Là, j’ai longuement réfléchi. J’ai pensé à ma vie et à ce que j’en avais fait… (pas grand-chose, j’en ai bien peur…)

 

(…). Je suis analyste financier chez Brook & Cie. Mon job consiste à conseiller les clients sur les marchés optionnels. C’est un job que je fais sans plaisir et sans enthousiasme. Je gagne très bien ma vie. Là n’est pas le problème. J’ai une vie tranquille, ni vraiment heureuse ni vraiment malheureuse. Je suis ce qu’on appelle un garçon sans histoire. Mes collègues m’apprécient, mes voisins me trouvent sympas… Bref, je suis un type absolument normal qui a une vie on ne peut plus normale. La seule chose, c’est que je m’ennuie. Je crois d’ailleurs que je me suis toujours ennuyé. En fait, je crois que je n’ai jamais vraiment aimé la vie. D’ailleurs, j’ignore pourquoi j’ai cette vie plutôt qu’une autre. J’ai toujours fait les choses un peu comme ça, sans vraiment y réfléchir. Le café avait un goût amer. J’ai demandé au garçon de m’apporter un scotch. D’habitude, je ne bois jamais d’alcool (j’ai toujours détesté l’alcool). Je suis sorti trois verres plus tard, un peu grisé. J’avais envie de baiser.

 

(…). Le quartier des putes n’était pas loin. Je m’y suis rendu le pas traînant en longeant la rue, les yeux rivés sur les corps à moitié nus. Je me suis approché d’une brunette insolente qui soutenait mon regard avec défi. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait. Elle m’a dit, en passant sa langue aguicheuse sur ses lèvres, qu’elle suçait et qu’ensuite elle se laissait baiser. Subitement - je ne sais pas ce qui m’a pris - je lui ai demandé de me faire voir sa poitrine. Elle a soulevé son T-shirt et m’a montré ses seins. J’ai eu envie de les toucher, puis de me branler sur eux. Elle m’a fait un signe de tête et nous sommes allés dans l’arrière-cour. Là, à l’abri des regards, elle a légèrement soulevé sa jupe. Son sexe était tout près de ma main. J’ai hésité à la toucher. Je lui ai demandé de se tourner pour me faire voir son cul (elle avait un cul magnifique). Puis je lui ai demandé de se baisser en écartant les cuisses. Elle s’est exécutée et m’a tendu sa croupe. J’ai approché mon doigt et l’ai enfoncé. La salope était excitée. Avant de gagner sa piaule (une petite chambre minable où elle devait recevoir ses clients), je lui ai demandé de me toucher. Elle s’est plantée devant moi. Je lui ai caressé les seins. Ils étaient gros et fermes. Je les ai malaxés avec frénésie. J’ai senti ses doigts chercher mon sexe à travers le tissu de mon pantalon. Puis on a gagné l’escalier qui mène à sa chambre. Là, je l’ai pressée de me sucer. J’ai sorti mon sexe. Elle s’est agenouillée. Et j’ai éjaculé.

 

(…). En redescendant, j’ai pensé à Monique. Il était 13 heures. J’aurais voulu qu’elle sache. A cette heure, elle devait sûrement être en train de déjeuner avec Daniel. En sortant de l’arrière-cour, je me suis aperçu que j’avais tâché mon pantalon. J’ai tenté de dissimuler l’auréole avec le pan de ma veste puis j’y ai renoncé. Qu’en avais-je à foutre à présent ! J’ai repensé à ce que m’avait dit le médecin. J’ai vomi. Les passants me dévisageaient avec dégoût, mais j’ai continué de dégueuler. J’avais besoin d’air frais. J’ai repensé à la mer que je ne reverrai certainement jamais. Monique et moi y allions parfois le week-end. Nous partions le vendredi soir. Sans bagage. Nous dormions à l’hôtel, dans cette petite station balnéaire dont j’ai oublié le nom. Nous passions la journée au lit. Et le soir, avant d’aller dîner dans la petite salle de restaurant de l’hôtel, on allait se promener sur le bord de mer.

 

(…). Monique ne m’a jamais aimé. Un jour, elle me l’a dit, comme ça, sans préambule. Moi non plus, je ne l’ai jamais vraiment aimée. Et pourtant, depuis, je sens qu’une chose s’est brisée. Et à présent, j’ai peur de ne plus avoir assez de temps pour aimer. Je voudrais appeler mes parents pour leur annoncer la nouvelle. Mais je n’en ai pas le courage. Ils me croient heureux. Les pauvres, s’ils savaient… Je préfère attendre encore un peu avant de leur dire. Je pense à ma mère qui voudrait être grand-mère. Depuis des années, elle me rebat les oreilles avec mon célibat. La pauvre femme, si elle savait…

 

(…). J’ai continué de marcher au hasard des rues. Le clocher d’une église a sonné 15 heures. Il faisait froid. A part quelques touristes et quelques bourgeoises du quartier, les rues étaient désertes. Je me suis aperçu que mes pas m’avaient ramené à mon insu vers l’appartement que j’occupe depuis que je travaille chez Brook. J’ai ressenti une immense fatigue. Je me suis assis sur un banc, face à une petite place où quelques pigeons se chamaillaient pour un morceau de pain jeté sur la dalle. Leurs mimiques m’ont étrangement rappelé les nôtres. Cette similitude - à laquelle je n’avais jamais pensé - me frappa. Et je me mis à rire devant ces pigeons qui se battaient pour quelques miettes. Je devais être ridicule à rire comme ça. Et j’ai soudain pensé que si, à la place de ce costume, je n’avais eu que de vieilles loques puantes, les passants auraient pu me prendre pour un clochard. Cette pensée m’amusa. Comme si notre vie ne tenait en définitive qu’à un bout d’étoffe...  Lorsque le clocher a sonné 4 coups, je me suis levé sans savoir où aller. Je n’avais qu’une certitude ; je n’avais aucune envie de rentrer chez moi. (…)

 

 

- Rapport n° 10 956 -

Objet : au sujet de P.

Ce matin, j’ai reçu un coup de téléphone de P. (son coup de fil ne m’a pas surpris). Il avait l’air totalement désemparé. Je lui ai demandé s’il voulait venir chez moi. Mais il a refusé, me priant simplement de l’écouter. Sa voix était froide et distante. Je n’ai pas insisté. Je me suis contenté de l’écouter (écouter ce qui semblait l’oraison funèbre de sa vie… j’eus en effet le sentiment que c’était là son ultime adieu).

 

Aujourd’hui, P. m’a raconté sa douleur d’avoir ignoré le monde. Il m’a confié sans pudeur les jours innombrables, où, terré chez lui, il pleurait, la tête entre les mains. Et ce matin, il m’a dit qu’il ne pouvait souffrir davantage cet isolement qui l’avait progressivement entraîné vers cette folie aliénante et destructrice. C’était à présent une douleur inextinguible qui le submergeait... Une souffrance indicible qui n’avait cessé de grandir au fil de ces années de solitude au point où il ne pouvait à présent plus s’en défaire. Cette douleur l’avait si profondément atteint qu’ils formaient désormais, me dit-il, un couple indissociable. Il me confia son désespoir et sa rage de s’enfoncer, chaque jour, dans une misanthropie toujours plus morbide. Il m’avoua sa honte d’avoir, malgré toutes ces années de réclusion et d’isolement, échouer à transformer sa pauvre condition d’homme ordinaire. Il me dit que subsistaient en lui les mêmes espérances, les mêmes craintes, les mêmes désirs et les mêmes aspirations qu’autrefois. Aussi vaines et aussi méprisables. Et qu’il se méprisait à présent de n’avoir pu se laisser aller à vivre sans projet, sans désirs ni ambitions. Qu’il lui avait toujours été impossible de se laisser vivre au gré des jours dans une parfaite ascèse et un véritable dépouillement. Et qu’en dépit de sa réclusion et de son isolement, sa haine des hommes n’avait cessé de grandir, nourrie par les incessantes sollicitations de ce monde qui l’avaient toujours distrait de lui-même et de son impossible quête de solitude - en venant encombrer et parasiter sa vie - cette vie qu’il n’avait plus le courage d’affronter ni même de fuir aujourd’hui. Il m’a avoué, d’une voix triste et résignée, qu’il ne pouvait davantage poursuivre ce chemin d’abnégation et de renoncement qui le confinait chaque jour à cette solitude toujours plus désespérante. Non ! Qu’il n’avait aujourd’hui plus la force ni le courage de se mettre davantage à l’écart, hors de tout, hors du monde. Plus la force ni le courage de se mettre hors de la vie car il ne pouvait plus à présent échapper à son destin. Et qu’il achèverait sa vie, homme ordinaire parmi les hommes ordinaires. Et il a raccroché.

 

 

- Rapport n° 10 956 -

Objet : au sujet de S.

Nous nous sommes revus ce matin. Sur la même petite route qui mène à L. (après ma rencontre  avec P. et mon échec à lui faire entendre raison, je dois bien avouer que je fus ravi de la retrouver). D’ailleurs, S. avait été loin de me laisser indifférent. J’avais apprécié, lors de notre première rencontre, sa joie de vivre solitaire, sa liberté un peu sauvage et cette façon si particulière de parler des hommes, avec détachement et fantaisie. Notre rencontre m’avait, à dire vrai, considérablement enthousiasmé. Aussi éprouvais-je le plus vif désir de la retrouver pour une nouvelle promenade où nos pas et nos esprits - j’en étais persuadé - s’accorderaient comme la première fois. En m’apercevant, elle m’a salué d’un geste enthousiaste, à peine surprise de me revoir. Et comme je m’y attendais, elle m’a proposé de continuer ensemble notre promenade. J’ai accepté avec joie et nous avons quitté (accompagnés de ses inséparables chiens) la petite route pour nous enfoncer sur un étroit sentier qui traverse la pinède.

 

Nous avons commencé notre promenade de façon bien silencieuse, lorsque soudain, au bout de quelques centaines de mètres, S. s’est mise à parler (il serait d’ailleurs plus juste de dire qu’elle s’est mise à penser à haute voix). Ainsi, elle me confia qu’elle était en proie, depuis quelques jours, à un questionnement sur le progrès et la véritable nature humaine. Comme à ton habitude en somme, lui ai-je dit légèrement moqueur. Mais elle n’a pas relevé ma plaisanterie et a continué, imperturbable, sa réflexion à voix haute. Tu vois, me dit-elle, je hais le progrès parce qu’il pervertit notre véritable nature en nous confinant à une pernicieuse dépendance. Je lui ai avoué, avec un peu d’embarras, mon incompréhension (en effet, je ne comprenais pas les raisons qui la poussaient à vilipender ainsi le progrès et ses incontournables facilités). Je lui ai donc posé la question. Et sa réponse a fusé comme un éclair. Mais ne vois-tu donc pas, me dit-elle (avec véhémence), que nos contemporains détournent le progrès de sa vocation initiale ? Ne vois-tu donc pas qu’ils n’aspirent qu’à tirer avantage des bienfaits du progrès au point d’en faire la seule finalité de leur vie ? Non ! Il est impossible, a-t-elle ajouté, de faire du progrès la seule finalité du monde ! Le progrès ne doit être qu’un instrument susceptible de nous affranchir de nos besoins primaires. Toute autre considération est erronée et dangereuse. J’ai acquiescé incrédule. Mais devant ce scepticisme, S. est soudain devenue véhémente. Son sourire s’est métamorphosé en une grimace hargneuse. Et elle s’est mise à crier : « En rien, tu m’entends, en rien, le progrès ne doit être une échappatoire à notre condition misérable et limitée. Le progrès ne peut avoir pour objet de nous asservir, mais au contraire de nous libérer de notre servitude originelle ». Et elle s’est mise à blâmer l’exécrable propension des hommes à nourrir cette asservissement, s’emportant (je la cite) contre leur ineffable bêtise, qui, depuis l’aube de l’humanité, les poussait à s’extasier, avec toujours plus de bêtise, des avantages de nouveautés toujours plus nouvellesnouveau gadget et nouvel instrument. Je dus admettre mes torts. S., je crois, avait malheureusement raison… de souligner la bêtise grandissante des hommes devant les  nouveautés toujours plus nouvelles. Depuis l’origine du monde, l’homme prenait en effet un malsain plaisir à cultiver cet enthousiasme détestable pour la modernité, louant avec une bêtise (toujours plus grande, il est vrai) et une naïveté indicibles les avantages des nouveaux modèles (en matière de confort, de sécurité, de rapidité et que sais-je encore), allant parfois même jusqu’à s’exalter pour quelques détails d’ordre esthétique ; la couleur, la forme et quelques autres insignifiantes broutilles. Et S. (qui semblait intarissable sur le sujet) dénonça cette propension idiote à occulter le rôle premier des objets, comme si l’homme n’était plus en mesure de vivre sans eux, comme si la valeur et la qualité de sa vie dépendait de toutes ces vaines possessions. Oui ! me dit-elle, le progrès a habitué l’humanité à trop de confort ! Et ce confort est devenu si naturel qu’il est devenu presque impensable (et impossible) de nous en passer ! Et, soudain (sans même prendre la peine de m’avertir), S. a quitté le sentier pour s’enfoncer dans la pinède. Elle s’est arrêtée devant un vieux chêne (comme égaré parmi tous ces jeunes pins) et s’est assise à ses pieds. Je l’ai imitée. Ses chiens se sont empressés de s’installer à nos côtés. Et tout en les caressant (avec une grande tendresse), elle a continué sa réflexion à haute voix.

 

Tu vois, me dit-elle, j’ai toujours pensé qu’il était stupide de s’entourer d’objets pour transcender notre nature véritable. J’ai souri en lui rétorquant que bien des hommes trouvaient néanmoins utile et plaisant (et parfois même rassurant) de posséder quelques objets et qu’un certain nombre, d’ailleurs, était devenu aujourd’hui quasi incontournable. J’allais illustrer mes propos par quelques exemples, lorsque S. m’a interrompu, arguant qu’il était dangereux et totalement idiot d’en accumuler pour occulter notre véritable nature. Comme il était tout aussi dangereux, à ses yeux, de croire que l’on pouvait impunément confondre l’Être et l’Avoir (en espérant à tort Être plus en possédant davantage), sentiment, selon elle, largement répandu à cette époque où, la plupart des hommes essayaient d’Être (autrement dit essayaient d’exister) par leurs seules possessions. Possessions matérielles, intellectuelles ou spirituelles mais qui n’en demeuraient pas moins, à ses yeux, de misérables possessions, de simples choses accumulées. Aussi, en définitive, me dit-elle, je crois que l’homme ne devrait ni renier ni camoufler sa condition, mais au contraire l’accepter avec joie et humilité car nos besoins les plus élémentaires (la nécessité de manger, celle de boire et de prendre soin de notre corps…) fondent en définitive notre essence même - et font de nous ce que nous sommes réellement - des êtres au potentiel spirituel attachés au corps (autrement dit à notre matérialité) et par elle à notre condition terrestre et mortelle. J’ai acquiescé d’un grand sourire. S. m’a alors regardé avec tendresse en posant la main sur mon bras. Puis (d’une façon assez inattendue), elle m’a demandé ce qu’étaient pour moi, les fondements de la nature humaine. J’ai réfléchi un court instant, en hésitant à répondre de façon hâtive à cette question somme toute essentielle (ou en tout cas d’importance). Mais comme ma réponse tardait à venir, S. (sans doute très impatiente de me donner la sienne) a répondu à ma place. Et voilà ce qu’elle me dit : « ce qui constitue notre nature véritable est notre recherche de sens, notre interrogation métaphysique et spirituelle ! Voilà ce qui nous distingue des autres espèces ! Voilà la vraie raison d’être de l’homme, celle qui donne à toute vie humaine ses lettres de noblesse ! Excepté cette quête, rien ne nous distingue du reste de la Création ! » A ces mots, la pression de sa main s’est faite plus forte. Le progrès, a-t-elle continué, ne peut donc avoir qu’un seul objet ; faciliter la satisfaction de nos besoins premiers (réduire le temps et les efforts que nous consacrons à les satisfaire) pour nous permettre d’accorder plus de temps et d’énergie à notre quête de sens, à notre recherche métaphysique et spirituelle. Le progrès ne peut avoir d’autres desseins que celui-ci car il offre à l’homme le pouvoir extraordinaire de lui rappeler et de transcender sa condition matérielle et originelle. Ce furent-là les dernières paroles de S.. Elle s’est levée avec lenteur. Et après m’avoir donné rendez-vous la semaine suivante (même heure, même endroit), elle s’est éloignée suivie par ses inséparables chiens. Je l’ai regardée s’enfoncer dans la pinède en songeant à ses dernières paroles. Et je me promis de ne pas manquer notre prochain rendez-vous qui ne manquerait pas (lui non plus) une fois de plus - j’en étais convaincu - de m’offrir un éclairage nouveau et si particulier sur les habitants de cette planète.    

 

 

- Rapport n° 10 957 -

Objet : au sujet de M.

Je l’ai retrouvé, comme à l’accoutumée, sur son banc. La tête en arrière et les yeux clos. Je l’ai salué avec enthousiasme avant de m’asseoir à ses côtés. Mais il n’a pas esquissé le moindre geste. Je l’ai donc laissé quelques instants à ses rêveries. Puis comme il ne semblait toujours pas faire grand cas de ma présence, je me suis levé. Non ! m’a-t-il dit, ne partez pas ! Restez, je vous en prie ! Je me suis rassis (sans savoir quoi dire ni quoi penser de cet étrange comportement). On est resté comme ça sans parler pendant un long moment (pas loin d’une éternité… sans doute). Puis, brusquement,  M. a ouvert les yeux et m’a confié (avec une énergie inhabituelle) qu’il était allé passer quelques jours dans le Sud… pour réfléchir… et retrouver la source… (oui, retrouver la source…. ces propos n’étaient pas très cohérents, mais c’est ce qu’il a dit). Puis de nouveau, il a fait silence. J’ai senti qu’il m’appartenait de faire le pas suivant. Je lui ai donc demandé, un peu idiotement, comment s’était déroulé son séjour. Sa réponse (aux allures d’étrange rêverie à haute voix) m’a surpris et m’a laissé une bien désappointante impression.

 

Vous savez, me dit-il, j’ai beaucoup réfléchi là-bas. Beaucoup marché aussi. Dans les collines. Et j’ai pensé à Van Gogh. Comment d’ailleurs aurais-je pu ne pas songer à lui ? N’est-il pas l’archétype de l’artiste maudit ? Puis, M. fit de nouveau silence (comme pour réfléchir). Après cette pause (qui dura… de nouveau, pas loin d’une éternité…), il a repris sa rêverie d’une voix étrangement lointaine (et je dirais, presque absente). Vous savez, me dit-il, chaque jour, j’allais à sa rencontre… pour le regarder peindre. Chaque jour, je tentais de l’approcher pour lui dire mon admiration, mais à chaque tentative, il s’empressait de ranger ses pinceaux pour disparaître derrière les collines. Comme s’il refusait de… enfin… comme s’il n’aspirait qu’à la solitude… Vous savez, me dit-il, son pas était fébrile et d’une grande violence, comme si une force mystérieuse le contraignait à poursuivre sa quête obsessionnelle de solitude pour achever son œuvre. Vous savez, me dit M., à chaque fois qu’il disparaissait derrière les collines, je songeais à cette vie d’artiste si particulière, à cette vie de solitude et de folie, à cette vie de misère livrée à l’indifférence des hommes. Oui, je n’ai cessé d’y penser, durant toutes ces après-midis ensoleillées où ensemble, lui et moi, nous battions la campagne parcourant les champs et les prés, gravissant les collines, à la recherche d’une idée, d’un paysage, en proie à l’insatisfaction, en quête d’une émotion, d’une sensibilité… en prise avec l’idée émergente, insoucieux de tout, des hommes, du monde, de la gloire, de l’argent, de la reconnaissance, tournés vers notre seule quête… et pétrifiés d’angoisse à l’idée de manquer notre vocation. Ah ! Si vous saviez comme j’aime ce Van Gogh-là ! me dit-il. Bien sûr, je n’ai ni son génie ni même son talent, mais nous sommes tous deux frères dans l’âme, nous sommes tous deux de cette race d’artistes désespérés, brûlant nos jours à remplir l’espace de la toile avec la misère de nos vies, avec nos âmes d’écorchés et notre cœur à vif.  Puis M. a levé la tête comme pour sortir de ce songe étrange. Je n’ai rien dit. Je l’ai laissé à ses rêveries. Je me suis levé et j’ai quitté le square en songeant à l’étrange et désespérant destin des artistes… si souvent étrangers à eux-mêmes…

 

 

- Rapport n° 10 958 -

Objet : au sujet de J.

J’ai passé la journée à relire et à peaufiner les notes qu’il me faudra bientôt adresser à mon commanditaire (une fois par mois, je dois, en effet, lui envoyer l’ensemble de mes feuillets). C’est-là une tâche fastidieuse à laquelle je me prête sans plaisir (mais à laquelle je ne peux guère échapper). Aussi, ai-je décidé, après ce travail harassant passé à ma table de travail, de rejoindre J., persuadé qu’une discussion autour d’un verre me ferait oublier cette pénible journée. Vers 20h30 (l’heure à laquelle ferme la supérette), je suis donc descendu. J. s’apprêtait à partir lorsque je lui ai tapé sur l’épaule. Je lui ai proposé d’aller prendre un verre. (Et je dois dire qu’il s’est empressé, cette fois-ci, d’accepter mon invitation). Nous sommes retournés dans le même café. Et après avoir commandé deux demis, on est allé s’asseoir un peu à l’écart dans l’arrière salle. 

 

J. aujourd’hui, m’a trouvé une mine de chien battu (allant même jusqu’à me demander si j’étais malade… c’est dire la tête que je devais avoir…). Sa remarque me fit pourtant éclater de rire. Et je me mis soudain à songer à ma triste figure, révélatrice d’une fatigue (que dis-je ? d’un épuisement), preuve avérée, n’est-ce pas ?, que ce travail me ronge les sangs et me mine la santé…). Aussi, je profite de cette anecdote pour vous dire ici, Ô noble et bienveillant commanditaire, que je ne cesse, chaque jour, de me tuer à la tâche pour vous livrer en temps et en heure (et en ordre) ces feuillets que j’espère suffisamment dignes et clairs pour répondre à vos espérances). Fermons ici la parenthèse et reprenons le fil de notre rapport… En me voyant rire ainsi, J., lui aussi, s’est mis à rire. Ah ! la vie, la vie ! me dit-il, elle se montre parfois si contraignante qu’elle nous empêche de vivre, n’est-ce pas ? Je l’ai regardé avec gravité (un peu embarrassé par sa remarque) et j’ai cessé de rire. Mais comment peux-tu, me dit-il, laisser la Vie te dicter la tienne ! Tu sais, je crois qu’il est parfois nécessaire de prendre quelques distances avec la vie pour en goûter toute la saveur ! Ecoute ! Je crois même qu’on ne peut l’apprécier qu’à partir du moment où l’on s’en écarte. Moi, en tout cas, a-t-il ajouté, je ne peux la ressentir qu’à ces moments-là, lorsque la vie m’épargne son lot d’obligations (obligations mesquines et pitoyables, (ce sont ses termes)). En définitive, me dit J., je n’aime la vie que lorsqu’elle se montre à moi belle comme la liberté qu’elle me laisse. J’ai acquiescé (d’un petit hochement de tête timide), ajoutant que nous étions parfois, il est vrai, trop soumis à la vie et à ses incontournables contraintes. Non ! a-t-il aussitôt rectifié, ce n’est pas à la vie que nous sommes soumis, mais à notre façon de la percevoir, (ce qui est bien différent ! a-t-il ajouté). La vie, a continué J., ne peut être aussi étroite et aussi limitée que notre perception. Je lui ai alors confié qu’il m’arrivait de penser que la vie - et les chemins qu’elle nous exhortait d’emprunter - était certainement au fond révélatrice de nos propres désirs (sans doute inconscients) et de notre être le plus intime et le plus profond. Oui ! Mille fois d’accord, me dit-il, mais n’oublie pas que notre conception de la vie (notre conception consciente) a été modelée et façonnée, depuis notre naissance, par mille fausses contraintes qui ont limé la moindre aspérité, la moindre liberté, le moindre espace de distanciation et de critique à son égard au point de rendre notre vie et notre perception étroites et bornées. Ah ! La vie, la vie ! me dit J., non, crois-moi ! Elle ne peut être cette perception limitée que le monde nous exhorte d’adopter ! Comment la vie pourrait-elle se limiter à cette lutte, à cette jungle, à tous ces devoirs et à tous ces sacrifices dont on nous rebat partout les oreilles ! J’ai objecté qu’il était pourtant courant qu’on nous la présente ainsi. J. a froncé les sourcils et a rectifié. Mais non ! me dit-il, la vie se cantonne à cette vision pour ceux qui le souhaitent ou pour ceux qui s’en arrangent ! Mais pour les autres, (pour tous les autres, me dit-il), pour tous ceux qui se refusent à vivre selon cette définition étroite, pour tous ceux qui ignorent ce qu’est véritablement la vie, la vie se doit (oui, me dit-il, la vie se doit) d’être une joie, un chant d’amour au monde et à toute forme de création sur terre. J. m’a assuré que la vie ne pouvait être autre chose (et qu’aucune autre définition n’avait de sens). Ecoute ! Tu ne peux t’imaginer, me dit-il, à quel point je me sens heureux, à quel point je suis inondé de bonheur lorsque la vie prend cette résonance en moi. A ces moments, je la ressens si intensément, si profondément que… Mais les yeux de J. se sont soudain emplis de tristesse. Et il m’a avoué, avec gêne et pudeur, l’extraordinaire fragilité de ce sentiment, l’extrême vulnérabilité de cette perception. Oui, me dit-il, il m’arrive encore trop souvent de retomber, comme foudroyé, dans cette lutte sauvage et barbare de la vie, de revêtir cette vision étriquée que m’impose le monde et qui s’impose à moi, en définitive, comme l’unique façon de cheminer en cette vie. Et alors, me dit-il, lorsque disparaît ce sentiment de joie et d’amour, de nouveau, tout me semble gris, absurde et incompréhensible… et… tu sais, me dit-il, je n’ai à présent (en cette vie) plus qu’un seul souhait : offrir à mon existence cette succession d’instants incomparables où je me sens aimer la vie et le monde comme le plus passionné des amoureux et le plus fervent des adorateurs. Le secret de J. tenait là, tout entier, je crois, dans cette phrase. Et j’ai soudain pensé à l’incommensurable aveuglement des hommes si peu enclins à suivre ce chemin de joie et d’amour dicté par leur cœur. Oui ! a ajouté J., la vie nous intime simplement l’ordre de suivre ce chemin… et de n’en suivre aucun autre, et de ne jamais suivre (surtout) celui que nous impose le monde… En définitive, me dit-il, la vie est simple, généreuse et merveilleuse. Et les yeux de J. se mirent à pétiller de joie et de malice. Il a regardé nos verres (déjà vides) et a appelé la patronne. J’eus alors le sentiment que J. m’avait avoué là, la chose la plus importante, la plus essentielle, (la seule sans doute qui détienne une quelconque part de vérité) et qui vaille la peine de continuer à vivre et d’avancer sur son chemin d’existence. Je l’ai regardé avec affection et sympathie, heureux de partager avec lui ces instants d’amitié et de vérité. La patronne nous a apporté nos deux bières. La soirée promettait d’être longue… (et elle le fut, croyez-le…)

 

 

-  Rapport n° 10 959 -

Objet : missive impromptue

Après tant d’années à observer les hommes en ce monde, leur démêlé avec la souffrance et leur vaine poursuite du bonheur, ce matin, j’ai eu le sentiment d’une grande injustice (d’une grande injustice un peu absurde). Et j’ai éprouvé aussi quelques doutes quant à mon travail. A quoi pouvaient bien servir toutes ces pages qui racontaient la misère, la douleur et l’inaccessibilité du bonheur ? Et lui, là-haut, que faisait-il de toutes ces notes que je prenais la peine de lui adresser chaque mois ? J’ai tenté tout le jour d’enfouir ma colère (comment lui dire en effet (sans le vexer) toute cette misère d’ici-bas que rien ne semble pouvoir atténuer). Et puis, tout à l’heure, (après avoir tergiversé toute la  journée), je me suis installé à ma table de travail, j’ai mis une feuille dans ma vieille machine à écrire et j’ai couché mes sentiments sur papier, tous ces sentiments qui m’ont hanté aujourd’hui, et que je traîne sûrement depuis les premières années de mon séjour ici-bas.

 

Cher commanditaire,

En vous adressant cette lettre (pour le moins inattendue), j’ai conscience de m’immiscer dans un travail qui dépasse largement le cadre de ma mission. Sachez seulement que mon activité en ce monde me semble parfois bien inutile. Aussi me suis-je arrogé le droit aujourd’hui de vous interroger quant à la réelle utilité de cette tâche à laquelle (je vous le rappelle) vous m’astreignez ici-bas. Je vous conjure de ne pas prendre ombrage de cette audace intrusive. Sachez que ce courrier n’a pour objet ni de remettre en cause votre digne et noble ouvrage ni de brocarder l’organisation générale de votre œuvre, ni même bien sûr de vous prodiguer quelques conseils… N’y voyez-là qu’une interrogation compatissante et bienveillante de la part d’un dévoué serviteur qui s’évertue chaque jour à faire son travail avec honnêteté… Avant de poursuivre votre lecture, je vous saurais gré aussi d’ignorer la sécheresse, l’arrogance et la prétention des passages qui vont suivre (passage dont le ton et le style vont peut-être vous surprendre et que je n’ai d’ailleurs (faute de temps, de courage et sûrement d’aptitude) pris la peine de corriger). J’ignorais chez moi cette propension à m’ériger en donneur de leçons, leçons que mon humble statut ici-bas m’interdit de dispenser. Veuillez donc, je vous prie, me pardonner pour cette offense...

 

« Heureux sont les hommes ! Entendons-nous un peu partout en ce monde. Mais sur quel(s) critère(s) ces malheureux fondent-ils cette malheureuse assertion ? Et comment vérifier la véracité de ce bonheur que je juge, quant à moi (au vu de tant d’années à observer les hommes), bien fallacieuse. Laissez-moi donc, je vous prie, vous confier quelques éléments (tirés de mon expérience et de mon humble réflexion) qui vous permettront peut-être d’éradiquer définitivement, et, je l’espère de tout cœur, pour toujours, le malheur en ce monde. Je connais votre souci d’y répandre le bonheur. Aussi à cette fin, ai-je élaboré deux méthodes qu’il conviendra de compléter et d’approfondir (et dont, je vous laisse, bien sûr, le soin). Je ne jette dans ces lignes que les bases d’une réflexion bien sommaire.

 

Voici la première méthode. Avant toute chose, cette première approche nécessite de définir le bonheur (dans sa forme la plus polymorphe). A cette fin, il semble nécessaire de déterminer l’ensemble des critères susceptibles de l’apprécier afin d’établir une échelle du bonheur (permettant ainsi de mesurer le degré de bonheur atteint par chaque homme en ce monde). Mais, bien sûr, comme vous l’imaginez, définir le bonheur, (en établir les critères et en mesurer les degrés) n’est pas une tâche aisée. Cette première méthode ne semble donc pas satisfaisante. La difficulté majeure réside – à mon sens – dans le lien étroit entre l’idée de bonheur (conception superficielle, limitée et souvent impropre que nous accolons au bonheur) et le bonheur véritable (dans son sens le plus absolu et le plus profond). Je proposerais donc une seconde méthode, moins scientifique certes, mais qui permettrait, outre d’approfondir la question, de rendre plus pratique et plus aisé l’objet de cette étude.

 

Cette seconde approche est d’une grande simplicité. Elle consiste à soulever - une à une - les couches superficielles de notre conception usuelle et habituelle du bonheur afin de découvrir ce que sous-entend chacune de ces couches. Comment s’y prendre ? C’est là aussi, à dire vrai, d’une simplicité déconcertante ! Il vous suffirait de missionner auprès de chaque homme un enquêteur (mandaté par vos soins) pour lui poser la question suivante : « Qu’est-ce qui vous rend heureux ? ». A chaque réponse fournie, l’enquêteur serait chargé de demander les raisons de ce bonheur. Pour cela, il lui suffirait de poser la question suivante : « Pourquoi cela vous rend-il heureux ? ».Et l’enquêteur poursuivrait l’entretien jusqu’à ce que son interlocuteur se trouve à court d’argumentation, se contentant d’exprimer une simple conviction, une simple croyance ou une simple intuition. Voilà donc une méthode d’une grande simplicité, n’est-ce pas ?

 

Mais sachez qu’en dépit de cette simplicité, cette seconde méthode n’en pose pas moins quelques difficultés. Et la première tient certainement à l’existence de ce que les hommes appellent l’altérité. Quoi de plus difficile en effet que de découvrir (et pire peut-être de deviner ou d’interpréter la vérité à travers les mots) ce que contient l’esprit d’un homme, aussi proche de nous soit-il. La seconde difficulté – de nature plutôt rebutante – tient, quant à elle, à l’existence de l’Inconscient, domaine humain insondable entre tous et territoire inconnu par bon nombre d’entre-nous. Mais en dépit de ces deux principales difficultés, je suis pourtant persuadé qu’en suivant cette méthode - qui prétend aller au bout des choses (je dirais moins présomptueusement au bout des choses possibles, celles dont on a conscience et que l’on est en mesure d’exprimer) -, il ne faudrait guère s’attendre à aller très loin pour toucher au but. Je suis en effet convaincu que bien des hommes interviewés ne réussiraient guère à franchir les frontières étroites de leur conception habituelle du bonheur (celle en vigueur en ce monde), nous offrant là la preuve indéniable de la superficialité et de la fragilité de ce présupposé bonheur. En effet, l’enquêteur buttera très vite sur l’ignorance de son interlocuteur quant à ses propres convictions sur le bonheur (dont chaque homme effectivement ignore à peu près tout). Derrière l’idée de bonheur que mettra en avant chaque interlocuteur ne reposeront sûrement que de vagues convictions, quelques concepts flous, fragiles et nébuleux, ressentis et élaborés au fil de son expérience (éducation, histoire personnelle, cheminement intellectuel… etc… etc…). Aussi, à l’issue de cette méthode d’investigation, l’idée que le bonheur est chose répandue en ce monde apparaîtrait comme une véritable méprise.

 

Je connais votre clairvoyance. Il ne vous aura donc pas échappé que bien des hommes en ce monde possèdent une fâcheuse tendance à se leurrer. Au cours de mon séjour ici-bas, j’ai d’ailleurs toujours été très étonné de voir avec quelle apparente assurance bon nombre d’entre eux savaient envelopper leur vie, leurs certitudes et leur choix dans le seul but de se rassurer quant à leur capacité au bonheur. Mais voyez par vous-même, il suffirait de quelques anodines questions pour déstabiliser leurs maigres certitudes, ébranler leur existence et faire s’effondrer leur fausse idée du bonheur. Très vite, vous les verriez se raccrocher à d’imprécises et d’improbables convictions personnelles, et à vrai dire, à de simples croyances et à de nébuleuses intuitions, fragiles et inexplicables, dont ils seraient incapables de vous démontrer la valeur – ou pire la vérité – autrement que par le simple fait d’avoir sur elles bâti leur existence. Aussi, je vous en conjure, tâchez désormais de faire réfléchir chaque homme non plus sur son bonheur – étroit et fallacieux – mais sur le bonheur véritable ! »

Votre fidèle et dévoué serviteur.

 

 

-  Rapport n° 10 960 -

Objet : au sujet de S.

Je l’ai revue avant la date prévue (et je dois bien avouer que je ne sais pas ce qui m’a poussé à la revoir avant notre rendez-vous… mais, après réflexion, peut-être était-ce tout simplement mon désir de lui faire part de mes réflexions sur le bonheur). Je l’ai donc retrouvée cet après-midi même à la Tranchecoupée, un petit centre hippique, où, elle avait l’habitude, m’avait-elle dit, de se rendre chaque jour en début d’après-midi. A mon arrivée, elle a à peine été surprise de me revoir. Et comme elle s’apprêtait à partir en promenade, elle m’a proposé de l’accompagner. Elle m’a aidé à préparer mon cheval, et nous sommes partis en balade à travers la pinède.

 

Après un galop effréné dans les sous-bois, (où j’ai tenté tant bien que mal de la suivre), S. a réduit son allure, adoptant un petit trot enlevé. Mais je l’ai sentie plus nerveuse et plus véhémente qu’en temps habituel. Aussi, arrivé à sa hauteur, me suis-je risqué à lui en faire la remarque. En guise de réponse, elle a grommelé (une chose absolument incompréhensible). Je n’ai donc pas insisté. Et nous avons continué notre promenade en silence lorsque (vers le milieu de la promenade), je me suis risqué (une nouvelle fois) à lui demander ce qui n’allait pas. Elle m’a alors répondu d’un ton sec que les fêtes approchaient. Je l’ai regardée avec étonnement car en dépit de la drôle d’effervescence qui régnait, depuis quelques jours, dans les rues illuminées du centre-ville, l’intérêt de S. pour cette question me semblait bien intrigant (et disons que j’avais bien du mal à l’imaginer en proie à l’excitation la veille de Noël). Oh ! m’a-t-elle rassuré (comme si elle avait deviné le fond de mes pensées), ce n’est pas ce que tu penses ! Ce n’est pas l’idée de faire la fête qui me met dans un tel état ! Bien au contraire ! J’ai toujours détesté les fêtes ! Et comme j’ai senti dans sa voix une sorte d’agacement et de tristesse, je lui ai proposé de me raconter cette étrange aversion pour les festivités. Nous avons mis nos chevaux au pas et S m’a raconté.

 

Ecoute, me dit-elle, enfant déjà, je détestais les fêtes. Du plus loin qu’il me souvienne… depuis mes plus jeunes années, j’ai toujours eu les fêtes en horreur. D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris ce qui poussait les hommes à la faire. Ce besoin festif reste pour moi une véritable énigme ! Quelle idée ont-ils de se réunir à la moindre occasion pour s’amuser et se divertir ! C’est incompréhensible ! Ecoute ! C’est bien simple ! me dit-elle, je ne connais personne qui rechigne à participer à ce genre de réjouissances. Et chacun a même l’air de prendre plaisir à participer à toutes ces fêtes données en toutes circonstances. Et elle m’énuméra une longue liste d’occasions propices à la fête : les naissances, les baptêmes, la réussite des examens, les mariages, les anniversaires, les départs à la retraite, sans compter (me dit-elle), toutes ces fêtes officielles, religieuses ou profanes, toutes ces fêtes commerciales et ces sempiternelles réunions amicales hebdomadaires organisées les vendredis et samedi soir. Je fis un effort pour écouter S. Mais (en dépit de cet effort), je dois bien avouer que j’ai éprouvé les pires difficultés à comprendre ses doléances. Aussi lui ai-je demandé les raisons de ce mépris si tenace (et osons-le dire, si vivace). Je ne sais pas, me dit-elle, les fêtes auxquelles se livre ce monde me semblent si factices et si peu naturelles qu’elles donnent l’impression que chacun s’y soumet par ennui ou pour fuir son quotidien. Comme si ces jours-là, a-t-elle ajouté, nous étions obligés d’oublier les mornes éléments de notre existence habituelle pour nous soumettre, le temps de la fête, au diktat du bonheur et à la joie factice et programmée. Comme si ces jours-là, a-t-elle continué, il était incongru (voire interdit) de se sentir triste et morose, inconvenant de penser à ses soucis, à ses angoisses et à ses difficultés. Comme si, ces jours-là, nous devions oublier qui nous sommes pour nous consacrer entièrement au temps sacré (consacré) de la fête. Oui, me dit-elle, je crois, en définitive, que la fête a été créée pour nous faire oublier nos souffrances, pour alléger la pesanteur de nos vies et pour éviter de nous morfondre dans notre solitude. Sinon, me dit-elle, pour quelle raison l’alcool serait-il si souvent l’hôte obligatoire – l’hôte obligé et incontournable – de tant de fêtes ? Sa présence n’est-elle pas la preuve indéniable de notre besoin d’appréhender le réel libéré de cette grisaille qui nous entoure habituellement ? Sinon, a-t-elle continué, pour quelles raisons la parure festive - habits de fête colorés et excentriques, sourire, rire et bonne humeur de circonstance - serait-elle indissociable de la fête ? Sinon, pour quelles raisons la musique et la danse seraient-elles si présentes au sein des fêtes ? N’est-ce pas l’irréfutable preuve de notre besoin de relâcher, l’espace d’un instant, notre conscience habituelle trop rigide ? Sinon, a-t-elle continué, pour quelles raisons, la fête accorderait-elle tant de place au paraître outrancier, à la séduction, aux rencontres et à cette nécessité d’assouvir notre insatiable besoin de plaisir ? Sinon, pour quelles raisons tous ces ingrédients seraient-ils indissociables de la fête ? N’est-ce pas révélateur de notre besoin d’oublier la fadeur et la médiocrité de notre existence ? La fête est une évasion tentante et bien commode, me dit-elle, mais n’est-elle pas aussi un bien factice et bien affligeant moyen de s’extraire du réel ? Ces propos sur la fête me laissèrent - je dois bien le dire - assez perplexes. Aussi l’ai-je invité à poursuivre. Mais au lieu de continuer son discours, S. a soudain stoppé son cheval, en est descendue et est allée s’asseoir sur un petit carré de mousse en bordure du chemin. Un peu surpris par sa réaction, je n’ai pourtant rien dit et l’ai imitée. Nous sommes restés ainsi quelques instants. Puis S. a allumé une cigarette. Nous l’avons fumée ensemble, lentement et en silence, fascinés par l’étrange atmosphère qui enveloppait les lieux. S., ensuite, s’est allongée sur le sol, les yeux fixant le ciel, et elle m’a confié que nous vivions, à cet instant, une fête véritable. La fête, à ses yeux, n’était en effet rien d’autre que cette joie présente et partagée, intimement liée au quotidien, rien d’autre que cette perception du réel qui touchait notre âme, rien d’autre que cette quiétude qui enveloppait si merveilleusement notre esprit et nous donnait ce sentiment de symbiose avec le monde. Voilà ce qu’était la fête pour S. ! Et tout le reste n’était qu’une misérable tentative d’oubli de soi ! Oui ! A ses yeux, la fête ne pouvait être autre chose que ces instants de joie ! Absolument rien d’autre, me dit-elle en fermant les yeux. Je me suis alors allongé sur le sol et, à mon tour, j’ai regardé le ciel, convaincu des paroles de S., qui, une fois de plus, avait su ouvrir mon regard à de bien étonnantes perceptions… et à de bien belles vérités…  

 

 

- Rapport n° 10 961 -

Objet : au sujet de M.

Je suis retourné au parc ce matin. Et comme je m’y attendais, M. était là. Mais à ma grande surprise, il avait changé de banc. Et chose plus surprenante encore, il est venu à ma rencontre avec un grand sourire. Cet entrain que je ne lui connaissais pas m’emplit de joie. Je l’ai donc salué avec enthousiasme et lui ai proposé, une fois n’était pas coutume, d’aller nous installer sur la pelouse, à quelques encablures du banc où nous avions l’habitude de nous asseoir. Je lui ai offert une cigarette qu’il a refusée puis lui ai demandé de me raconter les dernières nouvelles qui semblaient, à en juger son enthousiasme, excellentes.

 

Eh bien ! Voilà ! m’a-t-il dit, j’ai beaucoup réfléchi depuis notre dernière rencontre et j’ai pris conscience que la création artistique était le seul chemin qui puisse combler ma vie et mon existence. Aussi ai-je décidé de… mais M. n’a pas achevé sa phrase. Il semblait gêné, mal à l’aise. Ecoutez, me dit-il, avant de vous confier ma décision, j’aimerais vous parler d’une difficulté. Une difficulté ? Eh bien ! Vas-y ! lui ai-je dit, je t’écoute. De quelle difficulté veux-tu parler ? M. a bafouillé. Eh bien…  comment vous dire ? Et après un court silence (M. avait l’air de plus en plus gêné), il s’est lancé. Au départ, m’a-t-il avoué, j’éprouve toujours un grand bonheur à créer (à m’adonner à la création, c’est l’expression qu’il a employée), j’éprouve toujours une joie immense à coucher une idée sur le papier ou sur la toile. A ce stade, vous savez, j’éprouve toujours beaucoup de plaisir. Je me laisse guider par une idée, je la note, puis comme une pâte, je la laisse se reposer. Ensuite je la reprends pour la retravailler. Cette étape peut prendre quelques minutes ou peut parfois durer plusieurs jours. Mais qu’importe, me dit-il, à ce stade, j’éprouve toujours un grand plaisir. Tant que l’idée poursuit son cheminement, je la laisse se développer, simplement heureux d’être son réceptacle. J’ai tiré, un peu ironique, sur ma cigarette (en continuant à l’écouter mais sachant pertinemment où il voulait en venir). La difficulté survient toujours, me dit-il, à l’instant où l’idée me semble virtuellement aboutie. Aussi, dès que j’en conceptualise l’aboutissement, autrement dit lorsque je connais la façon dont l’idée sera représentée sur ma feuille ou sur ma toile, alors à cet instant précis, j’éprouve une immense lassitude et un grand découragement. A ce stade, me dit-il, il me faut m’astreindre à un immense effort, à une intransigeante discipline pour que je permette à l’idée d’émerger et d’exister, sinon, me dit-il, je me contenterais de la laisser en l’état. En fait, je crois que je n’apprécie, dans l’exercice artistique, que le cheminement intérieur de l’idée, entre sa naissance mystérieuse dans mon esprit et son accomplissement virtuel. Comme si je souhaitais directement passer, sans effort ni le moindre travail, de son aboutissement virtuel à son aboutissement réel (ou matériel si vous préférez) sur le papier ou sur la toile. Aussi ai-je le sentiment, me dit-il, de devoir me battre (et parfois me débattre) avec moi-même, dans une lutte acharnée, pour venir à bout de l’idée qui m’a traversé. A ce stade, la création devient toujours pénible et laborieuse. Je n’éprouve plus alors aucun plaisir à donner naissance à l’œuvre que mon esprit a déjà enfantée. J’ai essayé de rassurer M., lui disant qu’il m’arrivait souvent de penser que la plupart des hommes se résolvaient à l’effort et au travail - à toutes leurs démarches et à toutes leurs entreprises - dans le seul espoir de s’apporter ou/et parfois (ce qui est peut-être pire) d’apporter au monde la preuve de leur existence. Je crois, lui ai-je dit, qu’il n’y a souvent et malheureusement rien d’autre que cette honteuse et obsédante nécessité de reconnaissance qui pousse les hommes à agir et à avancer. Mais cette difficulté ne doit pas (lui ai-je dit) lui faire renoncer à sa démarche et à ses travaux. M. m’a alors expliqué qu’il passait par des périodes extrêmement contradictoires qui le laissaient perplexe (et dubitatif) quant à ses réelles possibilités de s’épanouir dans cette activité. Il a souri, un peu gêné, puis il m’a dit : Tu sais, (Ah ! Enfin, il me tutoyait), tout est parfois si confus dans mon esprit. Souvent, il m’arrive de songer à tous ces artistes qui avant moi, ont défriché toutes ces terres faciles que je découvre aujourd’hui. Et souvent, m’a-t-il dit, mes découvertes me semblent insignifiantes et ridicules. Et pourtant, je n’en continue pas moins de chercher de nouvelles terres, comme si c’était-là ma façon d’avancer. Il m’arrive aussi, a-t-il ajouté, de regarder mes anciens travaux. Et la plupart du temps, je ne peux m’empêcher de les trouver médiocres et inutiles. Il m’arrive aussi de les regarder avec tendresse et même avec intérêt. Est-ce là pêché d’orgueil ? Je me suis empressé de le rassurer. Tu ignores, lui ai-je dit, les raisons qui te poussent vers ces contrées inconnues, mais tu te sens inexorablement attiré vers elles, aussi ne crains pas de poursuivre ta marche sur ce chemin. Tu sais, lui ai-je dit, je crois qu’il n’ait pas d’existence plus riche et plus prometteuse que celle vers laquelle on se sent obligé d’aller. Il a souri et m’a dit que cette vie d’artiste était la seule qui lui donnait véritablement envie de vivre, la seule qui lui donnait pleinement le sentiment d’exister. Nous avons continué à parler quelques minutes, puis il m’a dit qu’il devait rentrer (sûrement pour se mettre au travail). Il m’a remercié avec chaleur pour mes conseils (je n’avais pourtant fait là que mon devoir), puis il s’est levé et a quitté le square. Je l’ai regardé s’éloigner, heureux qu’il se soit enfin résolu à franchir les obstacles qui barraient ce chemin qui le mènerait - j’en étais persuadé - au plus profond de lui-même. Lorsqu’il a disparu, je me suis levé et suis rentré chez moi, rassuré quant à mon rôle en ce monde.

 

 

- Rapport n° 10 962 -

Objet : mes adieux à S., M. et J.

La nouvelle est tombée ce matin-même. Comme un couperet. Ma mission ici-bas s’achèvera cette nuit. Demain matin, à l’aube, il me faudra quitter ce monde. J’ai donc passé la journée à mettre un peu d’ordre dans mes dossiers, à ranger le petit studio que j’occupe depuis mon arrivée ici, à préparer ma valise et à terminer d’autres petits travaux (dont je vous épargnerais la liste…). Chose surprenante ! Je me sens triste à l’idée de quitter ce monde. Après toutes ces années, j’avais fini par m’attacher (Dieu soit loué !) aux habitants de cette planète. Et les innombrables rencontres faîtes au cours de mon séjour ne seront bientôt, je le crains, que de lointains souvenirs. Aussi, avant de partir, ai-je décidé de réunir les derniers et principaux personnages que j’ai tenté (tant bien que mal) d’accompagner lors de cette dernière phase de ma mission ici-bas. Je me suis donc permis d’inviter S., M. et J. pour leur faire mes adieux (P. n’a malheureusement pas répondu à mon appel… et je dois dire que je suis bien pessimiste quant à son devenir…à moins qu’il ne soit déjà… enfin… Dieu seul le sait !… et je préfère ne pas y penser…). Je leur ai donné rendez-vous en début de soirée dans le petit café restaurant où j’ai si souvent déjeuné en compagnie de mes dossiers. Là, nous avons dîné (un dîner copieusement arrosé) et à la fin du repas, comme nous étions seuls dans la salle, et que j’étais encore - il faut bien l’avouer - sous les effets de l’alcool, je me suis levé pour porter un toast à la vie, à la mort, à la joie, à la souffrance et à tous les habitants de cette planète, avant de leur déclamer le petit discours que j’avais préparé à leur intention, un discours d’adieu un peu grotesque, un peu emphatique, une sorte d’ode maladroite à la vie, comme l’oraison de mon long séjour parmi les hommes. Voici donc (à votre attention) la retranscription du discours que je leur tins ce soir.

 

Mes amis, leur ai-je dit, vous qui savez mieux que quiconque la violence de ce monde, vous qui avez éprouvé dans votre chair, dans votre âme et dans votre vie, la répression qu’exerce la collectivité des hommes sur ses membres, vous qui savez à quel point cette société réprime, condamne et soumet à l’obéissance ceux, dont vous êtes, qui transgressent, sans préjudice aucun à la liberté et à l’existence d’Autrui, les normes collectives, les lois, les codes et les règlements de tout poil, je vous conjure, malgré l’exclusion et la marginalité qu’elle vous impose, de poursuivre sans honte, sans remords, ni regret le chemin si âpre, si tortueux, si douloureux de vous-même. 

 

Mes amis, moi qui connais vos joies immenses et votre désespoir indicible, moi qui connais vos existences fragiles, ballottées au gré du vent dans l’océan furieux du monde, je vous conjure de m’écouter et d’accueillir les mots ultimes de cet ami que je me suis efforcé d’être pour vous tous.  

 

Je fis silence quelques instants. S ., J. et M. m’écoutaient avec attention. Presque avec gravité comme si j’avais été Dieu le Père en personne. Je les ai tous regardés avec affection. Je souhaitais tant leur parler en ami sincère, d’égal à égal, et non comme un être flottant au-dessus des misères et des souffrances humaines. Les vapeurs de l’alcool se dissipèrent un peu. Aussi ai-je repris mon discours avec plus de clairvoyance, de légèreté et non sans un certain humour.

 

Mes amis, leur ai-je dit, vous qui êtes englués dans l’incorrigible comédie du monde, vous qui avez une myriade d’idées sur cette désopilante absurdité qu’est l’existence, vous qui vous sentez si éloignés des aspects les plus superficiels et les plus matériels de cette vie que nous impose le monde, mais qui n’en devez pas moins subvenir à vos besoins, vous qui avez cette propension à l’érémitisme et qui devez, peu ou prou, ressentir la nécessité de l’intégration collective, vous qui recherchez ce détachement indifférent et inaccessible d’avec le corps et qui prônez l’omnipotence du spirituel, bref, vous qui pataugez d’élucubration en élucubration dans une mélasse inextricable de paradoxes et de contradictions, je vais tenter, ici, de vous dire ce qu’est la vie.

 

Mes amis, mon discours sera donc long, pénible et, je le crains, terriblement ennuyeux. Il le sera parce que j’aimerais vous confier le sens profond de cette existence qui nous est donnée à tous, ici-bas, et ce n’est pas là, croyez-le bien, une tâche aisée. Mon séjour, ici, parmi vous, n’avait d’ailleurs d’autre objet que celui-ci ; vous aider et vous offrir le fruit de mes réflexions et de mon expérience. Sachez aussi que les thèmes que j’aborderais avec vous ce soir me sont apparus, pour la plupart, dans un lieu où l’inspiration m’a toujours été aisée. Une pièce minuscule de mon studio que je fréquente aussi quotidiennement que ponctuellement et que l’on nomme, je crois, lieu d’aisance. Mais je ne m’abaisserais pas ici à poursuivre l’analogie entre les idées qui m’y viennent et les vidures stomacales qui s’y déversent… je laisserais ce genre de commentaires à tous ceux qui le souhaitent - espérant seulement que vous m’épargnerez, du moins en ma présence, de souligner leur trop évidente similitude scatologique…

 

Après cette tentative humoristique, j’ai fait une nouvelle pause pour observer mon auditoire. Leur attention s’était passablement relâchée. Tous me regardaient l’œil éteint et la tête encore pleine de vapeurs éthyliques. Mais j’ai continué ma harangue plein d’espoir de susciter leur intérêt.

 

Mes amis, voici venu le temps d’en venir à l’essentiel. Je vous prierais donc d’écouter avec attention ce que je vais à présent vous révéler. Sachez d’abord, mes amis, que la vie est un refus. Oui, mes amis ! Un refus ! Le refus absolu et irrévocable de ce qui vous est imposé par ce monde qui trop souvent vous incite à des exigences qui ne sont et ne seront jamais vôtres. Aussi avant de vous y soumettre, regardez bien en vous-même ! Si ces exigences vous conviennent, libre à vous alors d’y souscrire ! Mais prenez garde de ne pas succomber aux essentiels inessentiels prônés par ce monde ! Ayez la plus grande méfiance à l’égard de cette masse toujours prompte à vous imposer ses valeurs ! La majorité est toujours en quête de nouveaux adeptes, soucieuse de voir grossir ses rangs et de conforter les valeurs qu’elle s’est choisies ! Bien des hommes y succombent malgré eux… soit par veulerie, soit par ignorance, soit (ce qui est peut-être pire) par résignation… Aussi si cette vision du monde ne vous donne aucune satisfaction, je vous exhorte de ne pas y succomber mais de trouver en vous les réponses à vos attentes, des réponses partielles certes, imparfaites aussi, mais des réponses qui seront vôtres. Et là est l’essentiel, mes amis ! Trouver ses propres réponses en les cherchant au plus profond de soi. 

 

S., M. et J. me regardèrent en opinant du chef. Et je lus, dans leurs yeux, une approbation qui m’incita à poursuivre.

 

A cette fin, mes amis, il vous faudra sans répit élargir l’étroitesse de votre esprit habituel, rejoindre l’origine, la source première, l’axiome même de votre vie. Il vous faudra pousser votre questionnement jusqu’au bout de sa pensée pour toucher l’acte fondateur de votre existence. Vous y trouverez alors le sens personnel de votre vie. Fiez-vous à vos découvertes, à vos connaissances et à vos expériences qui vous guideront dans ce cheminement. Et vous verrez bientôt la vie se charger d’élargir cette vision étroite de vous-même. Mais quel que soit le sens que vous donnerez à votre vie, il vous faudra conserver à l’esprit ces quelques éléments que je vais à présent vous confier. Chacun de ces conseils vous aidera - j’en suis persuadé - à poursuivre dans cette voie abrupte et difficile qu’est la quête de votre propre vérité.

 

Mes amis, n’oubliez pas que la vie est courte. Songez-y lorsque vous serez en proie au doute et au désespoir. Tâchez de vous souvenir que nous ne sommes pas éternels ici-bas. Cette pensée sera à même de vous aider à surmonter toutes les épreuves de votre vie !

 

Sachez aussi, mes amis, que nous sommes totalement ignorants de ce qu’est la vie. Nous pouvons lui donner l’interprétation qui nous semble la plus appropriée. La vie nous laisse entièrement libre de l’interpréter. Aussi rappelez-vous que toute interprétation a sa place et sa légitimité pour peu qu’elle vous convienne. Cette liberté doit aussi vous inciter à plus d’humilité quant au sens et aux valeurs que vous donnerez à votre vie et à davantage de tolérance quant à ceux qu’adopteront les autres. Ne croyez donc pas vos vérités supérieures à celles d’Autrui. Elles ne sont que de minuscules châteaux de sable, de petites forteresses précaires. Mais en dépit de leur extrême vulnérabilité, forgez-vous vos propres vérités sans les tenir en haute estime et sans décrier celles d’Autrui.

 

Sachez aussi, mes amis que la vie est un merveilleux présent, un inestimable cadeau qui nous est offert à tous ici-bas, et que nous pouvons, il est vrai, refuser à tout instant. Ne perdez donc jamais de vue que le suicide est possible, toujours possible, comme l’ultime choix, et peut-être aussi (parfois) comme l’ultime espoir en cette vie. 

 

Sur le chemin que vous emprunterez, n’oubliez jamais, mes amis, que vous êtes et serez toujours seuls, quoi qu’il advienne et qui que vous rencontriez. Ne vous préoccupez donc jamais de ce que pense le monde à votre sujet. Ne perdez pas de temps à vous comparer à ceux qui vous entourent. Suivez votre voie sans attente, sans aide et sans exigences autres que celles auxquelles vous ne pourriez répondre seul. 

 

Aussi, mes amis, au vu de ces éléments (que je vous rappelle pour mémoire) : puisque le temps nous est compté, puisque nous sommes seuls et libres d’interpréter la vie à notre convenance, puisqu’il nous est possible de la refuser, puisque le choix nous est offert, pour quelles obscures raisons vous interdiriez-vous de suivre vos rêves, vos désirs et vos aspirations ? Eux-seuls, vous m’entendez, doivent guider votre vie ! Vos qualités, votre travail et le temps se chargeront de vous faire progresser sur la voie que vous vous serez choisie. Croyez-moi ! N’hésitez jamais à suivre vos aspirations et allez jusqu’au bout de vous-même ! Chaque pas supplémentaire saura vous apporter la joie, le plaisir et la satisfaction de vous rapprocher chaque jour de votre être le plus intime et le plus profond !

 

Où que vous alliez, quels que soient les évènements que vous traverserez, sachez conserver (dans la mesure du possible), un esprit calme et détendu, celui qu’adoptent la plupart d’entre-vous au cours de leurs vacances. Efforcez-vous de goûter la vie et de traverser le monde avec cet esprit-là ! Car, croyez-le, mes amis, la vie n’est en réalité qu’une villégiature au cours de laquelle nous n’avons d’autres obligations que de vaquer à ce que nous dicte notre cœur ! Rien ni personne ne doit être en mesure de vous troubler dans cette quête de vous-même ! Quant à la satisfaction de vos besoins vitaux (qui nécessite quelque argent dans ce maudit système), consacrez-y vous sans angoisse ! Fournissez le juste effort et vous verrez bientôt réglée cette mesquine affaire ! Quant au reste, mes amis, n’ayez aucun souci ! Cheminez tout simplement sur le chemin de vos désirs, de vos rêves et de vos aspirations !

 

Et enfin, mes amis, quel que soit le chemin que vous choisirez, sachez conserver cette juste distance d’avec les choses, les êtres et les évènements ! Tenez-vous à la juste distance ! Ni trop loin, au risque de sombrer dans un nihilisme destructeur… ni trop prêt car le danger serait grand alors de recevoir, avec une souffrance exagérée, les affres parfois douloureux de l’existence.

 

Voilà mes amis ce que j’avais à vous confier en ce jour de départ ! Pour finir, je vous souhaite de traverser cette vie avec autant de joie et d’amusement que vous pourrez vous offrir au cours de ce temps bref qui vous est imparti !

 

A la fin de mon discours, je suis tombé sur ma chaise, déconcerté par la platitude de mes propos. Je me suis senti triste et amer de n’avoir réussi, en dépit de ces longues années passées en ce monde, qu’à leur confier, dans un aveu grotesque et affligeant, un ramassis de lapalissades connues (et ressassées) depuis la nuit des temps. Je compris alors, plus triste et amer encore, comme mon séjour en cette vie n’avait été qu’un piètre terrain d’expériences et de réflexions. En définitive, mon discours avait révélé ma méconnaissance profonde de la vie. Et j’ai éprouvé pendant un bref instant l’absurdité de mon séjour en ce monde. Et je me suis mis à pleurer. S., M. et J. se précipitèrent pour m’entourer et dans un élan que j’ai senti sincère, ils me dirent d’une seule et même voix qu’eux-mêmes connaissaient ce sentiment d’absurdité mais qu’il fallait bien se garder d’y sombrer au risque de s’enfoncer inexorablement dans un accablement permanent. Eux-mêmes, me dirent-ils, s’y laissaient dériver à leurs instants d’échecs et de doutes, à leurs instants, me dirent-ils, de vraie conscience. Mais ils m’assurèrent aussitôt, qu’en dépit de ce sentiment d’absurdité, il nous fallait continuer à vivre et garder espoir pour poursuivre notre inaccessible (et peut-être déraisonnable) quête de nous-mêmes. Ils m’ordonnèrent de les croire. J’ai alors essuyé mes larmes, j’ai relevé la tête et me suis aperçu que tous les trois m’entouraient comme des frères, avec la plus grande des affections.

 

Moi qui avais maladroitement tenté de les accompagner (au cours de mon séjour en ce monde) et leur donner une leçon de vie (aujourd’hui, mon dernier jour parmi eux), c’est eux à présent qui me soutenaient. Allez, me dirent-ils, relève la tête, regarde la vie et garde espoir ! Il faut garder espoir, tu entends ! Toi, qui parcours ce monde, me dirent-ils, depuis déjà tant d’années, tu sais bien que le sens de cette existence ne peut être découvert ici-bas, tu sais bien qu’il nous est impossible, dans notre profonde ignorance, de connaître la signification de notre passage sur terre, mais tu sais aussi, au fond de ton cœur et de ton âme, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie est vaine et inutile, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie n’est que cette poursuite effrénée de conquêtes stériles auxquelles se livrent la plupart des hommes, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie n’est que misères et souffrances, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que tout s’arrête lorsque survient la mort, que nous ne pouvons nous résoudre à croire que la vie n’a aucun sens… et tu dois sentir aussi au fond de ton cœur et au plus profond de ton âme qu’existent d’autres réalités, d’autres mondes et d’autres univers qu’il nous appartient d’apprendre à découvrir ici, au fil de cette vie, pour poursuivre notre chemin vers des horizons plus vastes, plus limpides et plus lumineux… Après ces dernières paroles, tous trois se turent. Je les ai remerciés du plus profond de mon être puis leur ai demandé de me laisser seul. Ils se sont levés et ont quitté le café. Je les ai regardés s’éloigner et je me suis senti étrangement heureux. Eux qui ne se connaissaient pas il y a quelques heures à peine avaient réussi à me parler d’une seule et même voix et ils repartaient à présent ensemble comme les meilleurs amis du monde. J’ai compris alors que je pouvais quitter cette terre le cœur tranquille et rassuré. Tous – j’en étais persuadé à présent – sauraient s’accompagner sur leur chemin respectif, apportant aux uns et aux autres le courage et l’amour nécessaires que chaque homme doit donner et recevoir pour poursuivre son chemin vers lui-même.  

 

 

Etrange conversation avec un ange

(…) il n’existe pas de chemin qui nous conduirait hors de nous-même vers quelque chose d’autre, (…) il nous faut traverser la vie avec les aptitudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement personnelles et il nous arrive alors parfois de faire quelque progrès, de réussir quelque chose dont nous étions jusque-là incapables… après cela, la part la plus intime de notre moi ne tend à rien d’autre qu’à se sentir croître et mûrir naturellement. C’est à cette seule condition que l’on peut être en harmonie avec le monde.

H. Hesse, Lettre à un jeune poète

 

Je n’ai aucun goût pour les histoires (je n’en raconte d’ailleurs jamais et n’en lis que très rarement). Toutes se ressemblent si étrangement… que j’ai coutume de dire que « lire une histoire, ou en lire mille (ou même un million) ne nous en apprendrait pas davantage sur nous-mêmes ». Eh oui ! Que voulez-vous ? Je suis comme ça; râleur et grincheux. Non par nature, par nécessité. Oh ! Rassurez-vous ! Il n’en a pas toujours été ainsi ! Autrefois - lorsque j’étais encore de ce monde -, j’étais d’une rare gaieté et d’un grand enthousiasme (hum ! hum ! même s’il m’arrivait, ne le cachons point, de m’évertuer à l’être…). Oui ! Croyez-moi ! J’étais toujours prêt à courir le monde la tête et le cœur joyeux. Mais cette époque est définitivement révolue ! Depuis mon arrivée ici-haut, je n’éprouve plus aucun désir (je n’éprouve d’ailleurs plus rien), excepté peut-être cette folle envie (qui me prend parfois) de vous avertir. « Vous avertir de quoi ? » me demanderez-vous peut-être. Mais n’ayez crainte ! Les avertissements jalonneront cette conversation ! Peut-être trouverez-vous ma démarche étrange ? Peut-être même inhumaine ? Peut-être…. Et vous ne croirez pas si bien penser… Au fil des pages, peut-être trouverez-vous aussi mon attitude inconvenante ? Mais, je vous en prie, gardez-vous bien de me juger ! Avant d’émettre la moindre critique à mon égard, je vous conseillerai de prendre le temps de me connaître ! Et lorsque nous aurons fait plus ample connaissance, alors je vous laisserai me juger à votre aise. Mais mieux vaut vous prévenir dès à présent, sachez que je me contrefoutrai de ce que vous penserez !

 

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Aborder un inconnu est un exercice bien difficile, n’est-ce pas ? C’est même - dirais-je - un exercice périlleux auquel (avouons-le) j’ai toujours eu un mal fou à me prêter… Pourtant, les sujets de conversation ne manquent pas, mais par lequel commencer ? Je ne voudrais surtout pas vous importuner avec des histoires… dont vous n’aurez que faire… (d’autant plus que je ne vous connais pas). Si vous avez pris la peine de m’inviter chez vous, je pense néanmoins que vous êtes - un tant soit peu - disposé à m’écouter. Mais sachez que je ne me livre pas de la sorte au premier venu. Parce qu’à mes yeux, vous êtes le premier venu  (vous pouvez même être n’importe qui) ! Et depuis que je vis là-haut, je rencontre si peu de monde (que dis-je, je ne rencontre jamais personne), que je suis devenu encore plus farouche et plus sauvage qu’autrefois, au temps de mes années terrestres. Aussi est-il bien naturel que je me sente intimidé, fut-ce ici-bas et par n’importe qui. Vous pensez que je suis désagréable ? Eh bien ! Vous avez raison, je le suis. Et après ?

 

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Là-haut, je vis seul. Lorsque je dis seul, je veux dire absolument seul. Sans personne. Ce n’est guère original, j’en conviens. Des tas de gens vivent seuls. Et je connus moi-même, en ce monde, une foultitude de célibataires qui ne s’en portaient pas plus mal. Bien au contraire. D’ailleurs, moi non plus, je ne me plains pas. J’accepte le sort que la Vie m’a réservé. Cette phrase a l’air idiote, mais ne vous y fiez pas ! Cette phrase est bien plus profonde qu’elle n’en a l’air (et à vos heures perdues, je vous conseillerais d’y réfléchir !). Et puis qu’importe ! Après tout, libre à vous de vous y pencher ! Mais je vous en conjure, si vous prenez la peine de méditer cette phrase, faites-le de toute votre âme ! Quant à moi, j’aime la solitude (et ne l’ai-je pas d’ailleurs toujours aimée ?). Elle est sans doute ce que nous avons de plus chère au monde ! Elle nous offre la liberté, et cette liberté nous permet d’être nous-mêmes. Grâce à elle, nous pouvons user à notre guise de notre temps et de nos envies. La solitude offre cette liberté ! Et cette solitude, il nous faut savoir l’assumer. Et sans amertume encore ! Et vous, dîtes-moi, cela vous arrive-t-il de vous sentir seul(e) ? Et puis, non ! Ne me dîtes rien ! Je sais bien que vous vivez seul(e) en ce monde !

 

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Tenez ! Puisque nous parlons de ce monde, j’aimerais savoir s’il vous plaît d’y vivre. Oui, vivre dans ce monde ? Parce que moi, je n’ai jamais pu m’y résoudre (je me demande d’ailleurs comment j’ai pu y passer tant d’années) ! Tout y est si laid ! Les hommes le rendent si laid ! Oui, vous le rendez si laid, vous autres ! Oh ! Ne prenez pas cette remarque pour un blâme personnel ! Je ne voudrais surtout pas vous faire culpabiliser…  (quoique… entre nous, votre culpabilité pourrait être l’amorce d’une prise de conscience…). D’ailleurs, je ne vous accuse pas en particulier ! Vous devez être comme les autres Hommes, n’est-ce pas ? Ni plus ni moins (et croyez-moi ! Je ne vous en veux pas le moins du monde d’être ainsi !). Vous devez certainement avoir vos raisons pour continuer à y vivre, dans ce monde ; peut-être une famille, des enfants, un chien, quelques ami(e)s, sans doute un travail, des responsabilités à assumer, et aussi des obligations sans doute. Et puis vous devez aussi avoir quelques rêves dans un coin de la tête… et l’espérance de les réaliser. Il est bon de rêver, n’est-ce pas ? Il est si doux de penser à nos rêves lorsque tout semble aller de travers dans notre vie. Oh ! Rassurez-vous ! Nous sommes tous pareils ! On s’accroche tous à ce que l’on peut ! On s’agrippe à ce que l’on a sous la main ! Oh ! Je ne vous juge pas ! Je constate, voilà tout ! Vous ne craignez tout de même pas que l’on regarde ensemble ce qui est, n’est-ce pas ? Franchement, il serait stupide de ne pas oser regarder la vérité ! Que craignez-vous ? De voir votre vie avec lucidité ? D’apercevoir votre insignifiance ? Mais que Diable ! Insignifiant, évidemment vous l’êtes ! Et qui que vous soyez encore ! Non ! Non ! Inutile de protester ! Les vagues prouesses que vous avez réussies dans votre vie, les mérites que l’on vous trouve et les compétences que l’on vous attribue ne changeront rien à l’affaire ! De votre vie, ne tirez pas de conclusion trop hâtive ; n’en déduisez pas votre signifiance ! Restez humble ! Que Diable ! Et sachez que toutes vos entreprises n’ont été que de vulgaires frétillements ! Je vous avais prévenu, je suis désagréable !

 

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Peut-être êtes-vous un peu surpris (interloqué même) par cette conversation ? Eh bien ! Tant mieux ! Que grand bien vous fasse ! Et poursuivons, voulez-vous ! Je vis donc seul. Très haut perché, là-haut. J’ai toujours aimé la hauteur, regarder les choses de loin et de haut (oui, surtout de haut). La vue est toujours imprenable. Tout apparaît avec clarté. Loin de la fange des plaines surpeuplées. Oh ! Je ne dis pas cela particulièrement pour vous, bien sûr (mais si, soyons honnête, je le dis tout de même un peu pour vous) ! Ici, le ciel est bleu, l’eau et la terre sont pures. La nature et la vie sont d’une pureté immaculée. Seule, ma présence ici-haut semble une tache dans la pureté des paysages. Mais je fais pourtant mon possible, croyez-le, pour en épargner mon environnement (êtres et choses qui m’entourent). Autrefois, j’étais aussi sale qu’aujourd’hui (et peut-être encore plus sale que vous ne l’êtes), mais cette saleté ne se voyait guère en bas tant tout y est répugnant de crasse. En bas, la merde a toujours suinté de partout. Mais la merde est inodore et invisible dans une décharge, n’est-ce pas ? Elle y est naturelle, à sa place. Et cela vous plaît-il d’y vivre ? Oui, dans cette merde ? Oh ! Vous auriez beau vous en défendre (et même protester), vous n’en vivez pas moins dedans ! Inutile de le nier ! Je dirais même que vous prenez un malsain plaisir à vous y vautrer chaque jour comme un porc dans ses déjections ! Est-ce plaisant, dîtes-moi, de vivre dans toute cette merde ? 

 

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Eh bien ! Oui ! Je ne peux vous cacher que j’ai toujours détesté les villes et ses tours d’immondices ! Que voulez-vous ? Les villes ont toujours été, à mes yeux, d’immenses décharges où s’amoncelle la pourriture des hommes. En ville, tout est sale, repoussant et nauséabond ! L’odeur des foules, le béton des rues, le bruit des voitures, la folle agitation des citadins, les petits deux-pièces misérables des immeubles miteux, les riches appartements des immeubles cossus, les petits pavillons minables des quartiers de banlieue, les grandes barres oppressantes des cités pourries. Tout y est abject. Des caves à cafards aux cages dorées des beaux quartiers, l’air est irrespirable et la vie étouffante. La nature y a perdu sa place, et lorsque, par miracle, il lui arrive encore d’exister, elle se trouve confinée, coincée, encerclée par toutes vos déjections citadines. Dans cet environnement de grisaille désolante, les parcs que les experts en matière d’environnement urbain appellent ptrompeusement (oui ptompeusement, cela veut dire aussi pompeusement que trompeusement, là-haut, nous inventons les mots à notre guise… mais n’ayez crainte, je ne me livrerai pas à ce genre d’exercice devant vous… un, de temps à autre… tout au plus), les parcs - disais-je - que les experts en matière d’environnement urbain appellent des espaces verts ne sont plus que des poumons artificiels (noirs de monde) où viennent respirer des hordes de citadins asphyxiés. Oui, (comme vous peut-être), j’étais de ceux-là. Et chaque jour, j’allais m’extasier de cette beauté épargnée au cœur du tumulte citadin, laissant mon regard se promener sur la noble ramure d’un arbre ou la subtile teinte automnale des feuilles agonisantes, entre une poubelle regorgeant de détritus et un vieux banc vert décrépi scellé dans un abominable béton gris. Oui, j’étais de ceux-là, et pas un seul soir, figurez-vous, je n’ai manqué ma promenade vespérale pour aller respirer ce semblant d’air pur, faussement épargné par l’atmosphère viciée alentour.

 

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Autrefois, j’aimais la vie passionnément. Il m’arrivait même, certains jours, de l’aimer avec une fougue débordante... Comme vous peut-être, n’est-ce pas ? Lorsque votre vie se déroule à merveille, lorsque vos plans aboutissent et vos projets réussissent, lorsque les gens vous aiment, lorsque tout semble vous sourire, alors oui, là, vous aimez la vie ! Vous la trouvez belle ! Vous êtes heureux ! Et pour peu, vous seriez prêt à aimer la terre entière, n’est-ce pas ? Mon dieu, qu’il est bon d’être heureux ! Et qu’est fragile ce petit bonheur ! Voilà un état de grâce bien fugace ! Mais si que Diable ! Le bonheur existe ! Faîtes donc un effort ! Souvenez-vous de vos bonheurs ! N’avez-vous donc jamais été heureux ? Oh ! Comment est-ce possible ? N’avez-vous donc jamais été amoureux ? Mais si ! Rappelez-vous ! … je t’aime, tu m’aimes… on s’aime… enfin… vous savez tous ces amours qui ne durent que le temps d’un soupir… Et d’ailleurs (puisque nous parlons d’amour) savez-vous qui l’on aime vraiment dans l’amour ? Je crains que ma réponse ne vous transperce le cœur. Eh oui ! Bien sûr ! On n’aime pas toujours celle ou celui que l’on croit, n’est-ce pas ? Oh ! Inutile de me chanter votre rengaine sur l’amour qui donne des ailes… Que vous le vouliez ou non (et que vous vous en accommodiez ou non), nous sommes tous de pauvres Icare, qui nous brûlons les ailes à peine envolés. Et après l’envol poussif (et jouissif peut-être…) vient la chute, fulgurante et douloureuse, puis la longue et pénible convalescence jusqu’au prochain envol ! Ah ! Pauvres hommes… qui continueront toujours de croire aux illusoires miracles de l’amour et qui toujours se briseront les ailes, attirés par les lois irréfutables de leur pitoyable gravité terrestre ! Eh bien ! Bon vent, pauvres Icare et que vos chutes soient innombrables et douloureuses ! Non ! Croyez-moi ! Il serait plus sage de vous couper les ailes ! Oui, de vous couper les ailes pour couper court à tout envol… Oui ! Définitivement ! Pour vous guérir du mirage de l’amour ! Gardez donc les pieds sur terre, cela vous évitera de vous rompre le cou à la moindre rafale ! Croyez-moi ! On ne fait pas dépendre impunément son bonheur des autres hommes… De cette prise de conscience naîtra peut-être votre désir d’éloignement. Et vous finirez peut-être (comme votre humble et dévoué serviteur) par vous isoler du monde pour suivre votre chemin de solitude. Oh ! Salvatrice solitude ! Mais avant de vous soumettre à cette bienheureuse solitude, il serait plus sage (pour ne pas me taxer à l’avenir de mauvais conseiller) de répondre à cette question : croyez-vous que votre entourage vous aime pour ce que vous êtes ? Ou ceux qui disent vous aimer n’entretiennent-ils cette relation que dans le seul dessein de profiter de ce que vous leur offrez ?  Oh ! Je n’ose même pas envisager ici vos relations sociales et professionnelles qui se fondent bien entendu sur cet échange mesquin de « détestables procédés ». Non ! J’évoque ici votre proche entourage ; famille, amis, mari, femme, compagne ou compagnon. Ah ! La vie est franchement déconcertante, n’est-ce pas ? Ne nous réserve-t-elle pas de bien déconcertantes surprises ? Allez ! Avouez-le à présent ! Et dites-moi que vous vous sentez aussi seul que moi (et peut-être même davantage…). Oui, je sais, il est bien difficile de l’admettre. Mais il est tellement plus sain d’en prendre conscience et tellement plus simple de ne plus faire dépendre sa joie et son bonheur de son entourage. Non ! Croyez-moi ! Cette lucidité est salvatrice. Et à quoi bon sauver les apparences ? Franchement ? A quoi cela pourrait-il servir ? Et quelle apparence voulez-vous sauver ? Personne n’est dupe dans cette histoire ! Chacun a beau se prêter à ce misérable jeu des apparences pour essayer de se rassurer (et se leurrer), chacun a aussi conscience d’être seul, irrémédiablement seul, quoi qu’il arrive. Inutile donc de vous leurrer. Cela ne changerait guère votre solitude !

 

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Je me suis toujours étonné de cette vie. Pas vous ? J’ai toujours eu mille questions à son sujet. Pourquoi ? Pourquoi ? Oui, je me suis toujours posé mille questions sur la vie sans être en mesure d’obtenir la moindre réponse ! Le miracle de la vie m’a toujours étonné. Ce tourbillon qui vous prend et ne vous lâche plus, cette course folle qui vous attrape et qui s’achève toujours dans la macabre le plus sordide. Cette vie est décidément bien déconcertante… Ne vous a-t-il jamais semblé absurde d’être en vie ? Ah ! Vous ne savez pas… Bon… et si je vous dis que la vie est une énigme ? Là, vous êtes d’accord, n’est-ce pas ? Allez ! Un peu de courage ! Que Diable ! Cela ne vous engage à rien de reconnaître que cette vie est bien énigmatique et bien intrigante ! Peut-être allez-vous me rétorquer qu’il est vain de vouloir résoudre l’énigme. Peut-être avez-vous raison… Je n’en sais rien. Si telle est votre réponse, vous devez sûrement appartenir à cette race d’hommes qui jamais ne pensent à la vie et vivent comme s’ils étaient éternels. Oui, bon nombre d’hommes en ce monde vivent ainsi. Ils vivent et s’occupent. Voilà à quoi se résume leur existence ! Des tas de choses sont d’ailleurs susceptibles de les occuper en cette vie. Oui, tout est en mesure d’occuper les hommes en ce monde  (d’ailleurs, tout n’est-il pas prétexte à s’occuper et à se divertir ici-bas ?) ! Et vous, comment faites-vous ? Oui, comment vous y prenez-vous pour vous occuper à vivre ? Oh ! Je sais ! Inutile de me dresser la liste de vos occupations ! Vous devez être comme les autres. A faire ceci et à entreprendre cela ! Enfin… toujours à trouver de fumeux prétextes pour évincer cette redoutable question de l’existence, n’est-ce pas ? Mais comment vous en vouloir ? Comme vous, j’y ai souscrit et il m’arrive aujourd’hui encore de m’y adonner. Comme si ces occupations (ces vnoccupations, vaines occupations) nous apportaient le repos de l’esprit nécessaire pour ne pas sombrer dans de folles et dangereuses élucubrations ! Mais comme je vous plains de ne jamais penser à la Vie (et à la vôtre en particulier) !

 

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Voilà déjà quelques instants que nous menons cette conversation, évoquant des sujets qui peut-être vous déplaisent (ou pire peut-être, qui ne vous intéressent pas). Peut-être cette conversation vous ennuie-t-elle ? Qu’espériez-vous en tournant ces pages ? Auriez-vous préféré une histoire, une vraie, avec une intrigue et des personnages, des évènements et des rebondissements ? Ah ! Avouez que je ne vous ai pas pris en traître, ne vous avais-je pas prévenu ? Ah ! Je vous en prie ! Epargnez-moi votre couplet sur les passionnantes histoires que vous avez lues dans d’autres livres ! Dans ce genre d’ouvrage, il s’agit tout au plus de passer le temps (et de le perdre un peu aussi) ! Et de ça, il n’en est pas question ici ! Je ne suis pas venu vers vous pour vous faire passer du temps (et moins encore pour vous en faire perdre) ! Quoique, au fond, j’ignore la façon dont vous allez accueillir cette conversation et les éventuelles conséquences qu’elle pourrait avoir sur votre vie… Peut-être n’accorderez-vous guère plus d’importance à cette rencontre qu’à toutes celles que vous avez faites auparavant ? Peut-être même ne daignez-vous partager ces instants avec moi que parce que vous n’avez d’autres vnoccupations ? Et si tel était le cas, il est bien dommage que nous nous soyons rencontrés (et sachez que je le regrette sincèrement) ! J’aurais mille fois préféré m’entretenir avec un être ouvert et disponible, soucieux de lui-même et de l’Autre, prêt à écouter un inconnu susceptible de lui apprendre quelques menues vérités sur lui-même ! Mais que voulez-vous ? Peut-être oublierez-vous notre rencontre aussitôt ce livre refermé ! Et je n’y pourrais rien ! Voyez-vous ! Les hommes sont ainsi. Sous leurs faux airs d’intelligence et de grégarisme, ils n’en demeurent pas moins des êtres foncièrement stupides et égoïstes. Mais sachez que je ne vous contrains nullement à m’écouter. Libre à vous d’en décider ! Je ne serais donc pas vexé si nous reportions à plus tard cette entrevue (lorsque votre cœur et votre conscience vous l’exhorteront). Vous devez sûrement avoir bien des choses à faire en cette vie et je ne vous cache pas que j’avais moi-même bien des occupations lorsque j’étais encore de ce monde. A l’instant, nous prenons simplement le temps de nous parler. Voilà tout ! Comme deux êtres ouverts et curieux de l’autre autant que de nous-mêmes. Nous parlons de moi, de vous et de la vie. Une discussion banale en somme. Oui ! Une discussion absolument comme les autres !

 

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Mais la rencontre entre deux êtres est toujours une chose étrange, n’est-ce pas ?  Comme si une curiosité nous poussait à aller vers l’Autre. Non, je n’évoque pas ici cette curiosité malsaine qui consiste à rencontrer l’autre dans le seul but de connaître la façon dont il vit. Et j’ose espérer que ce n’est pas cette curiosité-là qui vous a mené vers moi (sachez que je trouve cette curiosité foncièrement détestable). Non, je pense plutôt à cette curiosité indissociable de l’espoir d’une découverte de soi dans l’Autre. Oui, je crois que c’est ce type de curiosité qui incite les hommes à aller à la rencontre du monde. Et toute autre motivation me paraît bien accessoire. Le bonheur d’être ensemble, les idées partagées, la complicité, les affinités, toutes ces béquilles à cette volonté d’approfondissement de soi deviennent presque superflues. Non qu’elles soient dénuées d’intérêt et non porteuses de plaisirs, mais je pense simplement qu’elles demeurent secondaires. Et tout secondaires qu’elles me semblent, j’ai conscience que ces béquilles n’en sont pas moins les piliers de toute relation – digne de ce nom s’entend – qui ne pourrait, sans elles, se poursuivre au-delà des premiers échanges. Mais qu’importe ! Après tout, quelles que soient leur nature et les motivations qui les sous-entendent, les relations existent et sont incontournables en ce monde. Là-haut, bien sûr, tout est différent. On y vit seul et on n’y rencontre pas le moindre quidam. Mais rassurez-vous ! On n’en éprouve nul besoin. La solitude y est parfaitement assumée. Nul manque ni le moindre embarras à demeurer seul ! Et de temps à autre, s’il nous arrive de descendre ici-bas, ce n’est non par ennui ou par désœuvrement (comme vous pourriez le croire) mais contraints par la force irrépressible de notre amour pour les hommes. Et en dépit des apparences (oui, comme l’humeur grincheuse que je traîne depuis des lustres ici-haut et ici-bas, et soyons honnêtes, où que j’aille de par le ciel et la terre), c’est par amour des hommes que je suis venu vers vous. A ce sujet, ne me posez pas la moindre question ! Et je vous en prie ! N’insistez pas ! Je ne vous en dirai pas davantage !

 

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Là-haut, tout est différent ! Les choses, le monde, le temps, la vie même est différente. Rien de ce qui existe là-haut n’existe ici. Et pourtant, il n’y a aucune différence entre ce que l’on trouve ici et ce que l’on trouve là-haut. N’est-ce pas étrange ? Laissez-moi vous expliquer ! Pour quelle raison, tout y est identique et semble différent ? C’est très simple ! Là-haut, toute chose prend une résonance si forte que cela change la vie. Là-haut, je parviens même (c’est vous dire) à vivre comme un ermite bienheureux. La vie là-haut n’est pourtant pas une sinécure (pas plus, il est vrai, qu’elle ne l’est ici-bas). Et pourtant, je m’en arrange. Et plutôt bien, me semble-t-il. Tenez, par exemple, là-haut, je parviens à m’émerveiller de la moindre broutille. Un rien suffit à me rendre heureux (si, si, je vous assure). Ici-bas, j’ai beau m’y efforcer, il n’y a rien à faire. Je crache mon venin à la moindre contrariété. Et les contrariétés ne manquent pas en ce monde, vous en conviendrez ? Ainsi, lorsque je vivais encore parmi vous, ma colère et mon angoisse étaient permanentes. Je vivais avec un nœud d’angoisse et de colère qui me ligotait littéralement l’estomac. Je n’ai jamais pu m’en défaire. C’est bien simple ! A l’époque, tout en ce monde n’était (pour moi) que source d’inquiétude et d’irritation ! La moindre peccadille prenait des allures cauchemardesques ! J’ai pourtant tout essayé, croyez-le ! Sans succès ! Le nœud était toujours là, accroché, indénouable. Le jour comme la nuit. Jamais de répit ! Jamais ! J’ai tout connu. Les insomnies, les dépressions, les euphories, les pilules pour dormir, les comprimés pour se détendre, les gélules pour se réveiller ! (j’étais devenu, disons-le, une vraie pharmacie ambulante) ! Ah ! Et le matin ! le matin ! Quelle épreuve ; la nausée, les éructations d’angoisse... Un vrai calvaire. Retrouver la vie et le monde relevait de la gageure. Un incroyable défi. Mais c’est bien fini, tout ça ! Bien fini ! Là-haut, je n’ai plus ni angoisse, ni souci. Tenez, pour vous dire, le mot inquiétude n’appartient plus à mon vocabulaire.  

 

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Oh ! Je sais, ce que je vous raconte-là, d’autres, avant moi, vous l’ont déjà dit. Et vous-même, vous devez sûrement connaître parfaitement toutes ces choses… Il n’y a souvent rien de bien intéressant dans nos pauvres vies, n’est-ce pas ? Tout n’y est qu’éternel recommencement ! La vie tourne… vous savez ce que c’est ! Et nous, pauvres de nous, on se laisse happer par cette course folle ! La folie collective ! Oh ! Rassurez-vous ! Cette folie conserve une apparence bien raisonnable ! Vous le savez d’ailleurs fort bien. Cette course folle n’a rien d’une folie (ne nous la présente-t-on pas d’ailleurs toujours comme une fatalité ?). C’est comme ça, que voulez-vous ? N’avez-vous jamais entendu cette phrase-là ? Moi, si. Toute ma vie, on m’en a rebattu les oreilles. C’est comme ça, que voulez-vous ? C’est comme ça… Eh bien non ! Ce n’est pas toujours comme ça (heureusement). Et vous, acceptez-vous de penser que la vie est toujours comme ça ?

 

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Regardez donc ce qu’est la vie aux yeux du monde ! Regardez donc à quelle existence il vous contraint, ce foutu monde ! Dès le plus jeune âge, on vous embarque dans cette histoire qui n’est pas la vôtre (histoire que vous n’avez d’ailleurs même pas choisie, je vous le rappelle), et vous, vous devez vous taire et accepter. Simplement accepter de faire partie de cet équipage (qu’on appelle l’humanité) sur ce gros navire égaré qu’est notre planète. Non, mais franchement, de qui se moque le monde ? Ensuite, on vous met un cartable sur le dos et on vous pousse à l’école. Les années passent et les contraintes s’enchaînent. Arrivés à l’âge adulte, on vous refourgue un boulot, un logement, des traites à rembourser, des obligations à n’en plus finir, et on vous dit que c’est comme ça. Et finalement, vous vous rendez compte que c’est effectivement comme ça. Comment pourrait-il en être autrement ? Il vous faut bien manger, vous loger, acheter quelques objets de premières nécessités (et plus… si besoin est). Voilà des besoins incontournables, n’est-ce pas ? Et voilà ! La boucle est bouclée. Il faut bien vous rendre à l’évidence, la vie ne nous laisse pas vraiment le choix. Mais ce monde, croyez-le, le restreint plus encore. Et on se rend bien vite compte que choisir un autre chemin est chose impossible. Un rêve absolument inaccessible, n’est-ce pas ? Tenez ! Vous par exemple, combien de fois avez-vous déjà eu envie de tout plaquer pour choisir une autre vie ? Oh ! Et ne me dites pas que vous n’y avez jamais songé ! Nous y avons tous pensé un jour ou l’autre. Mais à combien d’autres nécessités nous aurait-il fallu renoncer ? Oh oui ! Je sais ! Beaucoup ! Beaucoup, indéniablement ! En tout cas, bien trop pour trouver le courage de nous y engager, n’est-ce pas ?

 

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La vie vous semble-t-elle difficile ? Oui, la vie vous semble difficile ! Difficile et belle ! Mais difficile surtout ! Mais n’allez surtout pas imaginer que j’aille vous plaindre ! Regardez donc autour de vous ! N’y a-t-il pas plus malheureux ?!! Mais regardez donc ! Que Diable ! Regardez tous ces malheureux ! Regardez ce monde ! Il faut bien vous rendre à l’évidence, certains sont plus à plaindre que vous ! Oh ! Moi, je ne plains personne. La vie est ce qu’elle est. Et personne n’est épargné. La souffrance, la maladie, la mort arrivent tôt ou tard (qui qu’on soit et quoi qu’on fasse). Rien ne sert de vous en prémunir. La forteresse sera un jour assiégée. Ce qu’on appelle les malheurs tombent de temps à autre, n’est-il pas vrai ? Et vous n’êtes pas en reste, n’est-ce pas ?

 

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Depuis le début de cette conversation, nous parlons de choses bien affligeantes. Mes propos ne vous semblent-ils pas d’une affligeante trivialité ? Oh ! Ne me dites pas non ! J’en ai conscience : notre conversation est affligeante de trivialité ! Mais cette trivialité, n’est-elle pas notre lot à tous ? Regardez donc votre vie, et vous vous apercevrez ! Votre vie et mes propos ne sont pas différents. L’évasion est ailleurs. Ici, il n’y a que l’ennui. Vous, qui vivez encore parmi les vivants, ne vous ennuyez-vous jamais ? Ah ? Vous êtes toujours occupé... ? Ah ! Comme je vous plains de l’être ! Autrefois, je l’étais moi aussi… lorsque je travaillais (vous ne doutez tout de même pas que j’ai pu travailler ?) Oh ! Rassurez-vous, il y a bien des années… (et aujourd’hui, il y a prescription). J’ai même occupé toutes sortes d’emplois, des postes subalternes, des postes prestigieux, des postes sous-qualifiés, des postes à responsabilités, enfin toutes sortes de postes qui n’avaient d’ailleurs, à mes yeux, aucune différence. Tous étaient aussi idiots et inutiles. J’ai travaillé pour le compte des autres et pour mon propre compte. Ici, ailleurs et un peu partout. Et l’expérience ne fut guère concluante (c’est le moins que l’on puisse dire). Là-haut, non, je ne travaille pas. Jamais. Cette obligation m’est épargnée. Je vis, voilà tout (ce qui n’est déjà pas si mal, entre nous !). Je vaque (ici et là) à ce qui me plaît, passant d’une activité à l’autre, à ma convenance. Mais comment pourrait-on qualifier de travail ce genre d’activité (est-ce que vivre est un travail ?). Non ! Croyez-moi, c’est une grande joie que de pouvoir se consacrer (en toute liberté) à ce qui nous appelle ! Jamais rien ne nous est imposé. Et qui le ferait d’ailleurs ? Personne ne dépend de moi, je ne dépends de personne. C’est un choix (le mien). Et rassurez-vous, je l’assume parfaitement. Comment vous expliquer ce bonheur ? Imaginez un espace de liberté, vierge de tous principes et de toutes contraintes. Imaginez un lieu de paix, une vaste étendue dénudée avec quelques forêts alentour, le bruit de la rivière, le bruissement du vent dans les arbres, le chant des oiseaux. Oui… cette description doit vous sembler un peu mièvre, trop bucolique peut-être pour être vrai. Et pourtant… c’est ainsi, je vous assure. Là-haut, il n’y a pas âme humaine. Rien que des êtres qui vivent en parfaite harmonie (une harmonie parfois cruelle, il est vrai, mais toujours juste (selon les mérites et les manques de chacun)). Là-haut, je ne fais pour ainsi dire rien de la journée. Je m’amuse beaucoup et toujours follement. A entreprendre ci et à découvrir cela. Et toujours dans la joie et la bonne humeur. J’ai bien conservé quelques douloureuses habitudes de ma vie passée (qui, il est vrai, m’incommodent parfois). Mais là-haut, au contact de cette bienheureuse sérénité, je les sens perdre, chaque jour, un peu de leur force. Depuis combien de temps suis-je là-haut ? Je n’en sais rien. Je vous l’ai dit, le temps est différent là-haut. Le temps se déroule autrement. Chaque être et chaque chose vivent à leur rythme. Il n’y a ni course, ni compétition. Il n’y a que le plaisir d’être et le bonheur de vivre.

 

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Mais je m’aperçois que je vous en livre bien plus que je ne le souhaiterais sur ce petit coin de paradis. Aussi, me faut-il me taire à présent. Il ne servirait à rien de vous en dire plus que de raison (à trop vous en dire, je crains que vous n’abrégiez votre séjour ici-bas pour vous précipiter là-haut - ce qui serait, croyez-le, une belle hérésie). Aussi parlons plutôt de vous. Je vous connais si mal. Ainsi, j’ignore votre âge, par exemple. J’ignore tout de vous et de votre vie. Quelle est-elle ? Est-elle heureuse… ? Malheureuse… ? Facile… ? Difficile… ? Qu’importe, à dire vrai ! L’important est que vous vous y sentiez à l’aise, n’est-ce pas ? Est-ce le cas ? Pas toujours, je le crains. Avez-vous des regrets ? Etes-vous rongé par quelques remords ? Avez-vous manqué certaines choses qui vous semblaient importantes ? Et toutes ces choses que vous avez entreprises par le passé et toutes celles que vous entreprenez encore aujourd’hui, ont-elles tant d’importance à vos yeux ? Oh ! Je m’aperçois que je papillonne ! Mais comment m’y prendre ? Je souhaiterais tant ébranler vos certitudes, secouer votre vie, vous exhorter à réfléchir pour enfin vivre ce que vous avez à vivre… Bon ! Puisque je vois que vous avez les pires difficultés à vous confier…. Je n’insiste pas… Parlons d’autre chose... Et si nous parlions de la mort ? Qu’en pensez-vous ?!! Voilà un sujet intéressant, n’est-ce pas ? Vous savez, depuis que je vis ici, je n’ai plus peur de la mort. (Non ! Non ! N’allez surtout pas imaginer que j’aille vous livrer ici le secret de la mort. D’ailleurs, vous seriez bien déçu, car, à l’heure où je vous parle, j’ignore toujours ce qu’elle est…). Mais je ne la crains plus (ce qui n’est déjà pas si mal). J’y pense même chaque jour (non ! non ! la mort ne m’obsède en rien, mais j’y pense, voilà tout !). Lorsque j’étais encore de ce monde, j’en avais une frousse bleue. Oui, comme bon nombre d’entre-vous, j’avais peur de perdre la vie. Je m’y accrochais comme un forcené. Mon existence n’était pourtant ni merveilleuse, ni très exaltante, mais c’était-là ma seule richesse. J’avais même si peur de perdre la vie que je pensais sans cesse à mon avenir, à ce que j’allais devenir. Je m’imaginais devenir ci ou ça (et qu’importe !). Je passais mon temps à prévoir, à calculer, à anticiper. Bref, j’avais toujours en tête mille projets et autant de moyens pour les réaliser tous. J’élaborais des stratégies, envisageais toutes les possibilités pour parvenir à mes fins. Oh ! Ces plans occupaient entièrement ma vie ! D’ailleurs, n’est-ce pas là une attitude naturelle, un comportement que vous-même peut-être adoptez ? Est-il utile de vous préciser que toutes ces anticipations s’avéraient toujours bien différentes de ce qui se passait en réalité ? Oui, si bien qu’au fil des années, ce décalage perpétuel a nourri mon angoisse jusqu’au jour où je n’ai plus osé entreprendre la moindre chose ni m’engager dans le moindre projet (tant j’avais peur de m égarer dans les égrances de la Vielesaigres errances de la vie, si vous préférez))...  

 

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Peut-être trouvez-vous mes histoires ennuyeuses ? Soit ! Si tel est le cas… parlons d’autre chose ! Voulez-vous parler du temps qu’il fait aujourd’hui, des prévisions météorologiques annoncées pour demain ? (peut-être êtes-vous de ces Hommes qui, chaque jour, regardent anxieusement les prévisions, conjecturant avec angoisse sur leur tenue vestimentaire du lendemain ?). A moins que vous ne préfériez parler de la faim dans le monde, du dernier fait divers, des récentes ou futures magouilles politiques, du progrès technique, des avancées de la science, des affaires du monde ? Dites-le moi et nous le ferons. Vous n’avez qu’un mot à dire… Depuis combien de temps ne me suis-je pas tenu informé des actualités ? Un sacré bon bout de temps, une éternité peut-être (là-haut, je vous rappelle que nous ne possédons aucun moyen de communication, excepté la parole bien sûr. Voilà un média archaïque, n’est-ce pas ? Oui et alors ! Me suis-je trompé sur les évènements qui font l’actualité de ce monde ? Non, bien sûr ! Comment pourrais-je me tromper ? Depuis que le monde est monde, les évènements se répètent inlassablement. Toujours, et toujours… les mêmes faits, les mêmes gestes, les mêmes propos, les mêmes atrocités… je n’ai donc aucun mérite à deviner ce qui se passe ici-bas…    

 

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Sachez qu’autrefois, les affaires du monde avaient pour moi une grande importance. Je me tenais informé du moindre fait d’actualité (l’actualité n’avait d’ailleurs aucun secret pour moi). J’étais au courant du moindre événement. Puis la valse du monde m’a donné le tournis. Je me suis lassé et suis parti. Le monde a continué de tourner sans moi. Oh ! N’y voyez-là rien d’étrange ni de pathétique ! J’ai simplement éprouvé le besoin de m’éloigner de cette agitation tourbillonnante. Aujourd’hui, les danseurs ont changé, mais la danse se poursuit ! Aussi triste, aussi déconcertante, et aussi macabre qu’autrefois. Aussi, à quoi bon s’informer des affaires du monde ? D’ailleurs, ont-elles quelque importance dans votre vie ? Non… eh bien… pour quelles raisons éprouvez-vous le besoin de vous en informer ? Avez-vous peur de n’être plus à la page ? D’être montré du doigt parce qu’incapable d’émettre l’opinion communément véhiculée sur l’actualité du moment ? Oh ! Que vous êtes superficiel(le) et couard(e), mon ami(e) ! En quoi ces faits vous concernent-ils ? Auront-ils une quelconque incidence sur votre existence ? Permettez-moi d’en douter !

 

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Eh oui ! Comment vous cacher ma haine de la pensée commune (cette pensée unique prônée un peu partout) ! Ne voyez-vous pas qu’elle vous envahit, cette fausse vérité ! Ne voyez-vous pas qu’elle ne cesse de vous grignoter un peu plus chaque jour ? De tel sujet, on nous exhorte de penser ci, de tel autre, de penser ça ! Mais quand Diable nous laissera-t-on (vous laissera-t-on serait plus juste) penser en toute liberté ? Et puisqu’il est de bon ton de penser ceci de cela, je suis prêt à parier que vous ne vous risqueriez pas à penser d’une façon différente de celle du monde… Et cette attitude, croyez-le, est bien regrettable ! Et en premier lieu, pour vous-même. Non ! Croyez-moi ! L’uniformisation de la pensée est un vampire malfaisant qui grignote un peu plus chaque jour votre liberté. Et ne me dites pas non ! Cela ne serait inutile (comment pourriez-vous me tromper ?) ! Vous êtes comme les autres Hommes ! Vous croyez être ouvert, critique, plus enclin à réfléchir que votre voisin. Mais non ! Bien sûr que non ! Vous êtes un être étriqué (aussi étriqué que les autres et aussi étriqué que je pus l’être moi-même). Oh ! Si aujourd’hui, mon étroitesse d’esprit s’est élargie, n’allez pas en conclure que j’en tire quelque prétention (cette transformation, croyez-le, a été bien involontaire !). Lorsque nous nous connaîtrons davantage, vous pourrez en juger (par vous-même) !

 

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Beaucoup de choses m’agacent ici-bas. Peut-être vous en êtes-vous aperçu ? Oui, le monde m’agace, bien sûr… Comment pourrait-il en être autrement ? Tous ces hommes qui courent partout sans savoir après quoi ils courent… C’est inouï, complètement absurde et insensé ! Mais que Diable, pourquoi courent-ils ainsi ? Le savez-vous ? Que cherchent-ils ? L’argent ? La gloire ? La réussite ? Le sexe ? La reconnaissance ? La normalité ? Il y a tant de choses ici-bas qui font courir les hommes… Oh ! Je ne les juge pas, je m’interroge. Oh ! Après tout, toutes ces histoires n’ont guère d’importance... Comme vous pouvez le voir, il m’arrive parfois de descendre de mon nuage. (Rarement, il est vrai, mais cela se produit de temps à autre, et aujourd’hui je vous rappelle que vous bénéficiez de cette aubaine). Eh bien, la première chose que je remarque au cours de ces visites en ce monde est cette agitation fébrile et désordonnée (oui, à chaque fois, j’ai le sentiment d’atterrir dans un immense tourbillon). Mais n’en parlons plus ! Je dois peut-être vous tourner la tête avec mes explications ! Pourtant, vous savez, vous parler de cette agitation est chose importante (essentielle même, dirais-je) à votre prise de conscience. J’en veux pour preuve le dépaysement qui risquerait de chambouler vos habitudes lorsque vous arriverez là-haut. Moi-même, lorsque j’ai quitté ce monde, il m’arrivait souvent d’y songer, oui à toute cette agitation d’en bas (et pour peu, figurez-vous, elle m’aurait presque manqué). Tout ce calme là-haut était vraiment effrayant. Oui, comme beaucoup, je m’étais beaucoup agité en cette vie en brassant du vent (ce qui me donnait l’illusion d’être actif et d’avancer). Alors, à mes débuts là-haut, toute cette immobilité m’angoissait. Puis le temps est passé… et le temps passant, j’ai  compris que, seule, cette immobilité était vraiment en mesure de nous faire avancer. Notez que je ne vous en veux pas personnellement de continuer à brasser du vent en ayant l’illusion d’avancer (je me contente de vous prévenir). Aujourd’hui, vous êtes certainement comme tout le monde à frétiller bêtement, à courir ici et là, à vous débattre pour vivre et peut-être pensez-vous que cette attitude est naturelle et absolument pas préjudiciable à l’humanité. Oui, peut-être vous demandez-vous même quel mal y a-t-il à s’agiter ainsi ? Oh ! Rassurez-vous ! Il n’y a aucun mal… excepté que vos ébats frétillants alimentent la triste ronde de ce monde ! Et que l’addition des frétillements est devenu un tourbillon si infernal (qui ne cesse chaque jour de grossir, de grossir…) qu’il happe tout sur son passage, hommes et choses. Et cette furie (que dis-je cette tempête, cet ouragan) cyclonique prend un malin (et diabolique) plaisir à balayer tous ceux qui ne sont plus capables de courir assez vite. Combien de moribond meurtris (anéantis par ses rafales cinglantes) compte ce monde ? Le savez-vous ? Non ? Oh ! Ne craignez rien ! Vous le saurez bientôt ! Croyez-moi ! Vous ne serez pas en reste ! Tôt ou tard, oui, un jour ou l’autre, vous vous retrouverez à votre tour balayé et agonisant sur le bord de la route. Voilà un triste parcours et une fin de voyage bien tragique, n’est-ce pas ? Mais que pouvons-nous y faire ? Le monde est ainsi… Et je suis certain que vous vous sentez aussi impuissant à échapper à ce tourbillon qu’à éviter d’en alimenter la violence. Et pourtant… autant que les autres, vous avez votre part de responsabilité ! Réfléchissez-y ! Vous verrez !

 

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Autrefois (il y a bien longtemps, lorsque j’étais encore un pauvre diable parcourant le monde), comme vous, je pensais que la vie était une lutte et le monde une jungle terrifiante. C’était-là un sentiment naturel et instinctif. Force, d’ailleurs, était de le constater un peu partout en ce monde. Et depuis, rien n’a changé. Aujourd’hui (comme autrefois), chaque homme, continue de livrer une lutte sans merci, un combat impitoyable contre le reste du monde. Chacun souhaite sauver sa peau, gagner sa place (et la meilleure si possible). Mais comment vous en vouloir ? Le monde, très tôt, vous incite à revêtir l’armure du guerrier et à adopter l’attitude du combattant (brave et valeureux, mais non sans reproche). Et très vite, la lutte s’impose à vous comme une évidence, une donnée réelle et incontournable. Il faut vous battre, vous dit le monde. Alors, vous vous battez. A l’école, au bureau, au supermarché, en famille, en réunion, partout, vous vous battez. Les civilités et les aménités qui régissent vos rapports ne changent rien à l’âpreté de vos combats. Que peuvent quelques courbettes et quelques formules de politesse face à la violence réelle des relations que vous entretenez avec le monde ? Elles n’épargnent ni les coups, ni la souffrance… Et si vous désirez que j’étaye mon argumentation, allons-y ! Les exemples ne manquent pas. Tenez ! Prenons, le licenciement (un cas, somme toute, anodin à notre époque)! Voilà la forme : « Bonjour, monsieur Machin, je vous prie de croire que nous sommes profondément désolés de vous mettre sur la touche ». Mais qu’importe la forme, le résultat est là, criant, pathétique. Et voilà pour le fond : « Casse-toi, tu n’es plus bon à rien, casse-toi, on te dit ! Un autre vaut mieux que toi, il a fait ses preuves dans cet impitoyable univers ». N’est-ce pas drôle ? Oui, drôle ? Cette façon de se servir des autres à ses propres fins ? Ce monde où chacun s’échine à lutter et à combattre pour gagner ? Ce monde où chacun s’évertue à défendre ses intérêts ? Ce monde où chacun, au bout du compte, finit par perdre la partie. Oui ! Croyez-moi ! Chacun, en ce monde, participe au système qui finira un jour par l’écraser. Chacun alimente le monstre qui finira un jour par l’avaler ou le broyer. Personne, je vous assure, personne, n’a rien à gagner dans ce maudit système, même celui qui croit s’imposer en éternel vainqueur ! Vainqueur… quel mot détestable (si misérable et si trompeur) ! Ce mot, croyez-le, n’a aucun sens et l’image toute faite qu’on lui accole ne signifie rien. Combien d’efforts inutiles et douloureux, de sueur, de larmes et de sang pour une si pitoyable victoire ? Combien de renoncements et de sacrifices ? Non ! Croyez-moi ! Tous les hommes pâtissent de ce système où chacun se jette avec âpreté en croyant à ses chances. Non ! (et je vous exhorte de me croire), la vie n’est pas cette lutte et le monde n’est pas cette jungle ! Le combat que vous menez est inutile et absurde, il ne vous mènera qu’au drame et à la souffrance. Ayez confiance ! Cela fait longtemps que je regarde le pitoyable spectacle des hommes. Et moi-même, (en mon temps), j’y ai participé. Et quelle douleur fût-ce pour moi ! Croyez-le ! Piétiner et se faire piétiner, quel gâchis ! Oui, comme vous, moi aussi, j’ai été homme. Et je ne suis pas sans savoir qu’il est bien difficile de ne pas entrer dans ce funeste jeu de massacre tant on craint d’être piétiné sans pouvoir le faire à son tour. Et pourtant, là-haut, (je vous conjure de me croire) il n’y a ni lutte, ni affrontement. Jamais. Et personne n’est écrasé. Là-haut ne règne que l’Amour. Non, comme ici-bas, l’amour fallacieux qui se déguise en égoïsme mesquin et en altruisme intéressé…mais l’Amour véritable… le pur Amour… Aussi, à quoi sert-il de vous battre ici-bas ? Croyez-le, chacun a sa place en ce monde et aura sa place là-haut

 

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Vous devez penser que je n’ai jamais beaucoup aimé les hommes, n’est-ce pas ? Eh bien ! Détrompez-vous ! Je les ai beaucoup aimés. Avec détermination et naïveté… En chaque homme, je voyais la beauté et la bonté. En chaque homme, je voyais un trésor. Et je les imaginais tous, bons, francs, généreux, honnêtes et le cœur débordant d’Amour. Avec eux, je voulais découvrir la fraternité (oui, découvrir ce sentiment ensemble, comme des frères). Et si vous saviez comme j’aimais aller à leur rencontre (même si, il est vrai, les hommes m’ont toujours un peu effrayé). J’avais un cœur pur. Oui… Aussi, au cours de ma vie passée en ce monde, ai-je rencontré beaucoup d’hommes, de toutes sortes… et avec eux, ai parcouru un bout de chemin…. Chaque rencontre était pour moi une joie immense. Et si vous saviez avec quel zèle et quelle énergie je m’investissais dans chacune d’elles ! Ah ! Que ces sentiments étaient louables ! Tant d’Amour à donner ! Quel rêveur étais-je… Tous ont profité de mes largesses avec une ingratitude détestable. Qu’espéraient-ils ? Que je continue à me saigner éternellement aux quatre veines pour panser leurs plaies ? Ah ! Les égoïstes ! Les ingrats ! Les indifférents ! Etaient-ils donc les seuls à souffrir ? Et moi, bon Dieu !!! Et moi, et moi… devais-je continuer à enfouir mes envies et mes désirs, à taire mes souffrances et mes frustrations, à continuer d’épouser leurs misères et leurs combats sans espérance de reconnaissance ! Jamais aucun ne m’a donné le moindre signe de réconfort (Oui ! Croyez-le ! Pas le moindre geste ni le moindre remerciement), moi qui ai pourtant passé ma vie à tenter de soulager leurs misères ! Merde ! Merde ! Et merde !!! Que les hommes aillent se faire foutre !!! Non ! Rassurez-vous ! Je n’ai pas osé blâmer l’humanité de la sorte ! Ma réaction a été moins véhémente ! Mon éloignement du monde s’est fait progressivement, sans heurt ni violence (excepté celle que je me portais à moi-même). Je me suis simplement désintéressé des hommes et du monde. Nos rencontres se sont espacées puis, un jour, elles se sont arrêtées. Oui ! Définitivement. Je me suis retrouvé seul. Oui, seul. Enfin seul ! Une révélation ! Sans avoir à m’occuper d’autres que de moi-même ! J’avais enfin du temps et de l’énergie à me consacrer ! Une aubaine ! Et, croyez-le, je n’ai pas rechigné à m’occuper de mon sort. Voilà comment est née ma solitude ! De cette simple déception, de ce rêve idéaliste que je n’ai pu atteindre, de cette douce et dangereuse utopie de vivre en fraternité avec les hommes ! Voyez, je n’ai pas toujours été cet égoïste invétéré ! Mais, aujourd’hui, croyez-le, je ne regrette rien. Je pense que les hommes ne méritent pas que l’on se penche sur leurs souffrances, ils sont vraiment trop bêtes, trop méchants, trop indifférents et trop égoïstes. Que voulez-vous ? Ainsi sont les hommes ! C’est bien regrettable ! Mais que pouvons-nous y faire ? Et puis, croyez-moi, en dépit de leurs détestables caractéristiques, les hommes sont bien plus à plaindre qu’à blâmer !

 

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Vous savez, là-haut, aujourd’hui j’existe (et vous ne pouvez imaginer à quel point ce sentiment procure de joie…). Ici-bas, exister m’était et est, je crois, chose impossible. Les hommes utilisent ce mot de façon si impropre (tant ils en galvaudent le sens) qu’ils sont bien incapables d’exister… tout au plus vivent-ils (que dis-je ?), tout au plus tentent-ils - tant bien que mal - de survivre... Autrefois (lorsque j’étais encore de ce monde), il m’arrivait pourtant de ressentir ce sentiment d’existence (oui ! ce merveilleux sentiment de se sentir exister). A de rares occasions, il est vrai. Le plus souvent, je ressentais un sentiment d’inexistence (oui, se sentir inexisté), une sorte d’ennui généralisé, un sentiment de total désœuvrement existentiel. Cela ne vous arrive-t-il jamais ? Non ??? Tiens… Voilà qui est étonnant ! Je vous en prie ! Que Diable ! Soyez honnête ! Laissez-vous aller à me dire la vérité ! Ne sommes-nous pas à présent suffisamment intimes pour m’ouvrir votre cœur en toute confiance ?  Allez ! Je vous en prie ! Faites un effort ! Laissez-vous aller à me dire la vérité (que vous prenez soin, j’en suis persuadé, d’enfermer au plus profond de vous-même !). Tenez ! Pour vous prouver que je suis à votre égard une bonne âme, je vais vous aider à vous libérer de vos chaînes ! Et tentons ensemble un petit exercice de la mémoire ! Essayez de vous souvenir (ou d’imaginer si cette occasion ne vous a jamais été donnée… j’en doute…. mais qui sait… ?), essayez donc de vous souvenir - disais-je - d’une journée où vous n’aviez plus rien à faire, où vous aviez achevé tout ce que vous aviez à faire ! Bon… à présent essayons de revivre ces instants ! Vous êtes seul, chez vous (la nuit ne va pas tarder… au dehors, les réverbères commencent à s’allumer… voilà pour l’atmosphère !). Autour de vous, tout est en ordre. Tout est à sa place, impeccable. Vous prenez alors conscience que vous n’avez plus rien à faire. Votre entourage (si tant est que vous en ayez un) n’est pas encore rentré. Personne n’est présent pour vous distraire de vous-même et de cet ennui qui commence à vous gagner. Fichtre ! Pensez-vous, voilà qui est bien ennuyeux ! Vous tournez un instant dans votre appartement pour trouver une broutille à faire (histoire de gagner quelques minutes sur votre désœuvrement). Vous vous y attelez, puis, la chose achevée, vous en cherchez une autre qui pourrait vous occuper en attendant l’arrivée de votre entourage (tant de petites choses peuvent vous occuper… vous faire passer le temps). Mais vous n’en trouvez aucune, alors vous vous asseyez en cherchant en vain à quoi vous pourriez occuper votre temps. Les minutes passent sans que vous ayez la moindre idée de la façon de passer celles qui vont suivre. L’ennui se fait alors plus prégnant et plus lourd ! Et soudain, blam ! Le grand vide vous tombe dessus ! Vous vous sentez alors incroyablement vide (vous êtes le vide même, votre vie vous semble dénuée d’intérêt et totalement inutile). Oh ! Ne me dites pas que vous n’avez jamais connu ces instants ? Certes, ils sont douloureux ! Mais nul ne peut y échapper (si ce n’est par une fuite stérile ou un refus de lucidité). Il n’y a rien à faire ! Il n’y a rien d’autre que ce grand vide qui vous a envahi ! Rien d’autre ! Et c’est terrible !

 

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N’est-ce pas là un sentiment terrible ? Mais, au fond, ne pensez-vous pas que ce vide soit notre réalité à tous ? Ne croyez-vous pas que tout le reste - tout ce que nous faisons et entreprenons en cette vie -  ne sont que de misérables moyens (plus ou moins subtiles) de dissimuler ce grand vide ? Regardez donc votre vie ! Toutes ces occupations et ces distractions qui vous accaparent, sont-elles si importantes à vos yeux ? Ou ne sont-elles en définitive que de vulgaires subterfuges pour vous soustraire à l’ennui et échapper à ce grand vide ? Ne vous a-t-il jamais été donné de ressentir à quel point nous sommes enclins à nous leurrer ? Réfléchissez ! Au fond, à quoi passez-vous votre vie, sinon à vous occuper ? Et lorsque vous ne l’êtes pas, que ressentez-vous, sinon ce grand vide ? Aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive d’observer la vaine (et frénétique) agitation des hommes (au cours de mes fugaces séjours ici-bas), je me surprends à ressentir pour eux une immense (et surprenante) compassion. Tous s’évertuent tant à fuir ce grand vide qu’ils ne veulent voir... en s’agitant et en frétillant si fébrilement, prêts à entreprendre n’importe quelle niaiserie plutôt que subir ce vide si douloureux… qu’il m’est impossible de ne pas prendre pitié… Oh ! Toute cette agitation humaine est bien facile à comprendre ! Une fuite, une simple fuite ! A présent, permettez-moi un conseil ! Ainsi, un jour où il vous sera donné de prendre quelques distances avec l’agitation du monde, regardez donc les hommes se démener en prenant leurs grands airs de personnes occupées ! Regardez-les croire en ce qu’ils font et à l’importance de leurs entreprises ! Et promettez-moi de ne pas vous moquer (mais de prendre pitié) ! Toute cette agitation a une si grande importance à leurs yeux ! Oui, une telle importance pour oublier ce grand vide ! Et pour le reste… je vous en laisse seul juge… 

 

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Mais parfois, la vie est belle, n’est-ce pas ? Tenez ! Si belle qu’elle me ferait presque regretter de ne plus être de ce monde. L’existence est un si étrange et si merveilleux chemin qui sait, mieux que personne, n’est-ce pas ? nous révéler à nous-mêmes… On y découvre tant de choses merveilleuses… On y vit tant d’expériences et d’évènements surprenants. Ah ! Qu’il est fabuleux de traverser cette vie et de s’enrichir du monde et des rencontres que nous y faisons ! A moins que vous ne meniez une existence trop tranquille ? Dans ce cas, peut-être votre perception est-elle différente ? Peut-être ne considérez-vous votre vie que comme une routine, un train-train, une vieille habitude sans surprise ? Oh ! Autant que vous, j’ai connu ce sentiment ! Dans cette vie routinière, on s’y sent parfois étrangement à l’aise, rassuré, en sécurité. Et puis, d’autres fois, cette vie nous est insupportable ! On y étouffe, on s’y sent prisonnier ! Et on n’aspire qu’à s’évader de cette prison trop sécurisante, abattre les murs et courir, courir, courir jusqu’au bout du monde, derrière l’horizon qui se dérobe. Mais en vérité, croyez-le, toute vie est supportable lorsque l’espérance nous accompagne. Malgré la routine, les difficultés, malgré le grand vide (qui parfois nous envahit) et le mal de vivre, on peut continuer d’espérer. Et c’est cet espoir qui nous sauve… comme si rêver nous maintenait en vie. Il y a, je crois, peu de chose plus exaltante (en cette vie et en ce monde) que d’imaginer que tout est possible, que l’on peut choisir sa vie parmi l’éventail des existences qui s’offre à nous. Ce sentiment d’infini est merveilleux. En ces instants, tout n’est qu’espérance (car tout peut arriver). Je sais que certains hommes préfèrent mener une vie tranquille et immobile (figée pour tout dire). A leurs yeux, rien n’est plus dangereux que de s’aventurer en territoire inconnu, de partir à la découverte d’horizons nouveaux, d’explorer la vie et le monde au-delà de leur territoire. L’idée même de voyage leur semble effrayante tant ils craignent de perdre leur repères, leurs certitudes, et (plus que tout peut-être) de se perdre en s’éloignant d’eux-mêmes (ou de ce qu’ils croient être…)… Aussi sont-ils prêts à tous les sacrifices, toutes les lâchetés et tous les compromis plutôt que vivre la peur et les errances du voyageur (mais aussi ses joies et ses découvertes). Ces hommes vivent barricadés derrière les remparts de leur monde clos, se protégeant de tout, de rien, de la Vie et d’eux-mêmes. Ces hommes ne savent plus rêver. Ou alors raisonnablement, ou alors médiocrement. Leur espoir se cantonne aux possibles réalisables. Ces hommes n’ont que des songes accessibles. Comme je les plains. Ces hommes ne sont plus vivants, ils appartiennent déjà au monde des morts, à jamais enterrés dans leur vie étroite et leurs certitudes fallacieuses. Et si par hasard (par un malencontreux hasard), vous vous sentez proche de ce portrait de macchabée sans âme, je vous exhorte de sortir de votre tombe. Oui ! Que Diable ! Sortez ! Osez franchir (ou briser selon vos goûts et vos dispositions naturelles) les barrières de vos confinantes et oppressantes certitudes ! Osez vivre, que Diable ! Oui, osez vivre votre vie ! Osez vivre la Vie ! Osez donc vivre cette vie qui vous a été donnée ! Osez avancer vers vous-même ! Et osez aller au-delà de vous-même ! Allez au plus profond, au plus loin ! Osez ! Et n’ayez crainte de la solitude, de l’angoisse et des souffrances rencontrées sur le chemin ! Ne rejetez pas votre pourriture ! Ne rejetez pas celle du monde ! Elles aussi, appartiennent à la Vie ! Et je vous en conjure, ne laissez pas la Vie endurcir votre cœur (je ne connais que trop les impasses où cet endurcissement peut vous mener…). Accueillez la Vie (ses merveilles et ses pourritures) de toute votre âme, et vous bâtirez un empire de joie et de paix offert aux quatre vents du monde ! Quel que soit votre passé, ne regrettez rien ! Quelle que soit votre vie, vivez-la ! Il n’est jamais trop tard pour vivre ! Vous m’entendez ! Jamais ! Alors heureuse et longue vie… et bon vent, étrange passager de cette vie ! Je dois à présent m’en retourner là-haut ! Mais ne craignez rien ! Je reviendrai ! Et nous nous reverrons, soyez-en sûr ! Et en attendant, sachez que je serai toujours là quelque part, auprès de vous… toujours… pour continuer à veiller sur votre vie… et pour vous guider au plus proche de vous-même…

 

Adieu l’ami…et à bientôt… (peut-être…)

 

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14 novembre 2017

Carnet n°4 Le marionnettiste

Fiction / 2000 / La quête de sens

Je range mon scooter sous le petit appentis et je m'engouffre dans le long couloir du foyer. Je ne vois personne. Je marche d'un pas rapide vers ma chambre. Je suis fatigué. Fatigué de tout, de ma journée, de ma vie, des gens qu'il faut supporter. J'en veux à la terre entière. J'en veux à Dieu, au destin, aux hommes, à ce monde qui m’oblige à marcher l'échine courbée. Je voudrais être seul. Je voudrais que le temps s'arrête. Je voudrais croire en un monde moins cruel. Je voudrais vivre sans me sentir agressé par la bêtise et la méchanceté. Je voudrais être ailleurs.

 

 

Qu’arrive-t-il lorsqu’un personnage de fiction, narrateur de roman un peu rêveur et empreint de liberté tente d’échapper à la plume de son auteur, jeune misanthrope maniaco-dépressif, apathique et déprimé, vivant en foyer psychiatrique, marionnettiste et peintre amateur, employé occasionnel dans un chenil et écrivain médiocre de surcroît qui se confond avec son personnage en s’inspirant de sa misérable existence pour faire avancer son histoire ? Récit où s’entremêlent le rêve et la réalité, l’univers non-sensique du burlesque et du délire absurde et celui plus affligeant de l’ennuyeuse et désolante misère humaine. Mais nul n’échappe ainsi au destin qu’il a l’illusion d’écrire…

 

… avec Pascal Virage dans le rôle de l’auteur et Docpsi dans celui du personnage-narrateur ;

… avec le docteur Flap dans le rôle du psychiatre, une grande blondasse d’infirmière dans le rôle de l’infirmière-chef, avec Elodie dans celui de la gentille infirmière (un peu amoureuse) sans compter l’aimable participation du reste du personnel du foyer psychiatrique ;

… avec tous les amis réels ou imaginaires de Pascal et Docpsi.

Suzie (la compagne) ;

Lucien (l’ami toujours prêt à rendre service) ;

Nestor (le voisin de chambre pantouflard et indifférent) ;

Marion (la meilleure amie de Suzie, employée de préfecture qui vit hors du foyer une ennuyeuse histoire d’amour avec Fred) ;

Plumi (l’ami intello et redresseur de torts) ;

Léger (le peintre talentueux qui s’ignore) ;

Théozène (le sage du foyer) ;

Lucie et Fernand Jeu (les faux jumeaux, anges gardiens de Docpsi) ;

Cinthia et Maria (la pine-up et la boniche rêvées) ;

Papounet (le père de Docpsi, employé de préfecture à la retraite) ;

Drouchka  (l’amie chienne) ;

… et quelques autres encore…

 

 

Je regarde le paquet de feuilles posé devant moi. Il y a une bonne centaine de pages. Cent cinquante peut-être. Je mets la dernière dans la pile. J’ai fini. Je regarde par la fenêtre. Je reste comme ça un long moment. Lorsque la nuit tombe, je prends mon briquet et je mets le feu au manuscrit.

 

Quand je reprends mes esprits, je vois la grande blondasse d’infirmière qui entre dans ma chambre en criant : au feu ! au feu ! Le reste du personnel accourt aussitôt armé d’extincteurs. Ils ramassent les feuilles à moitié cramées. Je suis assis à mon bureau, les yeux hagards. Ils m’arrachent le briquet des mains. Et je me mets à pleurer. Ils me disent qu’ils vont m’enfermer. Qu’il n’y a pas d’autres solutions. Je sais que c’est faux. Je sais qu’ils mentent. Je les entends fermer la porte à double tour. Je regarde par la fenêtre, puis je relis ces quelques pages sauvées des flammes.

 

Ça commence ainsi. Rien ne sera jamais… jamais plus comme avant…

 

 

1. Aboulie

- Je vous jure, docteur ! C’est comme si j’avais un boulet d’une tonne accroché derrière moi !

 

Il regarde dans ma direction. Veste en tweed et pantalon de flanelle recouverts d’une blouse blanche. Assis derrière son bureau, le docteur Flap, sérieux comme un pape.

 

- Vous parlez d’une vie ! Si c’est pour y traîner sa carcasse à longueur de journée. Je me demande quand même à quoi ça sert ! Pourtant y doit bien y avoir un sens à tous ces trucs qu’on a du mal à faire ! Ah ! Quelle vie ! Je vous jure, docteur ! Quelle vie !

- Mais vous n’avez rien du tout, Docpsi !

- Mais si, je dis, c’est comme si j’avais une grosse boule invisible que je devais traîner partout derrière moi ! Comme une sorte de cadeau du destin, vous voyez, docteur !

- Laissez le destin où il est, Docpsi !

- Mais il est sur moi, docteur, je vous dis.

- Vous vous apitoyez trop sur vous, Docpsi, c’est pour ça que vous la voyez cette boule !

- Ben peut-être, mais c’est comme ça, docteur ! Je ne peux pas m’en empêcher !

- Personne ne vous dit qu’il faut vous empêcher, Docpsi !

- Ben,  que faut-il faire alors, docteur ? 

-  Il faut vous dire que la boule fait partie de vous !

- Ben, ça je sais ! Merci docteur !

- Maintenant il faut que vous appreniez à aimer cette boule, Docpsi !

- Aimer un truc pareil, faut être fou, docteur !

- Pas autant que vous le pensez, Docpsi !

- Et vous, vous faites comment, docteur, pour accepter votre boule ?

- Il ne s’agit pas de moi, Docpsi, mais de vous !

- Oh ! Ça, c’est facile comme réponse, docteur !

- Vous devez bien comprendre, qu’on est pas là pour parler de moi, Docpsi, mais de vous et de vous seul !

- Oui, mais si moi, ça m’aide, docteur, de parler de vous !

- Non ! Je suis vraiment désolé, Docpsi, mais ça ne fait pas partie de notre protocole thérapeutique !

 

*

 

Certains jours, je me dis que le plus dur c’est d’en être réduit à rien. Je suis rien, rien, rien, c’est ça la vérité. Ni un fils, ni un père, ni un amant, ni un ami. Juste un type qui pense en rond dans sa tête. Un type qui n’arrive même pas à se supporter quand il est tout seul. C’est pas croyable d’être comme tu es, Docspi ! Mais rien n’y fait. Plus je me dis ça, moins je me supporte. Et pourtant je suis bien obligé. A cause de mon histoire... J’ouvre mon cahier. Ce vieux cahier tout déglingué que je range dans mon armoire. Et puis j’écris ce que j’écris maintenant. J’écris que je suis rien, rien, rien du tout et que c’est ça la vérité. J’écris plein de trucs comme ça. En les écrivant, ça fait du bien. Ça fait du bien ! je crie. J’écris que je crie que ça fait du bien. C’est vrai que ça fait du bien. Je me sens plus calme. Alors j’écris que je me sens plus calme. C’est idiot mais c’est comme si ça me soulageait d’un poids. Comme si c’était pas moi qui vivait ça. Mais un autre. Un autre que moi qui souffrirait à ma place. Du coup, je sais plus qui je suis. Est-ce que je suis LUI, ou est-ce que c’est LUI qui est moi ? Ou alors on est pareil. Ou alors on est différent. Ca franchement, je n’en sais rien.

 

*

 

Handicapé pour la vie. C’est dur de se dire que l’on est né comme ça. Et puis le temps passe, mais ça n’efface rien. C’est toujours là. Et c’est toujours aussi douloureux. Personne ne peut rien pour vous. C’est comme ça, c’est la vie. Pourtant quand je m’apitoie sur mon sort comme aujourd’hui, ça me met dans une drôle de colère. Une colère noire que personne ne voit jamais. D’ailleurs personne ne voit jamais rien, ni la colère, ni la tristesse, ni rien d’autre. Chez ceux qui vivent à côté de nous, on ne voit que le bonheur, et le plaisir, et la joie de vivre. Ça nous fait envie. Et pour le reste, on ne montre pas qu’on l’a vu. On le garde pour nous. Juste pour se dire qu’on est pas si malheureux au fond. Pourtant des problèmes, on en a tous. LUI les siens et moi les miens. C’est comme ça. Et on doit tous faire avec. On peut pas faire grand-chose pour aider les gens avec leurs problèmes, sauf à les écouter. Et au fond ce n’est pas grand-chose écouter les gens. Certains jours, j’aimerais bien crier à ceux qui vivent autour de moi que j’ai vu leur tristesse. Mais je n’ose pas. Je les regarde sans rien dire. Dans ces moments-là, je me sens tout proche d’eux. Et pourtant je me tiens à distance. La timidité peut-être et puis la peur de passer pour un fou aussi. Tout ça, ça nous oblige à nous taire, et puis à regarder le malheur des autres en silence.

 

*

 

Je regarde l’heure. 3 heures du matin. Je n’arriverai pas à fermer l’œil cette nuit. Et ce temps qui n’avance pas ! J’allume la lumière. A côté, j’entends la télé de Nestor. Si au  moins j’avais la télé. Mais non, je l’ai refusée quand on me l’a proposée.

- Moi une télé ! Jamais de la vie ! j’avais dit à l’infirmière-chef.

- Comme vous voudrez, Docpsi !

- Merci bien, j’avais dit, je me soigne tout seul moi, j’ai pas besoin d’une télé !

Et elle était repartie. Depuis on en a jamais reparlé. 

Pourtant certains jours, ça rendrait bien service, une télé. Mais faut pas que je me laisse tenter. Seul, mon petit Docpsi. Seul, ça c’est la réalité et puis c’est la meilleure thérapie qui soit. Mais quelle angoisse ! Quelle angoisse !

 

Je regarde le radioréveil. 3h18. Et ce temps qui n’avance toujours pas ! Je me demande ce que peut bien regarder Nestor. Quand je pense que c’est le seul ici à ne jamais s’occuper des affaires des autres ! Il n’a besoin de personne, le Nestor ! Sa télé, ses comprimés, ses boîtes de cassoulet qu’il stocke comme s’il allait y avoir la guerre, ses parties de pétanques, ses sorties au cinéma de quartier et sa collection de revues cochonnes. Je me demande de quel bois il est fait pour être heureux avec cette vie-là.

- T’en as pas marre de rester là ? je lui avais dit un jour au réfectoire.

- Non, non ! On est bien ici moi je trouve !

- Ah ?!! j’avais dit.

J’avais pas insisté. Je l’avais laissé finir son ragoût aux lentilles.

Il s’était levé pour aller poser son plateau, puis il avait regagné sa chambre.

- C’est l’heure de « Y a pas de perdants », depuis que ça existe, j’ai jamais raté une émission ! qu’il avait dit.

- Ah ! j’avais dit, dans ce cas !

Il avait posé sur moi son drôle de regard puis s’en était allé de son petit pas traînant vers le grand couloir rejoindre la vie de ses rêves.

 

*

 

On a tous des rêves. Moi, je voudrais faire la route. Comme les saltimbanques d’autrefois. Avec un âne et une roulotte. J’ai toujours voulu faire ça. Je ne sais pas pourquoi. Mais un jour, je le ferai. J’en suis sûr. Je sais pas encore quand ni comment, mais un jour, ça arrivera. Ca fait des années que je pense à ça. Et c’est bon d’espérer parce que ça suffit pour continuer à vivre. Je suivrais mon destin comme si c’était écrit. C’est drôle de penser qu’on écrit des trucs sur son destin qui sont déjà écrits sur le grand cahier de la vie. Des fois, quand j’écris des trucs pareils, je me fais l’effet d’un philosophe. Un philosophe un peu poète. Je sais, c’est prétentieux d’écrire ça. Mais j’y peux rien. Dans ces moments-là, on contrôle plus du tout ce que l’on pense. On s’imagine des trucs complètement fous.

 

 

2. Solitude

J’entends le docteur Flap dans la chambre d’à côté. C’est l’heure de sa tournée. Dans quelques minutes, ça sera mon tour. Je pose mon stylo. Je reste un instant à regarder les pages que j’ai écrites durant la nuit. C’est jolie une feuille noircie de mots. Ça lui donne un air gai et triste en même temps. Je ferme mon cahier.

- Bonjour Docpsi, comment allez-vous aujourd’hui ?

- Ma foi ! Ni très bien, ni très mal ! je dis, ça va !

- Comme d’habitude en somme ! Tenez Docpsi, voilà vos pilules !

La grande blondasse qui l'accompagne me tend mes comprimés. Je les avale sans un mot.

- Bon ! Docpsi ! Il faut que je vous laisse à présent, je dois continuer ma tournée !

- Très bien, docteur ! A demain alors !

Quand ils referment la porte, je recrache les pilules. Je les jette dans les cabinets puis je tire la chasse. Depuis le début, je fais ça. Je suis un peu dérangé mais je ne crois pas être plus fou que ceux qui sont dehors. Et puis je déteste les médicaments. Et puis le monde où je vis me suffit. Je n’ai aucune envie de vivre dans le leur. Parce qu’il est triste, parce qu’il est laid, et parce qu’il fait mal, même si eux, ils font semblants de croire le contraire. Ils n’ont qu’à y rester dans leur réalité. Mais qu’ils laissent les autres tranquilles. Je regarde mon cahier, mais je n’ai pas le courage de l’ouvrir. Tout ça m’a fatigué. Je prends une cigarette dans le paquet rangé dans l’armoire où j’ai toutes mes affaires. Il n’en reste plus que trois. Mais ça ira jusqu’à ce soir. Je m’accoude à la fenêtre et j’aspire à grandes bouffées sur le petit bâtonnet qui se consume, en regardant la ville qui se réveille.

 

*

 

En général, je me lève tôt. Entre 5 et 7 heures. Je prépare mon café, je pioche dans ma boîte à biscuits et je pose le tout sur la planche qui me sert de bureau. Je ne prends jamais mon petit déjeuner avec les autres au réfectoire. Question de principe et d'habitude. J'aime être seul le matin. Je relis ce que j'ai écrit la veille, puis je me plonge aussitôt dans le nouvel épisode du jour, en buvant à petite gorgée mon café brûlant. J'aime ces moments-là. Quand le reste du monde est encore endormi, quand la nuit ne s'est pas encore dissipée, quand le silence m'enveloppe de sa présence réconfortante, quand je crois que je suis tout seul au monde. Souvent je pose mon stylo et je regarde le petit parc qui entoure notre bâtiment. Les feuilles des grands marronniers qui s'agitent dans le vent, le chant des oiseaux qui s'éveillent avec la naissance du jour. Tout cela m'émeut profondément. A cette heure-ci, la ville ressemble encore à un fantôme assoupi, comme un gros monstre fragile repus de fatigue qui reprend des forces avant d'attaquer une nouvelle journée. Un matin sur deux, je n'écris pas. J'ouvre l'un des livres que j'ai réussi à me procurer chez un vieux libraire du quartier. Il les a commandés spécialement pour moi. 10 gros volumes sur les chiens que je lis consciencieusement en prenant des notes que je range dans un petit classeur noir. Pathologies, physiologie, anatomie, troubles comportementaux… Au début, je trouvais ça un peu compliqué, mais j'aime les chiens, alors j'ai fini par m'y faire. On peut tout apprendre quand on aime. Ce n'est pas une question de volonté. C'est une chose à l'intérieur qui nous pousse. Je ne sais pas comment ça s'appelle, comme une sorte de force qui nous guide vers ce qui nous semble essentiel. Je crois qu'il est impossible de s'y soustraire, c'est comme une nécessité profonde, un besoin que l'on ne pourrait pas réprimer, comme une chose qui deviendrait vitale. C'est ce qui s'est passé pour moi avec les chiens. Rien ne me destinait à les aimer ni même à m'en occuper. Et pourtant, aujourd’hui, c'est devenu une activité incontournable, presque une seconde peau. C'était dans la nature des choses, dans mon destin comme disent certains.

 

*

 

Je regarde la petite pièce dans laquelle je vis et je me rends compte à quel point j'aime la tranquillité et ma solitude. Sous mes airs compréhensifs et sociables, je déteste que l'on vienne me déranger. Il y a des moments pour cela. Quelle idée aussi de venir me voir à tout bout de champ, pour un oui pour un non ! Quel sans gêne ! Je regarde la pendule. 8h30. Suzie ne va plus tarder maintenant. Nous sommes arrivés au foyer le même jour. J'ai tout de suite aimé ses grands yeux tristes qui lui donnaient l’air d’une petite fille un peu perdue abandonnée sur le quai d'une gare.

- Salut ! C'est moi !

- Salut Suzie! je dis, tu as l'air bien gaie aujourd'hui!

- Ouais, absolument ! dit-elle en me regardant avec un grand sourire.

- Et qu'est ce qui te rend si joyeuse ?

- Ch'ai pas ! C'est comme ça !

- Ah ! Eh bien tant mieux ! je dis.

Elle m'embrasse sur la joue. Sa peau sent bon, comme de la vanille orangée. J'aime bien poser ma tête sur sa peau.

- Tu n'as pas oublié !

- Quoi donc ? je dis.

Elle hésite.

- Notre promenade !

Je souris.

- Bien sûr que non ! Le temps de m'habiller et je suis à toi !

           

Le dimanche matin, avec Suzie, on va se balader. C'est comme ça, une habitude qu'on a prise. Comme ces vieux couples qui ne savent plus pourquoi ils font les choses ensemble. Ce n'est pas triste. C'est une façon de partager un peu de sa solitude avec un être que l'on aime. C'est souvent très tendre, comme si la complicité remplaçait la fougue des débuts. C'est rassurant de pouvoir ainsi se promener en silence sans raconter des âneries ou des futilités. On a l'impression d'être un peu moins seul, un peu plus accompagné. Les vraies histoires d'amour, elles se mesurent au temps et surtout au silence qui sépare deux êtres sans jamais les indisposer.

- Tu es prêt ?

- Oui, oui, ça y est, j'arrive !

Je regarde mon visage dans la glace. C'est vrai que je ne suis plus tout jeune.

 

*

 

Soudain Suzie s'arrête dans la grande allée de chênes qui mène à l'étang.

- Et ma séance, Docpsi !

- Je croyais que ça allait bien! je dis.

- Ben, n'empêche que j'aimerais bien te parler !

- Ici ?

- Pourquoi pas !

- Je croyais que tu aimais marcher en silence ! je dis.

- Mais qui te parle de marcher, Docpsi ! On va s'arrêter !

Elle me désigne un tronc d'arbre, récemment abattu, posé en travers d'un petit sentier qui s'enfonce dans le sous-bois.

- Là, ça te va, Docpsi ?

- Ma foi, je dis.

Elle s'assoit, les yeux dans le vide. Je la regarde. Elle est belle. Je n'ose pas interrompre son silence. On reste là assis tous les deux, côte à côte, sans rien dire, chacun dans ses pensées, les miennes qui essayent de deviner ce qu'elle va me dire.

- Docpsi, tu sais que j'aime les arbres.

- Oui, je dis.

- J'aime les regarder quand ça ne va pas.

- Je sais, et ça ne va pas très fort aujourd'hui, n’est-ce pas ?

Suzie ne m'écoute pas. Elle s'est déjà posée sur la cime du grand chêne qui nous regarde.

- On t'a déjà raconté des histoires sur les arbres ?

- J'en ai pas le souvenir, je dis.

 

Suzie me raconte son histoire. C'est une belle histoire. J'aimerais savoir les raconter comme elle. Je regarde les arbres autour de nous. Elle a raison. Les arbres nous parlent. Et moi qui ne sais pas les entendre.

- Ecoute ! Ecoute ! dit-elle.

J'essaye de tendre l'oreille. J'entends le vent dans les feuillages.

- On dirait une complainte un peu triste.

Suzie ferme les yeux. Une larme coule sur sa joue. J'ai envie de la prendre dans mes bras. Mais je ne le fais pas.

- Ils pleurent, Docpsi !

Dans le ciel, les feuilles s'agitent avec pudeur.

- Comme j'aimerais leur parler !

Mais Suzie ne m'entend pas. Elle se lève et entoure le tronc du grand chêne qui nous regarde. Ils recueillent serrés l'un contre l'autre leur souffrance silencieuse. Je me sens un peu bête assis sur mon tronc d'arbre. J'ai envie de partir, de les laisser à leur solitude immobile. Je les regarde un instant. Ils sont beaux. Je me lève et je reprends le chemin du foyer. Lorsque je me retourne, je m’aperçois que je suis seul. Il n'y a personne, juste l'allée de grands chênes dont les branches se baissent pour saluer mon retour.

 

*

 

Certains jours, je m'ennuie. C'est comme ça. Tout m'ennuie. Les autres, ma vie, le monde entier. C'est pénible. C'est le cas aujourd'hui. Je ne sais pas quoi faire. Comme tous les dimanches, je tourne en rond dans ma chambre avec des pensées qui tournent en rond dans ma tête. Tout me fatigue. J'ai fermé la porte à clé pour être tranquille. Parce que si l'on venait à me déranger, ça serait pire que tout. Dans ces moments-là, je deviens presque méchant. C'est comme une horreur que je serais obligé de faire sortir de moi. Je peux rien contrôler. Je gueule, je m'emporte, je dis des bêtises et des méchancetés que je ne pense même pas. Et ça fait mal à celui qui les reçoit en pleine figure. Et ça tombe sur n'importe qui, le premier qui passe, le premier que j'aperçois. Alors, dans ces moments-là, je préfère rester seul. Comme ça, je ne fais de mal à personne.

 

*

           

J'ouvre les yeux. Je regarde les taches du plafond qui commence à s'écailler. Je n’arrive pas à faire la sieste. J’ai toujours eu horreur de la sieste. Je reste un instant comme ça. Suzie dort encore. Je vois sa poitrine qui se soulève. J'enlève son bras qu'elle a posé sur ma cuisse. Je ne sais pas ce que je ressens. Je n'arrive même pas à apprécier ces moments-là. Parfois, oui. Mais aujourd'hui, il n'y a rien à faire. Je n’y arrive pas. C'est terrible parce que je l'aime pourtant. Mais qu'est-ce que ça veut dire aimer ? Ah! Que tout ça est compliqué! Je n'ai pas la tête à réfléchir. J'ai envie de me lever et de fuir, de fuir, de fuir. Mais je ne sais pas où aller. Je reste encore un instant comme ça, allongé près de Suzie. Je sens que j'ai besoin de partager cette souffrance. Mais c'est impossible. Suzie me regarderait sans comprendre, les yeux pleins de bonté et d'amour, et elle ne pourrait rien y faire. C'est trop douloureux ! Je vais à mon bureau. Je regarde le petit cahier perdu sous une pile de feuilles écornées.

 

On a beau dire, on est tout de même bien seul. Même ici, avec les miens. J'ouvre le cahier. J'écris : On a beau dire, on est tout de même bien seul. J'hésite à écrire avec les miens. Je ferme le cahier. Non, je ne peux pas écrire avec les miens. Jamais personne ne m'a appartenu et jamais personne ne m'appartiendra. Je suis ainsi. Seul et sans attache. Moi qui étais si possessif. Je me demande pourquoi ça a disparu. Je réfléchis. La déception de ceux dont j'ai croisé le chemin, ceux qui ont partagé ma vie et ceux dont j'ai partagé la vie ? C'est idiot ! On finit toujours pas décevoir ou être déçu. Je n'aime pas ça. Mais qui aime ça ? Personne, je crois. J'ai appris à ne plus avoir envie de décevoir ni que l'on me déçoive. Je préfère rester seul. C'est dur. Très dur. On souffre beaucoup. Parce que les autres ont tellement de bonnes choses à nous offrir.

 

 

3. Ecœurement

- Docpsi ! Docpsi !

- Hmmm !

- Docpsi, réveille-toi !

- Fous-moi la paix ! Je dors !

- Docpsi, c'est important !

J'ouvre un œil. Je vois le gros nez de Lucien penché sur moi.

- Docpsi, bon sang ! Réveille-toi !

- Ca peut pas attendre !

- Tu vas arriver en retard, Docpsi !

- Et alors ! je dis.

J'entends Lucien sortir de la chambre.

- Lucien !

- Quoi ?

- Merci Lucien.

Je referme les yeux. Il est gentil, Lucien. Toujours prêt à rendre service. Comme si c'était sa façon à lui d'exister. Faut toujours qu'il intervienne, même quand on lui a rien demandé. C'est assez exaspérant, mais j'ai encore jamais trouvé le courage de le lui dire. Il croit si bien faire, ce pauvre Lucien !

7h54. C'est vrai, je suis en retard. Y a des jours où tout va de travers. Je déteste arriver en retard. C'est comme si ça me mettait une boule au creux de l'estomac qu'arriverait pas à descendre. Quel jour sommes-nous déjà ? Je réfléchis. On est lundi, le jour de mon travail au refuge. Je démarre le scooter.

 

*

 

Je passe le portail et me gare à ma place habituelle, derrière la petite baraque qui sert de bureau d'accueil pour les adoptions. Je regarde le cadran. 8h13. J'ai un quart d'heure de retard. Je range mon casque, mets l'antivol, prends mon sac et me dirige vers le bureau.

- Bonjour !

- Bonjour Docpsi !

- Y a rien de neuf aujourd'hui ? Pas de nouveaux chiens d’arrivés ? je dis.

- Non ! Rien de spécial !

- Ah ! Très bien ! je dis.

Puis je vais me changer dans la petite pièce réservée aux employés. Je vois l'autre, la connasse en train de préparer le café (je l'appelle comme ça depuis qu'elle me fait des crasses). Je pose mon sac sans la voir. Le mieux qu'on ait trouvé, c'est de s'ignorer. Certains jours, ça marche. Mais d'autres fois, c'est pas possible. Ces jours-là, ça pète. C'est comme ça. Comme un abcès qui reviendrait tout le temps et qu'il faudrait repercer à chaque fois. Peut-être qu'elle me déteste parce que je n'ai pas vraiment besoin de ce travail et qu'elle sait que je fais ça juste parce que j'aime les chiens. Pas pour le chèque à la fin du mois. Je me change en quatrième vitesse. J'enlève mes vêtements que je fourre dans mon sac et j'enfile ma combinaison. Je suis prêt.

 

*

 

J'ai de la merde jusqu'au genou. Le boulot est simple. Je dois enlever toute la merde pour la mettre dans des sacs. Ça fait partie de mes fonctions. A quelques mètres de là, je vois le responsable qui fait le tour du refuge avec des visiteurs. Quand ils passent devant moi, ils s'arrangent pour pas me regarder. Avec l'odeur, ça doit pourtant être difficile de ne pas jeter un regard dans cette direction. Ils font comme si je n’existais pas. Je continue d'entasser mon tas de merde. Au début, je me sentais presque humilié de faire ça. Et aujourd'hui encore je sens bien que l'on me considère comme un pauvre type qui sait rien faire d’autre que d’entasser de la merde dans des sacs. Mais maintenant, je m'en fous. J'en suis même fier. De toute façon, c'est sacré la merde ! Ça vient de ce qui vit. Et puis, je les emmerde les gens. 

 

Quand j'ai fini, je passe à l'infirmerie pour voir si la connasse a bien fait les soins. J'essaye d'ouvrir la porte. Elle est fermée.

- La garce ! je crie.

Je sais bien que c'est la connasse qui a fermé la porte. Personne d'autre n'a les clés ici, sauf le responsable. Je vais le voir pour lui demander le double des clés. Il a l'air étonné.

- C'est nouveau ça, depuis quand on ferme l'infirmerie maintenant !

- Ch'ai pas, je dis.

Il fouille dans son tiroir et me tend un trousseau.

- Merci, je vous le ramène tout de suite, je dis.

Mais il a déjà replongé le nez dans ses papiers. Tout le monde se fout de tout le monde ici. Je fais comme si je m'en foutais mais j'en pense pas moins. J'ouvre la porte de l'infirmerie.

- Merde alors !

Y a plus rien sur la paillasse. Y a plus le petit carnet où je note les soins à faire, y a plus de seringues, y a plus d'antibiotiques, y a juste les carreaux blancs qui ont l'air de se foutre de ma gueule.

- Quelle connasse ! je dis.

- Quoi connasse ! Espèce de pauvre type !

 

Je la vois la connasse. Elle est derrière moi en train de s'affairer devant l'évier.           

- T'es une vraie connasse toi, hein à fermer la porte comme ça !

- C'est pas à toi de faire les soins ! qu’elle dit.

- Si tu les faisais bien, je serais pas obligé de les faire aussi !

Eh tiens ! Prends ça dans ton bec, ma grosse !

- Ils servent à rien tes soins, pauvre con ! qu’elle dit.

- Et toi, tu ferais mieux de travailler dans un cimetière, pas avec les animaux ! Tu les aimes pas ! je dis.

- C'est moi la chef ici et t'as intérêt à faire ce que je te dis !

Je lui laisse le dernier mot. De toute façon, autant discuter avec un mur, y a rien à en tirer.

- Pauvre fille ! je dis en claquant la porte.

Des fois, je me demande qui est vraiment fou. Je regarde mes pauvres potes derrière leurs barreaux. Et je me sens comme eux, obligés de subir cette putain de vie, avec tous ces autres que j’ai pas choisis, et qui m’encombrent, et qui me marchent dessus et qui font semblant de pas me voir.

 

*

 

Je range mon scooter sous le petit appentis et je m'engouffre dans le long couloir du foyer. Je ne vois personne. Je marche d'un pas rapide vers ma chambre. Je suis fatigué. Fatigué de tout, de ma journée, de ma vie, des gens qu'il faut supporter. J'en veux à la terre entière. J'en veux à Dieu, au destin, aux hommes, à ce monde qui m’oblige à marcher l'échine courbée. Je voudrais être seul. Je voudrais que le temps s'arrête. Je voudrais croire en un monde moins cruel. Je voudrais vivre sans me sentir agressé par la bêtise et la méchanceté. Je voudrais être ailleurs. Je referme la porte de ma chambre et pose ma veste sur le montant du lit. J'allume une cigarette, entrebâille la fenêtre. Je regarde mon antre, ma grotte, ce trou impersonnel où j'ai fait mon nid. Le seul endroit au monde où je me sens encore à l'abri. Je crois que je ne quitterai jamais cet endroit. Tout est à sa place. Mes livres, mon cahier, la petite boîte où je range mon matériel pour les marionnettes, la cafetière, mes stylos, ma vieille machine à écrire et le paquet de feuilles blanches posé dessus. Je sens une larme couler sur ma joue. Je fume en silence en regardant les volutes blanches disparaître dans l'air frais de ce mois d'automne.

 

 

4. Distraction nocturne

Dans la main, j'ai une cuiller. Je la pose sur la table, et je finis l’assiette de gâteaux que j’ai rapportée du réfectoire. Je regarde ma chambre. Je suis seul. Au-dessus de la porte, près de la petite pendule, il y a l'affiche d'un spectacle que j’ai punaisée sur le mur. Sur cette affiche, il y a un homme. Et derrière lui, sur la scène, il y a une salle de restaurant avec un homme et une femme assis l'un en face de l'autre, parmi d’autres couples. On dirait qu’ils attendent quelque chose. 

 

*

           

Suzie est en face de moi. Je me sens bien, l'âme un peu blagueuse, un peu triste aussi. Je me sens bizarre pour tout dire.

- Suzie, tu sais que je n’existe pas plus que tu n'existes !

- Docpsi, arrête ! Tu m'énerves !

- Oh ! Si on a même plus le droit de parler ! je dis.

- Là, c'est pas pareil, tu dis des âneries, Docpsi !

- Et qu'est-ce que t'en sais, toi d'abord ! je dis.

- Arrête un peu, Docpsi ! J’aimerais bien que tu te comportes un peu normalement !

- Normalement ! Normalement ! je dis en me moquant.

- Parce que Monsieur se croit peut-être différent ! Allez Docpsi, reviens sur terre ! Tu es comme tout le monde !

- Moi ou un autre, alors c'est pareil pour toi ! je dis.

- Mais qu'est-ce que tu crois, Docpsi ! Que tu es quelqu’un d’exceptionnel ?

- Pas du tout, Suzie ! Mais j'ai mes trucs à moi, et ce mélange, il est unique…

- Docpsi ! Arrête un peu ton cirque ! Parlons d’autre chose, veux-tu ?

- Tu préfèrerais peut-être que je te raconte ce qu’on a mangé ce midi ! Ou peut-être comment je trouve la nouvelle paire de chaussettes que je me suis achetée !

- Docpsi, je t’en prie ! Arrête un peu ! Tu confonds tout !

- Y a plein de trucs que je confonds, Suzie ! Mais là, je confonds rien du tout !

- Mais tu passes ton temps à te poser un tas de questions inutiles, Docpsi…

- J'y peux rien, Suzie ! Elles viennent toutes seules !

- Tu pourrais pas faire un effort pour être un peu comme tout le monde !

- Faire un effort ! je dis, pour ressembler à tous ces couples qui savent même pas pourquoi ils restent ensemble ! C'est à ça que tu veux qu'on ressemble, Suzie !

 

La dame qui mange en silence à la table d'à côté avec un monsieur distingué se tourne vers moi.

- Vous vous croyez peut-être plus fort que les autres, n’est-ce pas ? qu’elle dit.

- Pas du tout ! Et puis d'abord, personne vous a sonnée ! Retournez à vos spaghettis ! je dis.

- Excusez-moi de vous le dire, mais vous êtes un mufle doublé d'un petit con, Monsieur !

Je détourne les yeux et regarde l’assiette de gâteaux. Il n’en reste plus qu’un. Je le prends et le mets dans ma bouche.

 

*

 

- Hummm ! C'est bon !

- Mais Docpsi, ça va pas ! Qu'est ce qui te prend !

J'enlève mes mains de dessous son corsage.

- Euh… rien !

- Mais tu penses qu'à ça, ma parole !

- Oui ! je dis, un peu à ça et beaucoup au reste !

- Je suis pas un objet, Docpsi !

- Je sais ! N'empêche que moi j'ai envie !

- Et à mes envies à moi, tu y penses quand tu fais ça!

- Toi ? Mais t'as jamais envie ! Alors comment il faut que je fasse moi ! Hein ! Dis-moi !

- Y a des prostituées pour ça, Docpsi !

- Des prostituées, c'est la meilleure celle-là ! Tu disais pas ça avant ! T'aimais bien quand on faisait ça !

- Mais j'aime toujours, Docpsi ! Mais pas quand t'es comme ça ! Là, tu penses qu'à toi !

- C'est parce que t'as plus de plaisir ! Voilà la vérité, Suzie !

- Arrête, Docpsi ! C’est blessant ce que tu viens de dire !

- Ben, il faut voir la vérité en face ! J'y peux rien si ça te fait peur !

- T'es qu'un salop, Docpsi !

Je vois les yeux de Suzie me fusiller du regard. Mais il y a quelque chose de triste aussi dedans. C'est trop bête. Ça serait si simple si on venait pas tout compliqué avec tous ces masques qu'on se met sur la tête. Un masque pour ci, un masque pour ça.

 

*

 

Soudain j'entends comme un bruit d'élastique. Je sens Lucie et Fernand Jeu (mes anges gardiens), les faux jumeaux, débouler derrière mes oreilles en jetant mon masque à terre. Lucie se penche et me dit quelque chose :

- Docpsi ! Là ! Regarde ! Quelle chance ! Un cul ailé !

- Un cul ailé ? je dis, et c'est maintenant que tu me le dis ! Il est où ton cul ailé ?

- Là, il survole le champ de bites !

Je regarde la bosse qui déforme mon pantalon. Je repousse l’assiette.

- Allez ! Accrochez-vous les jumeaux, on va le suivre !

- Mais ça va pas ! Qu'est ce qui te prend Docpsi ! Arrête !

- Eh ! Fernand ! Pour une fois qu'on s'amuse ! je dis.

 

*

 

Hummm ! Qu'est-ce que c'est bon ! C’est un vrai bonheur de prendre soin de soi ! Je me sens inspiré. Je sais pas où je vais, mais je monte, je monte, je monte. Y a le désir et des images qui défilent, y a des paysages que je traverse et que je regarde à peine. Et puis il y a moi au milieu qui monte toujours avec ma veste qui bat au vent. C'est pas la hauteur qui me grise, c'est d'être seul sur ma monture comme un chevalier perdu qui file vers l'absolu. Parce que je sens que je me détache, que je quitte la terre, que je m'envole pour je ne sais où. Et mon Dieu, c'est divin comme sensation ! Y a plus de LUI, plus de Docpsi, y a plus que cette sensation de liberté qui m'emporte !

- Oaouhhhhh ! je crie.

- Docpsi, attention, tu vas trop loin !

- Chut ! je dis, je suis bien !

- Il faut t’arrêter, Docpsi ! Tu vas vraiment trop loin!

- Et alors ! je dis.

- Et alors, ça serait idiot ! Il faudrait pas te perdre ! T'as encore des trucs à faire et à voir ici !

- Pour ce que ça m'apporte ! je dis.

- T'as raison, continue ! Fonce, Docpsi, c'est ça la vie !

- Eh ! Les faux jumeaux, lâchez-moi la grappe ! je dis.

J'entends plus que le bruit du frottement de l’étoffe sur ma monture qui monte, qui monte, qui monte. De plus en plus haut.

- C'est dingue cette sensation de voler !

- Docpsi ! Arrête ! Tu es fou !

- Vos gueules, les jumeaux ! Profitez plutôt du paysage !

Je mets les gaz. Direction la planète Stase. 3 minutes de voyage à la vitesse sidérale du temps. Je sais, je l'ai lu quelque part. Les images deviennent de plus en plus floues. Vu d'ici le monde a l'air d'une chambre d'hôpital.

- Moins vite Docpsi ! Laisse-moi apprécier ce spectacle ! J'ai jamais eu autant de distance avec les choses !

- Ah ! je dis, alors c'est bon de prendre un peu de hauteur mes amis, n’est-ce pas ?

- Docpsi ! T'es incorrigible !

- Je sais ! je dis, et alors, c'est pas tous les jours ! Eh regardez, les jumeaux ! Regardez comme ils ont l'air ridicule vu d’ici !

- Qui donc Docpsi ?

- Ben, ceux qui s'agitent en bas, pardi ! On dirait de petits jouets mécaniques téléguidés !

- Docpsi, tu exagères !

- Non Fernand ! Docpsi a raison ! Tout ça c'est un jeu et on s'amuse avec nous, donc on ne peut pas être autre chose que des jouets ! Imparable comme raisonnement, non ?

- Lucie, ma pauvre Lucie, tu es presque aussi gamine que Docpsi !

- Et alors Fernand ! je dis, faut pas croire que c'est si con un gamin ! Parce que le môme qui s'amuse avec nous, il doit bien se marrer, LUI. Eh ! Les jumeaux ! Ça vous plairait d'aller LUI dire deux mots !

- Dire deux mots à qui ?

- Eh ! Faut suivre un peu les jumeaux, je parle du grand môme qui nous prend pour ses jouets !

- T'es vraiment taré, Docpsi !

- Et la planète Stase alors !

- Vous êtes pressé ? je dis.

- Ben non ! Pas plus que ça !

- Ben alors vous en faites pas ! On la verra votre planète !

 

*

 

- Pincez-moi ou je rêve ! je dis.

- Quoi ! Qu'est ce qui se passe ?

- Là, vous voyez ce que je vois ! je dis.

- …???

- Eh ! Vous êtes miro les jumeaux ! Là, nom de Dieu ! Le … petit…

- Le … petit… ?

- Ouais, là le petit bonhomme penché sur son cahier! je dis.

- Tu crois que c'est Dieu ?

- M'a l'air bien moche !

- Eh ! Regardez ! IL nous regarde !

- Mais ma parole ! IL a l’air de pleurer !

- Chut ! Taisez-vous ! Cache-toi Docpsi ! Il faut pas qu’IL te voit là !

Mais je reste planté là comme si je pouvais pas bouger. Je dois avoir l'air idiot assis comme ça, devant mon assiette vide avec mes deux petits personnages qui s'agitent derrière mes oreilles.

 

*

 

- C'est encore loin ton histoire Docpsi ? Parce que je commence sérieusement à m’emmerder !

- Personne t'a obligé à venir Lucie ! je dis. Et puis si tu t’emmerdes, t'as qu'à rentrer !

- Pour louper la moitié du spectacle, je préfère encore m’emmerder !

- Fernand ! je dis, fais-la rentrer ! Elle commence à me les échauffer !

- Oh ! Arrêtez un peu tous les deux, on dirait deux mômes !

- Fernand ! je dis, on t'a rien demandé !

Je regarde ma monture. Elle fait une drôle de tête. Elle a l’air toute épuisée.

- C'est bien notre veine ! je dis.

- Qu'est ce qui se passe, Docspi ?

- Je crois qu'on est en train de s’épuiser, les jumeaux !

- On verra pas la planète Stase aujourd’hui alors ?

- Mais si ! Ça prendra juste un peu plus de temps que prévu ! je dis.        

Je regarde la jauge de carburant. Je me demande si on va en avoir assez pour y arriver.

- T'as pensé au carburant, Docpsi ?

- Oui, Fernand ! je dis, je ne pense même qu'à ça ! Mais fermez-la bon Dieu ! On le gaspille là à dire n'importe quoi ! Faut rester concentrer, bordel !

Et je nous imagine déjà en train d'errer pour l'éternité dans cet univers inconnu. Rien que d'y penser, ça me donne des frissons. J'entends plus rien. Lucie et Fernand ont dû monter bien au chaud entre mes oreilles. Et comme d'habitude, je dois me débrouiller seul. Je sens que je vais craquer. Trop de bruits ou trop de silence, c'est pareil pour moi, ça m'empêche d'avancer.

- Bon! je dis, je crois qu'on va s'arrêter là pour aujourd'hui !

- Ben Docpsi, qu'est ce qui t'arrive ?

- J'en peux plus ! je dis, je suis fatigué.

- Dans ce cas, tu as raison Docpsi, il est plus sage de s'arrêter !

- Merci pour ton approbation, Fernand ! je dis.

- Ce n'est rien Docspi, je sais comme c'est difficile pour toi dans ces moments-là ! Mais je suis là, ne t'inquiète pas, je te soutiendrais !

J'attends avec une certaine appréhension la remarque de Lucie qui ne va sûrement pas être très tendre.

- Lucie ? Tu ne dis rien ?

Pas de réponse.

- Lucie ? On va s'arrêter !

- Eh bien, c'est pas trop tôt ! Je commence vraiment à en avoir ras le bol de ton voyage débile Docpsi !

Sacrée Lucie, toujours aussi imprévisible et aussi bougonne.

- Maintenant que tout le monde est d'accord, faut qu'on trouve un endroit pour s'arrêter ! je dis.

- On est vraiment obligé !

- Eh ben, oui, les jumeaux ! Pour passer la nuit, on est bien obligé de s’arrêter ! je dis.

- T'as qu'à laisser aller ! Et on verra bien demain !

- Pour se retrouver je ne sais où, y a pas mieux ! je dis.

- Oh ! T'as pas la trempe d'un vrai aventurier Docpsi, faut toujours que tu prennes mille précautions ! C’est pour ça que tu restes coincé dans ton petit univers !

- C'est pas ça Lucie ! je dis. Mais je suis vraiment fatigué ! Il faut qu’on s’arrête !

- Elle est bidon ton excuse Docpsi, t'es pas un vrai voyageur, c'est tout !

- Ben, tu penses ce que tu veux Lucie, ça m'est égal, moi je m’arrête ! je dis.

- Eh ! Docpsi ! Regarde là ! Une pancarte !

Je lis : Etoile du fol égarement, perdue entre la planète Stase et la planète de la divine liberté. Située à 1 km-paragraphe de la planète Net. Forfait 1 nuit + 1 matinée (petit déjeuner non compris) ; séjour tout confort psychique, artistique, matériel et sexuel assuré durant toute la durée du séjour + visite touristique de la région de la planète Net chaque jour (départ : 8h / retour prévu vers 12 h); chambre à 150 synapsys, possibilité de séjour à la journée, à la semaine, au mois, à l'année, à la vie et pour l’éternité. Demander à l'accueil.

- On va aller se renseigner, les jumeaux, je dis.

- T'as vraiment du carburant à perdre, Docpsi ! 150 synapsys, c'est du vol !

- Peut-être bien Lucie, mais on peut pas faire autrement ! Et puis pour 150 synapsys… on va quand même pas pinailler !

- T'es quand même pas trop regardant à la dépense Docpsi ! Avec 150 synapsys, on aurait pu en faire des trucs !

- Ben quoi Lucie ? je dis.

- Ch'ai pas moi ! On aurait pu allonger notre balade de quelques pages, euh… ou alors visiter d'autres univers… ou bien se faire encore un plus grand délire,  … enfin profiter de cette liberté, quoi !

- Faut pas être si avare de ses synapsys, ma petite Lucie ! C'est redistribué tout ça, plus t’en donne, plus t'en fais profiter les autres !

- C'est vrai Lucie, Docpsi a raison !

- Merci Fernand ! je dis, t'es un chic type !

Je mets les gaz. J'ai hâte de me reposer un peu. Et je m’écroule sur mon lit.

 

*

 

Quand j'ouvre les yeux, il fait encore nuit. J'ai très mal à la tête. Je monte le store. J'ouvre la fenêtre. Le soleil irradie toute la chambre.

- Ah ! Astre lumineux ! Tu es revenu ! je crie. A moi la joie, la gaieté et la bonne humeur !

Je me verse une grande tasse de café que je bois à petites gorgées bruyantes. Ca fait bien longtemps que je n'ai pas été si heureux. Cynthia dort encore. Enfin, je crois qu'elle s'appelle Cynthia. Hier soir, on a tout juste eu le temps de faire connaissance. Je la laisse à ses rêves. Je ferme la porte et je descends.

- Bonjour Monsieur !

- Bonjour Maria ! Quelle belle journée, n’est-ce pas?

- Magnifique Monsieur !

- Dîtes Maria, lorsque Cynthia se réveillera vous me préviendrez ?

- Certainement Monsieur !

- Je serai à mon bureau, Maria !

- Bien Monsieur !

Ah ! Quand même, elle a du bon cette vie ! je me dis. Je jette un œil à mon agenda. Padoc Psyrage… Padoc Psyrage… Ah ! Voilà ! J'ouvre le tiroir, je prends mon portable. Je compose le numéro. Ça sonne.

- Padoc ? Salut, c'est Docpsi !

- Bonjour Monsieur, justement j'allais vous appeler!

- Ah ! Alors comment s’est déroulée la promotion du spectacle, Padoc ?

- Ecoutez, Docpsi ! C’est inespéré ! Toutes les salles sont pleines ! On a des réservations jusqu’en… Oh ! C’est une chose extraordinaire, Docpsi ! Du jamais vu ! Le public viendra jusqu’à la fin de l’éternité !

- Bravo, Padoc ! Continue comme ça ! Magnifique ! Je passerai un de ces quatre pour faire les séances de dédicace !

- Mais avec plaisir, Monsieur !

- Allez Padoc, salut ! Au plaisir, hein !

Je raccroche. Ah ! Ce Padoc, quel artiste tout de même ! Assurer des réservations jusqu’à la fin de l’éternité ! C'est à peine croyable ! Bon ! Voilà déjà une bonne chose de faite ! A Théosorus maintenant! Je compose le numéro.

- Allo, je suis bien à la banque Picnosous ?

- Oui, bonjour Monsieur ! Puis-je vous renseigner ?

- Je désirerais parler à Monsieur Théosorus !

- Vous êtes Monsieur Docpsi ?

- Absolument !

- Monsieur Théosorus attendait votre appel !

- Eh bien, passez le moi, mademoiselle !

- Je vous demande un instant Monsieur Docpsi !

J'attends. L'écouteur crache une affreuse bande sonore pour faire patienter les clients. Picnosous bank, the bank of your succes ♪♪♪♪ wait a moment please ♪♪♪♪ we try to connect you ♪♪♪♪ Picnosous bank ♪♪♪♪...

- Bon ! Qu'est ce qui fout ! J'ai pas que ça à faire !

- Allô, Monsieur Docpsi ? Bonjour, c'est Monsieur Théosorus à l'appareil !

- Ah ! Bonjour, cher ami ! Je me permets de vous appeler pour un transfert !

- Mais bien sûr, je vous écoute Monsieur Docpsi !

- Voilà, je dis, il s'agit de virer la totalité de mon solde du compte 56 251 B.Z 5926 sur mes 3 comptes de votre filiale Onlyrichloan.

- Ah ! Mais bien sûr, Monsieur Docpsi ! Je m'en occupe immédiatement! Autre chose pour votre service, Monsieur Docpsi ?

- Non ! Ça ira, je vous remercie ! Ah si juste une petite chose peut-être ! Je tenais à vous informer que mes revenus seront assurés jusqu’à la fin de l’éternité ! Et ce de façon absolument certaine, croyez-moi ! 

- Ah ! Eh bien ! Voilà une excellente nouvelle, monsieur Docpsi ! Je suis vraiment ravi pour vous ! Et j’espère que nous continuerons notre fructueuse collaboration ! Je vous souhaite une très bonne journée ! Au revoir Monsieur Docpsi ! A très bientôt !

Je raccroche. Et hop ! Voilà ! Ma journée de travail est terminée ! Allez ! Maintenant il est temps que j’aille savourer la vie ! Je quitte mon bureau.

- Cynthia ? Cynthia ? Tu es réveillée ?

 

 

5. Divagation matutinale

- Allez ! Debout ! C'est l'heure ! je dis.

- Hummm…

- Allez ! Debout là-dedans ! Vous avez suffisamment rêvassé comme ça, les jumeaux !

- Docpsi, laisse-nous continuer encore un peu ! S'il te plaît ! On est si bien ici !

- Non, les jumeaux ! Désolé ! Il est bientôt 8 heures ! Il est temps d’y aller ! Les visites de la planète Net vont commencer ! Vous ne voulez quand même pas me faire louper une occasion pareille ! 1 km-paragraphe, on ne doit plus être très loin maintenant ! Allez, debout, les jumeaux ! C’est vraiment l’occasion ou jamais !

- Et la planète Stase, Docspi ? On y va plus ?

- On aura bien le temps d’y aller plus tard ! je dis. J'entends les jumeaux marmonner et s'étirer bruyamment.

- Eh ! Oh ! Doucement ! je dis. Vous allez vraiment finir par me filer mal à la tête avec tout ce boucan !

- Bon ben, faut savoir ce que tu veux, Docpsi ! Tu veux qu'on range ou qu'on laisse tout le bordel qu'on a mis ?

- Rangez ! Rangez ! je dis, mais doucement et en silence, les jumeaux ! Je vous attends.

J’entends les jumeaux plier leur couverture, les ranger dans leur petit casier, s'habiller, plier leurs nuisettes, les glisser dans leur sac et mettre le tout dans leur petite malle.

- Ca y est Docpsi ! On est prêt ! On y va quand tu veux !

- Pas trop tôt ! je dis.

Je regarde ma monture.

- Merde ! je dis, regardez les jumeaux ! Elle a changé de tête !

La petite chose flétrie ressemble à présent à une grosse masse inerte et grise. On dirait une sorte d’encéphale ailé monté sur roues, une sorte de scooter encéphalique volant muni de deux réservoirs pleins à ras bord.

- Bon ! Eh bien ! On va faire avec, je dis.

Je l’enfourche. Je boucle mon casque, je mets le contact. Le moteur démarre.

- Vous êtes bien calés, les jumeaux ?

- Ouais !

- Go ! je dis.

Et me voilà reparti ! Direction planète Net.

 

*

 

Je suis aspiré dans un tourbillon. Je tourne, je tourne, je tourne. C'est vertigineux! Puis je suis projeté dans une sorte de grand couloir très étroit.

- Merde ! je dis, la douane !

A la frontière, y a juste un grand gaillard avec un uniforme et une petite pancarte; Planète Net, no admittance for Pas Net People.

- Ca commence bien ! je dis.

- Papiers s'il vous plaît !

Je coupe le moteur, fouille dans ma veste et lui tends mon passeport. Le grand type parcourt le petit livret avec une attention soutenue en me jetant de temps à autre un regard inquisiteur.

- Vous avez quelque chose à déclarer !

- Non ! je dis, pas à ce que je sache !

- Vous venez pourquoi exactement ?

J'hésite. En fait, j'en sais trop rien.

- Euh… tourisme, je dis.

- Les visites de tourisme se font uniquement sous escorte, monsieur !

- Ah ! je dis, c'est obligatoire ?

- C'est le règlement, monsieur, article 5bis alinéa 25ter du code de la circulation publique !

- Ah ! Ben oui ! je dis, dans ce cas !

- Sachez également que vous ne devez pas rester plus de 4 heures sur notre territoire !

Je regarde le grand type.

- Passé ce délai, vous vous exposez à de graves ennuis ! Bonne visite, Monsieur !

Je démarre. Dans le rétroviseur, je vois deux motards qui démarrent aussitôt.

- Eh bien ! je dis, ça promet comme petite excursion !

 

*

 

- Mon Dieu ! Que c'est laid !

- Mais non, c'est pas laid, c'est Net ! je dis.

Je regarde dans le rétroviseur. Les deux motards sont derrière moi.

- Eh ! Les jumeaux ! Mettez-la un peu en sourdine avec vos critiques ! Peut-être qu’ils ont branché des micros !

On continue de rouler en silence. On emprunte de grandes avenues qui ressemblent à de larges couloirs d'hôpital. Tout est blanc, carrelé, impeccablement propre et net. Partout il y a des espèces de grandes barres qui montent vers le ciel. On dirait des immeubles.

- Avec des murs transparents ?

- Je sais pas, Suzie ! Mais tu vois bien qu'il y a des gens dedans !

- Pour voir, ça, on voit ! On voit même que ça ! Je me demande à quoi ça peut servir ces murs transparents !

- Patience Lucie ! je dis. Ça sert à ça les voyages ! On regarde, on s'interroge, on essaye de comprendre. On demandera à l'office de l'immigration touristique !

On continue de rouler. Sur les trottoirs carrelés, quelques autochtones vêtus d'un costume blanc marchent d'un pas mécanique. Je m'arrête devant l'un d'eux.

- Hep ! Bonjour ! Je cherche l'office de l'immigration touris…

Mais je n'achève pas ma phrase. Le passant passe sans même me jeter un regard.

- Hep ! Monsieur ! Je ne vous veux aucun mal, je voudrais simplement un renseignement !

Derrière moi, j'entends les deux motards s'arrêter.

- Inutile d'insister, Monsieur ! Il ne peut ni vous voir ni vous entendre. Il n'a pas été programmé pour cela.

- Ah ! … Et y aurait-il quelqu'un de programmé pour me dire où se trouve l'office d'immigration touristique ! je dis.

- Mais bien sûr, Monsieur ! Veuillez-me suivre !

Je le suis. L'autre motard roule derrière moi. Au cas où je voudrais m'échapper, je suppose. Je me demande quand même qui serait assez fou pour essayer de leur fausser compagnie.

- C'est un vrai labyrinthe ici !

Je fais remarquer à Lucie que pour une fois je suis d'accord avec elle. Tout est d'une ennuyeuse symétrie. Les rues sont parallèles ou perpendiculaires. Pas un seul virage depuis qu'on est arrivé là. Une courbe, c'est pas net, ça ferait comme une tache ici! On arrive dans une rue qui ressemble à toutes les autres. On s'arrête devant un bâtiment qui ressemble à tous ceux qu'on a déjà vus.

- C'est ici !

- Eh bien, merci beaucoup Monsieur le motard, je dis, sans vous, je crois qu'on aurait jamais trouvé !

- Je vous en prie, Monsieur, c'est notre travail, nous avons été programmés pour cela !

- Oui ! je dis, c'est bien ce que j'ai cru comprendre !

Je coupe le moteur. Je demande aux jumeaux de rentrer discrètement entre mes oreilles puis je descends de ma monture. Je fouille dans mon petit coffre, j'en sors l'antivol et le fixe sur ma roue sous le regard étonné des deux motards.

- C'est inutile, Monsieur ! Ici, aucun individu n'a été programmé pour voler !

- Ah… suis-je bête ! je dis, c'est l'habitude !

Je range mon attirail avec un sourire idiot et je pousse la porte de l'office de l'immigration touristique. Enfin, pousser n'est pas le mot. Elle s'ouvre automatiquement à mon approche. En franchissant le seuil, j'entends une voix douce et mélodieuse, un brin synthétique il est vrai, me dire : Bienvenue au cœur de la Planète Net, Monsieur. Mais à peine entré, un rideau de fer tombe lourdement à mes pieds. 

- Merde ! Les cons ! je dis.

Je regarde la grille un peu stupéfait puis je fais demi-tour.

- Bande de cons ! je dis, allez-vous faire foutre ! Et restez-y dans le cœur de votre putain de planète !

Et je repasse la porte automatique, bien décidé à profiter de mon séjour pour m’attarder un instant sur le quai-frontière. Je longe le quai sur plusieurs centaines de mètres et m’assois sur un banc face à l’océan.    

 

*

 

J’ai une vue imprenable sur le port où s'entassent une flopée de voiliers amarrés au ponton. Et malgré la foule un peu folle qui longe le mur derrière moi, je sens que j’aime cet endroit. Comme s'il me rapprochait de mes rêves. J’aimerais faire le pas. Mais je reste là, accroché au quai de ma folie, en regardant ceux qui s'embarquent pour la planète Net avec un peu d'envie et un peu de mépris. C'est ainsi. Je suis comme ça. Toujours indécis et toujours aussi fou. Alors je reste là à contempler mon isolement dans le frétillement du monde qui s'agite devant moi.

- Eh ! Toi ! Qu’est-ce que tu fous là ?

Je sursaute. Je vois un groupe de trois individus qui me fixent d'un drôle d'air. Un air méchant. Eux aussi ont dû être refoulés du cœur de la planète Net. Je ne réponds rien. Ils s'éloignent en m'insultant. Je ne réplique toujours pas. Un peu par lâcheté, un peu par indifférence. Au fond je les méprise. Je n’ai jamais su réagir face à l'agression du monde. Alors je laisse dire sans vraiment me laisser faire. Je me souviens de ma véhémence avant quand j'étais plus jeune. Mais je crois à présent que j'ai fini par m'en foutre ou presque. J'évite simplement les gens dont la présence est déjà comme une agression contre laquelle je ne peux rien. Je pense à l'île déserte dans laquelle j'aimerais vivre. J'oublie ma folie. J’oublie ce monde de fous. J'oublie la planète Net et son cœur névralgique. J'oublie tout, l'endroit même où je me trouve. J’oublie jusqu’à mon nom. Je ne vois plus que la fourmi perchée sur un petit caillou à la forme étrange posé devant moi au milieu d'une flaque d'eau. Là, presque à mes pieds. Je la regarde. Elle cherche une issue pour rejoindre ses camarades. Elle s'agite et frétille pour rejoindre le monde net et frétillant. Pauvre petit animal perdu, seul sur sa pierre... J'aimerais tant lui parler, lui dire qu'elle a tort de vouloir échapper ainsi à son isolement. N'est-elle pas tranquille là, loin de l'agitation tourbillonnante de sa fourmilière ?

- Eh ! Petite fourmi ! je dis, pourquoi veux-tu t'échapper ?

Elle me regarde sans comprendre, un peu effrayée qu'on s'intéresse à elle. Je m'approche davantage.

- Qu'est-ce que tu racontes ? qu’elle me dit.

Je suis un peu pris au dépourvu.

- Que… je suis… un peu comme toi, je dis.

J'ai brusquement envie de pleurer.

- Je me sens si seul, si fragile et si désemparé ! Autant que toi sur ton petit caillou !

- Qu'est-ce que tu racontes ! qu’elle dit, je cherche seulement une solution pour sortir d'ici !

- Moi aussi ! je dis, n'empêche que c’est impossible ! On ne peut pas échapper à son destin, petite fourmi !

Je sens une larme couler sur ma joue. Je voudrais tant l'aider à se protéger d’elle-même. Mais je ne peux pas. C'est au-dessus de mes forces. Je ne peux pas.

- Il faut que je rentre maintenant ! je dis.

- Déjà ! Mais tu viens à peine d'arriver !

- Mais tu ne vois pas que je n'en peux plus d'être là! je dis.

Elle me lance un regard réprobateur. Comme si j'étais le dernier des hommes. Je me déteste. J'aurais tant aimé me sentir suffisamment fort pour l'aider. Je me sens si faible, si lâche devant la vie. Je me lève péniblement. Je retrouve ma monture garée de l'autre côté de l’enceinte. Je pense à Suzie qui n'est pas là. Je pense à la fourmi que je n’ai pas pu aider. Je pense à la mer et aux bateaux en partance pour le cœur de la planète Net. Je sens que je ne pourrais jamais échapper à ma vie. Je sens que je vais lentement sombrer dans cette folie qui m’éloignera toujours plus des portes du monde. 

 

 

6. Confrontation

Au clocher sonnent 12 heures. Je me réveille avec un mal de tête à assommer un bœuf. J'allume ma première cigarette.

- Ouvre la fenêtre, Docpsi ! Tu m'empestes !

Je crache ma fumée. J'entends le bruit des voitures et des gens qui quittent leur travail pour la pause de midi. J'ai un haut le cœur.

- Comment font-il, Suzie ? je dis.

- Ils font, c'est tout ! C'est pas plus compliqué que ça, Docpsi !

- Mais ils le trouvent où le courage de faire ce qu’ils font !

- Où ils peuvent ! Tu es marrant, toi, tu me poses de ces questions !

J'entends les klaxons, les moteurs qui accélèrent, les coups de freins, quelques éclats de voix qui me parviennent par la fenêtre entrouverte.

- C'est au-dessus de mes forces ! je dis. Ca me tue moi cette réalité !

- Mais on n'a pas le choix, Docpsi !

- Oui, je dis. N'empêche que je ne comprends pas comment ils font !

- Qu'est-ce que tu ne comprends pas, Docpsi ?

- A quoi ça rime… tout ça !

- Parce que c'est comme ça, Docpsi !

- C'est quand même une drôle de vie ! je dis. Etre obligé de faire des trucs qui t'emmerdent l'existence!

 

Je regarde la pluie qui tape contre la fenêtre et le ciel gris qui se déverse sur les toits de la ville. Tout est gris et ennuyeux. Je me lève. Sur le bureau, je vois le petit cahier noirci de mots inutiles qui m'attend perdu au milieu d'un enchevêtrement de feuilles écornées. Je n'ai pas le courage de l’ouvrir. Pourtant je l'ouvre et je me mets à écrire ces phrases avec une sorte de dégoût et d’immense lassitude.

 

*

 

- Franchement où tu veux en venir, Pascal ?

- En venir avec quoi, Docpsi ?

- Ben, avec cette histoire, pardi !

- J'en sais rien, mon vieux ! Pourquoi tu me demandes ça ?

- Parce qu'elle me plaît pas, ton histoire !

- Tu la trouves trop compliquée ?

- Compliquée ? Laisse-moi rire ! Décousue, inintéressante oui, mais compliquée…

- Tu trouves qu’Elle n'est pas suffisamment réaliste, c'est ça ?

- Mais s'il y avait que ça, mon pauvre Pascal ! On n'avance pas ! Y a pas d'action ! Et puis je suis un héros complètement paumé dans cette histoire !

- C'est parce que t’es un anti-héros ! C'est pour ça !

- Eh ben, moi, je te dis que ton anti-héros, il vaut zéro ! Il est fou, il est bête et il ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Et puis tu me traînes dans la médiocrité depuis le début ! J’en ai vraiment marre de jouer dans cette histoire !

- Oh ! T'es dur quand même, Docpsi !

- Eh ! Tu sais le nombre de types qu'essayent de faire publier leur manuscrit ?

- Non ! je ne sais pas, docspi !

- Eh bien ! Il y en a une flopée, crois-moi ! T'as vraiment aucune chance avec une histoire pareille ! Pas de style, pas de ton, pas d'atmosphère, des personnages grotesques et stupides, dont je fais partie, je te signale ! Mais où tu vas les chercher, mon vieux !

- Là, tu veux me décourager !

- Moi ? Mais pas du tout, voyons ! Qu'est-ce que tu vas chercher !

- Eh ! T'as qu'à m'aider au lieu de te plaindre !

- Moi, mais j'y suis pour rien si tu me fais jouer dans ton histoire débile ! J'ai à peine mon mot à dire! T'as vu les moyens que tu m'as donnés ! J'ai 200 mots à mon vocabulaire, j'ai l'esprit étroit ! Je suis à moitié cinglé ! Et tu voudrais que je fasse des miracles !

- Oh ! Ecoute là… Tu exagères, Docspi ! C'est trop facile ! T'as qu'à te débrouiller un peu tout seul au lieu de compter sur moi !

- Ben, y manquerait plus que je fasse ton boulot maintenant !

- Oh ! Ca suffit maintenant ! Tu commences à m'emmerder avec tes remarques, Docpsi ! Tu veux du réalisme, tu veux de l'action ? Tu veux être un vrai héros ? Eh bien ! Attends ! tu ne perds rien pour attendre !

- Chiche !

 

Et d’un geste rageur, je saisis mon stylo. J'enlève mon capuchon, prends la première feuille qui traîne dans mon bordel et me mets à écrire avec frénésie.

 

*

 

Mes yeux croisent le bout de journal qui se balance devant mon bureau sur le montant de la fenêtre. Ça fait 2 mois que je l'ai punaisé là bien en évidence. Je lis : "Vends fourgon de plus de 20 ans, excellent état. Idéal pour artisan. Prix à débattre. Tél. 06 na na na na na na". Je repense à mon rêve. Artisan-saltimbanque. Je suis un peu nerveux. Je me racle la gorge. Je compose le numéro. Ça sonne.

- Allô, bonjour Monsieur, je vous appelle concernant l'annonce pour le camping-car !

- Oui…

- J'aimerais avoir plus de renseignements…

- Dites-moi !

- Ben, j'aimerais savoir par exemple si bla bla bla…

- Bien sûr Monsieur, il dispose de bla bla bla et de bla bla bla…

- Ah ! Très bien et pourrais-je le voir ?

- Mais bien entendu ! Demain soir, cela vous conviendrait-il ?

- Tout à fait, vous habitez…

- 23 rue de la Liberté.

- Eh bien à demain Monsieur.

Et je raccroche. Mais non, c'est pas possible, je pourrai jamais faire ça. J'aurai jamais le courage d’appeler. Je regarde la petite annonce que le vent fait danser sous mes yeux. On dirait qu'elle me nargue.

- Tu ne m'auras pas ! Tu ne m'auras pas !

- Quoi je t'aurais pas ! je dis.

- T'es trop lâche ! T'es trop lâche ! T'as pas le courage d'appeler !

- C'est pas pour appeler que je t'ai mis là, c'est pour rêver ! je dis. Mais ça, tu peux pas le comprendre !

- T'es qu'un gros nul Docpsi ! T'es qu'un gros nul ! IL a raison l'autre, tu te caches derrière SA nullité !

Je regarde l'annonce qui se tortille. Elle est comme les autres celle-là, elle comprend rien.

- C'est l'espoir qu'est important ! je dis, pas d'avancer ou de réussir les trucs !

- Ca, c'est pour donner bonne conscience à ta paresse et à ta lâcheté ! Mais au fond, tu sais bien que j'ai raison, Docpsi !

- Vous êtes tous pareils ! je dis, il vous faut toujours plein de trucs pour vous prouver que vous avancez ! Avancer ! Avancer ! Vous avez plus que ce mot-là à la bouche !

- Eh bien ! C'est parce que c’est comme ça qu'on évolue dans la vie, Docpsi ! Tu peux pas aller contre la nature des choses !

- Avancer dans la vie, nature des choses, tu parles ! je dis. Vous regardez la vie par le petit bout de la lorgnette ! C'est tout ce que je vois moi !

- Quelle mauvaise foi, Docpsi !

- Mauvaise foi de rien du tout ! C'est vous qui croyez à des trucs faux, c'est pas moi ! Et après on vient me parler de mauvaise foi ! Elle est bien bonne celle-là !

- Oh ! Te crois pas au-dessus de tout le monde, Docpsi !

- J’ai jamais dit que je me croyais au-dessus de tout le monde! Je me crois au-dessus de personne ! Ni au-dessus ni en dessous ! Je me sens juste un peu à côté !

- Et ça te donne le droit de juger les autres !

- Je juge pas, je constate ! je dis, et puis tiens, tu m'énerves toi aussi !

Et j'arrache le petit bout de journal. Je le froisse et je le jette par terre. Je sens que j'étouffe. Je prends ma veste et je sors.

 

*

 

Je remonte mon col. Il fait froid. Dehors, les rues sont pleines de gens. Je longe la grande avenue. Je passe devant les devantures éclairées où s'attardent quelques employés de bureau. Je les trouve pathétiques avec leur démarche saccadée, leur petit sac qu'ils tiennent d'une main ferme. J'ai une envie de rire que j'ai du mal à contenir. Oh ! Rien de bien méchant ! Juste un petit rire moqueur qui se pose sur mes lèvres quand je les croise. Je m'apprête à traverser le pont. Je veux marcher dans la forêt, de l’autre côté de la ville quand je crois entendre quelqu'un qui m'appelle.

- Eh ! Docpsi !

- …???

- Docpsi ! Nom de Dieu ! C'est pas croyable !

Je regarde un peu interloqué le type qui s'avance vers moi. Il me dépasse d'une bonne tête. Son visage me dit quelque chose. Mais quoi exactement! J'en sais foutre rien !

- Docpsi, sacré Docpsi ! T'as pas changé, hein ! C'est pas croyable ça alors !

Je le regarde plus étonné encore qu'il se souvienne de moi.

- Désolé, je dis, mais je ne vous reconnais pas.

- Philippe ! Philippe Deville ! Ne me dis pas que tu as oublié ! Lycée Jeanne d'Arc, promotion Gustave Cabeau… Quelle année déjà ?

- Philippe Deville ? Ah oui… peut-être, je dis.

- Alors qu'est-ce que tu deviens ?

Moi-même, j'ai envie de lui répondre. Mais j'y arrive pas.

- Bah… , je dis, pas grand-chose !

- Ah ! Sacré Docpsi, toujours le même !

- On se refait pas ! je dis.

- C'est quand même pas croyable de se retrouver comme ça après toutes ces années !

Il regarde sa montre.

- T'as 5 minutes ?

Je hoche la tête. Mais c'est comme si ça m'avait échappé. Il me désigne un bistrot à l'angle de la rue.

 

*

 

Le café est bondé. Il y a un brouhaha pénible qui me donne la nausée. On s'assoit à une petite table en terrasse. Je commande un soda, lui un demi-pression.

- Nom de Dieu Docpsi, alors ça pour une surprise ! Tu passes souvent par ici ?

- J'habite le quartier, je dis.

- Non ? Dans ce trou…

- Eh oui ! je dis.

- Et le boulot ?

- Ca va, je dis.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Je bricole à droite à gauche, je dis.

- Ah…

Il me regarde d'un drôle d'air.

- T'es pas au chômage au moins ?

- Non, non, ça va ! je dis.

- Non parce que c'est terrible le chômage ! Tous ces pauvres types qui cherchent du boulot…

Il me débite son couplet sur la férocité du système. Il me raconte son boulot. Cadre quelque chose dans une boîte d'électro-machin, chargé de la clientèle industrielle. Tout ça m'ennuie prodigieusement.

- Je dois t'embêter avec mes histoires, non ?

- Non, non, je dis.

- Parlons bonnes femmes alors ! Marié pas marié ?

- Pas marié, je dis.

- Eh bien, mon pauvre Docpsi, la vie n'a pas l'air de t'avoir souri !

J'essaye d'esquisser un sourire.

- J'aime le sourire édenté de la vie, je dis.

Il a pas l'air de comprendre. Il embraye aussitôt sur sa femme; assistante commerciale dans la même boîte que lui, rencontrée il y a quelques années dans un séminaire payé par la direction.

- L'idylle, mon vieux ! Une vraie perle ! J'ai vraiment tiré le gros lot !

Il me raconte quelques détails scabreux, la grossesse en cours, son appartement dans un quartier chic de la capitale, son projet de résidence secondaire, l'avenir du gosse qu'est pas encore né. J'écoute tout ça d'un air faussement attentif. J'ai envie de vomir. Je me lève.

- Il faut que j'y aille, je dis.

- Ecoute, Docpsi ! Maintenant qu'on s'est retrouvés, on va pas se lâcher comme ça ! Je passe souvent par ici pour un de nos plus gros clients, je…

Il me tend sa carte de visite.

- Tu m'appelles quand tu veux, mon vieux !

Il me serre la main avec chaleur. Je sors sans un mot, sans un regard. Je sens le sien fixer mon dos. Je sais ce qu'il doit penser. Que je suis un pauvre type avec une vie de merde, sans boulot, sans femme. Dehors, je déchire la carte. Je glisse les morceaux dans la première poubelle et je rentre au foyer en regardant mon ombre s'allonger sous la lumière blafarde des réverbères.

 

 

7. Soubresauts

Je repense à mon rêve. Qu'est-ce que je risque après tout ? Allez Docpsi, courage ! je me dis. Je décroche le combiné. Je compose le numéro. Ça sonne.

- Allô papounet, c'est moi !

- Docpsi…? Tu es bien matinal…dis-moi !

- Oui, je dis, ça va ?

- Ma foi, on fait aller !

- Dis, t'as pas 5 minutes, je voudrais te demander quelque chose…

- Hum… eh bien ! Vas-y ! Je t'écoute !

J'hésite. J'ose pas.

- Tu sais…

Mais y a rien qui sort.

- T'es toujours là, papounet ? je dis.

- Oui, alors qu'est-ce que tu as à me dire ?

Allez Bon Dieu, Docpsi ! je me dis, lance-toi, t'as rien à perdre ! Alors, d'un coup, ça part tout seul. J'embraye sur des trucs que je voulais pas lui dire et que je lui dis quand même.

- Tu sais…, papounet, y a quelque chose qui me turlupine depuis quelque temps.

Je reprends ma respiration. Je repense à la petite boule de papier avec l’annonce que j’ai jetée par terre.

- Tu sais que je me sens bien ici au foyer, mais depuis un moment, j'arrive plus à supporter tout ce monde autour de moi. J'ai envie de bouger, voilà papounet !

- Mais pour aller où, Docpsi ?

- Euh… eh bien…Ch'ai pas encore trop bien, papounet.

- Oh ! Docpsi ! Mon pauvre Docpsi ! T'as vraiment pas changé ! 

- Ben… toi non plus papounet ! Toi non plus, t'as pas changé quand je t'entends dire ça !

- Toi, je sens que tu m’appelles parce que t'as besoin d'argent ! Je me trompe, Docpsi ?

- Ben… c’est que… j'ai repensé à ta proposition de la dernière fois ! Je me demandais si ça tenait toujours !

- Ah ! Ca Docpsi, si c'est pour tout claquer sur un coup de tête, ça m’étonnerait que tu puisses compter sur moi ! 

- T'es marrant toi, papounet ! Un jour, tu proposes de m'aider et puis le lendemain, t'es plus d'accord ! Tu sais bien que déjà ça me dérange de te demander alors…

- Eh bien ! C'est bien pour ça que je suis prêt à t'écouter, mon petit Docpsi !

- Oh ! Je sais, tu vas m'écouter d'une oreille, et puis tu vas me dire que c'est pas raisonnable !

 

Je lui raconte le rêve que j'ai derrière la tête; l'histoire du saltimbanque avec sa roulotte. Je sens bien qu'il m'écoute pas et qu’il s’en fout de mon rêve de saltimbanque. Moi, ça me met mal à l'aise. Je bafouille, je trouve pas les mots pour dire ce que j'ai envie de dire. D'ailleurs, je sais même plus ce que j'ai envie de dire. Je me perds dans des explications qu'il doit même pas comprendre. Et puis, je me sens un peu gêné de lui demander ça à mon âge ! Il m'interrompt.

- Docpsi ! Arrête de tourner autour du pot et dis-moi combien il te faut !

Je réponds rien. Je me sens tout penaud, un peu étonné aussi.

- Parce que tu ne sais pas encore combien il te faut pour partir !

- Ben non… je dis.

- Ecoute Docpsi, si tu veux que je t’aide, il faut que tu commences par faire les choses correctement !

- Oui papounet, je sais, je dis, et puis dans l'ordre aussi, tu me l'as suffisamment répété comme ça quand j’étais môme !

- Bon ! Eh bien ! Tu réfléchis encore un peu, Docpsi ! Et puis on en reparlera quand tu auras un peu avancé, d'accord ?

- D'accord, je dis.

Et je raccroche.

 

*

 

Dehors, j'entends la voix des camelots haranguer la foule des chalands qui se pressent devant les échoppes. C'est jour de marché aujourd'hui.  Et les jours de marché me donnent cette occasion presque inespérée de tromper un moment mon ennui. Comme peut très bien le faire d'ailleurs la contemplation des nuages dans le ciel ou celle plus idiote des rideaux qui s'agitent quand je laisse ma fenêtre entrouverte ou celle des fissures du plafond dans lesquelles je me sens glisser vers un ailleurs plus salutaire. Mais les jours de marché, c'est différent. C'est la réalité, la vraie qui s'agite sous mes fenêtres. Je regarde tout ça, tous ces gens qui traînent leur caddie, leur gosse dans les bras, leur chien en laisse, en couple ou en famille. Tous ces gens faussement occupés qui s'agglutinent devant les stands en traînant leurs pieds et leur ennui derrière eux. J'ai un haut le cœur! Je vois plus qu'un mouvement informe qui coule devant mes yeux qui ne regardent même plus la foule. Je vois plus que le grand marronnier immobile qui regarde tout ça d'un air moqueur et amusé. Je vois plus que le coin de ciel bleu et les nuages qui passent au-dessus de ma tête derrière le béton jauni de l'immeuble d'en face. J'entends les cris des enfants et des marchands forains. J'entends quelques bribes de conversations écœurantes et qui m'écœurent plus encore. Je sens tout ce flot me submerger. Et pourtant je suis là-haut, assis à ma table devant mon cahier, loin de ce monde ignoble qui me donne la nausée.

 

*

 

Je ferme les yeux. Et soudain une lame de fond me soulève et me jette dans la foule. Je m’arrête un instant, la tête un peu étourdie. Puis je regarde autour de moi. Je me souviens seulement de la grande pancarte à l'entrée de la ville; Friconsoland, le pays où le bonheur s'achète. Un vrai labyrinthe de couloirs, larges comme des avenues, un dédale de vitrines tapageuses et d'échoppes luxueuses, un feu d'artifice de néons et que d'habitants, que d'habitants ! Et pas moyen de m'arrêter pour demander mon chemin. Je suis pris dans le flux des Friconsommeurs.

- Quelle guigne ! je dis.

Et ça pousse derrière, et ça pousse sur les côtés.

- Vous avez pas fini, oui ! je dis.

Mais ma voix se perd dans le brouhaha des couloirs animés où tous les dix mètres un écran géant diffuse des clips à la mode. Impossible de s'entendre ici. D'ailleurs personne ne parle. On n'est pas là pour ça. On se pousse devant les vitrines pour emplir le chariot que l'on pousse devant soi, on compare les articles, on compare les prix, et on achète, on achète, on achète. J'essaye de me souvenir de l'itinéraire que j'ai emprunté pour venir jusqu’ici.

1. J'ai laissé mon scooter à l'entrée de la ville sur le grand parking qui entoure Friconsoland;

2. Après avoir dépassé la grande pancarte, je me suis arrêté à la police des frontières (accueil chaleureux et souriant par de conviviales hôtesses);

3. J'ai emprunté la rue principale (Avenue du bonheur) jusqu'au quartier des Plaisirs et Divertissements que j'ai visité au pas de course (écrans, consoles, accessoires sexuels vivants et inertes et d'autres marchandises du même acabit);

4. J'ai repris l'Avenue du bonheur. J'ai laissé sur ma droite le quartier des Affaires que j'ai longé sur plusieurs centaines de mètres avant d'arriver au carrefour du Bien Être Psychique. Ensuite j'ai voulu m'enfoncer dans le quartier du Cyberspace. C'est là que je me suis paumé. J'ai cliqué, cliqué, recliqué. Et alors là, c'était la fin ! Impossible de retrouver mon chemin. Impossible de savoir où j'étais, d'où je venais, où j'allais. L'enfer quoi ! J'ai entendu dire que beaucoup de monde se perdait ici. Y paraîtrait même que certains disparaissent. Rien que d'y penser, ça me fout les boules.

- Merde ! je dis en touchant la poche intérieure de mon blouson, mon portefeuille !

Je me rends compte que j'ai oublié mon portefeuille. J’ai pas mes papiers, pas de cartes de crédit, pas de chéquier. Je suis tout nu comme un homme mort. Je me dis que je ne vais pas pouvoir survivre ici plus de quelques heures. Je réfléchis à ce que je pourrais bien vendre pour trouver un peu d'argent. Mais je n’ai rien sur moi. Je n’ai rien, absolument rien. Juste mon pauvre manuscrit inachevé sorti de ma pauvre imagination écrit sur mon vieux cahier. Après tout j'ai qu'à essayer, j'ai rien à perdre, je me dis.

- Monsieur s'il vous plaît ! Pouvez-vous m’indiquer le quartier des Marchandises Humaines ?

Le type me regarde sans répondre.

- Eh ! S'il vous plaît, monsieur !

Mais le salop a déjà cliqué et disparaît. C'est comme ça ici ! Chacun pour sa gueule et l'argent pour tous ! A condition bien sûr d'en payer le prix. Ca fait pas vraiment mon affaire tout ça !

- Quel pays de cons ! je dis.         

Je continue de marcher la tête dans les épaules happé dans la masse indifférente des Friconsommeurs du Cyberspace quand j'aperçois soudain un homme tranquillement barricadé derrière son bureau. Derrière lui,  il y a une pancarte. Je lis : Service des Marchandises Hu-maines. Je m’avance vers le guichet la gorge serrée et les mains tremblantes.

 

*

 

- Asseyez-vous, monsieur, je vous en prie !

Je m'assois intimidé, mon manuscrit inachevé à la main.

- Je vous écoute…

Mes mains se mettent à trembler de plus bel. Je m'éclaircis la voix et commence à lire :

- …

- Alors Docpsi, où en êtes-vous ?

- Où j'en suis ?

- Oui, où en sont vos projets, Docpsi ?

- Mais de quoi parlez-vous, docteur ?

- De quoi voulez-vous que je vous parle, Docpsi ?

- Je sais pas, c'est vous le docteur !

- Docspi ! Ne vous faites pas plus bête que vous n'êtes !

- Eh bien ! C'est la meilleure celle-là ! je dis, alors comme ça vous pensez que je suis bête !

- Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire Docpsi !

- Si, si ! Développez ! Ça m'intéresse, docteur !

- Eh bien je ne sais pas, il faut toujours que vous vous posiez des questions à propos de tout !

- Comme un débile mental, c'est ça !

- Mais non, Docpsi, voyons ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit !

- Non, je vous fais dire ce que vous pensez, c'est bien différent ! je dis.

- Vous voyez ! Le problème avec vous Docspi, c'est qu'on ne peut jamais discuter !

- Je me fais insulter ! Et je ne devrais rien dire !

- Ecoutez, Docpsi ! Je crois que nous allons en rester là pour aujourd'hui ! Vous n'avez pas l'air de très bonne humeur !

- Pas l’air de très bonne humeur ! je dis, vous manquez vraiment pas d'air, vous !

- Docpsi, je vous en prie ! Ne m'obligez pas à être désagréable !

- Mais allez-y docteur ! Soyez désagréable ! Sortez un peu de vos gonds ! Ça nous changera ! Parce que si vous saviez où je me la mets votre neutralité bienveillante !

- Docpsi ! Ca suffit maintenant !

- Eh bien, docteur ! Que se passe-t-il ? Quand ça se passe pas comme vous voulez, vous vous énervez, c'est ça ! Mais il faut vous faire soigner, docteur !

- Docpsi ! Encore une insolence et j'appelle les infirmiers !

- Mais appelez-les donc vos gardes débiles ! je dis.

- Docpsi ! Ne me poussez pas à bout !

- Mais si vous êtes à bout, docteur, il faut vous faire psychanalyser les nerfs !

- …

- …

- Alors vous trouvez comment ? je dis.

- Pas très fameux, mon petit Docpsi ! Pas très fameux !

- Pas très fameux, mon petit Docpsi ! Pas très fameux ! Faut voir ! je dis. Vous êtes un vrai trou du cul, vous, pour me dire ça !

- Docpsi, mais qu'est-ce qui vous prend ! Vous dépassez vraiment les bornes !

- C'est la meilleure celle-là ! Je dépasse les bornes maintenant ! On n'avait qu'à les fixer ensemble, docteur ! Notre terrain de jeu serait plus large !

- Docspi ! Là, vous êtes en train de perdre la tête ! Si vous croyez que je n'ai que ça à faire ! Il y a d’autres patients qui m’attendent, figurez-vous ! 

Quand je pense à quoi il passe son temps et à quoi se résument ses visites, je me mets à glousser.

- Je peux vous poser une question, docteur !

- Eh bien ! Dites toujours, Docpsi !

- Est-ce que vous aimez vraiment votre métier, docteur ?

- Je n'ai pas à répondre à ce genre de question, Docpsi !

- Et pourquoi donc, docteur ?

- Parce qu’elle dépasse le cadre de notre thérapie, Docpsi ! Je n'y répondrai donc pas !

- Eh bien, moi, je vais vous dire ce que vous êtes, docteur ! Vous êtes une grosse merde, vous et votre comité de sélection ! Voilà ce que je tenais à vous dire ! Une grosse merde qui pue et qui fait mal son boulot !

- Docpsi, ça suffit maintenant !

- Eh bien, docteur ! Que se passe-t-il ? Quand ça se passe pas comme vous voulez, vous vous énervez, c'est ça ! Mais il faut vous faire soigner, docteur !

- Docpsi ! Encore une insolence et j'appelle les infirmiers !

- Mais appelez-les donc vos gardes débiles ! je dis.

- Docpsi ! Ne me poussez pas à bout !

- Mais si vous êtes à bout, docteur, il faut vous faire psychanalyser les nerfs !

- …

- …

- Alors vous trouvez comment ? je dis.

- Pas très fameux, mon petit Docpsi ! Pas très fameux ! Mais intéressant ! Intéressant, mon petit Docpsi ! Poursuivez, voulez-vous !

- Alors où en êtes-vous, Docpsi ?

- Où j'en suis ?

- Oui, où en sont vos projets, Docpsi ?

- Mais de quoi parlez-vous, docteur ?

- De quoi voulez-vous que je vous parle, Docpsi ?

- Je sais pas, c'est vous le docteur !

- Docspi ! Ne…

- …

 

*

 

- Docspi !

Je sursaute.

- Tu es prêt ?

- Oui ! Deux minutes, Suzie ! Le temps de passer ma veste et j'arrive !

Je referme mon cahier.

- Dis, ça ne t'ennuie pas au moins de venir ?

- Penses-tu ! Au contraire, ça me fait très plaisir de t'accompagner, Suzie !

- Non, parce qu'il ne faudrait pas que tu te sentes obligé, Docpsi ! Après tout, ce ne sont pas tes amis!

 

*

 

- Suzie ! Docpsi ! Bonjour ! Entrez ! Je vous en prie!

- Bonjour ! je dis.

- Sale temps aujourd'hui, hein !

Je regarde la pluie cogner contre les carreaux de la fenêtre.

- Oui, je dis.

Je retire ma veste et la mets sur le dossier du canapé. Je regarde Suzie. Elle n'est pas très à l'aise. Personne n'a l’air très à l'aise, je crois.

- Ben, je crois qu'on peut passer à table !

On s'assoit sans rien dire. Suzie à ma gauche, Fred à ma droite et Marion en face de  moi.

- Vous travaillez dans les chiens, c'est ça ?

- Euh… oui… enfin, à vrai dire, il m'arrive plutôt de travailler avec, deux fois par semaine ! je dis.

- Enfin, je voulais dire que vous êtes dans le milieu du chien !

- Oui, c'est ça, je dis, au milieu des chiens !

Suzie me lance un regard furibond. Et moi, j'ai envie de me marrer. Mais personne ne rigole.

- Ah ? Et ça se passe bien ?

- Quand j'y suis, plutôt bien ! je dis.

- Ah ! Et bien tant mieux !

Marion se lève pour aller chercher les plats et elle sert tout le monde sans un mot. Je me dis qu'elle a peut-être raison ! Quand on voit toute les conneries qu'on sort à ce genre de dîner.

- Eh bien, bon appétit !

- Et bla bla bla et bla bla bla… parce que nous, nous travaillons à la préfecture…

- Ah Oui ? je dis.

- Oui, comme votre père, je crois, n’est-ce pas ?

- Euh… eh bien…

- Oui, nous l’avons déjà…. enfin… il est très bla bla bla…

- …

- Non ? N'ai-je pas raison de vous dire que bla bla bla…

- Bien sûr ! je dis, Suzie, tu peux me passer le sel, s'il te plaît !

- …

- …

- …

Silence.

- Bla bla bla…

- …

Silence.

- etc etc etc

- …

- …

- Etre soi-même, bon sang ! Vous comprenez tout de même que c’est quelque chose d’important, n’est-ce pas ? Alors pourquoi vous vous échinez à jouer votre petit rôle en me racontant des trucs dont je me contrefous !

           

Silence. Je vois comme une sorte de sourire sur le visage de Marion. Les deux autres baissent la tête comme si ce que je venais de dire était honteux. Suzie ne sait plus où se mettre. Je crois que mon attitude l'a mise très mal à l'aise.

- Eh bien ! Je crois qu’il est temps de rentrer, Docpsi n’est-ce pas ?

- Eh bien, comme tu veux, Suzie ! je dis.

 

On se lève. Je remets ma veste. Suzie remet son manteau. Fred nous raccompagne jusqu'à l'entrée.

- Merci et au revoir, je dis.

- Au revoir !

 

*

 

Et on sort sous la pluie qui nous fouette le visage. Quelle douche glacée quand même ! Et on marche en silence jusqu'au foyer.

- Ils sont toujours comme ça ? je dis. 

- Qui, Docpsi ?

- Eh bien ! Tes amis, la bonne blague !

- Pourquoi, qu'est-ce qu'ils ont, mes amis ?

- Je sais pas, je dis. M'ont l'air plutôt coincés dans leur rôle, voilà !

- Et pourquoi tu dis ça ? Ils sont comme ils sont, Docspi !

- Peut-être… je dis, mais à part le boulot, la famille, la bouffe, les vacances, il a parlé de quoi, ton cher copain Fred ?

- Docpsi ! Tu m'agaces ! Avec toi, il faudrait toujours parler de trucs qui prennent la tête !

- Non ! Mais là ! Ecoute, Suzie ! Franchement, c'était le pompon ! Chacun avec son petit rôle ! Merde ! je dis, si avec les amis, on peut pas faire tomber les masques, mais avec qui on peut le faire alors !

- Mais Docpsi, vous vous connaissez à peine !

- Peut-être, je dis, mais moi, ça m'emmerde les gens qui se contentent des apparences pour donner l'impression d'être comme tout le monde ! Tu comprends ça quand même, Suzie !

Je sens que je l'agace. Mais je sens aussi qu'elle me comprend.

- Il faut que tu arrêtes de juger les gens sans vouloir les comprendre, Docpsi !

Je sais qu’elle a raison. Je sais parfaitement tout cela.

- Je sais, je dis, mais c'est plus fort que moi, Suzie ! J'ai beau vouloir les aimer tous ces gens différents, et en même temps, je peux pas m'empêcher de les détester !

- Entre haine et amour, c’est ça, Docpsi ?

- Oui ! Entre haine et amour ! je dis.

- Au fond, tu sais, Docpsi, y a pas de grande différence entre les deux !

- Oui, je sais bien, je dis.

 

*

 

Je regarde mon cahier et tourne la page. Je m'aperçois en fait que je suis seul dans un quartier inconnu. Mes pas m'ont mené jusqu'ici, dans cet endroit où je ne reconnais plus rien, où il n'y a ni rues, ni maisons, ni voitures, ni personne. Juste la pluie qui dégouline sur mon visage. Je reste là comme un abruti à ne pas savoir quoi faire. Je m'assois par terre et je me mets à pleurer. Ça fait longtemps que je n'ai pas pleuré. Je peux plus m'arrêter. Mes larmes coulent toute seules.

- Pascal ! je crie, aide-moi, je t’en prie !

- qu’est-ce qu’il y a, docpsi ? qu’est-ce qui se passe ?

- Je ne sais pas, je dis, je me sens triste.

- et c’est pour ça que tu m’appelles ? 

- Je sais plus quoi faire, je dis, je crois que je ne supporte pas d’aller dans le monde ! Il me fait peur, Pascal !  

- attends, docpsy ! c’est toi qui l’a cherche tout de même ?

- Oui, un peu, c’est vrai ! je dis.

- et de quoi tu as peur exactement ?

- Je sais pas ! je dis, de tout…  de rien… de la réalité surtout, je crois

- Ah ! mon pauvre docpsi ! mon pauvre docpsi ! comment as-tu pu croire un seul instant que tu pourrais devenir un héros sans affronter la réalité ? Allez, mon vieux ! ne t’en fais pas ! courage ! je t’aiderai ! je resterai avec toi jusqu'à la fin de l’histoire pour te montrer le chemin ! 

- Et où il va, ce chemin ? je dis.

 - Partout où tes pas se poseront, docpsi ! ne t’inquiete pas ! tu trouveras le chemin de la liberté ! patience !

- T’es sûr, Pascal ?

Mais IL me répond rien et me laisse planté là tout seul dans ce quartier inconnu.

- Quelle merde ! je dis.

 

*

 

Quand je reprends mes esprits, j’entends un cri sortir de ma bouche. Un cri de colère et d’incompréhension. Je hurle un bon quart d'heure sans pouvoir m'arrêter. J'avale les larmes qui ruissellent sur mon visage. C'est salé. Puis je me calme et j'essaye de me lever. Mais je n'y arrive pas. Alors je me mets à quatre pattes et j'explore ce qu'il y autour de moi. Mais il n'y a rien. Juste une liane et deux gros fruits ronds et blancs avec au milieu une sorte de languette. Je m'approche et j'y mets la bouche. Il en sort un liquide sucré et chaud. Je tête goulûment. Quand j'ai fini, je m'agrippe à la liane et commence à monter. Je m'arrête régulièrement pour me reposer, puis je continue mon ascension. J'ignore pourquoi mais je monte, je monte, je monte. Ça dure des jours et des jours. C'est terriblement fatigant. Parfois, il m’arrive d’avoir envie de tout lâcher. Mais j'ai peur de m'écraser et de devoir repartir à zéro, de recommencer cette pénible ascension. D'autres fois, c'est facile. Je grimpe sans effort. J'aperçois d'autres personnes sur d'autres lianes. Ils sont tout proches mais pas suffisamment pour les toucher. Alors on se parle. On dit n'importe quoi. Des choses sans importance, mais qui donnent l'impression d'être moins seuls. On sait bien que ça ne sert à rien. Mais c'est comme ça, on le fait quand même. Parce que tout le monde le fait. Je m'arrête. Je regarde autour de moi. Il n'y a rien, ni liane, ni fruits, ni personne. En fait, je suis seul dans ma chambre à pleurer pendu à mes rideaux. Dehors la pluie bat contre les carreaux. J'ai froid. J'ai peur. Et je me sens seul et perdu comme si un océan de solitude m'entourait.

 

*

 

Je pose mon stylo et contemple un instant les quelques pages que je viens d'écrire. Des fois, il me plairait d'imaginer que je suis un grand écrivain. Que je gagne à être connu. Pour le bonheur de ceux qui pourraient me lire. Mais c'est idiot. Complètement idiot. Mes histoires n'intéressent que moi. Et encore. Quand je vis avec elles en les écrivant. Et pour le reste… Je ne suis pas un lecteur enjoué de mes récits. Je m'y applique pourtant. Mais toujours en vain. Je finis toujours par préférer à me laisser aller à une prose plus relâchée. Plus proche de ce que je suis réellement. Comme le plumitif paresseux que je n'ai jamais cessé d'être. Et aujourd'hui, cette façon d'écrire ressemble tant à ma vie que cela ne me dérange plus. Avant oui, peut-être. Mais maintenant… Je regarde avec pitié ces feuilles noircies de médiocrité et de mauvaise littérature. Je tombe de sommeil.

 

 

8. Rencontres

J'ouvre les yeux. 7 coups sonnent au clocher. J'entends au dehors comme une vague clameur. C'est le cortège habituel des petits employés dociles qui entrent dans leur grande prison de verre. Comme de petits écoliers sages qui passent leur vie à attendre la sonnerie de la fin des cours pour s'éparpiller dans la rue. La gaieté en moins. Ce soir, ils marcheront d'un pas rapide, le regard éteint, presque mort, comme des automates un peu tristes, leur petite serviette de cuir qui se balancera au bout de leur bras inerte. Je ne les vois pas. Je les imagine seulement. Et c'est bien suffisant pour savoir de quoi ils ont l'air. Quelle douleur serait-ce pour moi d'être parmi eux !

- Alors Docspi, on écoute les bruits du dehors !

Je sursaute.

- Elodie, vous m'avez fait une de ces peurs ! je dis.

- Vous ne m'avez pas entendu entrer, Docpsi. Je viens voir comment vous allez ce matin.

Je me sens un peu gêné.

- Euh… eh bien, asseyez-vous Elodie, je vous en prie !

Elle s'assoit dans le petit fauteuil, à côté du lit. Elle n'est pas très belle, Elodie. Plutôt quelconque. Mais il y a quelque chose en elle qui me trouble. Je ne sais pas quoi. Ce n'est pas sexuel. Je crois que c'est sa gentillesse. Ça donne envie de me blottir contre elle.

- Ca va, Docpsi ?

- Je… oui, ça va ! Elodie… j'aime bien quand vous venez me voir, vous savez…

- C'est normal Docpsi, c'est mon travail vous savez !

J'aurais préféré une autre réponse, mais je fais comme si je n'avais rien entendu.

- Je me sens si fragile certains jours, je dis.

- Mais nous sommes tous fragiles, Docpsi,

- Je sais, je dis.

- C'est pour ça que nous sommes là, Docpsi, pour vous protéger.

Je regarde le sourire qui se dessine sur son beau visage. Parce qu'en définitive, je le trouve beau moi, son visage. J'ai envie qu'elle me prenne dans ses bras. De mettre ma tête sur son épaule et de lui caresser la peau. Tout doucement, en l'effleurant à peine pour ne pas l'abîmer.

- Docpsi, vous avez l'air triste ! Quelque chose ne va pas ?

- Je pense à des choses, je dis.

- Je vous aime bien Docpsi, je sais que je ne devrais pas vous le dire mais tant pis je vous le dis quand même, ça me fait du bien de venir vous voir !

Je la regarde étonné.

- Enfin, n'en parlons plus ! Oubliez ce que je viens de dire, Docpsi !

- Si ! Si ! Parlons-en au contraire ! je dis.

- On en reparlera plus tard, je vous le promets, Docpsi !

Je la regarde refermer la porte derrière elle. J'ai envie de pleurer. Je ne sais pas si c'est de bonheur ou de tristesse. Ca faisait longtemps que je n'avais pas éprouvé une chose pareille.

 

*

 

Au fond ça me rend triste de penser que je resterai ici toute ma vie. Il y a pourtant tant de choses en moi qui pourraient m’aider à m’en sortir. Je pense souvent à Plumi. Assis sur son banc en train de discuter avec ses amis. Il est peut-être fou, mais lui au moins, il a l'air heureux, tranquillement heureux. Et puis il a choisi définitivement de vivre les choses qui viennent à lui. Moi, je ne sais pas choisir. Je voudrais tout et son contraire. Je sais pourtant qu’il n’y a rien de dramatique à vivre avec cette souffrance-là. Y a pire. Et puis au fond, je me dis que ma vie n'a pas tant d'importance. Sauf que quand on est seul, c'est dur de ne pas y penser sans cesse. Pourtant je sais qu’il n’y a pas que ma vie qui m’intéresse ! Y a beaucoup d’autres choses ! Y a les chiens, l'écriture, y a mon envie de partager les trucs qui me traversent la tête et mon désir d’aimer tous les hommes. Et puis y a aussi les marionnettes et mon rêve de saltimbanque ! Mais je ne sais pas si j’y arriverais. Je crois que c’est impossible. On est trop méchant et trop égoïste pour aider les autres à réaliser leurs rêves. Et puis on est trop différent aussi et pas assez mûrs pour vivre ensemble une belle histoire d'amour sincère et fraternelle.

 

 *

 

11 coups sonnent au clocher. Tous les pensionnaires regagnent le foyer. Je sors de ma chambre et emboîte le pas de Plumi. Nous nous dirigeons ensemble vers le réfectoire.

- Tu en fais une tête aujourd'hui, Docpsi !

Je pose mon plateau sur la table et je m'assois. Plumi dépiaute son yaourt et le verse dans ses carottes râpées.

- Je me sens un peu las d'être ici, je dis.

- Ici ou ailleurs, Docspi !

- Oui, je dis, tu as raison, ici ou ailleurs, ça ne changera pas grand-chose à mon problème !

- Tu ne manges pas Docspi !

Je regarde Plumi avaler avec appétit sa drôle de bouillie.

- Si, si, je dis.

- Alors Docspi, raconte-moi ! Quel est ton problème ?

- C'est compliqué, je dis.

- Tsss ! Tsss ! Tsss ! Allez ! Arrête un peu, Docpsi! Rien n’est vraiment compliqué quand …

- Ben, t’as qu’à dire aussi que j'invente pendant que tu y es ! Eh bien ! Vas-y ! Te gêne pas pour le dire, Plumi !

- Oh ! Je crois qu’on n'en est pas si loin, mon vieux!

- Eh bien si tu crois que tu m'aides en disant ça !

- Je ne suis pas là pour t'aider, Docspi, mais pour essayer de te faire comprendre certaines choses !

- Et quoi donc ? je dis.

- Par exemple que rien n'est compliqué !

- Tu vas quand même pas me dire que tout est simple dans la vie ! je dis.

- Quand on accepte les choses qui nous arrivent, tout devient très facile Docpsi ! Toi, tu cherches toujours à comprendre les choses au lieu de les vivre comme elles viennent ! C'est ça ton problème!

- Qu'est-ce que t'en sais, toi, d'abord ! je dis.

- C'est pas compliqué, mon vieux, il suffit de t'observer ! Tu es plus transparent que tu voudrais le croire, Docpsi !

- Bon, je dis, admettons! Et après ?

- Et après rien ! Il faut simplement que tu apprennes à vivre ce que tu as à vivre au lieu de cogiter sans cesse à tort et à travers !

- Attends ! je dis, je rêve ! On croirait entendre Théozène !

- Théozène… ? Eh bien, oui ! Théozène a parfaitement raison, mon vieux ! Il n’y a pas 36 solutions pour apprendre à devenir heureux ; il faut simplement accepter ce que le destin te donne à vivre !

- Destin ! Destin ! je dis, tu parles !

Plumi repose sa fourchette et attaque sa tranche de porc aux petits légumes.

- Mange, Docspi ! Ça va être froid !

- Je te trouve bien pragmatique pour un intellectuel! je dis.

- Je ne suis pas un intellectuel Docspi ! Je m'en entoure parce que j'en apprécie la compagnie mais il ne faut pas y voir davantage !

- Alors, je me suis fait des idées sur ton compte, mon vieux !

- On se fait toujours des idées sur les autres ! Elles ne sont ni vraies ni fausses, ce ne sont que des idées, Docpsi ! Et les idées ne sont pas suffisantes pour apprendre à vivre ce que le destin te donne à vivre !

- Oui, je dis, je sais parfaitement ce que tu vas me dire ! Les idées, elles se pensent et la vie, elle se vit!

- Eh oui Docpsi ! Et tu n'y changeras rien !

J'enfourne une cuillérée de petits pois-carottes.

- Tu as raison, Plumi !

- Quoi ?

- C'est froid !

Nous mangeons le reste du repas en silence. Mais ça ne nous gêne pas le moins du monde. Je sais que Plumi a raison. Pourtant je ne peux pas m'empêcher de penser que ce n'est pas suffisant de vivre la vie. Moi je crois qu'il faut autre chose. Mais je suis sûr de rien. Plumi se lève.

- Maintenant, tu m'excuseras Docpsi… J’ai à faire…

Je le regarde s'éloigner à petits pas tranquilles vers le couloir qui mène aux chambres. Il y a une sorte de confiance un peu distante chez lui. Je me demande s'il n’a jamais de doute à propos de ce qu’il doit faire, vivre, ou penser ? Est-il toujours aussi sûr de lui quoi qu’il arrive ? Je n’en sais rien. Et peut-être vaut-il mieux que je ne sache pas ! Cela rendrait mes doutes plus douloureux encore ! Moi qui suis si indécis, si imprévisible, je ne sais que penser ! Un jour comme ci, un autre comme ça ! Jamais vraiment la même chose dans la tête en quelque sorte ! Et toujours ces questionnements incessants ! Accepte Docpsi, accepte bon sang ! Je pose mon plateau sur la desserte et me dirige vers la cafétéria.

 

*

 

Je commande un café puis je vais m'asseoir près de l'entrée, dos au mur, face aux petits groupes de pensionnaires déjà attablés. Je sors mon cahier, hésite à instant à l’ouvrir, puis je l’ouvre et commence à écrire.

 

- Marion ! Bon sang ! je dis, qu’est-ce que tu fais là ?

Je la regarde s'avancer vers moi. Elle a une drôle de tête. Comme si elle en avait assez de la vie. Avec les yeux qui regardent dans le vide. Comme si elle ne voyait plus rien autour d'elle.

- Marion ! je dis, qu’est-ce qui se passe ? Ça ne va pas ?

Je sens qu'elle hésite.

- Dis, Marion ! T’as un problème ? 

Elle me regarde et finit par s’asseoir.

- Docpsi…

- Oui, Marion ?

- Comment tu fais toi ?

- Comment je fais quoi…? je dis.

- Quand ça ne va pas, comment tu fais ?

Je réfléchis un instant.

- Eh bien… un jour comme ci, un autre jour comme ça ! Y a pas vraiment de recette, Marion ! Ça serait trop simple !

- Docspi…

- Oui Marion ?

- J'ai plus envie de vivre !

Je ne sais pas quoi lui répondre.

- Docpsi, j'ai tout raté dans ma vie… et ça me rend si triste aujourd’hui…

- Qu'est-ce que t'as raté, Marion ?

- Tout Docpsi, j’ai tout raté, mes études, mes amours, mon boulot…

- Eh ! Eh ! Doucement ! je dis, c'est pas un hasard quand on a l'impression d'avoir loupé des trucs !

Je déglutis.

- C'est juste la vie qui nous dit : "Hep ! Stop ! Pas par-là ! Rebrousse chemin, ici, c'est une impasse pour toi !".

Marion baisse la tête.

- J'aurais tant voulu réussir Docpsi…

- Réussir quoi, Marion ?

- Ben tout, mes études, mes amours, mon boulot… ma vie quoi !

- T'aurais voulu réussir ça pourquoi, Marion ?

- Ch'ai pas, pour me donner l’impression d’être comme tout le monde !

- Ah ! Ça, c'est pas une raison sérieuse, Marion ! On peut pas réussir les trucs pour être comme tout le monde ! C'est perdu d'avance !

- Je sais pas Docpsi.

Je sens que je m'enlise. J'essaye de lui sourire.

- T'as pas un vieux rêve qui traîne dans la tête, un de ces trucs auquel on pense quand on est gamin ! Tu sais genre : moi quand je serais plus grand…

- Non ! C'est trop tard Docpsi ! Je suis trop vieille…

- Oh ! La la ! je dis, que vient faire l'âge dans cette histoire, Marion !

- Faut être réaliste Docpsi ! C'est pas à mon âge que je vais commencer à faire les trucs qui me passent par la tête !

- Ah ! Oui ! je dis, et pourquoi donc ?

- Ca serait pas raisonnable ! Et puis je vois déjà ce que vont dire les autres !

- Quels autres, Marion ?

- Ben… je ne sais pas, Fred, ma famille, les gens, enfin… tous ceux que je connais !

- Mais on s'en fout, Marion ! On s'en fout de ce que pensent les autres ! C'est quand même pas eux qui vont diriger ta vie, bordel !

- Oh ! C'est  difficile Docpsi de ne pas faire attention au regard des autres ! J’y ai fait attention toute ma vie, tu sais !

- Ben, il est temps de changer Marion ! je dis. Il est temps de commencer à vivre un peu pour toi ! Voilà ce que je crois, moi ! Parce que c'est de leur faute à eux si tu crois aujourd’hui que t'as tout raté. T'as rien raté Marion ! T'es juste allée à des endroits où tu devais pas t’attarder ! Ça sert à ça les échecs ! Surtout pas à se dire qu'on est nul et qu'on a plus envie de vivre !

- Docpsi ?

- Oui ? je dis.

- Merci pour… euh…

- Bah ! T’en fais pas Marion ! Je sais ce que c’est ! Et puis ça servirait à quoi les amis si ça servait pas remonter le moral de temps en temps !

 

Je lève la tête de mon cahier. Je regarde ma tasse et la bois d’un seul trait. Je pense aux difficultés de Marion. J’aimerais tant l’aider mais j’ignore de quelle façon. Je réfléchis un instant, puis je me lève et je me dirige vers le couloir qui mène aux chambres.

 

*

 

- Plumi ? Plumi, tu es là ?

- …

- Plumi, ouvre ! je crie, c'est Docpsi !

Je l’entends farfouiller dans la serrure.

- Docpsi ? Que me vaut le plaisir ?

- J'ai un service à te demander, Plumi !

- Mais entre, je t'en prie ! Veux-tu un thé ? J'allais m'en préparer un !

Quand Plumi revient avec ses deux tasses, il m'en tend une et va s'asseoir dans le petit fauteuil face au mur recouvert de livres. 

- C'est drôlement sympa ici ! je dis.

Plumi me regarde sans rien dire.

- Vas-y Docpsi, je t'écoute !

- Voilà ! Je viens pour Marion !

- Marion ?

- Oui, Marion ! je dis.

- Eh bien, je ne vois vraiment pas ce que je peux faire pour elle, mon pauvre Docpsi !

- Oh! Mais si, tu peux faire beaucoup de choses ! je dis.

Plumi ne répond pas. Il se lève et marche sans rien dire, les mains derrière le dos.

 

*

 

Soudain il me montre les livres et me fait signe de le suivre. Et nous nous enfonçons sans rien dire au milieu des bouquins. Plumi a l'air de chercher quelque chose. Je me demande bien quoi, mais je ne dis rien. Je le suis comme si j'étais son ombre. Soudain il s’empare d’un livre et le met dans sa poche. Et on continue d'avancer ainsi sans un mot. On dépasse les derniers ouvrages et on arrive bientôt au centre d’une grande étendue fleurie, un immense champ de fleurs colorées. Nous marchons lentement. Je vois les yeux de Plumi fouiller chaque fleur. Et malgré le bourdonnement des abeilles, je me sens bien. Calme et rassuré. Je sais que quelque chose va arriver. Soudain, il me fait signe de m'asseoir. Nous nous asseyons lentement. Nous restons silencieux au milieu des fleurs. Des insectes tournent au-dessus de nos têtes. Je vois Plumi sortir le livre et le poser sur ses genoux, la main droite dessus, paume vers le ciel. Un papillon s'y pose. J’entends Plumi réciter une phrase. Une phrase étrange, à la fois triste et rieuse, où il est question de cœur en miettes, de morceaux et d'espoir. J'entends mal ce qu'il dit. Il parle doucement comme pour lui-même. Je sens que mon corps se disloque peu à peu. Sans véritable douleur. J'ai le sentiment que tout se brise à l'intérieur. Et puis lentement je me mets à comprendre cette phrase. Elle se met à résonner en moi de plus en plus fort et de plus en plus distinctement. Tout ce qu'on peut espérer dans ce monde de cœur en miettes c'est d'aimer les morceaux. Je me surprends à répéter cette phrase comme une formule magique. Et plus je la répète, plus je sens la lumière m'envahir. Comme si j'étais transporté dans un autre univers, comme si je me mettais à vivre dans chaque morceau de moi-même. Je sens le papillon ramasser tous ces morceaux, sous ses ailes, un à un, avec une grande délicatesse. Et nous nous envolons lentement vers un ciel plus radieux. Nous survolons les ruines de ce monde brisé pour rejoindre le cœur d'un homme plein d'espoir.

 

*

 

Nous arrivons dans un grand espace un peu sombre. Dans cet espace, il y a un homme assis à une table devant une vieille machine à écrire. Il y a beaucoup de désordre autour de lui. Des tas de papiers froissés jetés par terre, un bout de sandwich dans son papier d'emballage, des trognons de pomme, des habits jetés à la hâte et puis tout ce noir qui l'entoure. Je demande à Plumi où on se trouve. Il me répond en chuchotant.

- Au cœur d'Haword Bentu, chut…

C'est un drôle d'endroit avec un drôle de bonhomme un peu pathétique. On dirait qu'il se casse la tête pour retrouver une joie qu'il sait qu'il ne retrouvera jamais. Tout à l'air triste ici. Et puis soudain on entend des rires d'enfants et des bruits bizarres qu'ils font avec leur bouche. Ca fait des sons que je ne comprends pas, comme une langue que je ne pourrais jamais apprendre. J'essaye d'écouter cette musique cacophonique. Mais j'ai bien du mal. Haword lui, a l'air de comprendre. Un sourire se dessine sur son visage. C'est plus le même visage d'ailleurs. Il est devenu beau et incroyablement gai. Il se lève et parcourt la pièce en tous sens. On dirait qu'il cherche quelque chose. L'obscurité se dissipe peu à peu. Et une merveilleuse lumière la remplace. Une lumière incroyablement colorée; rouge, verte, bleue, jaune. La pièce s'illumine. Sur les murs, il y a des dessins d'enfants. Et soudain ils se mettent à bouger. On dirait qu'ils revivent. Puis les murs se mettent eux aussi à onduler. Ils se gonflent puis se rétractent. Ils se gonflent puis se rétractent. C'est un drôle de spectacle. Nous sommes au cœur de la vie. Haword a enfin trouvé ce qu'il cherchait. Il passe une grande blouse blanche, une blouse bien trop grande qui lui arrive jusqu'aux chaussures; de grosses chaussures jaunes aux bouts arrondis. Il enfile un petit bonnet gris avec une fleur dessus; une fleur immense qui regarde le ciel, un ciel couvert de rires d'enfants. Je suis aux anges. Plumi me regarde l'œil complice. Les dessins se mettent à danser puis à voler entre les parois palpitantes du cœur d'Haword. Les murs se fissurent. D'autres murs apparaissent, plus hauts, plus grands, plus larges. Les dessins virevoltent de plus belle. Leurs ailes se dessinent; de grandes ailes aux couleurs vives qui tourbillonnent dans l'air. Nous assistons à la naissance des papillons, à la métamorphose des chrysalides. Les murs se lézardent puis disparaissent encore. Il n'y a plus qu'une multitude de petits tas de briques autour desquels dansent les ailes colorées. D'un pas léger, Haword se dirige vers nous. Notre papillon s'envole. Haword nous saisit et nous pose sur son nez. Nous sommes son nez rouge. Il n'y a plus de murs, plus de dessins, plus de papillons, juste le regard des enfants, leurs bruits et leur rire qui nous entourent. Et puis… et puis, il y a la tête de Marion, illuminée d'un large sourire, qui me regarde assise de l’autre côté de la table.

 

*

 

- Alors, Marion, je dis, ce petit coup de déprime ?

- Envolé, Docpi ! Comme s'il n'avait jamais existé !

- Eh bien ! je dis, remercions Haword ! Et remercions l’imaginaire et les livres, et toutes ces choses qui nous aident à mieux vivre !    

- Oui, remercions-les, Docpsi ! Remercions-les du fond du cœur ! Quant à toi, mon cher Docpsi, je ne sais pas comment te remercier pour … 

- Me remercier ? je dis, quelle foutaise ! Parle-moi plutôt de…

Je la regarde.

- … de cette sorte de…

J'hésite.

- Renaissance ?

- Oui, c’est ça, je dis, renaissance.

- Non, Docpsi ! J'ai mieux à t’offrir ! Je vais te dire ce que je n’ai jamais dit à personne ! Je vais te confier le vieux rêve qui m’a toujours habité et qu’Haword a su réveiller par son univers merveilleux !

Je la regarde étrangement. Je crains le pire.

- Je vais te présenter ma meilleure amie, Docpsi ! Celle que je n’ai encore jamais osé montrer à personne !

- Et elle attend dehors là, ton amie ? je dis.

Marion éclate de rire.

- Docspi, ne fais pas l'idiot !

Je la regarde sans comprendre.

- Moi, faire l'idiot ? je dis.

- Quand je dis ma meilleure amie, je ne parle pas forcément d’une personne, Docpsi !

- Eh bien, je sais pas, moi, Marion ! Je te croyais plus conventionnelle ! je dis.

- Eh bien, non ! Tu vois, Docpsi ! Moi aussi, j'ai mon petit jardin secret ! Et grâce à toi, je me sens enfin le courage d’en montrer les fleurs au grand jour !

Je rougis comme une pivoine, jusqu'aux oreilles.

- Oh ! Arrête ! C'est trop d'honneur, Marion ! je dis, alors cette amie, tu me la présentes ? Où est-elle ?

- Là-dedans ! qu’elle dit.

Et je la vois farfouiller dans son sac.

- Là-dedans ?

- Oui ! Ferme les yeux, Docpsi !

Je ferme les yeux. J'entends du papier froissé. Puis je sens qu'elle pose un truc devant moi.

- Ca y est, tu peux les rouvrir, Docpsi !

- Merde ! je dis, c'est pas croyable, ça !

Je reste bouche bée. Marion tient une marionnette dans la main qui lui ressemble étrangement.

 

*

 

- Alors Docspi, comment me trouves-tu ?

- Y a pas à dire ! je dis, tu es très belle, Marion ! C’est vraiment du beau travail ! Mais comment t'est venue cette idée ?

- Ca ? Ben, je te l’ai déjà dit, Docpsi, c'est le vieux rêve qui m’a toujours habité !

- Ecoute, c’est pas croyable, Marion ! je dis, parce que figure-toi que moi aussi, j’ai…  enfin, moi aussi, les marionnettes m’ont toujours fasciné ! Je caresse même le rêve de devenir saltimbanque-marionnettiste un jour !   

- Non ? C’est vrai ? Tu ne me racontes pas d’histoires, Docpsi ?

- Non, Marion ! Je t’assure ! Je suis même en train d’écrire une histoire dans mon cahier !

- Pour les marionnettes ?

- Oui, Marion ! Pour les marionnettes !

- Alors ça, Docpsi, c'est à peine croyable ! Je n’en reviens pas ! Qui aurait pu croire que… ! Mais alors… ça veut dire que… peut-être on pourrait éventuellement… 

- Quoi, Marion ? Tu veux dire qu’on pourrait peut-être… envisager de faire quelque chose ensemble, c’est ça, Marion ? Comme monter un spectacle, c’est à ça que tu penses ?

- Je sais pas ! qu’elle dit, peut-être…

- Ecoute, Marion ! Je ne sais pas quoi te dire…. Je… 

- Alors ne dis rien, Docpsi !

- Si, Marion ! Il faut que je te dise ! Je crois que … enfin… Je trouve que c’est une excellente idée ! Imagine ! On pourrait même envisager de faire la route ensemble… toi et moi, comme les saltimbanques d’autrefois ! Non ? Qu’est-ce que t’en penses, Marion ?

- Je sais pas, Docpsi ! C’est peut-être un peu…

- Un peu quoi, Marion ?

- Je sais pas, Docpsi ! Un peu…

- Mais attends ! C’est inespéré ce qui nous arrive, Marion ! Imagine ! Imagine un spectacle avec des marionnettes qui tiendraient d'autres marionnettes qui tiendraient elles-mêmes d'autres marionnettes qui tiendraient…

- Et nous deux dans tout ça, Docpsi ?

- Ben, au milieu des autres marionnettes, Marion ! Comme dans la vraie vie !

- Tu crois ? Et LUI là-haut qui nous regarde, tu y as pensé ?

- Eh bien, lui, IL sera avec nous dans le spectacle, Marion !

- Oh ! Docspi ! Tu as de ces idées tout de même ! Tu ne crois pas que c’est un peu…

- Non, Marion ! C’est une merveilleuse idée qui pourrait enfin nous permettre d’échapper à ce foutu destin qui s’acharne sur nous ! Je sais qu’on aura beaucoup de travail, mais c'est l'espoir qui compte, Marion !

- Oui ! Peut-être, Docpsi ! Je ne sais pas…

- Mais si ! je dis, la vie est belle, Marion ! La vie est vraiment belle !

 

 

9. Nouvelles perspectives

Aujourd’hui tout est beau. C'est une merveilleuse journée qui commence. Je me lève. C'est vraiment bon de sentir la vie qui se réveille. Je m'étire.

- Ah ! Mes bras ! je dis.

Je suis heureux d'avoir des bras. J'ouvre les yeux. C'est bon de voir qu'on voit toujours. Je regarde ma chambre. Je la trouve belle. Un peu en désordre mais belle. Tout est là, magnifique; mon lit, ma couette, l'armoire, ma table de nuit, mon bureau et tout le bordel qu'il y a dessus. Même le plafond, je le trouve beau. Tout a l'air beau; le carrelage, la moquette élimée à certains endroits, le montant écaillé de la fenêtre, ce que je vois derrière, le ciel, les nuages, les feuilles des grands marronniers qui s'agitent.

- Ah ! Mes jambes !

Que c'est bon d'avoir des jambes ! Se lever, ça a l'air idiot, mais pas tant que ça quand on y pense. Ça devient un truc magique, extraordinaire, incroyable. Je fais quelques flexions pour vérifier que tout ça fonctionne bien. Je plie les jambes, je les tends, je les replis, je les retends. Mon Dieu ! Quelle merveilleuse mécanique ! Je sens ma respiration, mon cœur qui bat. C'est formidable de pouvoir respirer ! Je vais vers la machine à café.

- Ca sent bon ! je dis.

Je m’en verse une grande tasse. Je m'assois à mon bureau. Je pose ma tasse. Je regarde le café qui fume. Ca fait de grandes volutes blanches qui s’envolent. C'est beau ! je me dis. Par la fenêtre, je vois deux petits garçons qui jouent dans le caniveau. Ils s'amusent à faire des barrages pour empêcher l'eau de s'écouler. Ils laissent filer quelques morceaux de bois. Ce sont des bateaux, je crois. C'est merveilleux un caniveau. J'ai envie de les rejoindre pour aller m'amuser avec eux. Je les entends crier. Comme je les envie. Ils ont vraiment l'air de bien s’amuser. Je me vois monter avec eux sur un petit bout de bois. Ils seraient capitaines, et moi, je serais leur matelot. On mettrait une feuille pour faire la grand-voile. Et puis on se laisserait guider par le petit filet d'eau du caniveau qui nous emporterait vers les égouts. Il ferait tout noir et on aurait très peur. Ca tanguerait beaucoup mais on serait en sécurité sur notre petit bateau. Puis les égouts nous jetteraient dans une rivière qui nous mènerait à un grand fleuve. Et puis on arriverait à l'océan. C'est immense l'océan. C'est beau et puis ça fait un peu peur parce qu'on ne sait pas ce qu'il y a en dessous…

 

*

 

Je me sens l’âme d’un saltimbanque aventurier aujourd’hui. Je décroche le téléphone. Je compose le numéro.

- Allô papounet ? Bonjour, c'est Docpsi !

- Ah ! Docpsi ! Alors tu as trouvé, dis-moi ?

- Non ! Je t'appelle pas pour ça, papounet !

- Ah ? Et tu appelles pour quoi alors ?

Je crois que j'ai le cœur qui va se rompre.

- Euh… pour te dire d'oublier ce que je t’ai demandé la dernière fois !

- Oublier quoi, Docpsi ?

- Oublier ce que je t'ai dit ! je dis.

- Pour l'argent ?

- Oui, papounet ! Je sais pas ce qui m'a pris l'autre jour de t’appeler !

- Qu'est ce qui se passe, Docpsi ? T'as encore changé d'avis ?

Je respire un grand coup.

- Non ! C’est pas ça, papounet ! Mais j'étais pas moi-même la dernière fois !

- Ah ! Ça m'étonnait aussi !

- Ecoute, papounet ! Je suis désolé, mais j'en veux pas de ce fric ! C'est trop facile de compter sur toi ! C'est ma vie et je dois l'assumer ! Je m’en sortirais tout seul !

- Docpsi, écoute ! C'était vraiment de bon cœur que je t'offrais ce…

- Arrête, papounet ! Je sais ce que tu vas me dire ! Tu vas me dire qu'il est temps que je grandisse, que je sorte de ce… enfin que je trouve un vrai travail, que je me marie, que j'ai des enfants ! Que…

- Oui, Docpsi, faut être un peu réaliste ! Qu'est-ce que tu vas devenir quand je ne serai plus là !

- J'en sais rien ! je dis. Je ferai comme j'ai toujours fait ! Et c'est le moins pire que j'ai trouvé dans cette vie à la con !

- Je te comprends pas, Docpsi ! Tu as tant de possibilités et tu viens tout gâcher avec tes idées farfelues !

- J'ai toujours tout gâché ! C'est comme ça, papounet ! C'est plus fort que moi, je suis un handicapé de la vie, tu le sais bien !

- Mais pourquoi es-tu comme ça Docpsi ? Ça pourrait être si simple !

- Mais je suis simple, papounet ! Je suis même simplet puisque je suis dans cette baraque de fous, non ! C'est ça que tu dois te dire, papounet ! T'as jamais accepté que je sois un peu différent ! Que je marche pas dans le rang ! Que je dise pas amen à toutes ces saloperies qui nous entourent !

- Mais qu'est ce qui te déplaît tant, Docpsi ?

- Tout, papounet ! Y a vraiment tout qui me débecte! La vie, le destin, les gens, la normalité, l'argent, l'ambition, la mesquinerie, la méchanceté, toute cette pourriture qu'on est obligé d'accepter pour vivre ! Voilà ce qui me déplaît, papounet ! J’en peux plus de vivre dans cette merde ! C'est pas un caprice ! C'est vraiment plus fort que moi !

- Bon Dieu, Docpsi ! Grandis un peu !

- Je grandis, papounet ! Je grandis, t'inquiète pas ! Mais ça se voit pas de l'extérieur !

- Je t’en prie, Docpsi ! Arrête de fuir la réalité ! Assume tes responsabilités pour une fois !

- Merde ! je dis, tu comprends vraiment rien, papounet ! Ecoute ! On en reparlera plus tard ! Je t'expliquerai tout ça un jour peut-être…

Je regarde la pendule.

- … il faut que je te laisse à présent, papounet ! Il faut que j’aille me préparer pour aller au boulot ! 

Et je raccroche.

 

*

 

Je sors de ma chambre, je démarre mon scooter et file vers le refuge. Je passe le portail et me gare à ma place habituelle. Puis j’enfile ma combinaison et je me dirige vers l’allée centrale. Plantés devant un box, j’aperçois un jeune couple avec leurs deux mômes. Je pose mon râteau et m’avance vers eux.

- Bonjour ! je dis, je peux vous aider ?

- Ca va, merci ! On fait que regarder !

- Ah ? Eh bien ! Regardez alors ! je dis.

Ceux qui viennent ici, on dirait qu'ils se promènent dans les rayons d’un supermarché. Et ça m'énerve, ça m'énerve, mais à un point qu'on peut même pas imaginer !

- Allez-vous faire foutre ! que je dis tout bas.

Et je repars mon râteau à la main. 5 minutes plus tard, je les revois passer devant moi.

- Eh ! Dites ! Vous avez des chiots labradors ?

- Non ! je dis, on n’a pas de chiots labradors, mais des jeunes chiens croisés labradors, oui, il y en a !

- Vous pouvez nous les montrer !

- Oui, bien sûr ! je dis.

Et on tourne un moment dans les allées. On s'arrête devant un box.

- Voilà ! je dis, il y a celui-ci qui est très sympa ! Il est joueur, sociable et il adore les enfants.

Je fais un clin d'œil aux deux mioches qui vont se fourrer dans les jupons de leur mère.

- Ah ! Mais c'est pas un chiot !

- Non, madame ! je dis, c'est un jeune chien !

Je regarde sa fiche.

- Il a 8 mois !

- Non ! qu’elle dit, il me plaît pas ! Je n’aime pas cette tache qu’il a sur le poitrail !

- Ah… je fais.

- Vous n’en auriez pas un autre ? qu’elle demande.

Et on se dirige vers un autre box.

- Il y a également celle-ci, une jeune femelle ! je dis, elle est un peu craintive mais elle est adorable !

- Non ! qu’elle dit, elle est trop petite, on cherche un chien de garde !

- Mais tout à l'heure vous vouliez un chiot ! je dis.

- Oui, nous voulons un chiot qui garde !

- Ah…, je dis.

Et on continue notre tournée.

- Il y a lui également ! je dis.

Mais je n'ajoute rien. Je sens que je perds mon temps et ma salive et que je ne vais pas tarder à perdre patience. Ce couple-là ressemble à 90% des connards qui viennent ici. Mais je fais mon boulot. C'est dur mais c'est comme ça. Il faut que je place les chiens. Même chez des connards à qui j'ai envie de trouer la peau. La bonne femme ne dit rien.

- Et lui ?

- Lui ? je dis, euh… avec les enfants, je crois pas que ça ne soit l'idéal, il a tendance à être un peu dominant !

- Ah ! Mais qu'est-ce qu'il est beau ! Hein, qu'est-ce que t'en penses, Antoine ?

- Oh ! Tu sais moi… un chien… c'est un chien…

- Allez ! On le prend ! qu’elle dit.

- Vous êtes sûrs ? je dis.

- Oui, oui, on prend celui-ci !

Je sors le chien du box. Tout le monde a l'air content. On se dirige vers le bureau.

- Pour les formalités administratives, je dis.

- Ah ! Parce qu’en plus il faut remplir des papiers ! 

- Oui, madame ! je dis, et il faudra également vous acquitter d’une…

Et je lui indique la somme que nous demandons pour l'adoption d'un chien.

- C’est la meilleure celle-là ! qu’elle dit, il n’est pas question que nous payons quoi que ce soit, vous m’entendez, monsieur ! Déjà qu’on a fait l’effort de venir jusqu’ici pour prendre un clébard ! Il ne manquerait plus que vous nous fassiez payer maintenant !

- Ecoutez, madame ! je dis, il faut quand même bien faire tourner le refuge et nourrir les chiens !

- Ca, c’est votre problème ! qu’elle dit, mais ne comptez pas sur nous pour vous donner quoi que ce soit ! Vous pouvez le remettre en cage, votre clébard !

Je remets le pauvre chien dans son box. Je le caresse en regardant le couple s'éloigner. J'ai envie de hurler.

 

*

 

- Docpsi, vous pouvez venir s'il vous plaît ?

- Oui, oui, j'arrive, je dis.

Je décoche une petite bourrade affectueuse au gros Gugus qui me regarde avec un air triste.

- Allez ! T’en fais pas, mon gros ! je dis, t’auras plus de chance la prochaine fois ! Et puis, tu sais, t’as rien perdu en n’allant pas chez ces cons !  

- Vous venez, Docpsi, le président vous attend !

Je referme la porte du box en lançant au gros Gugus un clin d’œil complice et je suis le responsable jusqu'au bureau.

- Asseyez-vous, je vous en prie, Docpsi !

Je m'assois sur la petite chaise déglinguée qu'il me tend.

- Voilà, Docpsi, nous tenions à vous dire que votre chef est partie ! On ignore la raison de ce départ ! Mais on a cru comprendre qu’elle ne supportait plus de travailler dans cette atmosphère !

Je l'interromps.

- Mais que vont devenir les chiens alors ? je dis.

- Justement, Docpsi ! Nous vous avons convoqué pour cette raison !

           

Le responsable lance un regard au président. Ce regard ne m'a pas échappé.

- Voilà Docpsi ! Vous êtes le seul ici à pouvoir véritablement nous aider ! Nous savons que vous vous occupez des chiens avec grand dévouement et beaucoup d’amour ! Et nous sommes à peu près certains que sans vous, ce refuge ressemblerait bien plus à un mouroir qu’à un chenil ! Et nous connaissons aussi le sérieux avec lequel vous accomplissez votre travail depuis que vous êtes parmi nous ! C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de vous faire une proposition, Docpsi ! Ainsi, au lieu de venir ici deux fois par semaine, nous vous proposons de…

Je le regarde avec des yeux faussement ahuris. Je sais parfaitement où il veut en venir, le bougre.

 

*

 

- Responsable du refuge ! Non, mais tu te rends compte, Drouchka !

Drouchka tourne vers moi ses grands yeux noisette qui ont l’air de se foutre de ma gueule. C'est une grosse chienne toute noire avec des taches marron un peu partout. Une des plus anciennes du refuge. Personne n'a jamais fait attention à elle ici. Moi si, ça tout de suite été ma préférée.

- Eh ben quoi ! qu’elle dit, qu'est-ce qu'il y a de si extraordinaire, Docpsi ?

- Rien, je dis, simplement avec ce projet de marionnettes qui me trotte dans la tête, je peux pas tout faire, Drouchka ! Je pourrais jamais concilier les deux ! C’est pas possible ! Comment veux-tu que je prépare mon spectacle si je bosse ici à plein temps ? 

Drouchka me sourit en remuant la queue. 

- Eh ben, tu feras comme tout le monde, Docpsi ! T'attendras le week-end et les vacances !

- Ouais, c'est ça ! je dis, et puis la retraite pendant que tu y es pour pouvoir enfin faire ce que j’ai envie de faire ! Ben non ! Je suis pas d'accord, Drouchka ! C'est pas une vie ça, c’est de l'esclavage!

Elle me fait un drôle de sourire.

- Ma pauvre Drouchka ! je dis, me voilà dans de beaux draps maintenant !

C’est vraiment pas croyable, ça ! Avant quand il se passait rien dans ma vie, je ne savais pas quoi faire pour m’en sortir ! J’étais bien embêté ! Et puis maintenant que les choses ont l’air de bouger, je ne sais pas comment faire ! Et j’ai l’impression d’être encore plus embêté !

- Qu’est-ce que tu ferais, toi à ma place, Drouchka ? je dis.

- Mais je suis pas à ta place, Docpsi !

- C’est vrai ! je dis, mais, toi, il t’arrive jamais d’avoir envie de changer de vie ? Tu n’aimerais pas sortir d’ici… pour… je ne sais pas, moi… pour venir faire la route avec Marion et moi ! Comme les saltimbanques d’autrefois !

- Et les autres, clébards, Docpsi ? Tu y as pensé ? Qu’est-ce que t’en fais ? Tu vas quand même pas les laisser aux mains d’un mec qu’aime pas les chiens ? Qu’est-ce qu’ils vont devenir sans toi, hein Docpsi ?

Je sens que Drouchka a touché mon point sensible. Une larme se met à couler sur ma joue. C'est con, mais je peux pas m'en empêcher. Je voudrais tant les emmener tous avec moi ! Mais c'est impossible ! Je n’aurais jamais la place dans ma roulotte ! Et puis qu’est-ce que j’en ferais en attendant de préparer le voyage ? Ils ne voudront jamais les accueillir au foyer ! Ah ! Si j'avais assez de courage pour prendre une décision et partir vivre mon rêve de saltimbanque avec ma roulotte, Marion et Drouchka à mes côtés… sans m’en faire pour les autres clébards…

- Les autres chiens, Drouchka… ? Je sais pas… je dis.

Elle me regarde avec son air attachant et détaché. Comme si je n’étais, à ses yeux, qu’une petite marionnette écartelée par son destin, un petit pantin incapable de choisir et qui finirait désarticulé sur la scène à la fin de l’histoire.

- Allez ! Arrête de t’en faire, Docspi ! Tu sais, les choses arriveront si elles doivent arriver ! Laisse faire le destin, mon vieux ! Et puis ne t’en fais pas trop en attendant !

- T'es rigolote, toi ! je dis.

- Eh ben toi, tu ferais bien de l'être un peu plus ! Sinon je sens que cette histoire va mal finir, Docpsi!

- Qu'est-ce que tu racontes ! je dis.

- Qu'un jour, à force de te poser toutes ces questions qui rendent si triste, tu vas finir par devenir complètement fou, Docpsi !

- Tu sais ça, toi, je dis.

- Je sais pas mais je le sens, Docspi !

- Eh bien, t'es drôlement fortiche alors ! Et pour nous trois et notre vie de saltimbanque, tu le sens comment ?

- Oh ! Ce n'est pas si simple Docpsi, ça ne dépend pas que de toi !

- Tu veux dire que ça dépend de LUI là-haut ?

- Ca, je n’en sais rien, Docspi, mais ça ne dépend sûrement pas que de toi !

- Même si je le désire très fort et que je fais tout pour y arriver !

- Oui Docpsi ! Et il faut que tu t'y fasses ! Sinon tu vas encore être malheureux ! Allez, mon grand ! On en reparlera ! Va faire ton boulot maintenant ! Les autres chiens t’attendent !

Je reprends mon râteau et je m'éloigne sans pouvoir détacher mes yeux des siens. Au fond du cœur, je sens un terrible sentiment d'impuissance. Et c'est terrible de se sentir impuissant. Je ne sais vraiment pas quoi faire. Accepter ou ne pas accepter… tel pourrait être la question.

 

Mais j’ai beau me la poser dans tous les sens, cette putain de question, je crois que j’arriverai jamais y répondre. Moi, je pense qu’on n’a jamais le choix. Personne n’a jamais le choix avec son destin. Même quand on croit le choisir, je suis sûr qu’au fond, on ne décide rien ! Et je crois que c’est pour tout le monde pareil ! On vit tous la même chose ! La plupart du temps, le destin nous écrase et nous donne une vie de merde comme s’il s’amusait à nous faire la gueule. Et puis un jour, sans trop savoir pourquoi, il commence à nous faire les yeux doux ! Alors on s’imagine des trucs… et on avance là où il veut qu’on aille. Et puis le jour d’après, il nous botte le cul comme pour nous punir d’avoir été là où il voulait qu’on mette le nez. Et on se retrouve le cul par terre à chialer sans savoir quoi faire ! Du coup, on n’ose plus bouger et on ne sait pas quoi décider ! En fait, je crois qu’on est prisonnier de son destin, comme tous ces chiens ici, prisonniers de ce putain de destin qui s’acharne sur eux et qui leur donne tout juste le droit d’accepter d’être trimballé et de se plaindre de temps en temps en gueulant à travers leurs barreaux. 

 

 

10. Interrogation

Il pleut aujourd'hui. Une petite pluie grise qui tombe en petites gouttes serrées. Je ne mettrai pas le nez dehors ce matin. Non, je vais rester là. Bien au chaud à regarder toute cette pluie qui n'en finit pas de tomber. Je ne peux rien faire d'autre. C’est comme ça. Je peux juste rester là à regarder les gouttes tomber. J'ai pas envie d'écrire. J'ai pas envie d'ouvrir mes livres sur les chiens, ni de penser aux préparatifs du spectacle et encore moins de penser à la proposition du refuge. C'est comme ça. Je ne sais pas quoi penser. Et je n'ai pas envie d’y penser. Trop tôt peut-être… Je bois mon café à petites gorgées. Je regarde ma chambre. Elle est sale et en désordre. Mon linge s'entasse dans un coin, près de la plante verte pleine de poussière. Y a des taches sur mes draps. Ca fait plus d'un mois que je dois les changer. J'ai pas encore trouvé le courage ou le temps, je ne sais plus. Enfin, ils sont toujours là à attendre que je m'occupe d'eux. Soudain, j'ai envie de tout nettoyer. Y a des jours comme ça où j'aime bien m'occuper des choses bêtes; laver mon linge, nettoyer mon intérieur pour qu’il brille et qu’il sente bon. C'est la pluie qui me rend comme ça, je crois. A l'intérieur, je me sens tout vide, comme s’il n’y avait plus rien, comme si le reste, tout le reste n'avait plus d'importance. Juste que tout soit propre. Alors je me lève et je le fais. Je vais laver ma tasse au lavabo. Ensuite, je lave la salle d'eau, de haut en bas puis de bas en haut. Je passe le balai partout, je descends mes draps avec mes affaires sales à la machine à laver. Je range mes vêtements dans la penderie, et je mets en ordre mon bureau. Je classe, je trie, je jette. Je prends deux feuilles blanches que je mets dans une enveloppe. Puis je mets l’enveloppe sur mon bureau pour penser à la prendre tout l'heure quand je partirai à mon rendez-vous. Je fais ça calmement, sans m'énerver, comme pour essayer de tout nettoyer avant de prendre la bonne décision. 

 

*

 

Quand je regarde la pendule, je commence à avoir le trac. Pourtant je suis prêt. Enfin, je crois. J'ai ma convocation. J'ai pris deux comprimés pour me détendre. J'essaye de me décontracter. Je souris.

- Allez courage Docpsi !

Je regarde une dernière fois l'adresse indiquée sur la convocation : 7247 impasse de la véryité.

- Drôle d'adresse pour un rendez-vous ! je dis.

J'enfile ma veste. Je démarre mon scooter et je file vers mon rendez-vous.

 

*

 

Je traverse toute la ville. Je roule doucement. Dehors, il y a plein de gens. Ils vaquent à leurs histoires sans se soucier des autres. C'est terrible d'aller ainsi tout seul dans la vie. Comme si les autres n'existaient pas. J'accélère. Je laisse tous ces gens dans le rétroviseur.

- Je vaux pas mieux que les autres ! je me dis.

Au dernier feu, je sors de la ville pour prendre le grand boulevard circulaire. Et je continue de rouler en pensant à tous ces gens que je ne connaîtrai jamais. Je me demande qui a bien pu me glisser ces idées qui me traversent la tête. Serait-ce un coup de Fernand ? Ça se pourrait bien ! je me dis. Et cette convocation soudaine pour ce rendez-vous mystérieux ! Quelle étrange histoire ! Je m'aperçois soudain qu'il n'y a plus de maisons autour de moi. Je suis en rase campagne. Pourtant je suis certain de ne pas m'être trompé. J'ai bien dû vérifier quinze fois l'itinéraire sur le plan. Non ! Je suis bien sur la bonne route ! Mais c'est tout de même étrange ! Quelle idée de m'emmener dans ce trou paumé ! A droite, je vois une petite route. Je regarde le panneau; Impasse de la Véryité, voie privée. Je freine. C'est un vulgaire chemin forestier. Je roule au pas en évitant les ornières. L’endroit me semble hostile. J’essaye de prendre sur moi. Je me dis qu'il faut que j'arrête de penser qu'à moi. Je me dis qu'il faut que je sois plus ouvert aux autres ! Plus attentif! Plus disponible ! Mais mon Dieu comme c'est difficile d'être comme ça ! Ah ! Ça pour le dire, ça va tout seul, mais quand il faut s'y mettre, là c'est une autre paire de manches ! Je m'aperçois soudain que je ne peux plus avancer plus loin. Le chemin s'arrête là, devant moi.

- Merde ! je me dis, t'es encore allé trop loin, Docpsi !

Je regarde autour de moi. A part des arbres, des fourrés, des arbres et puis encore des fourrés, il n’y a rien d'autre.

- Dans quelle merde je me suis encore fourré ! je dis.

Sur un arbre, je vois un petit écriteau : n° 7427.

- Ben non ! C'est pourtant bien là !

Je coupe le contact, mets l'antivol, range mon casque et j’avance dans les bois. Je siffle pour me donner un peu de courage et un peu de contenance aussi. Je me prends des branches en pleine poire. Je déchire ma veste dans les buissons. J'ai les pompes pleines de boue. Mais je continue d’avancer. De moins en moins rassuré. D'un coup, je déboule dans une petite clairière.

- Merde ! je me dis, si je m'attendais à ça !

Ils sont tous là. Tous mes amis, réunis en arc de cercle ; Plumi, Lucien, Nestor, Théozène, Fernand, Lucie, Suzie et tous les autres.

- Nous t'attendions Docspi !

- Ah ! je dis, ben c'est bien gentil à vous ! Mais c'était vraiment pas la peine de vous déranger !

- L'heure est grave Docpsi !

- Oui, je dis, l’heure est grave !

- Depuis combien de temps nous connaissons nous, Docspi ?

- Euh… je dis, depuis le début de l’histoire, je crois.

- Oui, Docpsi ! Nous t'observons depuis la première page ! Et nous avons tous l'impression que ça ne tourne pas très rond depuis que tu es entré dans cette histoire !

- Ah ! je dis, c'est gentil à vous de vous occuper de mon histoire !

- Il ne s'agit pas seulement de ton histoire, Docpsi, mais de notre histoire à tous ! N’as-tu pas l’impression qu’il te faut aujourd’hui prendre une décision pour sortir de cette impasse dans laquelle tu ne cesses de tourner en rond ?

J'hésite puis je dis :

- Oui, tourner en rond dans une impasse, c’est très drôle !

- Ne fais pas le malin, Docpsi !

- Ah ! je dis, eh bien dans ce cas, allez-y, je vous écoute ! Dites-moi ce que je dois faire !

- Non, Docpsi ! C'est nous qui t'écoutons !

J'essaye d'avaler ma salive. Mais j'ai la gorge trop sèche.

- Docpsi…

- Oui…

- Alors, ces explications, ça vient ?

- Euh… eh bien, oui ! je dis, laissez-moi une seconde !

 

Je farfouille dans mon sac à la recherche de l’enveloppe. J’hésite un instant puis je sors la première feuille. C'est toujours la même chose ! Quand je suis confronté à un choix, j'arrive jamais à me décider! Je pèse le pour, je pèse le contre. Et en définitive, je ne décide jamais rien. Comme si en fait j’acceptais de me laisser trimballer par mon destin !

 

*

 

Je trace deux colonnes sur la feuille. Une colonne pour et une colonne contre. Je griffonne les choses qui me passent par la tête. Puis je regarde ce que j’ai écrit. Il y a 5 arguments pour, et 5 arguments contre.

- Merde ! je me dis, me voilà bien avancé !

Je regarde la feuille sans savoir quoi penser ! Il doit tout de même bien y avoir une solution. Accepter ou ne pas accepter. Que faire ? Je me demande comment font les autres. Comment font-ils pour prendre la bonne décision ? Parce que moi, j'ai plutôt l'impression que plus je veux décider, moins j’y arrive. Comme si ma vie ressemblait à un jeu de construction, fait de bric et de broc amené par le destin et qui menacerait à tout instant de me tomber sur le coin de la gueule. Que faire, bon sang ! Partir pour vivre mon rêve de saltimbanque avec Drouchka et Marion, ou alors rester au refuge et continuer à aider Pascal pour devenir responsable ? Abandonner mes amis en pensant à moi ou alors prendre soin d’eux en m’oubliant ?

- Merde ! je dis, qu’est-ce qu’il faut faire, bordel ?

Je sens que je suis pas loin de me casser la gueule de ce drôle d’échafaudage qu’est ma vie.

- Au secours ! je dis, au secours, les amis! Aidez-moi !

Tous me regardent légèrement moqueurs, un peu amusés par mon indécision, mon impuissance à décider...

- Que dois-je faire ? je crie.

- Eh bien, ne fais rien, Docpsi ! Attends de voir venir !

- Agis, Docpsi ! Fonce, force le destin !

- Non ! Accepte-le au contraire !

Chacun y va de son petit conseil. J'ai la tête qui va exploser.

- Bon ! Ecoutez ! je dis, je crois qu'il faut que je réfléchisse encore un peu ! Il est encore trop tôt pour prendre une décision !

- Bon ! Très bien, Docspi ! Dans ce cas, nous allons te laisser ! 

- Non ! je dis, restez les amis ! Ne m’abandonnez pas ! Je vous en prie ! Essayez de me comprendre ! Avec tout ce qui m'arrive en ce moment comment voulez-vous que j'y vois clair…

- Attention, Docspi ! Tu es en train d’être contaminé par SA folie ! 

- Je sais pas ! je dis.

Après tout, je me dis qu’ils ont peut-être raison ! Vu mon état, c'est difficile de savoir. Mais il est vrai que j'ai quand même l’impression de m'être fait arnaquer… depuis le début de cette histoire. IL me donne un rôle que LUI-même refuse et que personne n’accepterait. C’est normal que j’essaye de LUI échapper en allant dans des univers un peu délirants. Mais à présent, cette folie m’est insupportable ! J’en ai vraiment plus qu’assez ! Plus qu’assez de jouer au chat et à la souris avec LUI. Plus qu’assez de ce rôle débile ! IL n’a qu’à se débrouiller tout seul avec SES problèmes ! Et qu’IL me laisse tranquille avec SA pauvre histoire ! Je prends mon stylo, bien décidé à LUI dire ce que je pense. Je barre les colonnes et j’écris.

 

- Eh ! Pascal ! Tu te foutrais pas de moi des fois !

- me foutre de toi, Docpsi ? Mais comment peux-tu dire ça !

- Mais parce que t'es en train de foutre un sacré bordel dans ma vie ! je dis, je ne sais plus quoi faire, moi, avec toutes ces choses qui m’arrivent !

- Eh ! C'est tout de même pas le bagne ! Et puis tu nous emmerdes Docspi avec tes remarques! On est tous logé à la même enseigne, figure-toi ! Faut bien que tu te mettes ça dans la tête !

- Oh ! Tu vas pas me faire croire que pour toi c'est la même chose ! Je te croirais pas!

- eh bien !  Tu as tort Docspi ! Si tu crois que c'est facile pour moi !

Je regarde SES grands yeux tristes. C'est vrai qu'IL a pas l'air si heureux.

- J'ai besoin de toi pour vivre Docspi, tu le sais bien ! Et tu as aussi besoin de moi pour continuer tà vie !

- Peut-être… je dis, mais si tu veux que je coopère, faut arrêter de me donner le mauvais rôle !

- Qu'est-ce que tu voudrais avoir comme rôle?

- Eh bien… je sais pas… moi, être un vrai héros qui sait prendre les décisions ! Pas un minable incapable de choisir ! J'en ai plus que marre de jouer les pauvres types !

- Attends, là on te donne le choix, Docpsi ! Qu'est-ce que tu veux de plus ? Qu’on fasse le choix a ta place ! Changer du tout au tout, devenir riche, reconnu, adulé comme un Dieu…

 - Ouais, je dis, ça, ça m'irait bien !

- Tu me déçois Docspi !

- Ca je m'en fous ! C'est toi qui l'as cherché !

- Alors tu tiens vraiment à devenir comme ça?

- Absolument ! je dis.

- Et si je refuse !

- Dans ce cas, je disparais ! Je vais voir ailleurs ! Tu sais des mecs qui écrivent des conneries, c'est pas ce qui manque !

- tu me laisses guere le choix, Docpsi…

- Eh oui ! C'est comme ça mon vieux ! Donnant donnant !

- eh Bien, il ne reste plus qu'à refaire notre contrat alors !

- Et pour mon indépendance ?

- Quoi ton independance ???

- Ben… je vais tout de même pas passer ma vie à régler tes problèmes !

- Ah non Docspi ! Ça c'est impossible !

- Eh ! C'est bien toi qui décide, non ?

- Non, non, docpsi ! moi, Je ne décide de rien du tout ! Pour ton independance, je peux rien faire, mon vieux ! Ça, je ne peux pas le négocier !

- Ca c'est ton problème, mon vieux !  T’as qu’à te débrouiller !

- Docspi, tu fais vraiment chier !

- Chacun son tour, mon vieux ! Si tu crois qu'elles me font pas chier tes histoires !

- Bon qu'est-ce que tu veux exactement ?

- Ce que je veux…?  Je veux que tu m'aides :

  1. à prendre la meilleure décision possible;

  2. à devenir indépendant et autonome;

  3. à me débarrasser le plus vite possible de ton emprise qui me colle à la peau;

  4. à me débarrasser de cette ribambelle de personnages tordus qui embrouillent ma vie;

  5. à partir avec Marion et Drouchka pour vivre mon rêve de saltimbanque

  6. et puis encore d'autres petites broutilles…

- Ok ! D'accord Docpsi ! J'abdique devant ta mesquinerie, mais je ne revois le contrat qu’à une seule condition, que tu me laisses choisir la façon dont ça va arriver !

- Ok ! D’accord ! Ça marche ! je dis.

- Mais Laisse-moi tout de meme te dire, mon cher docpsi, que je suis vraiment decu par ton comportent d'épicier !

- Eh oh, Pascal ! Tu n’as pas à me faire la leçon ! C’est toi qu’est venu me chercher ! Moi, je ne t’ai rien demandé ! J’étais bien tranquille avant de te connaître ! Tu m’as créé pour échapper à ton médiocre destin ! Alors il faut être logique et cohérent jusqu’au bout, mon petit Pascal ! Tu n’as pas à me reprocher de vouloir échapper au pitoyable destin auquel toi-même tu souhaites échapper ! 

- Et en plus tu te permets de me faire des reproches ! C'est quand même un monde !

- Eh oui, mon vieux ! On échappe pas ainsi à la logique de son destin !

- Bon Docpsi maintenant ferme ta gueule avant que je change d'avis !

- Tu ne m'enverrais pas balader tout de même ! Une si longue amitié !

- Docspi ! Ta gueule !

- Eh ! Attention, Pascal ! Pas de menace! Tu sais ce qui te pend au nez si tu fais le malin ! Allez prends l’autre feuille et note ce que j’ai à te dire !

 

*

 

Je prends la seconde feuille et écris sous sa dictée. 

 

______________________________________________________________________________ 

Contrat de confiance mutuelle et d'aide réciproque à durée indéterminée et confidentiel

 

Entre l'auteur et son personnage, il a été convenu ce qui suit. 

Les signataires de ce contrat s'engagent à s'entraider dans leurs objectifs respectifs.

 

Objectifs du premier signataire :

1. prendre la meilleure décision possible ;

2. devenir indépendant et autonome;

3. se débarrasser le plus vite possible de l’emprise de son auteur qui lui colle à la peau;

4. se débarrasser de cette ribambelle de personnages tordus qui embrouillent sa vie;

5. partir avec Marion et Drouchka pour vivre son rêve de saltimbanque

6. devenir riche, reconnu et adulé comme un Dieu

 

Objectifs du second signataire :

1. donner un sens plus profond au récit ;

2. faire avancer l’histoire jusqu’à la fin du livre ;

3. donner davantage de joie, de surprise et de rire au lecteur

4. connaître le succès artistique et littéraire ;

5. devenir un peu moins fou

6. rencontrer le bonheur, l’amour et la sagesse ;

           

Ce contrat a été conclu pour une durée indéterminée sans période d'essai à compter des pages suivantes, sans rémunération autre que l'aide réciproque prévue par la présente, sans congés et sans droit de résiliation unilatérale.

 

Nota Bene : Et qu'on se le dise, en cas d'échec, l'histoire en restera là !

 

Signatures des deux parties :

                 

Pascal Virage                                  Docpsi

 

 

11. Résolution

Je me sens triste ce matin. Je sais que je ne retournerai plus au refuge. J'en ai fait le tour dans ma tête en pleurant comme un gamin. Je leur ai dit au revoir à tous. A chacun j'ai fait une caresse et dit un mot. Et je repense à eux avec tristesse. Mon Dieu, que cette page est lourde à tourner ! Et maintenant je me sens obligé d’écrire ces phrases stupides pour échapper à la culpabilité qui me ronge. C'est peine perdue, il y a trop de remords en moi. Comment effacer cette douleur ? Le temps… peut-être. Alors j'attendrai. J'attendrai que se dissipent tous ces regards qui n'en finissent pas de m'assaillir, ces regards plein d'innocence qui me rappellent encore à eux. Je regarde ma cigarette se consumer lentement dans le cendrier. Je tire une longue bouffée qui m'arrache la gorge. Je tousse. Une toux grasse. J'écrase le mégot dans le cendrier qui déborde. La coupe est pleine. Je pleure en silence. Tout est mort à l'intérieur. Comme si j'étais une étroite cour entourée de quatre grands murs fouettée par les vents. Pourtant tout est pareil autour de moi. Je sais bien que tout est pareil. Ma chambre, la fenêtre, les grands marronniers, ma vie, mon matériel pour les marionnettes, mon cahier, mon bureau. Je regarde tout ça le regard un peu perdu. Comme si je ne les reconnaissais pas. Comme s'ils ne m'appartenaient pas. Comme si un jour ils étaient entrés dans ma vie sans que je m'en aperçoive. Un peu à mon insu.

- Bon Dieu, Docspi ! Tu ne vas tout de même pas te laisser abattre ! Courage, mon vieux ! Allez ! Courage ! Lève-toi !

Mais j'ai même pas la force de me lever. Je le sens bien. J'ai même pas la force de ne rien faire !

- Ch'ai pas moi, fais n'importe quoi mais fait quelque chose Docspi !

- Oh ! Arrête un peu, Fernand ! C'est pas une solution ça ! je dis.

- Ben, ne reste pas tout seul au moins ! Tu vas finir par déprimer !

- Trop tard, mon vieux ! je dis, c'est déjà fait !

- Tu pourrais au moins aller voir Marion ! Allez, Docpsi ! Lève-toi et va la voir !

- Non, Fernand ! je dis. Je peux pas aller la voir dans cet état ! Ça lui ferait de la peine ! Et puis elle comprendrait pas pourquoi je me sens si triste ! Je dois d’abord me ressaisir ! Me ressaisir seul ! Et seul, ça veut dire vraiment seul ! Sans toi, sans les amis, sans personne !

- Tu ne vas pas faire de bêtises au moins ?

- Mais non ! Sois pas bête Fernand ! Allez ! File maintenant ! je dis.

Ce brave Fernand, toujours à s'inquiéter pour moi. Ça doit pourtant bien avoir une signification cette culpabilité ! Mais qu'est-ce que ça veut dire exactement ? Ca, mystère ! C’est comme si je me faisais l’impression d’être un passager clandestin dans ma propre vie. C'est une drôle d'impression. Après tout, je me dis que je pourrais être n'importe qui d'autre, ça ne changerait rien ! J’essaye de m'imaginer différent. Avec une autre tête, d'autres goûts, d'autres rêves, d'autres espoirs, une autre vie. Et ça me fait rien d'imaginer ça ! Ça serait du pareil au même, je crois. Je serais toujours aussi con, aussi fou et aussi malheureux. Comme si au fond, on pouvait pas échapper à son destin ! Comme s’il restait en nous, profondément enfoui, accroché à nos basques sans qu’on puisse rien y changer !

- Oh ! Mon Dieu ! je dis, quelle misère ! Quel misérable destin que le mien ! Oh mon Dieu ! Je vous en prie ! Faites quelque chose ! Dites-moi un mot !

 

*

 

- Docspi, ca ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ?

Tiens… je dis, cette voix ne m'est pas inconnue.

- Bon Dieu ! je dis, Pascal ! Qu'est-ce que tu viens faire là ?

- Eh bien ! je sais pas, moi ! tu demandes de l’aide, je viens voir ce qui se passe !

- Oh ! Parce que maintenant, quand j’invoque Dieu, c’est toi qui viens ! je dis.

- Mais non, Docpsi ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Je viens simplement voir comment… enfin… comment tu te sens après cette douloureuse décision ? Ça va ? Tu t’en sors ? Ce n’est pas trop dur ?

- Qu’est-ce que ça peut te foutre ? je dis.

- Bon ! Bon ! Eh bien ! Si tu le prends sur ce ton, je vais te laisser, mon vieux !

- Eh bien ! C’est ça ! je dis, casse-toi !

Puis je me ravise.

- Non ! Attends ! Attends ! Juste une seconde, Pascal ! Puisque tu es là, tu pourrais peut-être …

Et je LE vois se pencher sur moi avec tendresse.

- Oui ? Dis-moi ! De quoi as-tu besoin, mon petit  Docspi ?

- Eh bien tu pourrais peut-être m’aider !

- T’aider ?

- Oui, tu pourrais peut-être m’aider ! C’est quand même à cause de toi que je suis dans cette merde, non ! Moi, j’arrive pas à me faire à cette décision ! Je sais plus quoi faire, moi avec cette culpabilité !

- Eh bien, t’étais bien parti là ?

- Quoi, j’étais bien parti ? je dis.

- Ben, avec tes invocations, ça commençait à s’arranger, non ?!!

- Tu parles, je dis, arrête de te moquer !

-  mais, je ne me moque pas, docspi ! Il n'y a aucune honte à invoquer dieu ! Et puis tu as raison, puisque que je suis là, je vais t’aider a continuer sur cette voie ! Je vais appeler Théozène !

- Théozène ?

- Oui, Théozène ! Ça ne te va pas ?

- Bof… je dis, oh ! Et puis après tout ! Pourquoi pas ? Si tu n’as que lui à me proposer…  je vais pas faire le difficile…

- Oh ! Ecoute, mon vieux ! je ne peux pas mieux faire pour l’instant ! Théozène ! Eh oh ! Théozène ! Tu peux venir une seconde, s’il te plait !

 

*

 

J’entends Théozène débouler entre mes oreilles. Pascal lui fait signe de s’approcher. Ils parlent ensemble quelques instants. Mais je suis trop loin pour entendre ce qu’ils racontent. Je parviens tout juste à percevoir quelques bribes.  Dépressif… symptômes… grave… léger… salle de bain… déculpab… tablet… anesthésique… Je comprends pas un traître mot de ce qu’ils disent. Théozène se tourne enfin vers moi.

 

 - Alors Docspi ? Qu’est-ce qui se passe ? Ça ne va pas ?

- Bon Dieu ! je dis, Théozène ! Ne viens pas te mêler de cette histoire, je t’en prie !

- Allez ! Ne t’en fais pas, mon vieux ! Ça va aller maintenant ! Le plus dur est derrière toi !

Je le regarde les yeux au bord des larmes.

- Tu crois ?

- Mais oui ! Allez ! Ne t’en fais pas, Docspi ! Et puis de toute façon, tu ne peux plus rien y faire maintenant ! C’est trop tard ! La décision a été prise ! Tu ne peux plus revenir en arrière, mon vieux ! Tu dois accepter ce que le destin t’a donné à vivre !

- Oh ! Merde ! je dis, t’es sûr qu’on peut rien faire ?

- Non, Docspi ! Maintenant c’est écrit ! On ne peut pas tout effacer pour reprendre l’histoire ! Tu dois l’accepter, Docspi !

- Mais putain ! J’y arriverai pas ! je dis.

- Mais si, Docspi ! Mais si ! Tu y arriveras !

- Oh ! Et toi, mon Dieu, Théozène? je dis, comment sais-tu tout ça ?

- Moi….? Ah ! Sacré Docspi, je vois que t'es toujours aussi spirituel !

- Oh ! Dis Théozène…, en parlant de spiritualité, t'aurais pas un truc pour me sortir de cette merde ! J’en peux plus, moi ! Je ne sais vraiment plus quoi faire avec cette culpabilité !

- Allez ! T’inquiète pas, Docspi ! IL va s’occuper de toi ! IL est là ! Tu peux compter sur LUI ! Mais IL ne pourra rien pour toi si tu ne te lèves pas ! Allez ! Lève-toi, Docpsi et puis pense à ton spectacle maintenant ! Il faut que tu t’y mettes ! Et pour le reste, ne t’inquiète pas, IL s’en charge !

 

*

 

J’arrive enfin à me lever. J’ai un mal de tête de chien et une nausée de cheval. C'est bien ma veine ! je dis. J’arrive à peine à mettre un pied devant l'autre. Je me traîne jusqu'au bureau, me sers un grand bol de café sans savoir ce que je pourrais faire pour passer cette putain de journée. Ecrire ? Me recoucher ? Faire comme si de rien était ? J'ai la nausée. Des hauts le cœur à cracher mon œsophage. Bon sang ! Je brame contre cette nouvelle épreuve. Comme si j'avais pas déjà suffisamment à faire avec mon destin ! Je regarde par la fenêtre et je vois toujours rien à l'horizon… rien qui pourrait me consoler de cette putain de décision qu’IL m’a fait prendre ! Je me traîne péniblement jusqu’à la salle d’eau. J’ouvre le robinet et plonge la tête sous l’eau. En me relevant, je vois un tube de comprimés qui traîne sur l’étagère. Je me demande qui a bien pu le poser là. Je lis la notice : Déculpabo Tablet, anesthésique de la conscience. Puis sans savoir pourquoi, j’ouvre le tube. Je prends un comprimé et je le jette dans le verre qui traîne sur le lavabo. Je remplis le verre. Ca fait des vagues. Il y a des petites bulles qui montent très vite à la surface. Ensuite je regagne ma place derrière les carreaux de la fenêtre. Après la première gorgée, je me sens plus léger. Beaucoup plus léger. Comme si j'étais devenu l'une de ces petites bulles au destin éphémère et pétillant. Je ferme les yeux et je me vois remonter lentement à la surface de la vie. C'est une drôle d'impression. Tout devient lumineux, divinement lumineux. On dirait que les choses s'amusent du monde qui n'en finit plus de pétiller. Tout devient subitement gai, joyeusement frivole. Toute pesanteur a disparu. Envolée la souffrance et si léger, si léger le poids du destin. Plus de fardeau, ce poids si lourd qui pèse sur mes épaules, juste ce drôle d'envol vers la légèreté. Et me voilà flottant au-dessus du monde comme une exquise petite bulle d'air !

- Docpsi ? Docspi ? Vous êtes là ?

           

Je sens que j'ai perdu toute faculté de parler. J'ai beau vouloir, je n’y arrive pas. Je vois Elodie me chercher. Mais j'ai déjà disparu par la fenêtre entrebâillée. Je continue de monter, léger, léger, insouciant et gai, porté par les courants d'air frais de cette matinée d'automne. Je dépasse bientôt les grands marronniers du parc. Et je continue de monter, léger, léger. Le foyer n'est déjà plus qu'un petit point minuscule. La ville ressemble à une maquette, les montagnes à de petites buttes, la mer à une flaque d'eau. Le monde ressemble à un décor. Et je m'élève encore. J'arrive bientôt aux premiers nuages que je traverse avec délice. Je me laisse envelopper. Je sens sur ma peau cette matière douce et cotonneuse qui me caresse. C'est divinement délicieux.

 

*

 

Quand j’ouvre les yeux, je me sens flotter. Ma culpabilité et mes nausées ont disparu. Comme envolées. Je quitte mon bureau pour rendre visite à Léger. Il me fait signe d’entrer. Je m'assois en silence dans un coin de la pièce. C’est une sorte de chambre-atelier avec du désordre un peu partout. Sur l’étagère, il y a une boîte avec des tubes de peinture, quelques brosses et de l'essence de térébenthine. Je regarde Léger et la petite toile posée devant lui. J'aime beaucoup sa peinture. Léger peint avec le rouge de son cœur, ses bleus à l’âme et le gris de sa vie. Pourtant personne ne connaît son talent. Et personne ne connaîtra jamais l’alchimie mystérieuse de ce mélange de couleurs. Léger est un peintre obscur qui peint ses toiles avec la palette fade de son destin.  

- Léger, je dis, je peux te poser une question ?

Il me regarde sans rien dire. Il a pas l’air de m’entendre. Je déglutis.

- Dis, Léger, ça te dirait de faire l’affiche de mon spectacle ? Tu sais pour mon projet de marionnettes avec Marion !

Léger me regarde une nouvelle fois sans rien dire. Il a toujours pas l’air de m’entendre.

- Tu sais bien que je ne travaille jamais à la commande, Docpsi ! J’ai horreur qu’on me dise les trucs que j’ai à faire !

- Mais je t'impose rien là, je dis, je te propose !

- Faut voir ! qu’il dit, mais ça m'étonnerait que je m'y colle, mon vieux !

Je lui réponds rien. Je me dis qu'on est tous les deux enfermés dans des univers qui pourront jamais se rencontrer. A cause de nos destins. Lui, avec sa peinture et ses brosses, ses bleus à l’âme et le gris de sa vie, et puis, moi, avec mes marionnettes, mon écriture et puis tout le noir qui m’entoure.

- T'en as pas marre, toi, de peindre pour toi tout seul? je dis.

Il pose sa palette et me toise d'un œil réprobateur.

- Je peins pour ceux qui veulent bien regarder, mon vieux ! Toi, les autres, enfin pour ceux que ça intéresse !

- Ça reste un peu restreint tout de même ! je dis.

- Peut-être, mais moi, ça me suffit !

- Et si on mettait nos talents en commun, Léger, on pourrait peut-être réaliser une œuvre pour beaucoup plus de monde, non ! Qu’est-ce que t’en penses, Léger ?

- M'intéresse pas ton truc ! Tu cherches la gloire ou quoi , Docpsi !

Je rougis un peu.

- Non… je dis, mais, peut-être qu'on pourrait essayer de se faire connaître et reconnaître davantage ! 

- Ecoute, vieux ! Moi, je me connais, je me reconnais et ça me va comme ça ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire de reconnaissance ! On est pas bien là dans notre coin à faire les trucs qu'on aime ! Il te faut en plus les flonflons et les projecteurs pour te sentir exister !

- Mais on est des obscurs, Léger ! Et moi, j'en ai marre parfois moi de vivre dans l'obscurité !

- Oh ! Monsieur en a marre de se cogner contre les murs de son petit univers obscur ! Monsieur cherche la lumière ! Eh bien putain ! Excuse-moi de te le dire comme ça vient Docpsi, mais moi je préfère mille fois – que dis-je – quinze mille milliards de fois, la lumière vraie de mon petit soleil qui éclaire médiocrement ma petite vie obscure à la lumière clinquante et aveuglante des néons artificiels qui illuminent les succès stériles !

Je regarde la petite toile posée sur son chevalet. Léger y a dessiné une sorte de pantin habillé d’un costume de prisonnier qui fait tourner autour de son doigt une boule accrochée à son pied. Et il avance comme ça devant une sorte de palissade grisâtre dans le bleu nuit qui l'entoure.

- Oui ! Peut-être bien que tu as raison, Léger ! je dis.

Mais Léger a déjà repris sa palette et sa brosse. Il trace les contours de son personnage à grands traits noirs. Avant de partir, je dépose les épreuves de mon spectacle sur l’étagère derrière lui. 

- A plus tard Léger ! je dis.

Il me répond pas. Je regagne ma place devant le bureau la tête basse et l'âme un peu triste.

 

*

 

Je sais bien que ça ne sert à rien de vouloir convaincre les gens. Même si on a raison, ils s'en foutent comme de l'an 40. Il faut vivre pour soi et se laisser aller à vivre les choses qu'on a dans la tête et sur le cœur. Du moment que ça ne gêne personne. C'est le début de la sagesse comme dirait Théozène. J'écrase ma cigarette et sors le plâtre et la pâte à modeler pour fabriquer Mario. Oui ! C’est décidé ! Il s’appellera Mario. Ça sera ma marionnette ! C’est elle qui tiendra mon rôle dans le spectacle. J'ouvre la boîte, déballe tout le matériel et le pose sur la table. Tous mes instruments sont là, bien alignés sur la petite planche; le couteau, la spatule, les cure-dents, les cotons tiges. Y a plus qu'à poser mes mains sur la pâte pour lui donner vie. Je respire un grand coup.

- Allez ! Hop ! C'est parti ! je dis.

Mes mains saisissent la pâte, la pétrissent pour la rendre élastique. J'aime ce contact de mes doigts sur la matière qui se transforme.

- Hum ! Que c'est agréable ! je dis.

J'ajoute, je retire, j'allonge, mes doigts malaxent et polissent. Je suis comme une mère attentionnée pendant la grossesse. J'ai hâte d'accoucher mais je fais attention à ce que ça n'arrive pas trop vite; un accident est si vite arrivé. Et c'est con un accident ! C'est la faute de personne et ça fait de la peine à tout le monde pendant très longtemps. Vous trouvez peut-être que j'exagère en comparant ça à une naissance ! Ben… peut-être, mais on se refait pas ! Pour moi, c'est pas moins important qu'une naissance, une vraie qui donne la vie à un petit être de chair, de sang et de souffrance. Mon petit être à moi, il ne va être que de plâtre et de papier mais on va vivre ensemble très longtemps. Et il va lui arriver tout un tas de choses, des trucs terribles et puis des petits bonheurs aussi. Alors il faut qu'il soit fort et qu'il accueille ça avec une grande sagesse. Il faut pas qu'il s'emballe pour rien, il faut pas qu'il souffre de trop, parce que c'est inutile de souffrir. Et pour qu'il soit comme ça, il faut que je m'applique. Il faut que je le fasse avec beaucoup d'amour en lui donnant tout ce que j'ai dans les tripes. Le peu qu'y a, faut que ça soit pour lui. Voilà ce que je pense moi !

 

*

 

- Docpsi ! Eh oh ! Docpsi !

Je tourne la tête.

- Docpsi, j'ai envie de toi !

- Suzie ! je dis, mais qu'est-ce que tu fabriques !

Mais elle me répond pas, elle est déjà en train de me farfouiller dans le cou avec quelque chose de mouillé et de très doux. Ça doit être sa langue. Suzie, elle fait toujours ça avant de faire l'amour. Elle me fait ça sur tout le corps.

- Suzie, arrête s'il te plaît, je dis, tu vois bien que je suis en train de travailler !

Mais elle s'en fout. Elle veut pas m'entendre. Elle est comme ça Suzie.  Quand elle a une idée derrière la tête ! Ahhh… Je l'entends faire un drôle de bruit avec sa bouche qui me picore la peau. Elle retire son pull et son T-shirt. Elle enlève son pantalon et se met à quatre pattes en jouant avec toutes les parties de mon corps qui commence à trouver ça drôlement agréable.

- Suzie, tu exagères là tout de même !

Je regarde la petite boule de pâte à modeler qui ressemble encore à rien. Faire ça devant lui… quand même ! Ca viendrait à l'esprit de personne de faire ça pendant un accouchement ! Pourtant Suzie elle, elle s'en fout ! Ça veut rien dire pour elle cette petite chose que j'ai dans la tête et que j’essaye de fabriquer avec mes doigts. Elle me déshabille lentement, enlève sa petite culotte et s'assoit sur moi comme si de rien n’était. Je dois avoir l'air un peu bête comme ça, tout nu sur mon siège pendant qu'elle s'échine à onduler la croupe sur ma petite colonne de chair. J'arrive pas à me concentrer. Je pense à Marion. Je peux pas m'empêcher de penser à Marion. A ses grosses fesses sous sa jupe Et puis à ses grands yeux tristes aussi. Des yeux comme ça, ça peut pas tromper sur les choses qu'elle a envie qu'on fasse ensemble. Quand je pense qu'elle doit faire l'amour avec Fred en pensant à moi. Que moi, je fais l'amour à Suzie en pensant à elle. Je trouve ça complètement fou ! C'est tout de même un truc bizarre l'amour ! On est avec des gens et puis en étant avec eux, on est quand même avec d'autres qui sont pas là. On se court tous après sans savoir après qui on court. C'est pour ça qu'il vaut mieux rester seul. Comme ça on ne trompe personne. On se court tout seul après. Même si c'est dur parce que souvent on se mord la queue.

- Et alors Docpsi ! Tu rêves ou quoi !

- Non, non ! je dis, continue Suzie, c'est bien comme ça !

Et puis je pense aussi à Marco. A ce con de Marco qui a su consoler Suzie quand ça n'allait pas très fort entre elle et moi. Je me dis qu'elle doit y penser encore et qu'elle y pense en ce moment même. Et que ça l'excite d'y penser ! Oh ! C'est terrible de penser à tout ça !  On fait trop l'amour avec sa tête ! Et c'est un vrai problème de faire l'amour avec sa tête !

- T'as pas envie ou quoi, Docpsi !

- Si, si ! je dis, j'ai un peu la tête ailleurs, c'est tout !

- Allez ! Relâche-toi et laisse-toi faire, Docpsi !

Et elle reprend sa chevauchée.

 

*

 

- Mais, bon sang ! Qu'est ce qui t'arrive, Docpsi ?

- Mais rien Suzie !

- Mais qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu sois comme ça ?

- …

- Y doit bien y avoir quelque chose !

Je regarde le plâtre dans la barquette de salade qui traîne devant moi. Je m'aperçois que j’ai mis trop de plâtre et qu’il va durcir avant même que je puisse l’utiliser. A l’intérieur, je vois aussi que j’ai laissé quelques bouts de carottes râpées orange mélangés à de petites lamelles blanches. Ça doit être du céleri, je me dis. Oui, c'est ça, y a de grandes chances pour que ça soit du céleri…

- Eh ! Oh ! Docpsi ! A quoi tu penses ? Si tu veux que j’arrête, tu n’as qu’à le dire !

Mon regard s'attarde sur l'étiquette. Je lis. Salade Coleslaw. Poids net 300g. A consommer jusqu'à voir la date sur le côté de la barquette. A conserver de 0 à 4°C. Ingrédients : chou émincé…

- Et merde ! je dis, loupé !

- Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a Docpsi ?

C'est bien ma veine, moi qui croyais que c'était du céleri. Je continue.

carottes râpées, huile végétale, céleri branche…

- Ah ! Je savais bien aussi que je m'étais pas trompé! je dis.

- Docpsi ! Mais qu'est-ce que tu racontes !

Je poursuis.

oignon, vinaigre, protéine de lait, poudre de jaune d'œuf, alignate de sodium…

J'arrête. Je comprends de moins en moins ce qu'ils ont mis dedans.

fabriqué par M SA 38 rue du docteur Pascal Long…

Docteur Pascal Long… Docteur Pascal Long… Je me demande s'il faut prononcer à la chinoise en insistant sur le G. Docteur Pascal Long. Docteur Pascal Long… Soudain je vois un petit bonhomme aux yeux bridés avec une grande barbe.

- T'apprends la notice par cœur ou quoi, Docpsi !

- Hum… je dis.

Docteur Pascal Long. Je peux pas m'empêcher de penser à lui. Docteur Pascal Long. Je vois un vieux sage chinois au teint jaune et au sourire mielleux.

- Quel est vôt' prôblêm, môssieur Dôcpsi ?

- Prôblêm de couple, dôcteur Long !

Et voilà que je me mets à prendre l'accent asiatique. Je sais pas pourquoi. Mais je peux pas m'en empêcher.

- Vô âvez essayê âphrôsisiâque, Môssieur Dôcpsi ?

- Le prôblêm n'est pas lâ, Monsieur Long !

- Âlors Vô râcontez prôblêm à môi !

- Eh bien voilà, le problème est très simple, Docteur! Depuis que j'ai ce projet de spectacle avec Marion, ça ne va plus du tout entre Suzie et moi. Comme si on n’était plus fait l’un pour l’autre. Comme si un fossé nous séparait à présent. D'ailleurs je me demande bien pourquoi on est encore ensemble aujourd’hui ! Tenez ! Ecoutez-vous-même, docteur ! La suite de la scène est pitoyable !

- D’accôr, Dôcpsi ! Mô écôuter ! Et vô verrez après avôir écôter scène, vô, plus de prôblêm, Dôcspi !

- Que voulez-vous dire, docteur ?

- Je veûx dire, Dôcpsi, Après écôuter scène de ménâge, vô, plus de prôblêm, Dôcpsi ! Vô être libres âprès ! Mais nô d’abôr écôuter dernière scène!

- Oui, docteur ! Allons-y ! Ecoutons !

 

*

 

- Suzie ?

- Hummmmm…

- Je peux te dire quelque chose !

- Hummm…

- Suzie, je te parle quand même !

- Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a, Docspi ?

- Suzie, t'aimes bien comme on est en ce moment ?

- Ben ouais, pourquoi tu me demandes ça, Docpsi ?

- Parce que moi j'aime pas du tout ! je dis.

Suzie arrête soudain sa chevauchée et me regarde avec un air de reproche. Et moi, je regarde le petit Mario qu’est pas encore fait et qui m’attend.

- Docpsi, il faut toujours que tu viennes tout gâcher! On n’était pas bien là peut-être ?

- Non ! je dis, moi je ne suis pas bien ! Et j’ai des trucs à faire !

Elle soupire.

- Qu’y a-t-il encore, Docspi ?

- Tu vois, Suzie ! On peut jamais rien te dire ! Il faut tout de suite que tu t'énerves ! je dis.

- Mais je m'énerve pas, Docspi ! Je trouve seulement que ce n’est pas le moment !

-  Pas le moment ? je dis, mais t’es vraiment agaçante à la fin ! C’est toi qui viens me déranger ! Et c’est toi qui trouves que c’est pas le moment ! 

- Bon, allez ! Vas-y, je t'écoute, Docpsi ! Qu’as-tu à me dire ?

Je ferme les yeux.

- Eh bien ! Voilà ! Imagine que je vive seul, Suzie ! Sans toi, sans personne. Seul, seul, seul. Sans tendresse, sans amour, sans partage, sans échange. Sans rien. Tout seul quoi !

- Tu pourrais pas Docpsi, tu serais vraiment trop malheureux !

- Faut voir ! je dis, imagine seulement !

- D'accord, imaginons !

- Eh bien voilà ! je dis. C'est comme ça que je me sens en ce moment !

- T'exagères quand même, Docpsi !

- Pas tellement ! je dis. On est devenu trop différent, Suzie ! Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on est comme deux étrangers sur le même quai qu'attendraient pas le même train !

- Mais qu'est ce qui te fait dire ça, Docspi ?

- Tout ! je dis. On parle plus ou alors juste pour se dire des trucs qu'ont pas d'importance ! On se touche plus sauf de temps en temps pour se dire qu'il reste quand même ça entre nous ! On dirait qu'on est ensemble par habitude et puis pour ne pas rester tout seul aussi ! On est devenus comme tous ces vieux couples qui savent même plus pourquoi ils restent ensemble, voilà la vérité, Suzie !

Suzie me regarde en pleurant. Elle se lève et se rhabille.

- Tu as raison, Docpsi ! Il vaut mieux que je m’en aille et que je te laisse à tes rêves ! Adieu, Docspi !

Elle me jette un dernier regard et sort en silence.

 

*

 

Je me penche sur Mario en sanglotant. Il faut en finir ! je dis. Il faut en finir avec cette histoire qui va nous rendre tous dingues ! Ce destin nous fait vraiment trop souffrir ! S’IL savait comme je LUI en veux ! Oh ! Mon Dieu, s’IL savait ! Pourquoi m’a-t-IL donné ce mauvais rôle ? Pourquoi m’a-t-IL fait devenir si égoïste et si méchant ? Je regarde Mario. Lui seul à présent pourrait me sortir de cette histoire. J’achève son visage. Le plâtre est presque sec. Ses yeux ont déjà l’air de me sourire. Je le regarde en silence, le pose sur la table et le laisse sécher. Et je m’écroule sur mon bureau, la tête lourde de honte et de fatigue. 

 

 

12. Destin… ?

Quand j’ouvre les yeux, je lève la tête de mon cahier. J’ai passé la nuit entière la tête posée sur la dernière page. Je touche mon visage et sens les stries de la spirale qui sépare les deux pages de cette scène odieuse avec Suzie, comme si chaque phrase inscrite sur la feuille s’était inscrite dans mes chairs, comme si chacune d’elles avait voulu me marquer à tout jamais du sceau du remords et de la culpabilité. Je saisis mon stylo d’un geste las, tourne la page et commence à écrire.

 

- Alors ça y est, Pascal ? C'est fini ?

- Quoi, qu’est-ce qui est fini, docspi ?

- Ben mon histoire, je dis.

- Quoi ton histoire ?

- Ben mon histoire avec Suzie… elle est finie ?

- ben, c’est pas ce que tu voulais ?

 - Ben non, je dis…. Moi, je voulais pas faire de peine à Suzie… Je voulais juste partir avec Marion !  Là… j’ai  l’impression de …

- Quoi ? t’as l’impression d'avoir trahi Suzie, c’est ça ?

- Non ! Pire que ça ! je dis.

- eh bien ! Faut savoir ce que tu veux, mon vieux ! On peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ! Et puis on ne peut pas non plus ménager la chevre et le chou ! Et puis il faut que tu t'y fasses, c'est quand même pas un drame cette rupture !

- Ouais, peut-être, je dis, mais ça veut dire qu'on est tout seul au fond !

- Ben oui… d'habitude t'arrête pas de le répéter, et puis là quand ça t'arrive…

- Quoi quand ça m'arrive ! je dis.

- Ben, t'as du mal à l’encaisser ! Parce que c'est facile de faire la leçon aux autres, mais quand il s’agit de l’appliquer a sa vie, là, c’est une autre histoire ! 

- J'essaye mais j'y arrive pas ! je dis. C'est quand même pas ma faute !

- Ben si, tu n'as qu'à t'en prendre qu'à toi !

- Si tu crois que c'est facile ! je dis.

- J'ai pas dit que c'était facile, docspi ! j'ai dit que c'était comme ça et qu'il fallait s'y faire! C'est bien toi qui a choisi, non ?

- Je n’ai rien choisi, moi, Pascal ! je dis, c’est toi qui ne m’a pas laissé le choix !

- c’est la meilleur celle-là ! relis le contrat, Docspi ! Et tu verras que je n’y suis pour rien !

- Si, je dis, tu aurais pu faire en sorte que les choses se passent un peu moins brutalement !

- oh ! qu’est-ce que tu m’enerves, docpsi, a t’apitoyer sur ton sort ! T’es jamais content ! Moi qui comptais t’encourager…

- M’encourager ? je dis.

- Oui, j’avais une bonne nouvelle à t’annoncer !

- Une bonne nouvelle ? 

- Oui, mon vieux ! Je me suis arrange pour te trouver une salle ! Ta premiere salle pour demarer la tournee de ton spectacle ! j’espere que ton histoire est prête, mon vieux !

- Pfff ! Tu parles ! je dis, si tu crois que j’ai le cœur à penser à mon histoire après tout ça !

 - Mais bon sang ! qu’est-ce qui t’arrive, Docspi ! ne me dis pas que tu n’es plus d’accord maintenant !

- Pfff, je dis, j’en sais rien, et puis de toute façon, l’histoire n’est pas finie !

- Quoi pas finie ? Eh ! attention ! pas de blague, Docspi ! t’as interet a la finir avant ce soir ! le spectacle est prevu à18h, dans la salle polyvalente du foyer ! Et tu sais très bien que ce spectacle est capital pour ton avenir et pour la fin de notre histoire ! T’as vraiment interet a t’y mettre, mon vieux !

- Pour ce soir ? je dis, mais je serai jamais prêt ! Et puis t’as rien trouvé d’autre comme salle ! Je vais avoir l’air de quoi, moi, devant les autres ?

 - Tu auras l’air de ce que tu es, mon vieux ! Et puis Il faut bien débuter quelque part, non ! Je te signale aussi qu’avant tu devras aller chercher marion a la sortie de son boulot ! Elle devrait sortir vers 17h. 

- Ah bon…, je dis.

- Oui, mon vieux ! 17 h à la prefecture ! Et d’ici là, tu ferais bien de finir ton histoire ! et puis tu ferais bien aussi d’aller te reposer un peu après ! T’as l’air completement creve, mon vieux ! 

- Ah bon…, je dis.

- Oui, mon vieux ! 

- Ouais, je dis, je verrai.

- non ! non ! c’est tout vu, docspi ! tu vas faire exactement ce que je t’ai dit ! Et que tu le veuilles ou non, tu le feras,  mon ami ! 

- Ouais, je dis, je verrai !

-  Oh ! arrete un peu avec tes « ouais, je verrai » ! Je te préviens, docpsi, un seul faux pas, et je ne repondrai plus de rien !

- Ouais, je verrais, je dis.

J'essaye de pas pleurer. Mais j’y arrive pas. Quand je pense à tout le mal que j’ai fait pour essayer d’être libre. A quoi ça sert de vouloir échapper à son destin ? Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? J’en sais rien. Et je sais même pas si on y arrive vraiment. Vu mon état et ma situation, je me dis qu’il y a de grandes chances que non. Franchement, je n’en sais rien. Et pourtant je peux pas m'empêcher d'y penser. Ça m'obsède vraiment cette histoire ! Je me demande ce qui s'est passé au juste. C’est comme si ce n’était pas moi qui avait décidé ! J'arrive pas à comprendre ce qui m’a fait tout lâché comme ça, les chiens, le refuge, ce job de responsable qui m’était promis, Suzie et puis maintenant tout ce bordel qui m’arrive sur le coin de la gueule !

- Merde ! je dis.

J'aurais tant besoin de comprendre pour faire ce que j’ai à faire. Tant besoin de comprendre pour continuer à vivre. Tant besoin de comprendre pour oublier cette putain de culpabilité et pour construire enfin ce nouveau destin qui m’attend. Je me sens épuisé. Je ferme la porte et je m'allonge sur mon lit.

 

*

 

Quand je me réveille, le clocher sonne quatre coups. Je me lève et je vais à la fenêtre. J’aperçois le soleil qui commence à décliner. Dans une heure peut-être, il aura disparu. J’ai une heure devant moi. Je me prépare tranquillement. Je m'habille avec calme. Je regarde mon cahier et cette histoire inachevée qui attend sa fin. Mon costume de scène et mon matériel sont prêts, rangés dans mon sac. Lorsque la demi sonne, je sors de la chambre et démarre mon scooter. Je roule jusqu’à la préfecture. J'arrive un peu en avance. La petite horloge du tableau de bord indique 16h55. Je vois un groupe d'employés sortir du bâtiment. Ils passent la grille et s'éparpillent dans la rue. Je fixe le portail un peu anxieux. Et si je la loupais ! Non, je me dis, c’est impossible, tout est déjà prévu. 17 heures. Une horde d'employés se jette sur la sortie. Comme s'ils voulaient rattraper le temps perdu ! Qu’ils sont idiots ! Comment peut-on rattraper tant d'heures passées à remplir des formulaires ! Je mets à repenser à mon père puis de nouveau je regarde l’heure. Il est 17h15. Je me dis que j’ai dû la louper. Je décide de l’attendre encore 5 minutes… puis je retournerai au foyer. Tant pis pour mon avenir et tant pis pour la fin de l’histoire. 17h20. Je remets mon casque. Je tourne la clé. Le moteur se met à tourner. Je m'apprête à démarrer lorsque j'aperçois Marion qui sort de la préfecture. 

 

Je la regarde sans pouvoir l’appeler comme si j’avais honte d’être là à l’attendre. J'essaye de me faire tout petit sur mon scooter. Je la vois descendre l'escalier avec lenteur, puis saluer le vigile qui surveille les entrées qui ne prend même pas la peine de lever les yeux de son magazine lorsqu’elle passe devant lui. Elle ne s'en offusque pas et passe le portail avec le plus joli sourire du monde. Mais il y a aussi quelque chose de terriblement triste dans ce sourire. Quelque chose de triste et de résigné. Je la suis du regard. Et je me rends compte à quel point sa vie a l’air triste. Je comprends mieux à présent pourquoi elle aussi veut échapper à son destin. Je la vois rejoindre le petit groupe qui attend à l'arrêt de bus. Personne ne la regarde. Personne ne lui parle. Peut-être n'appartiennent-ils pas au même service ? J'entends quelques bribes de ce qu'ils racontent et le rire gras qui ponctue leurs phrases. Le sourire de Marion a disparu. A la place, il y a une moue figée qui donne à son visage un air boudeur et un peu mélancolique. Peut-être est-ce son vrai visage ? Je n'en sais rien. Lorsque le bus arrive, elle laisse passer le petit groupe qui s'installe bruyamment, en habitués du trajet, sans interrompre leur conversation. Elle monte la dernière et reste debout à l'avant près du chauffeur. Je la hèle à l’instant où le bus va redémarrer. Lorsqu’elle m’aperçoit, sa moue se mue en sourire charmeur. Elle descend et vient à ma rencontre. Le bus redémarre et s’éloigne dans la cohue des voitures.   

 

*

 

Marion monte derrière moi. Et je démarre aussitôt. Je fonce à travers la ville jusqu’au foyer. En arrivant, je me gare dans le parc et laisse le scooter au pied du grand marronnier près du portail. J’ai le trac. Nous sommes en avance. Marion me regarde. Elle a l’air fatiguée.

- Et si on allait prendre un café avant ? je dis.

Nous traversons la rue. Nous poussons la porte du bar-tabac situé au rez-de-chaussée du vieil immeuble jaune que j’aperçois de la fenêtre de ma chambre. Ca empeste le tabac froid et la piquette bon marché. C'est un endroit calme et un peu crasseux. Il y a quelques habitués au comptoir, perdus dans leur verre. Un vieux juke-box diffuse une chanson à la mode que personne n'écoute. Un bar comme tant d'autres où le monde vient noyer sa solitude en oubliant son malheur et sa misère. On  s'assoit près de la porte. On a une vue imprenable sur l’entrée du foyer. Le taulier nous apporte un café. Lorsque le clocher sonne 6 coups, je pose un billet sur la table et on se précipite vers la sortie.

 

*

 

Nous montons l'escalier qui mène à la grande salle polyvalente.

- Ca va, Marion ?

- Oui, ça va ! qu’elle dit.

J'ai le souffle court. J’ai du mal à respirer. J’ai le trac. Et nous continuons de monter, un peu surpris par le drôle de vacarme du dernier étage. Léger et Plumi sont sur le palier en grande discussion. Nous nous arrêtons pour les saluer.

- Dis Docpsi, il paraît qu'il y a un spectacle ce soir! T'es au courant ? Un spectacle donné par un certain Padoc Psirage et son assistante ! En tout cas, c’est ce qu’annonce l’affiche !

Je regarde l’affiche punaisée sur le mur. Je regarde Léger et le remercie d’un clin d’œil. Puis je regarde Marion avec un grand sourire.

- Oui, je dis, il  paraît que ce sont deux artistes inconnus mais très talentueux ! Je crois qu’ils ont invité tout le monde. Vous venez ?   

Plumi me décoche un drôle de regard. Comme si je venais de dire un gros mot. Il hésite. Puis finalement on rejoint les autres devant la porte de la salle polyvalente. Tous les pensionnaires sont là; Lucie et Fernand, Nestor, Lucien, Suzie et tous les autres, Elodie et le reste du personnel, même le docteur Flap et sa grande blondasse sont là. On attend un bon quart d'heure. Puis Marion ouvre la porte. Elle nous invite à nous asseoir. Quand tout le monde est entré, elle referme la porte. Il y a des chaises autour de la scène qui forment un arc de cercle.

- Ce gars-là a besoin d'être entouré ! dit Plumi.

- Oui, c'est un artiste ! je dis.

Marion éteint la lumière. La salle fait silence. On ne voit plus rien. On entend juste quelques raclements de gorge. Plumi se penche vers moi et me dit :

- La création débute dans l'obscurité !

- Tu crois que c'est ce qu'il veut nous dire, je dis.

- Oui, les artistes comme lui ont le symbole facile !

- Peut-être, je dis, n'empêche que pour l'instant, c'est bien !

Soudain un spot éclaire la salle. C’est une lumière douce et jaune, un peu pâle. Mais Padoc Psirage n'apparaît toujours pas. Marion monte sur la scène.

- Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir ! Je vous remercie de vous être déplacés si nombreux pour assister au spectacle de Padoc Psirage ! C'est un grand honneur et un grand privilège pour lui de vous présenter ce soir en souvenir de ses longues et folles années d'errance artistique, ce spectacle inédit!

Je regarde Plumi. Il a l'air furieux. Il se lève et apostrophe Marion.

- Arrête, Marion ! Tu nous les brises, qu’il dit, arrête de nous fendre le cœur avec tes histoires de poète maudit et d’artiste incompris…

- … et compagnie… pouet ! Pouet ! je dis.

La lumière s'éteint brusquement et plonge la salle dans l'obscurité. Je me lève pour rejoindre la scène. La lumière réapparaît aussitôt. J'entends Plumi penser tout haut.

- Après l'ombre la lumière ! Destin de l'artiste !

             

*

 

Je m'empresse de saisir Mario. J'enfile son corps sur mon bras, glisse mes doigts dans sa tête et dans ses mains.

- Bonsoir mes amis, bonsoir Padoc, je suis heureux d'être là parmi vous ce soir !

- Bonsoir, je dis.

- Dis-moi Padoc, tu ne nous as certainement pas tous réunis ici ce soir par hasard, n'est-ce pas ?

Je regarde le petit pantin qui s'agite devant moi.

- Tu nous as fait venir pour nous raconter ton histoire, n’est-ce pas ?

Il y a bien longtemps que je n'ai pas raconté d'histoires. Ça remonte à l'époque où les choses n'avaient pas encore de nom et où la terre s'appelait Barre-au-Monde. Je regarde Mario.

- Je vais te raconter l'histoire de Fridõm, je dis.

J'entends un murmure parcourir la salle. Le petit pantin me regarde les yeux écarquillés. Je prends ma voix la plus douce et la plus profonde et commence à raconter.

 

"Contrairement à toutes ses sœurs, Barre-au-Monde n'était pas une planète comme les autres. C'était une planète toute carrée sur laquelle vivait une toute petite bestiole. Un drôle d'animal à vrai dire; plutôt petit, sans poil sauf sur la tête et sur le bas-ventre où avait poussé une énorme touffe. Un petit animal frêle qui avait une drôle de façon de se déplacer en marchant sur ses pattes arrière. Ce drôle d'animal n'avait pas encore de nom puisqu'il n'avait pas encore inventé le langage. Et pour communiquer entre-elles, ces petites bestioles se frappaient la poitrine avec leurs pattes de devant en poussant une sorte de cri rauque qui faisait comme un bruit de tambour un peu sourd : Dôôômm ! Dôôômm ! Dôôômm !"

 

Je m'arrête un instant. La salle est silencieuse et Mario a fermé les yeux. Mais je continue mon histoire. Pour moi, à voix basse.

 

"Sur cette drôle de planète carrée, les petits Dôôômm – appelons-les ainsi – étaient très tôt contraints d'obéir aux grands Dôôômm qui avaient érigé un système impitoyable qui régissait la vie des Dôôômm de leur naissance à leur mort. Et si les petits Dôôômm n'obéissaient pas, la punition qu'on leur réservait était terrible. On les enfermait dans une grande marmite pour les faire cuire à petit feu jusqu'à ce que le contenu de leur tête s'évapore dans les airs. Les grands Dôôômm avaient la charge de surveiller la cuisson. Et ainsi lorsqu'ils estimaient que les petits Dôôômm avaient suffisamment  mijoté, ils émettaient une sorte de cri bizarre qui sortait du fond de la gorge : Frrrrriii, Frrrrriii, Frrrrriii. Lorsque la punition était enfin levée, les petits Dôôômm ressortaient de la marmite, la tête toute vide, prêts à se soumettre au terrible système des grands Dôôômm. Un jour pourtant, un petit Dôôômm un peu plus récalcitrant que les autres resta si longtemps sous le couvercle de la grande marmite que sa tête s’envola en fumée. Alors les autres petits Dôôômm furent si consternés qu'ils eurent l'idée d'ériger, en mémoire de la tête disparue, une grande stèle de pierre qui montait très haut dans le ciel. Et bientôt, lorsque les Dôôômm inventèrent le langage, chacun put lire sur la petite plaque accolée au monument funéraire : En souvenir de Frrrrriiidôôômm. Et le temps passa. Des années et des années plus tard, les Dôôômm conservèrent à l'esprit la malheureuse histoire du petit Dôôômm qui avait frit. Mais le temps dont il faut toujours se méfier car il a la fâcheuse manie de simplifier le passé, avait effacé de nombreuses lettres sur la petite plaque de bois. Et c'est ainsi que Frrrrriiidôôômm devint au fil des années Fridõm. »

 

Je regarde Mario. Il s'est endormi. Ses petites mains s'agitent. Il rêve. Je le regarde tout attendri. J'aimerais tant faire le voyage avec lui jusqu’à Barre-au-monde. Remonter le temps pour revivre l'histoire terrifiante de cette planète pas comme les autres. Aller ensemble jusqu’à Barre-au-Monde et regarder sa chute. Pour lui montrer que rien n'a changé et que rien ne changera jamais. Que Fridõm sera toujours là quelque part en nous et que Barre-au-Monde sera toujours aussi terrible jusqu'à la fin. Je prends le petit pantin délicatement et le pose sur mon cœur. A cet endroit qui bat, à cet endroit qui fait mal. Et dans un mouvement régulier, dans un léger balancement, je le berce contre ma poitrine. Et nous partons ensemble, nous enfonçant lentement dans l'histoire de Barre-au-Monde. 

 

*

 

Nous avançons ainsi serrés l'un contre l'autre à travers la salle qui se métamorphose soudain en salle d'audience. Devant nous se dresse une immense cage. C'est le box des accusés de Barre-au-Monde qui contient toute l'humanité. Cette pitoyable humanité misérable et inconsciente.

- Regarde Mario ! je dis, regarde ! Nous sommes en train d'assister à la chute de Barre-au-Monde !

Le petit pantin se réveille. Je lui fais signe de s'asseoir et de regarder la multitude de juges assis en rond autour de l'estrade. Je m'aperçois que chacun d'eux représente une espèce qui vit sur la terre. Soudain je me sens bien seul. Comme si j’étais l’unique spectateur de ce spectacle. Une voix nous intime l'ordre de nous taire. C'est l'un des juges à tête de fourmi assis au fond. Il nous explique que la présidente du tribunal ne va plus tarder. Le représentant des équidés, assis à ses côtés, se sent obligé de nous rappeler qu'elle a été choisie pour son extraordinaire connaissance du genre humain. Je regarde Mario. Je crois qu'il est ravi d'assister à ce procès. Le plus grand procès de tous les temps, une sorte de huis-clos planétaire que j'avais déjà tant de fois imaginé. Dehors, on entend la foule scander quelques slogans hostiles. Comme je les comprends. Le ciel, les nuages et le soleil sont de la partie. Avant d'entrer dans le tribunal, j'ai vu l'arc-en-ciel qu'ils nous ont offert. Chacun y aura reconnu leur message; appel à la clémence. Nous attendons avec impatience l'ouverture du procès.

 

*

 

- Mesdames et messieurs, citoyennes et citoyens du monde, la présidente !

Je vois une espèce de corniaud déplumé passer la petite porte derrière l'estrade. C'est une chienne noire avec des tâches marrons, vêtue de son plus simple appareil.

- Merde ! Drouchka… je dis.

Sans chichi ni flonflon, elle s'assoit sur l'estrade qui lui est réservée. Devant elle, ni dossier, ni papier. Rien. Elle connaît son affaire sur le bout des pattes.

- La séance est ouverte !

Un murmure parcourt l'assemblée des juges.

- Assesseur, veuillez, je vous prie, lire à la cour les chefs d'inculpation des accusés !

Dehors, la clameur de la foule se fait plus vive. La petite voix frêle de l'assesseur, en la personne d'un lapin de garenne, est bientôt recouverte par les cris survoltés des manifestants. La présidente l'arrête d'un vif mouvement de patte.

- Qu'on les fasse entrer !

- Mais c'est impossible madame la Présidente ! La salle est trop petite !

- Qu'à cela ne tienne, abattez les murs ! Cette survivance d'une justice humaine étriquée ne doit plus être. Que la justice soit rendue à l’air libre devant la conscience universelle !

- Je m'en charge, je dis, madame la Présidente !

Je sors de ma poche un burin, une grosse masse d'au moins 20 kilos, un tractopelle, une grue en plastique et une armada de camions-bennes. Et je transforme aussitôt les murs en un tas de gravats que les tractopelles et la grue ramassent pour remplir la flotte de petits camions. En un quart d'heure le travail est achevé. Et aussitôt la horde des manifestants s'assoit en silence autour de la cour, éclairée d'un joyeux arc-en-ciel multicolore. Parmi la foule, je reconnais tous mes amis; Suzie, Marion qui a pris place à côté d'elle, Lucien, Théozène, Plumi, Léger, Lucie, Nestor et Fernand. Ils sont tous là. Aucun ne manque à l'appel.

- Que la séance reprenne !

L'assesseur fait un geste à la Présidente.

- Accusés, levez-vous !

L'humanité se lève comme un seul homme.

- Maintenant, assis ! Pas bouger, hein !

La salle se met à rire.

- Assesseur, continuez votre lecture, je vous prie !

Le petit lapin de garenne reprend ses notes et déclame sa tirade d'un ton magistral.

- Premier chef d'inculpation; homicides volontaires avec préméditation sur de nombreuses espèces vivantes.

La salle ne peut contenir un cri d'horreur.

- Salops ! A mort les salops ! Qu'on les lynche !

- Un peu de silence dans la salle, s'il vous plaît !

L'assesseur poursuit, indifférent au vacarme.

- Deuxième chef d'inculpation; prises d'otages aggravées avec détention illégale d'espèces vivantes soumises à des conditions d'esclavage.

- Soyez plus précis, monsieur l'assesseur, donnez-nous un exemple !

La salle se met à crier.

- Un exemple ! Un exemple ! Un exemple !

Le lapin de garenne fouille dans ses notes.

- Euh… l'élevage de foie de canard… euh l'élevage de bifteck de bœuf, euh… l'élevage de manteaux de renard, de manteaux de vison, de …

- Ça ira, continuez, je vous prie !

- Troisième chef d'inculpation; abus de biens sociaux collectifs et dégradation avec violence du patrimoine commun.

La salle se met à crier.

- Un exemple ! Un exemple ! Un exemple !

Le lapin de garenne refouille dans ses notes.

- Voilà ! Voilà ! Ça vient ! Pillage des forêts, pollution des mers et des océans, appropriation des richesses terrestres et marines, bétonisation des surfaces du globe, expropriation abusive sans indemnisation… je continue…

- Non, ça ira, monsieur l'assesseur, poursuivez les chefs d’inculpation, je vous prie !

- Quatrième chef d'inculpation; comportements étriqués, stupides, myopes, ambitieux, autocentrés, prétentieux, hypocrites et irresponsables ainsi qu’ostracisme caractérisé à l’égard des minorités et des différences.

La salle se remet à crier.

- Un exemple ! Un exemple ! Un exemple !

Le lapin de garenne rerefouille dans ses notes.

- Euh… méchanceté, cruauté gratuite, mesquinerie, égoïsme, idiotie, mise à l’écart des individus en marge de la norme, exclusion des anormaux, rejet de tous ceux qui se sont barrés du monde …

La Présidente intervient.

- J'appelle à la barre notre expert psychiatre.

Un manchot, nœud papillon et queue de pie noirs, prend la parole.

- Madame la Présidente, Mesdames et messieurs les juges, citoyennes et citoyens du monde…

La Présidente l'interrompt.

- Docteur, pouvez-vous nous dire si les accusés ici présents présentent une quelconque insuffisance intellectuelle ? Et si oui, cela relève-t-il d'un cas d'irresponsabilité majeure ?

L'expert psychiatre a l'air embarrassé. Il gratte le haut de son crâne dégarni avec un air qui en dit long sur sa circonspection et sa gêne.

- Madame la Présidente, Mesdames et messieurs les juges, citoyennes et citoyens du monde… cette affaire, celle qui nous intéresse en premier chef ici, est une affaire d'une complexité ardue. En effet, l'étude approfondie de la calotte glacière, extraite par décision judiciaire dans la présente affaire, nous incite à penser à la complexité extrêmement complexe de ce cas qui nous est présenté.

- Docteur, je vous remercie. Vous nous donnerez davantage de détails lors de votre prochaine intervention.

Le manchot regagne sa place dans l'assistance. La Présidente se tourne vers le lapin de garenne.

- Monsieur l'assesseur, avez-vous terminé ?

Ce dernier lui fait un signe de tête approbateur.

- Dans ce cas, mesdames et messieurs, citoyennes et citoyens du monde nous allons juger les accusés, appelés communément l'humanité ou plus familièrement la bande des deux pattes, pour le motif grave suivant; crimes aggravés contre le monde. Mesdames et messieurs, je vous propose de lever la séance et de la reprendre dans quelques instants afin de nous accorder à tous une pause méritée. La séance est levée !

 

*

 

Le corniaud déplumé se lève, aussitôt suivie par l'assemblée de juges et ils disparaissent. La foule se lève à son tour. Tout le monde a l'air de bonne humeur. Je jubile. Depuis le temps que j'attendais ça. J'arrive pas à y croire. On attend quelques minutes puis tout le monde reprend sa place. La présidente frappe sur la table avec son marteau.

- La séance est ouverte ! Monsieur l'assesseur, je vous prie !

Le lapin de garenne relit ses notes puis dit d'une voix claire et nette :

- J'appelle à la barre le premier témoin en la personne de Monsieur Padoc Psyrage !

Je dépose Mario et me lève un peu surpris. J'ai un trac terrible. Mon cœur bat à tout rompre. Je m'avance à la barre.

- Monsieur Padoc Psirage, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : je le jure!

- Madame la Présidente, je m'étonne d'être appelé comme témoin, il doit y avoir une erreur !

Le corniaud regarde le lapin de garenne qui regarde ses notes.

- En effet, il y a erreur madame la Présidente, ce personnage fait partie des accusés !

- Monsieur Psirage, je vous prierais donc de rejoindre l'humanité dans son box !

Je proteste.

- Mais je suis innocent, Madame la présidente ! Je ne suis qu’un personnage de scène ! Qu’une petite marionnette entre les mains de mon créateur, Madame la Présidente !

- Votre créateur, monsieur Psirage ?

- Oui, madame la présidente ! Mon créateur ! Il  s’appelle Docspi !

- Docspi, dites-vous ?

- Oui, Madame la présidente !

- Gardes ! Veuillez m’amener le dénommé Docspi !

Deux énormes morses à la mine patibulaire et aux impressionnantes défenses m’ordonnent de me lever.

- Voilà le dénommé Docspi, Madame la présidente !

Je me lève et m’avance à la barre.

- Monsieur Docspi, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : je le jure !

Je lève la main droite.

- Je jure de dire toute la vérité, Madame la présidente !

- Monsieur Docpsi, dites-nous ce que cache cette mascarade ?

- Cette mascarade, madame la présidente ?

- Oui, monsieur Docpsi ! Expliquez-nous la raison pour laquelle vous alliez laisser accuser monsieur Padoc Psyrage à votre place ?

- Eh bien… c’est à dire… que…. comment vous dire, Madame la présidente…

- Nous vous écoutons, monsieur Docspi !

- Eh bien…, je dis, c’est la faute de mon créateur, madame la présidente ! Dans cette histoire, moi, je ne suis qu’une pauvre petite marionnette entre les mains de mon créateur ! Je suis innocent ! Je vous assure, madame la présidente ! En laissant accuser Padoc Psirage, je n’ai voulu qu’échapper au misérable destin que mon créateur me réservait ! Tout est l’œuvre de mon créateur, Madame la présidente !

- Votre créateur, monsieur Docpsi ?

- Oui, madame la présidente ! Mon créateur ! Il s’appelle Virage ! Pascal Virage !

- Pascal Virage, dites-vous ?

- Oui, Madame la présidente !

- Gardes ! Faîtes entrer le dénommé Pascal Virage !

Deux énormes morses à la mine patibulaire et aux impressionnantes défenses m’ordonnent de me lever.

- Voilà le dénommé Pascal Virage, Madame la présidente !

JE me lève et m’avance à la barre.

- Monsieur Virage, jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : je le jure !

JE lève la main droite.

- Je jure de dire toute la vérité, Madame la présidente !

- Monsieur Virage, êtes-vous le véritable instigateur de cette histoire ?

- De cette histoire, madame la présidente ?

- Oui, monsieur Virage !

- J’ai bien peur que non, madame la presidente !

- Dites-nous alors pour quelle raison vous alliez laisser accuser monsieur Docpsi à votre place ?

- Eh bien… c’est à dire… que…. comment vous dire, Madame la présidente…

- Nous vous écoutons, monsieur Virage !

- Eh bien… c’est la faute de mon destin, madame la présidente ! Dans cette histoire, moi, je ne suis qu’une pauvre petite marionnette entre les mains de mon destin ! Je suis innocent ! Je vous assure, madame la présidente ! En laissant accuser Docspi, je n’ai voulu qu’échapper a mon miserable destin ! Tout est l’œuvre de mon destin, Madame la présidente !

 - De votre destin, monsieur Virage ?

- Oui, madame la présidente !

- De votre destin, monsieur Virage ? De qui vous moquez-vous ?

JE déglutis.

- J'ai sous les yeux, monsieur Virage, une copie de votre manuscrit inachevé.

JE la regarde sans comprendre.

- Mon manuscrit inacheve, madame la présidente ?

- Oui, nous avons découvert, après perquisition dans votre chambre située dans le foyer où vous demeurez au 22 rue du destin, un ensemble de feuillets… comment dirais-je… compromettants, environ deux cent pages d’une histoire encore inachevée, accusant votre destin et l’humanité de divers griefs à votre égard.

- Oui, il doit s'agir de mon manuscrit inacheve, Docpsi ou les maux du destin, Madame la Présidente !

- Dans ces pages, vos accusations sont accablantes Monsieur Virage !

J’émets un petit sourire gêné.

- Permettez-moi d’en lire un bref passage, monsieur Virage qui croyez-le, éclairera grandement le jury sur votre manque de fatalisme et votre criante inhumanité !

- Je vous cite, monsieur Virage : « Je suis fatigué. Fatigué de tout, de ma journée, de ma vie, des gens qu'il faut supporter. J'en veux à la terre entière. J'en veux à Dieu, au destin, aux hommes, à ce monde qui m’oblige à marcher l'échine courbée. Je voudrais être seul. Je voudrais que le temps s'arrête. »

- Mais Je ne suis pas l’auteur de ces phrases, madame la présidente ! Ces propos ont ete tenu par Docpsi, mon personnage ! en conséquence, lui seul en est responsable, madame la presidente !

- Lâche ! Salop ! je crie, ne l’écoutez pas, madame la présidente ! Je suis innocent ! C’est lui qui m’a fait dire des horreurs pareilles ! Je ne pensais pas un seul mot de ce que je disais, Madame la présidente !

- Taisez-vous, monsieur Docpsi, et allez rejoindre votre auteur à la barre, s’il vous plaît !

Je me lève et m’avance à la barre.

- De qui vous moquez-vous exactement, monsieur Docpsi ? A qui voulez-vous faire croire que vous ne partagez pas les vues de votre auteur ?

Je déglutis.

- J'ai sous les yeux, monsieur Docpsi, une copie du contrat que vous avez passé avec le sus nommé Pascal Virage, votre auteur supposé.

Je la regarde sans comprendre.

- Un contrat, Madame la présidente ?

- Oui, monsieur Docspi ! Nous l’avons découvert après perquisition dans le manuscrit inachevé de monsieur Virage, qui je vous le rappelle habite une chambre du foyer situé au 22 rue du destin… Et les clauses de ce contrat prouvent sans l’ombre d’un doute, monsieur Docspi, vos propres griefs à l’égard du destin et de l’humanité ! Permettez-moi d’en lire un bref passage, monsieur Docpsi, qui croyez-le, éclairera grandement le jury sur votre manque de fatalisme et votre criante inhumanité !

- Je vous cite, monsieur Docpsi : «Les objectifs du dénommé Docspi seront de… se débarrasser le plus vite possible de l’emprise de son auteur qui lui colle à la peau… pour devenir autonome et indépendant, de se débarrasser également de cette ribambelle de personnages tordus qui embrouillent sa vie… de devenir riche, reconnu et adulé comme un Dieu». Reconnaissez-vous les faits, monsieur Docspi ?

Je regarde Pascal sans savoir quoi dire. IL me regarde à son tour, et nous nous levons ensemble, comme un seul homme.

- OuI, mAdAmE lA pRéSiDeNtE ! c’EsT vRaI ! lE dEsTiN n’EsT qU’uNe ChIuRe De MoUcHe Et L’hUmAnItE n’EsT qU’uN tAs De BœUfS iNdEcRoTtAbLeS ! c’EsT à CaUsE d’EuX qUe NoTrE hIsToIrE eSt Si AfFlIgEaNtE ! oN nE pEuT pLuS lEs SuPpOrTeR, mAdAmE lA pRéSiDeNtE !

Nos propos provoquent aussitôt un tollé dans l'assemblée. Les mouches et les bœufs se mettent à nous injurier.

- Silence ou je fais évacuer la salle !

Les représentants des mouches et des bœufs bondissent de leur siège.

- Objection, madame la Présidente ! Il y a propos injurieux et vexatoires, nous portons plainte contre les accusés, madame la Présidente !

Le corniaud consulte les autres membres de l'assemblée.

- Objection retenue !

Nous essayons de nous défendre.

- eUh… NoUs NoUs ExCuSoNs, MaDaMe La PrEsIdEnTe !  OuI, nOuS nOuS ExCuSoNs PoUr L’hUmAnItE, pOuR lEs MoUcHeS eT pOuR lEs BœUfS ! nOs PrOpOs OnT VrAiMeNt dEpAsSé NoS pEnSéEs ! QuAnT aU MaNuScRiT eT aU CoNtRaT, nOuS TeNoNs A vOuS iNfOrMeR, mAdAmE lA pRéSiDeNtE qUe PeRsOnNe N'a EnCoRe Lu CeS fEuIlLeTs !  Et S’iL aRrIvAiT pAr HaSaRd Qu’Un LeCtEuR s’EgArE dAnS cEtTe hIsToIrE, iL eSt PeU PrObAbLe, MaDaMe lA PrEsIdEnTe, Qu’Il SoIt AsSeZ fOu PoUr aCcEpTeReR De La lIrE jUsQqU’aU bOuT d’AuTaNt pLuS, QuE cEtTe HiStoiRe, NoUs nOuS pErMeTtOnS dE vOuS lE rApPeLeR, mAdAmE lA pRéSiDeNtE, ReStE à L’hEuRe Qu’Il EsT, eNcOrE iNaChEvEe ! 

- Objection irrecevable ! Ce qui est écrit est écrit, messieurs!

L'assemblée devient soudain hostile.

- Faux-cul ! Traîtres à leurs destins ! Bandes de marionnettes ! Lynchez-les !

Les mouches et les bœufs se mettent à nous lancer des tas de chiures et des bouses que nous recevons en pleine tête.

- Silence ou je fais évacuer la salle !

La vindicte populaire se calme aussitôt.

- Messieurs Docpsi et Virage, que reprochez-vous exactement à votre destin et à l'humanité ? Racontez-nous les déboires qu'ils sembleraient vous avoir fait subir !

Nous nous essuyons le visage qui dégouline d'excréments puis nous racontons notre histoire. Toute la salle nous écoute avec attention. Quand nous en avons fini, nous disons :

- vOiLà, MaDaMe La PrEsIdEnTe, C'eSt SiMpLe. NoUs Ne SoMmEs QuE lEs InStrUmEnTs Du DeStIn QuI a FaIt De NoUs DeS mArIoNnEtTeS uN pEu FoLlEs, ObLiGéEs De SuBiR nOtRe InHuMaNiTé Et CeLlE dU mOnDe SaNs PoUvOiR y EcHaPpEr.

- Vous n'aimez donc ni votre destin ni l'humanité, n’est-ce pas Messieurs ?

Nous hésitons un instant :

- NoN, mAdAmE lA prEsIdEnTe, NoUs N’aImOnS nI nOtRe DeStIn Ni L'hUmAnItE !

- Nous avons bien compris vos doléances, messieurs ! Mais vous n’êtes pas sans ignorer que nul ne peut échapper à son destin ni même à celui qu’il a l’illusion d’écrire ! Aussi, vous, monsieur Pascal Virage ici présent, le tribunal réuni en la circonstance vous accuse d’avoir abandonné votre destin aux mains de monsieur Docpsi ! Quant à vous monsieur Docpsi, ici présent, le tribunal réuni en la circonstance, vous accuse d’avoir refusé le destin que monsieur Virage vous a donné dans cette histoire !

Nous acquiesçons timidement…. et baissons la tête tout penaud.

- eUh… C’eSt A dIrE qUe… EnFiN… qUeL mAl Y a T-iL, mAdAmE lA pRéSiDeNtE, à VoUlOiR éChApPeR à SoN dEsTiN ?

- Quel mal, messieurs ? N’avez-vous jamais songé au mal causé par cette double échappatoire ?

- Non, jamais, madame la présidente !

- Si, je dis, moi, je sais Madame la présidente ! Je me sens bien coup… euh…

Mais elle me cloue le bec sans me laisser le temps d’achever ma plaidoirie.

 - Un peu de silence, messieurs ! Puisque vous semblez l’ignorer, le tribunal va vous éclairer sur le mal causé par ce genre d’agissement ! Ainsi en refusant votre destin, messieurs, vous n’avez fait qu’accroître votre inhumanité et celle du monde ! En agissant si égoïstement, vous avez lâchement abandonné à leur propre destin tous les êtres dont le destin dépendait du votre. Avez-vous songé ne serait-ce un seul instant, messieurs, au destin de tous ces êtres que vous avez lâchement abandonnés à leur destin ? 

- Mais, madame la présidente, je dis, c’est LUI qui m’a donné ce destin à vivre. Moi, je n’en voulais pas ! Je me serais bien contenté du mien ! Et aujourd’hui, le remords m’accable, Madame la présidente !

- Menteur ! Lâcheur ! T’es qu’un Salop, Docpsi !

- Un peu de calme, messieurs ! Revenez à la raison, je vous prie ! Vous êtes tous deux responsables, accusés de trahison à votre destin et d’abandon à leur destin de tous les êtres dont le destin dépendait du votre ! Messieurs, en conséquence, le tribunal réuni en la circonstance aura pour charge principale de juger la nécessité de vous remettre dans le juste destin qui est le vôtre ! 

 

Je proteste.

- Mais je suis innocent, madame la présidente !

- Moi aussi, Madame la présidente !

- Inutiles de protester, messieurs ! Vous êtes, comme tous ici-bas, des innocents contraints de subir l’inhumanité de votre destin et des coupables qui en alimentent les rouages en voulant y échapper de la plus odieuse façon qui soit !

Nous la regardons interloqués.

- Aussi, messieurs, au regard de votre appartenance ou de votre proximité d’avec l’espèce humaine, le tribunal aura la charge de juger votre culpabilité dans l’affaire de l’humanité dite la bande des deux pattes. Voici les chefs d’inculpation retenus contre vous ! Comme le reste de l’humanité, vous êtes inculpés d’homicides volontaires avec préméditation sur les nombreuses espèces vivantes, de prises d'otages aggravées avec détention illégale d'espèces vivantes soumises à des conditions d'esclavage, d’abus de biens sociaux collectifs et de dégradation avec violence du patrimoine commun, et de comportements étriqués, stupides, myopes, ambitieux, autocentrés, prétentieux, hypocrites et irresponsables ainsi que d’ostracisme caractérisé à l’égard des minorités et des différences. Et au regard de cette histoire, le tribunal aura en outre la charge de juger votre culpabilité dans l’affaire dite du manuscrit inachevé, Docpsi ou les maux du destin. Voici les chefs d’inculpation supplémentaires retenus contre vous ! Vous êtes inculpés de cruelle trahison à votre destin aggravée d’abandon des êtres à leur propre destin, de non-assistance à monde en danger ainsi que de pitoyable littérature truffée d’absurdités, de bêtises, d’égoïsme et de médiocrité caractérisés  ? 

 

La Présidente tape sur la table avec son marteau.

- En conséquence, la cour vous déclare…

La salle retient son souffle. Et elle continue de taper, de taper, de taper. Je sens nos pieds s'enfoncer dans le sol. Elle cogne de plus en plus fort. J'ai la tête qui va exploser. Puis je me sens happé dans le gouffre qui s'ouvre sous mes pieds. Le monde disparaît, JE vacille. Et la sentence tombe comme un couperet.

- … coupables ! Condamnés au délire et à la folie à perpétuité !

 

*

 

Quand je reprends mes esprits, il y a des flammes devant moi. Un tas de feuilles est en train de brûler. J'ignore pourquoi mais j'ai un briquet à la main. Je vois la grande blondasse d’infirmière qui entre dans ma chambre en criant : au feu ! au feu ! Le reste du personnel accourt aussitôt armé d’extincteurs. Ils ramassent les feuilles à moitié cramées. Je suis assis à mon bureau, les yeux hagards. Ils m’arrachent le briquet des mains. Et je me mets à pleurer. Ils me disent qu’ils vont m’enfermer. Qu’il n’y a pas d’autres solutions. Je sais que c’est faux. Je sais qu’ils mentent. Je les entends fermer la porte à double tour. Je regarde par la fenêtre, puis je relis ces quelques pages sauvées des flammes.

 

Ça commence ainsi. Rien ne sera jamais… jamais plus comme avant…

 

14 novembre 2017

Carnet n°3 Une traversée du monde

Journal / 1999 / La quête de sens

Une traversée du monde est le récit d’un homme qui explore le monde à la recherche du sens de l’existence. Carnet d’humeurs, aphorismes du quotidien, instants vécus, interrogations dubitatives, ce journal de bord retrace l’itinéraire intérieur de cette traversée. Au fil des pages se dessineront les grandes étapes de cette quête, de ce grand voyage vers soi-même.

 

 

Avertissement au lecteur

Ecrire ne m’a jamais intéressé. Inventer, bâtir des histoires, n’a jamais eu grand intérêt à mes yeux. Devant la page blanche, mon seul souci est de témoigner. Témoigner de mon voyage à travers cette existence. Témoigner du sinueux chemin qu’il nous faut emprunter, nous autres, quêteurs de sens.

 

A travers ces pages, mon souci n’est pas d’indiquer aux hommes le chemin de mes pâles découvertes. Car il appartient à chacun de trouver ses propres vérités et à chacun de bâtir son propre chemin. Ces pages n’ont d’autre dessein que d’apporter une aide, un vague réconfort au lecteur en quête du sens de sa propre existence, à tous ces hommes un peu perdus à la recherche d’eux-mêmes. Ma prétention s’arrête ici. Ce livre ne s’adresse qu’aux rares lecteurs - chercheurs existentiels - pour leur dire que d’autres aussi marchent (ont marché et marcheront encore) à la recherche d’eux-mêmes, cheminant avec la même peine, menant avec obstination cette même quête par-delà les contrées absurdes et inhospitalières traversées. J’écris pour leur dire de ne jamais désespérer d’être sans réponse et sans vérité et qu’il n’est pas vain de continuer à chercher jusqu’à l’obsession un peu folle, la signification, le sens de sa présence ici-bas.

 

 

PREMIERE PARTIE

Attentes transitoires ou les introspections extérieures

A l’origine, il y a l’ennui. Toujours il y a l’ennui. L’ennui et le dégoût. Le dégoût de soi et celui du monde que l’on contemple à travers le miroir de l’âme et des hommes. Le regard acerbe et la plume acérée n’épargnent personne. On fustige l’horreur, on blâme la médiocrité, ces reflets si perceptibles de nous-mêmes. Mais il ne faut pas s’y tromper, il n’y a que notre propre faiblesse que l’on voudrait voir anéantie. Ainsi, de railleries en récriminations, l’ennui se propage – en mal insidieux qui se nourrit de lui-même. Le spectateur du monde s’en délecte jusqu’à plus soif. Quant à l’observateur autocritique, il ne parvient guère, lui, à s’en repaître indéfiniment. Il finit par se lasser. Sa vision sardonique du monde l’interpelle, ou plus exactement réussit à l’interpeller. Il ne peut se résoudre à sombrer totalement dans ce qu’il hait et récuse. Il aspire à la différence, à être différent de ce monde qu’il ne peut souffrir. Alors arrive l’attente. L’attente de tout, l’attente de rien. D’une clameur à l’horizon. Presque imperceptible. D’un bruissement léger du vent dans la frêle ramure de la vie. L’attente d’une métamorphose invisible qui amorce soudain l’idée du voyage. Le cœur part alors en quête. Il s’obstine à imaginer quelques destinations promises, une terre inexplorée, un paradis depuis longtemps rêvé. L’esprit les considère, les juge, les jauge et finalement se laisse mener vers un espace dicté par une intuition inconsciente. Ensuite viennent les longs préparatifs ; fastidieux et euphoriques, pleins d’angoisse et de bonheur. Puis l’impatience détrône l’ennui. L’attente se fait alors plus prégnante, plus trépignante. La traversée du monde est là, imminente, à portée de main.

           

 

Ennui

Un après-midi pluvieux. Inerte. Figé dans l’immobilité du jour. Je suis là, silencieux. Sans haine. Sans joie. Simplement là et sans désir. Je ne fais rien. Je n’ai envie de rien. Pas même l’envie de ne rien faire. Je regarde l’ennui qui s’est approché. Il est entré d’un pas lent, paisiblement. Il est venu s’asseoir sans bruit, à mes côtés. Et il est resté là. Maintenant je l’observe, les yeux hagards. Je le vois. Je sais qu’il me parle. Je le sens s’immiscer en moi. Je devine ce qu’il veut ; encombrer mon âme qui rechigne à se suffire d’elle-même. Que puis-je faire ? Que dois-je faire ? Que faire lorsqu’on est soumis ainsi à la désespérance d’attendre ? Rien… seulement regarder la vie comme une offrande de chaque instant. Et peut-être aussi  l’écrire… pour mieux s’en persuader.

 

Même dans l’ennui, il ne faut jamais désespérer de retrouver l’encre noire tarie. Les mots finissent toujours par revenir. Mais ils sortent fragiles, après ce désert de silence. Apeurés d’être livrés à la sauvagerie de la feuille blanche, ils s’écoulent avec lenteur, encore trop effrayés de retrouver la cruauté du monde.

 

Au plus profond de l’ennui, je sais désormais que je ne serai plus jamais seul. Les mots m’accompagneront comme des amis muets, heureux de m’écouter. Ils seront toujours là, prêts à me réconforter et à me distraire. Et toujours il y aura à dire parce que je suis bavard des mots que je m’écris à moi-même. Aujourd’hui, l’écriture me console du fardeau des jours, avec ce rêve dérisoire de colorier d’un peu d’encre la pâleur de l’ordinaire, malgré la peur secrète d’échouer devant la platitude de l’habituel que mes mots sont impuissants à égayer.

 

 

Vie propre

Hier, nouvelle journée. L’ordinaire quotidien. La femme de ménage – comme de coutume – m’a rendu visite. Presque chaque jour, elle vient se réfugier quelques minutes dans mon bureau, qui jouxte le local des employés du nettoyage. D’ordinaire, nous échangeons des propos anodins ; le temps qu’il fait, son programme du vendredi soir. Des conversations qui donnent l’illusion d’appartenir au monde, avec le travail de la semaine et les sorties du week-end. Des paroles que l’on prononce lorsque l’on ne sait pas quoi dire, comme si on avait peur du silence. Derrière cet air badin, je sens l’intérêt qu’elle semble me porter. Ce ton faussement frivole, un peu canaille, trahit son attente inassouvie d’amour, et ses visites sont autant d’appels amoureux, vaguement allusifs. Sa démarche gauche, sa silhouette dégingandée lui donnent un air d’amoureuse dramatique, en quête éternelle, impossible à atteindre. Habituellement, je feins de l’écouter, légèrement distant, faussement aimable. Hier pourtant, elle est parvenue à m’émouvoir. Elle m’a racontée son existence. Une vie simple, tournée pleinement vers le quotidien, le travail, l’aménagement de son intérieur, les courses à faire. Durant près d’une heure, elle s’est livrée ; ses difficultés d’adolescente après l’éloignement du foyer familial, la période de chômage, les années noires, le rejet des autres. Puis très vite, le travail à mi-temps, les fins de mois impossibles à boucler, le Secours Populaire pour se nourrir, les sacrifices pour obtenir son petit logement. La longue étape vers le confort et la normalité, vers sa vie actuelle ; avoir son « chez soi », partir au travail, rentrer à la maison le soir, les petits bonheurs d’une femme seule, les articles de maquillage et les bijoux que l’on s’offre. Mais toujours cette solitude pesante qui accompagne depuis si longtemps chaque jour de sa vie. Aujourd’hui, elle est satisfaite de ce chemin parcouru, mais souffre de ce bonheur non partagé. L’indifférence des autres, ce manque de reconnaissance sur fond de solitude. Non, elle ne se plaint pas, elle a un travail, un logement, alors elle s’y accroche. C’est tellement dur à notre époque, elle vous dit. Elle sait, elle a connu le chemin pénible et douloureux, les difficultés passées, celles d’aujourd’hui et la misère de vivre qui n’épargne pas de se lever chaque matin. Hier je l’ai écoutée. Réellement, sans distance. Et je ne saurais dire pourquoi j’ai été si touché par ses paroles, moi qui fuis cette course absurde et résignée vers la normalité. Mais je sais aussi la fascination qu’exercent sur moi ces gens à la vie étroite, simple et austère, à l’existence sans superflu ni fantaisie, aux imprévus calculés, parsemée de bonheurs ordinaires et modestes. Toujours j’ai éprouvé cette admiration un peu envieuse pour ces gens à l’âme simple et à l’existence monotone, qui trouvent chaque jour le courage de refaire les mêmes choses, et qui reproduisent inlassablement les mêmes gestes consciencieusement, méticuleusement, dans la quiétude tranquille de l’amour des choses bien faites et ce rien de maniaquerie que nécessite ce sens de la routine. Une vie régulière, toujours réglée à la même cadence comme le rythme régulier d’un métronome. Quant à moi, jamais je n’ai pu me résigner à suivre ce rythme trop routinier. La fébrilité de ma quête, cette recherche continuelle de l’exaltation m’a toujours privé de cette douce tranquillité. Alors, comme pour contenter une parcelle de mon âme qui s’acharne à me réclamer cette constance lénifiante, il m’arrive de succomber quelques heures durant aux délices tranquilles de l’ordre et de la propreté. Je sombre alors dans les tâches domestiques et les travaux ménagers avec un acharnement sans défaillance, me livrant sans mesure au nettoyage systématique de tout ce qui me paraît suspect, nuisible à ma rectitude inhabituelle. Et lavant les sols et dépoussiérant les meubles, je purifie mon âme en me débarrassant des impuretés de mon existence. Mais dans ces instants de frénésie ménagère, l’ardeur à la tâche me condamne éternellement à la frustration dévastatrice de l’insatisfaction, celle de me percevoir comme un être habituellement négligent, peu soucieux de ces pratiques fastidieuses, hanté par son désir soudain et velléitaire de rangement qu’il sait d’avance condamné. Tout sentiment de sérénité et de joie me sont alors arrachés, comme si cette déraison furieuse me jetait avec une trop grande violence vers cette remise en ordre intérieure en me rendant incapable d’en apprécier la quiétude, comme si je me retrouvais paralysé, comme cloué au tapis avant même que ne ressurgisse mon naturel brouillon et désordonné qui, je le crains, n’aura de cesse de me laisser aux portes de cette tranquillité routinière. 

 

 

Ridicule spectacle

Une pause avec quelques personnes du service où l’on m’a affecté pour une mission spéciale de quelques jours. Aujourd’hui – mon dernier jour parmi eux – je les accompagne. Chacun prend un siège et s’installe autour de la table. On prépare le café, sort quelques biscuits et les conversations s’engagent ; le menu du déjeuner, les courses et la préparation des menus de la semaine, les dimanches en famille et les sorties dans les parcs d’attraction. Chacun alimente la discussion, évoquant ses souvenirs, donnant son avis, interrompant les autres. Les histoires personnelles se suivent dans une ronde ininterrompue de monologues entrecoupés. Tous semblent se repaître de ce tour de table informel, pas le moins du monde empêtrés dans cette caricature de la communication humaine, ni même interloqués par ce simulacre de vie sociale. Chacun semble même y trouver plaisir, dévoilant l’originalité de son quotidien ou arborant avec fierté les merveilles de son ordinaire. Parmi ces joyeux drilles en quête de bavardages – aussi stériles qu’incessants – je me sens bien ridicule, moi qui n’ai aucune histoire à conter. Pas un seul mot. Discret comme un spectateur au théâtre qui ose à peine s’éclaircir la gorge. En les écoutant, j’ai le sentiment d’appartenir à un monde lointain. Pas si différent pourtant sauf … peut-être pour l’essentiel... Quant au reste, il nous rapproche ; la pente de la facilité, l’étroite médiocrité, l’ordinaire de la routine. Mais jamais je n’ai pu me livrer à ces farces sérieuses où chacun espère faire impression par son jeu, son costume ou ses répliques. Cet autre en moi toujours me l’a interdit m’imposant de contempler le ridicule du monde auquel nul ne peut échapper ; que nous nous agitions ou que nous soyons spectateur, le ridicule est toujours là, fidèle à nos vies.

 

 

Jour de pluie

Le vent s’engouffre par la fenêtre entrouverte. Dehors, le mauvais temps rugit, abattant sa colère sur les hommes. Je contemple le ciel sombre qui précipite les nuages vers l’horizon. Ils passent devant la fenêtre en un éclair et disparaissent aussitôt derrière le mur du ciel. Balancés par la furie du déluge, les arbres se penchent dangereusement. 

 

J’aime ce temps. Lourd, triste, impétueux et gonflé d’orgueil qui s’abandonne à son inquiétude et à son mécontentement comme s’il faisait écho à ma propre colère. Il sait que son humeur fâcheuse nous déçoit et nous malmène, mais il ne s’en soucie guère et préfère être l’esclave de ses seules mouvances intérieures. 

 

Depuis vingt jours, il pleut. Une pluie bienfaitrice qui redonne à la terre son pur visage. Une colère du ciel qui cache le vide effrayant du monde. Les hommes se cachent, terrés chez eux à se lamenter de cette pluie ininterrompue. Je les vois cachés derrière leurs murs, à l’abri du ciel ombrageux, trompant leur ennui devant les éclairs bleutés de leur téléviseur. Je les imagine protégés derrière leurs rideaux à maugréer devant l’impossibilité de sortir, contraints de reporter leur escapades de chalands assoiffés, obligés de différer leur promenade désœuvrée dans les rues marchandes du centre-ville. Décidément je ne comprendrais jamais ce besoin insatiable des hommes à la consommation, ce besoin compulsif d’amasser le monde pour le faire entrer chez soi, ce besoin quasi vital de se gaver du bonheur de posséder, comme si tous se laissaient mener par l’insidieuse mélodie de l’accumulation, bercés jusqu’au tournis par la valse insatiable de cette étrange sensation de plénitude éphémère et inconsistante.

 

Vingt jours de pluie qui ont débarrassé les rues de l’impureté des foules et de leurs courses stériles, et autant de jours où je me suis purifié de la saleté du monde. Vingt jours de désert abandonnés par les foudres de la consommation aux rares amoureux de la pluie. Depuis vingt jours, ce temps sombre a éclairé mes promenades, et les a illuminées de tranquillité et de joie. Chaque jour, je pus ainsi m’emplir de solitude sur les chemins déserts de la ville et récolter cette pluie de printemps comme de l’or tombé du ciel. Vingt jours pendant lesquels je pus goûter sa fraîcheur qui me caressait le visage et venait enrichir ma joie, en déambulant sur les voies tranquilles, l’âme heureuse dans cette tourmente des paysages, l’esprit avide d’orage et de solitude, et le cœur riche de me retrouver enfin seul au milieu du monde. Heureux dans cette solitude retrouvée.

           

 

Tranquillité perturbée

Mis à la porte par l’arrivée impromptue d’une amie de S., j’ai marché un moment dans la ville, encore indécis sur l’orientation que j’allais donner à cette fin d’après-midi. Arrivé près du centre-ville, je suis entré dans une librairie. J’y ai recueilli quelques noms d’éditeurs, notés sans grand enthousiasme sur un coin de mon carnet. Ces derniers temps, j’ai vaguement en tête l’idée de faire publier le mince manuscrit dont je viens d’achever l’écriture. Mais avec cette idée prétentieuse, je ne sais trop comment m’y prendre. Alors je furète, l’air de rien, glanant ici et là quelques adresses. Hier, je me suis même résolu à feuilleter un livre sur le sujet. J’y ai appris deux ou trois astuces – en vérité sans grande importance – que l’auteur daigne nous livrer du haut de ses trente ouvrages précédents. En vérité, ce livre n’est qu’une détestable leçon de vanité, qu’un affreux cours magistral destiné à de pauvres radoteurs de lignes déjà mille fois écrites (et donc peut-être mille fois publiées), à de pauvres plumitifs arrogants qui n’ont d’autres ambitions que de pousser les lourdes et nobles portes du cercle (non moins noble) des écrivains auxquels – bien entendu – l’auteur de cet odieux guide se targue d’appartenir. Quant à moi, à bien y réfléchir, je crois que plus le temps passe, plus je traîne les pieds derrière cette envie, comme s’il m’était impossible de réduire ces quelques feuillets lourds d’intimité et d’heures laborieuses à un vague produit commercial ! Non ! Derrière cette volonté, je décèle plutôt l’envie de tester la « valeur » de mon écriture (comment sera-t-elle accueillie ?). Oh ! Et puis après tout que m’importe ! J’enverrai simplement ces quelques feuilles et attendrai la réponse sans illusion, simplement ravi d’avoir poussé les portes de ce cercle étroit, et heureux d’avoir franchi l’espace d’une seconde le seuil de ce monde inaccessible.

 

Après avoir grappillé ces quelques informations, je me suis dirigé vers les livres de poche et suis sorti avec La place d’Annie Ernaux. J’ai quitté le flot des chalands pour les berges du fleuve et y ai investi un banc. Après quelques pages hâtivement parcourues (l’endroit semblait peu propice à la lecture), j’ai refermé le livre pour regarder autour de moi. Et là, à quelques mètres à peine, se tenaient trois pêcheurs, le regard fixe et absent, tenant leur ligne d’une main molle. Soudain, l’un d’eux a poussé un cri, un cri de joie et d’exaltation. Je crus comprendre qu’il venait de ferrer un poisson. Effectivement, il l’arborait glorieusement au bout de sa canne en le balançant fièrement à la vue des deux autres, indifférents. On aurait dit un enfant un peu stupide et arrogant, heureux de montrer à ses camarades son exploit insignifiant. Mon attention s’est alors détournée des pêcheurs lorsqu’une vieille femme s’est avancée vers moi. Nous nous croisons presque chaque jour sur les berges du fleuve en promenant notre chien. Elle est seule aujourd’hui. Son chien serait-il mort ? Peut-être… il semblait âgé. Lorsqu’elle passe devant moi, elle poursuit sa marche sans me saluer, le regard froid et dur, la démarche sévère. Et je la vois s’éloigner, la tristesse à l’intérieur.

 

Plus loin, quelques badauds se promènent. Des hommes seuls qui s’ennuient. Ils s’arrêtent parfois près des pêcheurs, sans oser leur parler, en restant à distance, comme retranchés dans leur solitude. Mais on perçoit pourtant leurs yeux scruter le regard des autres promeneurs, à la recherche d’un sourire, d’une chaleur, d’un maigre échange. Lorsque apparaît soudain un cortège bruyant de voitures, parées de fleurs et de mousseline rose et blanche, badauds et pêcheurs tournent la tête, laissant quelques instants leur activité tranquille. Tous regardent – avec envie – cette parade promise au bonheur, comme si celui-ci leur semblait trop lointain ou trop inaccessible. Et lorsque le défilé tapageur s’éloigne, je me lève et reprends le chemin du retour, satisfait d’avoir assisté à ces pauvres spectacles du monde, désireux d’en noircir quelques lignes de mon carnet et plein d’espoir de retrouver l’appartement vide de l’inopportune.

 

 

Sans issue

Conversations entendues cet après-midi au café, à la table voisine où étaient assises trois jeunes femmes. Très vite, on comprend. L’ennui, l’habitude et la routine. Un mari, des enfants et un travail. Souvent, on emplit sa vie ainsi, malgré nous, trop écrasé par les conventions. La normalité comme seule issue, avec dans la voix cette légère intonation qui trahit notre résignation forcée. Comme si nous n’osions dire qu’à demi-mot : « Que voulez-vous ? C’est ainsi … »

 

Pourtant, en général, nous nous félicitons tous de ce bonheur sans grâce, trop faibles ou trop lâches pour y renoncer, trop effrayés peut-être d’avoir à éprouver l’écrasante pesanteur du changement, ses incertitudes et le doute qu’il nous insuffle ; la rançon de l’exaltation. Nous préférons nous enfoncer dans le fauteuil confortable de la routine, nous laisser bercer par la mollesse des années, où chaque jour le corps se fait plus pesant, plus lourd d’accablement, plus difficile à mouvoir. Le temps passe. Et avec lui, les déplacements se font plus lourds encore, plus lents, plus espacés et plus difficiles. Et bientôt on ne se déplace plus que du travail au foyer, du foyer au centre commercial, puis on retourne chez soi dans l’inertie du quotidien. Incapable de courir vers d’autres horizons, vers l’inconnu des songes, trop engourdis par l’éventualité de perdre nos petits trésors de confort si laborieusement accumulés. Quelle bien triste résignation que celle qui emprisonne nos vies, qui enracine nos désirs et qui enferme notre espoir dans le cercle exigu du quotidien, inchangé, inchangeable. Qu’il est difficile de faire le grand saut, de sauter sur l’autre berge par-dessus l’abîme effrayant avec la peur au ventre, la peur de se perdre dans la grande faille du vide. Aussi préférons-nous nous enfoncer toujours plus loin dans cette longue impasse du quotidien, y ajoutant chaque jour, quelques pavés pour, le lendemain, y poursuivre notre route. Quelle désastreuse erreur que cette tentative obstinée de faire sans cesse reculer la fin de cet étrange chemin qui a beau durer une vie entière, mais qui n’en demeure pas moins une effroyable impasse, une terrible voie sans issue.

 

 

Amour

Trois heures de promenade dans le vent, la pluie et la solitude. Je suis sorti pour échapper à l’ennui et au désert d’indifférence qui avaient peu à peu envahi l’appartement. Depuis que S. est plongée dans la préparation d’examens, elle semble sourde à mes plaintes et aveugle à mon angoisse. Alors j’ai dû me résigner à quitter la tiédeur ennuyeuse et indifférente du foyer pour affronter seul la tourmente de mon désarroi dans la froideur pluvieuse de ce jour de printemps. Très vite, j’ai quitté la ville pour suivre le petit chemin qui longe le fleuve. Je l’ai suivi quelques temps d’un pas lent, encore timide, attardant mon regard sur les eaux agitées, y percevant comme le reflet de ma propre émotion. Puis, malgré moi - encore trop distrait par mes pensées - je me suis enfoncé dans la campagne. J’y ai marché longtemps avant de trouver une petite clairière. Je m’y suis assis un instant pour goûter le repos et la fraîcheur printanière. Puis je suis reparti rejoindre les eaux chantantes de la Loire, un peu surpris d’apercevoir en ce jour pluvieux quelques pâles rayons de soleil éclairer, entre deux ondées, la grisaille de cette journée, comme pour mieux souligner le vert des arbres sur le bleu du fleuve. Mais ce brusque surgissement de couleurs ne réussit pourtant guère à rallumer ma joie, il ne fit - au contraire - que raviver l’obscur de mes réflexions. Et je me remis à penser à elle, terrée derrière ses livres, insensible à mes tourments, et à moi, seul, toujours seul, éternellement seul. Et je me mis à songer à nous tous, dans nos cages, inaccessibles, isolés, abandonnés à l’indifférence et à notre égoïsme. Prisonniers de nos misérables histoires, d’insipides jérémiades qui n’appellent que nos seules plaintes. De tristes apitoiements gémis sans talent, auréolés du misérable pronom  « je », qui souligne notre démesure égocentrique dans les traces de poussière qu’il éparpille sous nos pas - d’infimes taches dont il se glorifie sans jamais renoncer. Quels tristes humains sommes-nous ? Toujours en proie à cette incurable infirmité qu’est la solitude, toujours aussi impuissants à réfréner ce désir infini de reconnaissance, toujours aussi incapables d’exister autrement que dans cette quête désespérée d’amour qui nous délivrerait de nous-mêmes. Que d’efforts et de mensonges pour parvenir à cet état de grâce dérisoire, à cette imposture éternelle qu’est le sentiment d’être aimé. On croit l’être là où il n’y a que simagrées et parodie d’amour. On a beau nous le murmurer, on a beau nous le crier, cet amour. Mais où est-il ? Dans le regard de l’autre qui se contemple dans la prunelle de vos yeux, fier du bonheur qu’il croit vous offrir ? L’amour est-il autre chose que cela ? Et dans ce cas, que serait-il alors ?

 

 

Ennui, colère et médiocrité

Avec le soleil, les hommes sont réapparus. Ils ont envahi la ville, pris d’assaut la campagne. Partout, ils ont assiégé le monde. Nul endroit où me réfugier. Je les vois d’ici se répandre dans les rues, sur les chemins, submerger la terre, en couple ou en famille. Les éternelles promenades dominicales. Nonchalantes et désœuvrées. A chaque printemps, la même rengaine qui confine ma liberté à l’intérieur.  

 

Mais d’où me vient cette haine irrépressible pour les hommes ? Ce dégoût qu’ils m’inspirent et ce dégoût que j’exècre. Et ma haine qui s’exaspère dans cette incapacité à sortir. Même ici, seul dans cet appartement, l’atmosphère est irrespirable. J’étouffe dans cette immobilité. Je bous, alors je ronge ma hargne sur cette bicyclette que je m’escrime idiotement à réparer. Fumeux prétexte à combler mon désœuvrement. Les mains graisseuses, couvertes de griffures et enduites de cambouis exacerbent ma fureur. De rage, je jette un à un les outils sur le sol. Colère, insultes, accès de violence, sans même le désir de réfréner cette réminiscence oubliée. Spectacle de la médiocrité. Acteur pitoyable, impuissant à enfouir la clameur tempétueuse - misérable - de la haine que je veux dégueuler sur le monde et que je vomis sur moi dans un accès de veulerie.

 

Ennui, colère et médiocrité. Comme je me retrouve dans ces trois mots. De la prime jeunesse jusqu’à la fin de l’adolescence, ils m’ont accompagné. Et je les retrouve aujourd’hui, aussi intacts qu’hier. Moi qui étais assez bête pour penser m’en être détourné. Stupide prétention. Pourquoi s’obstinent-ils ainsi à me poursuivre ? Dois-je y voir là un quelconque lien avec la période d’attente fébrile où je me traîne depuis quelques mois ? Serait-ce une nouvelle agonie rongée par l’angoisse de la renaissance ? J’attends. Jamais je n’ai cessé d’attendre. Hier, quelques rêves d’enfant, aujourd’hui, d’autres tout aussi puériles. Demain encore j’attendrai d’autres chimères. Une vie où indéfiniment une attente chasse l’autre sans en saisir ni le sens ni la substance. Vivre de l’attente, mais inapte à vivre avec, incapable de vivre en son sein. Toujours l’ennui, la colère et la médiocrité y ressurgissent. Entre deux attentes, l’attrait de la nouveauté m’y soustrait - ou plutôt - m’en éloigne. Sinon je m’empêtre dans l’incapacité d’agir, décontenancé par l’immobilité où elle m’engouffre, paralysé par le vide qui s’étend.

 

Le livre de Cioran qui m’accompagne aujourd’hui conforte cette inertie, ce penchant involontaire et embarrassé pour cette langueur d’âme. Et je sombre pourtant avec joie dans ces pages, heureux d’y rencontrer cette souffrance impartageable. Mais au fil des phrases, scandées avec force et vérité, je me sens lentement glisser vers mon propre doute qui paralysera bientôt toute tentative de velléité rebelle. Cioran est une lecture totalement anéantissante, parsemée de ressemblances si éclatantes qu’elles me conduisent immanquablement à l’identification complaisante et prétentieuse ; l’ennui et la solitude, le dégoût des hommes et la haine du monde, le déracinement et l’absolu inaccessible sur fond d’amertume et d’absurdité. Et dans tout ce fatras, notre piètre humanité poursuit sa marche en quête d’insignifiantes traces pour accompagner nos pas incertains, inéluctablement voués à l’absurdité désespérante du chemin.

 

 

Nourritures inspiratrices

J’ai toujours aimé l’acte de lire, me nourrir de la vérité des mots. Les avaler sans grâce, avec goinfrerie, et puis laisser faire le lent travail de la digestion. Puis le temps passe. Et quelques jours, quelques mois ou quelques années plus tard, ces mots enfin me nourrissent. Jusqu’ici peu de livres – bien trop peu de livres – ont alimenté ma vie, forçant mon destin, poussant mes choix vers les jours, les mois et les années à venir. Pourtant, voilà quelques temps, j’ai découvert Christian Bobin. Au début, rien. Trop de poésie, trop de saveur. Puis un jour, tout, enfin presque tout, et très vite quelques livres lus dans la foulée, avec bonheur, avec intensité. Beaucoup de liens obscurs et merveilleux entre lui et moi, sur le vrai des choses ; la vie, l’enfance, la solitude, l’écriture et le silence… Des dizaines de phrases poursuivent ainsi leur cheminement en moi. Aucune n’est restée figée. Toutes m’ont traversé avec force, avec cette force légère, bien trop délicate pour me violenter. Aucune n’est restée, mais chacune m’a consolé du fardeau de vivre. Je n’en citerai qu’une, une seule, celle qui aujourd’hui (à cette période précise de ma vie) prend toute sa résonance. Je ne pourrais pas la restituer fidèlement. Et quand bien même je le souhaiterais, je n’y parviendrais guère. Il n’y aurait d’ailleurs aucun intérêt à le faire. Pour retrouver  cette phrase admirable dans son état le plus pur, il suffirait de revenir à son origine, d’ouvrir le livre étincelant dont elle est issue. Cette phrase, la voici : « L’espérance nous arrive avec la vie future qui s’installe dans la vie présente ». Bobin la livre plus légère, avec la grâce de son écriture. Je n’en restitue ici qu’une pâle copie, mais mon regard se pose ailleurs, dans le tintement de cette phrase sur ma vie, dans son apport essentiel à mon existence. Voilà bientôt un an que je traîne dans cette vie étrangère, cette vie qui ne m’appartient pas et qui me restera toujours inconnue. Je n’ai plus aucune envie de m’en approcher davantage. Ce qu’elle m’a appris me suffit.

 

Aujourd’hui, je n’ai plus qu’une seule pensée, un vieux rêve d’enfant qui a mûri lentement au cours de ces longs mois d’attente et qui surgit aujourd’hui comme une vérité éclatante : la solitude dans les prairies, les longues promenades sur les collines, la fatigue saine des journées vraies, des jours libres entre la marche et l’écriture. Ecrivain-berger ! Oui ! Aujourd’hui, j’aspire à devenir le gardien de mes rêves, écrire en veillant sur quelques moutons, en cultivant la terre fertile du monde pour fabriquer le fromage à partir du lait nourricier qui accompagne l’enfance. Oui ! Aujourd’hui, je songe à cette existence-là, simple et joyeuse, encrée dans la vie, enracinée dans le sol, légère et rude, si éloignée de la morosité habituelle de la vie citadine dans laquelle j’ai toujours vécu. Oui ! Aujourd’hui, je sens venu le temps de déblayer ma vie de l’inutile qui l’encombre ; la pesanteur de ce travail de bureau, les chaînes de cette vie sociale, tout ce ramassis d’obligations auxquelles je me suis insidieusement soumis. Le changement depuis longtemps s’est immiscé en moi. Ma tête et mon cœur en débordent… ne reste plus alors qu’à en emplir ma vie. Je garde donc espoir et commence même à croire aux lendemains qui chanteront, qui égaieront ma triste espérance d’aujourd’hui. Car demain, ma vie - je le sais - courra dans les champs de l’écriture, entourée d’animaux, entre le ciel et la terre, loin du monde et du cœur des hommes. Et derrière ce rêve, j’entrevois le pluriel de la vie auquel mon âme entière aspire ; les journées de labeur qui vous apporte le pain et la joie auprès des animaux, ensoleillées de quelques heures d’écriture. Le retour à l’amour de la vie, au rire et à la légèreté pour me guérir de la gravité et du sérieux de ces sombres mois d’attente. 

 

 

Attentes

Aujourd’hui encore, l’attente m’a enseveli, portant à son paroxysme mon dégoût des choses. Depuis quelques semaines, cette attente me laisse sans force, suçant le peu d’énergie qu’elle avait jusque-là épargnée. Et une fois de plus, je me sens glisser dans le creux du monde.

 

La matinée entière, je l’ai passée à relire le recueil de nouvelles écrites par un ami. J’y ai puisé un peu de vigueur qui m’a permis de traverser les heures jusqu’à midi. Le recueil achevé, je me suis replongé dans mes propres récits, curieux de connaître ce que j’en percevrai. Les résultats furent mitigés, sans grande conséquence sur mon humeur.

 

Dire que je suis préoccupé par l’accueil que l’on pourrait réservé à mon manuscrit n’est pas un vain mot. Et si maux il y a, ils restent bien faibles, bien en deçà des tourments qui m’assaillent depuis maintenant plus d’un mois. Cela fait effectivement trente jours que j’ai eu la prétentieuse idée de faire parvenir l’un de mes manuscrits à quelques éditeurs. Bien mal m’en a pris ! Et qu’ai-je fait là, sinon me jeter avec plus d’avidité encore dans l’angoisse de l’attente ? Comme si ma démission (Oui, j’ai décidé de quitter cette insipide activité où je m’enlise depuis bientôt un an) ne suffisait pas à me ronger les sangs. Mon séjour ici s’achèvera bientôt, dans quelques semaines, dans quelques mois tout au plus. Et je redoute maintenant avec d’autant plus de craintes les évènements futurs vers lesquels je bouscule mon existence, effrayé par cet effroyable abîme dans lequel je précipite ma vie. 

 

Aujourd’hui, de tous côtés l’attente m’accapare, me harcèle et me jette dans l’aboulie. Alors comme pour endiguer l’oisiveté de mes jours et lutter contre l’angoisse, je m’abreuve de lectures lénifiantes; les vagabonds d’Hamsung, les grands chemins de Giono. Seuls les livres sont ainsi capables de transformer cette inactivité en une occupation constructive, en réflexions qui parviennent peu à peu à vous dégager de cette paresse contrainte et contraignante pour vous diriger d’un pas encore prudent vers une remise à plat de vous-même. En définitive, la lecture qui  permet si souvent d’agrémenter l’ennui, vous offre aussi, presque à votre insu, le plus merveilleux de tous les présents, celui de vous permettre de porter un regard nouveau sur votre vie, d’en tirer quelques vagues conclusions pour poursuivre votre chemin vers de nouvelles espérances.

 

 

Avec les joggers du soir

Aujourd’hui encore, l’attente se poursuit. Les heures passent et la journée touche déjà à sa fin. Alors j’égrène le temps qui passe, en me laissant happer sans force ni résistance par les maigres évènements qui parsèment mes jours. Je vaque ici et là sans grand enthousiasme, porté par les seules contingences du quotidien et quelques dernières affaires à régler (avant mon départ définitif), dont la charge alourdit plus encore mon fardeau de fatigue. Aussi, chaque soir, je rentre épuisé par tant de vide. Je dois alors m’allonger pour trouver la force d’amorcer ma soirée. Et après ces quelques instants de repos, je parviens enfin à m’extraire de cette léthargie paralysante, bien décidé à profiter des dernières heures du jour, dernières heures que je passe maintenant à l’extérieur, le plus loin possible de l’ennuyeuse quiétude de l’appartement. Ainsi depuis quelques semaines, j’ai pris l’habitude de m’engouffrer parmi les joggers du soir dans la chaleur moite de ce début d’été. Moi qui me suis toujours moqué de ces coureurs à pieds, depuis bientôt un mois maintenant, je les rejoins presque chaque jour sur les berges du fleuve, m’efforçant de courir quelques kilomètres avant de céder presque toujours aux plaisirs moins éreintants de la marche qui s’accommode plus volontiers à mon penchant paresseux. Et chemin faisant, je laisse vagabonder mes pensées, ne leur imposant qu’une seule chose ; qu’elles m’aident à retrouver un peu de force pour le lendemain. Je n’ignore pas que ces sorties ne sont qu’une façon un peu lâche de tromper mon ennui. Je m’y astreins donc sans effort, prétextant auprès de S. une vague préparation physique en vue de la randonnée prévue cet été. Mais je sais qu’il n’en est rien. Je me résous seulement à rejoindre ce flot de citadins sportifs pour m’épargner l’angoisse terrifiante du désœuvrement, désœuvrement désormais permanent qui exacerbe plus encore mon inappétence à emplir plus intelligemment mes soirées. Et sans ces courses effrénées, je crois que mes jours sombreraient dans un vide absolu, un vide bien trop dangereux pour que je puisse m’y soumettre aujourd’hui. Aussi, chaque soir, je dois m’évertuer à extirper de mon corps le vide de mes journées, en croyant m’extraire de l’attente et de l’ennui, et en entrevoyant, à travers ces quelques gouttes de sueur, l’émergence de ma nouvelle vie.

 

 

Vers une contrée radieuse

Depuis deux jours, la fièvre me condamne au repos. Un repos que je récuse et auquel je n’ai nulle intention de me prêter. N’a-t-on jamais demandé à un paraplégique de se trancher les bras ? Mes journées sont vides, mais je me refuse à sombrer dans le répit. Du désœuvrement, je tomberais dans le néant. Et ma conscience, même affaiblie par la fièvre, ne saurait être dupe. J’imagine alors que je me laisserais doucement dériver vers la déchéance, comme un homme tombé à la mer, qui se sait irrémédiablement perdu. Non, je préfère encore me résigner à ce rôle de naufragé, agrippé à cette embarcation de fortune, construite à la hâte avec quelques débris de mon passé. Oui ! Je suis comme ces naufragés accrochés à un morceau d’épave de leur enfance, sur le point d’être englouti par les vagues de l’attente, avec le faible espoir de voir surgir bientôt une île, comme une terre d’espérance. Et sur elle, j’espère bientôt pouvoir échouer pour faire entrer mon âme en convalescence. Et mes forces revenues, je me sentirais alors le courage de partir à la découverte de ces frontières nouvelles pour y dénicher quelques trésors. Là, je pourrais enfin me sentir tel un Robinson heureux, remerciant le ciel d’avoir échappé à son destin de matelot, contraint à l’obéissance et soumis aux seuls ordres de la capitainerie et bénissant la terre de s’être soustrait à son destin de naufragé ballotté par l’effroyable tyrannie du monde. Enfin, je pourrais apprendre à vivre seul sur cette île, face à mes incertitudes et mes faiblesses, puis je les apprivoiserais pour vivre en leur douce compagnie. Et peut-être trouverais-je alors la paix et la joie, encouragé par ces nouveaux compagnons de silence et de solitude ; une sérénité tranquille et indifférente à ma médiocrité et à la sordidité du monde. Un havre qui me protègerait des hommes et de moi-même comme un pas supplémentaire vers la contrée radieuse de mon existence.      

 

      

Une âme exemplaire

Aujourd’hui, j’ai passé la journée bousculé par les démarches, happé dans la course stérile des évènements, exclusivement guidé par l’habitude des pas que l’on enchaîne sans réfléchir. J’ai déambulé ainsi, comme un automate étourdi par le bruit et la cohue des rues, animé par le seul désir d’achever le programme prévu. J’ai marché des heures durant, enchaînant les visites, les formalités, les obligations, les unes après les autres, parcourant la ville le regard absent, simplement soucieux de faire taire ce bouillonnement intérieur qui grondait au dedans. Et c’est avec cet agacement tenace, irrépressible, explosif que j’ai franchi les portes de la bibliothèque, ultime étape de ma journée. J’ai déambulé ainsi quelques instants dans les rayons. Et ces déambulations réussirent à apaiser un court  moment cette excitation folle et exagérée. Mais quand soudain je pris conscience du monde autour de moi, de cet amas massif et encombrant d’individus et de bruit, ma colère a redoublé. Et c’est en étouffant ma rage que je me suis dirigé, avec quelques volumes sous le bras, vers le guichet d’enregistrement, en pestant devant la longue file d’attente qui s’y agglutinait. Alors pour ronger cette impatience rageuse, je me suis plongé au hasard dans l’un des livres, avançant machinalement dans la longue file. Quelques instants passèrent qui me semblèrent une éternité. Puis, brusquement, en levant les yeux, j’ai aperçu une jeune fille devant moi, une jeune fille à laquelle je n’avais jusqu’ici aucunement prêté attention. Au niveau de son épaule pendait – pitoyable – un maigre moignon pourvu d’une main, deux doigts atrophiés. D’abord surpris, puis un peu gêné, mon regard s’est détaché du lamentable bout de chair pour chercher ses yeux. Mais je ne vis que son visage, un visage radieux illuminé d’un grand sourire. Et malgré l’immense difficulté avec laquelle elle tentait de faire glisser les livres dans son sac, elle conservait ce sourire inaltérable, serein, merveilleusement résigné. Et de ce sourire émanait une force douce et opiniâtre, une force dont elle sortait grandie, et qui la rendait majestueuse et admirablement belle, de cette beauté véritable dont elle irradiait la salle et qui nourrissait les regards – tous les regards –. Le mien particulièrement, qui loin de la pitié, semblait aimanté par tant de force et de splendeur. Et j’ai quitté la bibliothèque avec ce sourire, comme si cette jeune fille à l’âme exemplaire avait réussi, par sa seule présence, à me débarrasser de mon entêtement stupide, à me désempêtrer de cette insatisfaction capricieuse pour me redonner le goût du ravissement et des joies simples de la vie. Comme si cette rencontre fugitive m’avait soudain délivré des chaînes de la colère en me redonnant l’amour de la vie et le bonheur d’exister.

 

 

Terre d'existence

A travers les vitres, les champs défilent. La campagne s’offre à nos regards étonnés de citadins curieux. Nous nous rendons à F. pour une journée à la campagne. Une visite prévue de longue date, depuis ce jour où nous avons dégusté un bout de fromage sur un marché régional. Nous sommes dimanche, le jour traditionnel des sorties. Divertissantes et désœuvrées. Et nous profitons de cette escapade campagnarde comme d’une aubaine. C’est un merveilleux dépaysement, un agréable arrêt bucolique pour nous, citadins de trop longue date, et pour tous ces habitants des villes qui se rassasient en général trop vite à la seule vue d’un âne ou d’une vache et qui ne s’aventurent jamais plus loin que dans l’achat de quelques produits de terroir. Certes, comme tous bons citadins, nous ne nous privons pas de goûter ces produits naturels offerts au ravissement béat des touristes de la ville. Certes, non, nous ne nous en privons pas. Mais comment nous satisfaire de toucher ces plaisirs campagnards du seul bout de la langue ? Nous avons une bien plus grande ambition ; toucher du doigt les saveurs d’un avenir bien proche, goûter à la liqueur inconnue du futur pour en emplir quelques larmes dans la fiole vide du présent. Nous dégustons, regardons, examinons et interrogeons les organisateurs de cette journée « portes ouvertes à la ferme » avec cette naïveté citadine que nous exposons sans honte à leurs regards amusés. Nous les questionnons. De ces questionnements de béotiens dont l’intérêt surprenant pour la vie rurale ne leur a certes pas échappé. Alors de bonne grâce, les habitants de la ferme se sont prêtés au jeu des questions-réponses, trop heureux de partager leur passion et leur vie avec ces visiteurs venus de la ville. Et ravis de notre curiosité à l’odeur de néophytes en quête de reconversion, ils ont raconté leur existence, rude et contraignante, rythmée par les saisons et le besoin des bêtes. Une existence authentique, naturelle, simple et enracinée dans la terre, qui sent bon la campagne et qui excite l’imagination. En bleu de travail et en sabots, la faux sur l’épaule à courir les champs. Il faudrait, nous dirent-il, s’imaginer vivre là, chaque matin se lever avec l’odeur des bêtes et du foin, chaque journée avec ses servitudes, chaque soir avec la fatigue. Alors on se l’est imaginé, cette existence et l’ampleur de la tâche n’a pas effrayé, elle a même attisé l’envie. Bien sûr, ils n’ont pu balayer quelques craintes et cette inquiétude de se voir enfoncer lentement dans la terre, de se voir s’y enliser jusqu’à étouffer nos vies. Mais nous sommes persuadés que cette appréhension s’envolera bien vite, en arrachant à nos rêves le poids de l’engagement et des contraintes. Ce sera là pour nous un paysage nouveau, rien de plus. Si, cela sera davantage, une route nouvelle qui embrassera bientôt tous les horizons de nos rêves. Alors nous avons quitté la ferme avec ce regard  tourné vers l’espérance, espérance qui nous mènera bientôt à travers les terres où l’on sème le blé, l’orge et le millet et qui enrichiront notre terre d’existence.

 

 

Avant la grande traversée

Une petite plage près de La Rochelle. Un bout de côte isolé. Assis sur un rocher, je lis. Louis Calaferte face à la mer, avec le bruit des vagues et les effluves de la marée montante. Comme un citadin dilettante en week-end, comme un  vacancier désœuvré qui s’adonne à la lecture en goûtant aux charmes du farniente et à la plénitude du suave ennui.

 

Nous sommes partis d’O. le matin même pour un rendez-vous en début d’après-midi dans un centre de formation en agriculture. Une rencontre déterminante pour les mois à venir. 300 km avalés en voiture que nous avons louée pour la circonstance. Ensuite nous avions décidé que nous irions voir la mer pour échapper quelques heures à l’attente de la période nouvelle. Une envie depuis si longtemps inassouvie. Un week-end à la mer. Alors nous y avons cédé. Comme pour satisfaire notre envie de bien-être doucereux, si différent de nos escapades habituelles, le sac sur le dos, à pied ou à vélo. Comme un irrépressible besoin d’humer l’air iodé en goûtant à la douceur langoureuse de vivre, derrière les portes d’une chambre d’hôtel. Et cette inhabituelle facilité n’en est pas moins savoureuse, bien que cette saveur tient toute entière dans son caractère occasionnel. Une consommation excessive en gâterait immanquablement le goût et nous enfermerait dans un bien-être trop tranquille, trop superficiel et bien trompeur en nous ligotant à jamais à ce confort paresseux. Et du plaisir, nous passerions sans doute à l’ennui et à l’amertume. Mais se laisser bercer ainsi quelques instants par les vagues monotones et confortables de la facilité en se mêlant à la foule conventionnelle des plages fréquentées est un vrai délice ! Mais ces délicieux instants n’ont d’attrait qu’entre deux périodes de haute mer, parmi les déferlantes et les tempêtes de l’existence, là où ne s’aventurent que les marins et les aventuriers. Alors aujourd’hui tel un mousse inexpérimenté, je profite de ces rares et précieux instants avant la grande traversée, avant de m’embarquer pour le grand voyage, voyage au long cours, seul à bord de mon navire. Alors en attendant, je profite de cette escale pour me promener sur la grève en rêvant à la brise du large. J’en profite pour déambuler sur les quais du port en respirant le plaisir rassurant de la terre ferme, et en laissant seul mon esprit courir vers l’horizon avant d’y sombrer corps et âme.     

 

 

Rêve éveillé et réalité imaginaire

J’ai cessé mon activité depuis une semaine, six jours exactement… Six jours que je brûle mes journées dans les cendres noires de l’écriture. Voilà peu, j’ai repris un récit commencé il y a quelques mois et aussitôt abandonné. Une histoire ordinaire, une histoire anodine. Mon histoire. Des tranches d’existence racontées sans pudeur, sans haine, la plume trempée dans l’ironie amère. Avec une naïveté caustique qui écorche le papier. Comme une façon de régler des comptes. Avec moi et avec le monde. Un récit imprégné d’imaginaire pour le détourner de l’indicible réalité. Un récit à la limite du cliché et de la caricature. Une fresque de ma vie, une petite fresque malhabile et vindicative dans laquelle je me jette à corps perdu. Depuis six jours, je m’y égare. Depuis six jours, elle me suce et m’épuise. Je dois m’arrêter d’écrire. Il le faut. Il en va de ma santé. Mon errance inquiète tant mon entourage qu’il m’interroge. Alors je m’interromps et me renferme, hermétique, insondable. Comme si je m’éloignais de moi-même, comme si mon présent avait disparu, comme si mon passé n’existait plus, comme si seul mon avenir comptait. Que reste-t-il donc de mon passé aujourd’hui ? N’est-ce qu’un mauvais songe, qu’une page qu’il me faudra bientôt tourner, qu’un livre qu’il me faudra bientôt refermer et que je m’empresserai de ranger au fond de la bibliothèque ? Non ! Mon passé est comme un livre que je voudrais refermer au plus vite, avec violence, trop blessé par ses pages pour en achever la lecture et que je voudrais jeter dans l’âtre pour le perdre à jamais. Et je lutte de toute mon âme pour ne pas jeter ce livre. Trop attristé de m’en séparer, je finis par le ranger dans un vieux tiroir et sortir. J’oublie alors le livre, j’oublie l’histoire, j’oublie ma vie, j’oublie jusqu’à mon nom. Et je marche dans la rue en respirant l’air frais qui éteint le feu qui embrase ma tête. Le vent apaise mon égarement et la pluie éparpille les cendres brûlantes de ma colère. Et de nouveau, je vois. Et de nouveau, je sens la vie. Et de nouveau je suis là, dans ce monde qui m’a sauvé des flammes de l’écriture. Et c’est comme un somnambule que je marche jusqu’à la bibliothèque de la ville. Je monte au dernier étage. Les escaliers me tournent la tête. J’entre dans la grande salle de projection et me dirige vers les rayons des cassettes vidéo. Je veux regarder un documentaire sur les bergers pour voir ma vie future entrer dans ma vie présente. Je cherche, tourne un instant. Enfin je trouve. Je m’installe alors devant un écran de télévision face à la grande baie vitrée qui surplombe le centre-ville. J’appuie sur le bouton « on » et les images commencent  à défiler. Je regarde l’écran, l’œil attentif. Je suis déjà loin, très loin. Je suis là-haut, tout là-haut avec eux à respirer le ciel bleu et l’odeur du foin. Je m’enivre d’images et d’odeurs. Soudain, j’entends des cris. Ce sont des enfants qui braillent devant leur écran derrière moi. Je voudrais être seul. Je voudrais être loin. Mon regard se pose alors derrière l’écran ou peut-être le traverse… je ne sais pas. Dehors, tout est gris, le ciel, les rues, les maisons, les gens. J’ai la nausée. Je retourne à mon écran, je retourne aux images, je retourne à mes rêves, à la vie qui m’attend. Les bergers sont là, tout près de moi. Ils marchent d’un pas tranquille en s’éloignant. Et soudain, ils se retournent et me font signe. Ils m’ont vu. Ils m’attendent. Je leur crie : « Continuez mes amis ! Continuez !  Je vous rejoindrai ».       

 

 

DEUXIEME PARTIE

Séquences ferroviaires

Trois jours de train, trois jours de voyage, trois jours de traversée. L’attente s’est maintenant éloignée. Le futur se rapproche. Il est là, au bout de ce voyage. Séquences de pensées intérieures, séquences de rencontres avec le monde, séquences du cheminement vers l’avenir inconnu.

 

 

Premier jour

19h30 ; centre-ville d’O.

Je quitte l’appartement pour me rendre à C., centre de formation pour berger. Je me dirige vers la gare. Un dernier coup d’œil à la fenêtre. Personne.

 

S., ces derniers temps, me surprend. Son attitude distante, lointaine, comme oublieuse de notre complicité m’est désagréable. Et je me surprends à réfléchir à cette relation que nous entretenons depuis… depuis quelques temps déjà. Son attachement se serait-il effilé ? Se serait-il engourdi ? Nos habitudes seraient-elles trop coutumières ? Ma présence trop régulière ? Ma franchise trop transparente ? Mes réflexions, mes attitudes et mon existence que je ne renâcle jamais à partager avec elle ont-elle encore à ses yeux quelques saveurs d’imprévus ? Ou bien ces témoignages loyaux et sincères n’ont-ils plus ni fantaisie ni surprise ? Les devine-t-elle avant même que je ne lui expose ? Ce besoin irrépressible de partager mes doutes, mes bonheurs, mes lâchetés ne sont-ils pourtant pas la preuve irréfutable de la franchise entière, absolue que je lui témoigne ? Cette marque d’attention exclusive serait-elle alors trop pesante, trop écrasante pour elle qui a toujours su se montrer la farouche partisane de son espace de solitude et de liberté ? Dois-je dès lors m’interdire de lui dévoiler les sentiments intimes de mes pensées et de mes expériences pour partager cette part de solitude impartageable avec moi seul ? Me faut-il recouvrir avec plus de volonté et d’attention les herbes folles de mes secrets pour ne les exposer qu’au regard indulgent de mon cahier, et me contenter de les déposer sans précaution sur les pages blanches, toujours vierges de non-dits et d’arrière-pensées ? Tant de questions…

 

20h ; gare d’O.

Je monte dans le train. Destination P., gare d’A. La rame regorge de monde. Je poursuis mon chemin à travers les wagons. Deux places vacantes dans un compartiment non-fumeur. Je pose mon sac et m’assois. A ma gauche, une jeune femme ; lunettes rondes, tenue sobre, habillée dans un style négligé classieux. Nos regards se croisent. De la timidité dans les yeux. Une étincelle d’attirance qui n’ose se dévoiler et amorcer le jeu complice de la séduction. A plusieurs reprises, nos regards se croiseront. Je m’imagine quelques secondes vivre avec elle. La lente et réciproque découverte de l’autre et de son existence. La lente découverte des secrets et des mystères. Puis, peu à peu, l’inévitable découverte des bassesses et des insignifiances. Lentement s’accaparer l’autre, et malgré soi, le ligoter corps et âme. Se dévoiler au fil du temps, des mois et des années. A chaque nouvelle rencontre, recommencer le cheminement éternel, immuable de la liaison amoureuse, à l’issue tant de fois éprouvée… alors pourquoi cette pensée soudaine ? Pour l’exaltation des premiers pas ? Pour les impétueux battements du cœur des premiers instants ? Pour la magie de la rencontre ? Pour se persuader que l’on peut séduire et plaire encore ? Quoi d’autre ? Pour l’émerveillement de la découverte ? Pour toucher enfin le bonheur d’un amour harmonieux construit pas à pas ? Non ! Certes non ! Combien de rencontres aboutissent-elles vraiment à cette joie constructive d’être et d’évoluer à deux, séparément et toujours ensemble ? Je repense à S. et à notre long chemin parcouru ensemble, un bien long chemin déjà.

 

22h ; gare de L.

Sur un parking désert, près des quais. Accoudé à la balustrade, je regarde l’étroit bâtiment qui surplombe une immense place. Le long mur vitré dévoile l’intimité des foyers, la vie familière des familles. J’observe la façade illuminée qui expose au regard du monde les secrets des hommes. Les uns dînent, penchés devant leur assiette, d’autres, confortablement installés dans un fauteuil, regardent les secrets du monde à travers la fenêtre du petit écran bleuté. D’autres discutent autour d’un verre. D’autres encore vaquent à leur quotidiennes occupations, rangent, nettoient, lisent et que sais-je encore. Mais tous se dévoilent en étalant un fragment d’eux-mêmes, une parcelle de leur vie, en se croyant à l’abri, maladroitement abrités derrière ce grand mur transparent. Et chez eux, je ne perçois rien de différent ! Rien ! Absolument rien d’exceptionnel ni d’extraordinaire ! Ils sont comme nous tous, avec les mêmes gestes, les mêmes poses, les mêmes activités, la même existence, aussi insignifiante, aussi ordinaire, aussi médiocre que la nôtre !  

 

22h15 ; dans le train de nuit pour M.

J’entre dans le compartiment. Deux personnes s’y trouvent déjà. Je m’installe sur ma couchette. Sur la leur, draps et couvertures sont soigneusement étalés. Est-ce une pratique de sédentaire en voyage ? Une inévitable reproduction des habitudes quotidiennes ? Je l’ignore… je pousse les miens d’un geste négligent et m’affale sur la banquette. Je relis les derniers feuillets de mon manuscrit. Soudain un homme entre. Lui aussi arrange draps et couverture (décidément !). Puis il enlève ses chaussures, descend de sa couche et baisse tous les stores. Je proteste et grommelle, irrité, stupéfait par cette conduite inconvenante, irrespectueuse, par cette appropriation de l’espace collectif. Pourquoi ce besoin si répandu chez les hommes de se calfeutrer, pourquoi ce besoin de se cacher, pourquoi fermer les portes, pourquoi se protéger pour se sentir chez soi, à l’abri ? Mais à l’abri de quoi ? Les hommes font souvent preuve d’un sans-gêne détestable et d’une indéfectible étroitesse !

 

Quelques instants plus tard arrive un jeune couple d’anglais. A peine installée, la fille sort une demi-douzaine de tubes et de flacons et se livre à un bon quart d’heure de remise en beauté. J’ai envie de rire et de crier mon agacement. Nous sommes décidément bien risibles ! Pourquoi faut-il que nous reproduisions ainsi toutes nos habitudes familières ?

 

 

Deuxième jour

7h ; gare de M.

Rapide petit déjeuner, acheté au snack de la gare. Je termine mon café et vais m’asseoir dehors sur un étroit muret face à de vieux immeubles noircis par la pollution des rues passagères du centre-ville. Un peu plus loin, j’aperçois l’enseigne de l’université qui s’étale en énormes lettres sur l’imposante façade. Souvenirs d’une époque déjà bien lointaine pour moi…

 

9h ; gare de A.

Je descends du train et prends le bus navette jusqu’à L., la ville la plus proche du centre de formation où j’ai rendez-vous en début d’après-midi. Je m’arrête à une station essence pour prendre un café. Puis j’emprunte la route nationale où défilent à grande vitesse de nombreuses voitures. 5 km de marche et le sentiment d’être un vagabond qui traverse des contrées hostiles et peu propices aux marcheurs.

 

10h ; en arrivant à C.

Paysages charmants. Je marche d’un pas lent sur la route. A perte de vue, collines et champs. Dans le ciel, un rapace sillonne l’immensité de son territoire. J’arrive enfin. Sur le mur d’une imposante bâtisse tarabiscotée, j’aperçois une pancarte : centre de formation – ferme expérimentale – Mais je poursuis mon chemin. J’ai trois bonnes heures d’avance. Un peu plus loin, j’aperçois un petit sentier ensoleillé, ceinturé par d’étroits pâturages. Je m’y engage puis pose mon sac, déjeune de quelques biscuits et sors mon carnet.

 

17h ; en repartant de C.

Je sors du centre de formation. Epreuves écrites et entretien. Je pense à la correction des copies. Des hommes vont juger d’autres hommes. Je revois les formateurs - guère plus âgés que moi -. Je revois leurs sourires condescendants en songeant à ce qu’aurait pu être ma vie.

 

18h ; à l’arrêt du car de L.

Une voiture s’arrête, un homme en sort. Je le reconnais, il était dans la salle d’examen à C. Il me propose très gentiment de me conduire à M. Je décline son offre. Nous devisons un instant, évoquons quelques bribes éparses et superficielles de nos vies respectives. Puis il remonte en voiture et regagne sa vie. Je regagne la mienne. Le bus ne va plus tarder.

 

20h ; dans le train pour M.

La modernité de la rame me surprend. C’est un long et large espace aéré, luxueux, bien singulier sur cette petite ligne régionale. Une atmosphère propice à l’épanchement. Je sors mon carnet.

 

Un groupe d’adolescents se déplace sans relâche dans la rame. Ils passent, repassent, en chantant à tue-tête de stupides chansons, fredonnées depuis la nuit des temps par des générations successives d’adolescents, à cet âge où l’insouciance et la provocation ont toujours eu cours. Tous se déplacent avec nonchalance, une nonchalance bien trop étudiée pour croire à son authenticité, mettant en valeur atout physique et tenue vestimentaire, régie par la mode du moment, qui n’obéit, elle-même, qu’aux règles collectives rigides et fluctuantes… conformistes et éculées.  Mais chaque génération n’a-t-elle pas, à cet âge, ce même sentiment de supériorité, s’imaginant découvrir mieux et davantage que celles qui l’ont précédée, les secrets, les mystères, les conduites à tenir, les vérités, les joies et les peines de cette existence ? Chaque génération n’a-t-elle pas cette arrogance de se croire plus douée que celle de ses aînés ? Triste et sempiternel mimétisme ! Et malheureusement, la bêtise et la niaiserie ne s’estompent guère avec l’âge. La pédanterie suffisante et puérile des adultes n’a rien à envier à l’arrogance provocante de la jeunesse. Malheureusement non… Et moi-même qui suis-je pour juger ainsi mes semblables, moi qui éprouve tant de difficultés à échapper à cette triste inclination que je dénonce ?  

 

22h ; gare de M.

Assis sur un petit parapet métallique, un sandwich à la main, j’attends le train. Annonce nasillarde du haut-parleur ; retard prévu à destination de P.. Dans le hall, le brouhaha s’amplifie, la foule hétéroclite des voyageurs s’anime, impatiente et irritée. Autour de moi, M. la bariolée s’agite dans un mélange de couleurs, d’odeurs et d’origines ethniques. Un métissage bon-enfant à l’humeur joyeuse et à l’agitation bruyante. Un vieil homme marche sur le quai. Craintif et renfermé, le dos voûté, la démarche fragile. Un sac en bandoulière sur un costume démodé. Il poursuit sa marche, jetant à la ronde des regards méfiants, apeuré de se retrouver parmi ces gens, dans cette foule inconnue, étrangère, effrayante. Soudain il s’arrête et baisse la tête, le nez sur ses chaussures. Enfin une partie du monde qu’il reconnaît et qui le rassure. Plus loin, un groupe d’africains discute bruyamment à proximité d’une jeune fille, adossée à un pylône, qui semble lire, malgré les regards réguliers qu’elle jette autour d’elle. Plus loin encore, un homme, la trentaine raffinée, costume élégant, impeccable, mallette de cuir et parapluie assortis, toise ses congénères avec condescendance, avec dans les yeux cette sorte de mépris dédaigneux qu’arborent toujours ceux qui sont fiers d’avoir réussi leur vie. Mais sa silhouette chétive trahit la fausse noblesse de son regard et lui donne en définitive une allure de petit coq hâbleur. Autour de moi, une foule de monde, des jeunes, des beaux, des grands, des petits, des vieux, des laids, des gros, des maigres, des riches, des pauvres, tous attendant péniblement la même chose, et chez la plupart ce même désir trop visible de plaire et de séduire, usant d’armes si communes, qui d’un accoutrement, qui d’un regard, qui d’une attitude ! Mon Dieu ! Que de parures et de grimaces en ce monde !

 

22h30 ; dans le train pour P ;

Wagon non couchette. Ambiance fort différente de la veille. Beaucoup de jeunes et quelques vieux, comme égarés. Le train vient de N.. Certains dorment déjà, d’autres discutent à voix basse ou sont plongés dans quelque livre ou magazine. Sur les sièges voisins, les corps ensommeillés sont relâchés, abandonnés à eux-mêmes. Les personnages diurnes au maintien figé, rigide et contraignant ont disparu. Tout cela n’a plus raison d’être à cette heure du jour. Inutiles les parures et les corsets, dans cette obscurité nocturne qui dissimule (du moins le croit-on) les positions corporelles et sociales avachies, relâchées, naturelles. J’actionne la manette, adopte la position semi-couchée et tente à mon tour de somnoler.

 

 

Troisième jour

6h15 ; gare d’A à P.

Compartiments vides dans le train qui doit me ramener à O. Je m’installe dans l’un d’eux. A peine assis, un autre voyageur fait irruption et s’assoit sur la banquette d’en face. Je toussote. Il n’a pas l’air de comprendre. Je le regarde un instant, mi-agacé mi-gêné. Il ne réagit toujours pas. Il réajuste son T-shirt, T-shirt d’une célèbre marque, imitation affligeante d’une autre, plus distinguée mais non moins stigmatisante. Le train finit par s’ébranler. J’oublie la présence de mon voisin et retourne à mes pensées. Peu de temps après, surgit un contrôleur. Je lui tends mon billet. Mon voisin, lui, a l’air gêné. Il regarde le contrôleur d’un air confus. Il n’a pas de titre de transport. Le contrôleur lui dresse un procès-verbal que mon voisin s’empresse de ranger dans l’une de ses poches, avec un air timide et presque timoré qui me le rend soudain sympathique. Je le regarde avec compassion et repense à mes propres mésaventures avec les contrôleurs des transports parisiens. Je repense à l’attitude mielleuse et faussement aimable que la plupart adoptent avec les honnêtes gens, à celle toujours très conciliante et extraordinairement indifférente (sorte de couardise indulgente) qu’ils revêtent avec les fraudeurs impénitents, et à celle presque toujours impitoyable qu’ils ont envers les braves resquilleurs occasionnels qui ne sont en vérité que de pauvres et d’honnêtes voyageurs fauchés.   

 

7h30 ; dans la navette, entre la gare de A. et d’O.

Flot submergeant de citadins, pour la plupart employés de bureau. Tous les voyageurs semblent se connaître. Conversations futiles et rires idiots. De quoi parlent-ils ? Famille et travail, sans exception. Qu’ils me semblent étriqués et peu naturels, engoncés dans leur costume, avec leur eau de toilette bon marché, leurs cheveux soigneusement coiffés, si propres sur eux pour rejoindre leur bureau. Je détourne la tête pour regarder mon reflet dans la vitre. Et j’y vois un homme aux vêtements froissés, aux cheveux hirsutes, à la mine fatiguée qui rêve déjà à ses prochaines aventures campagnardes, saines et aérées, loin des bureaux et de ces petits employés, loin du monde, loin de lui-même et de toutes ces pâles existences de pantins écrasés par les conventions artificielles de cette vie citadine.

 

 

TROISIEME PARTIE

En partance... ou l'imminence d'un monde nouveau

Ultime démarche. Dernier voyage… avant le départ. Dernière formalité à l’issue incertaine. Le même regard sur le monde, plus agacé et plus véhément, exacerbé peut-être par l’imminence du changement.

 

De nouveau le train. L’étroite promiscuité du compartiment. De nouveau l’anonymat étouffant de la foule agglutinée. Les poses figées, les gestes maniérés et les masques hautains et indifférents des hommes, ces faux voyageurs d’eux-mêmes en partance pour nulle part… Nouvel entretien, à S. cette fois-ci, pour une formation de berger transhumant, pour apprendre la transhumance, apprendre à voir l’horizon et la solitude au-delà de la terre.

 

Mes dernières lectures ; le berger de l’avent de Gunarson et un berger médite de Keller.

 

Arrivée à S. Atmosphère vieillotte du centre de formation située dans une vieille bâtisse aux murs fissurés, à la peinture écaillée. Intérieur fantomatique… meubles poussiéreux, formateurs étranges, empaillés, comme d’un autre âge. Deux chiens faméliques au poil terne errent dans la cour. Postulants citadins, aux parcours sinueux, obscurs et pourtant proches.

 

Médiocre prestation à l’entretien ; propos fades, parfois incohérents, balbutiements, hésitations, voix atone, dénuée de vigueur, motivation indécise, fragile. Incertitudes…

 

Le train me ramène vers P. Hautes collines vallonnées où paissent quelques troupeaux. La rame est bondée. Beaucoup d’hommes d’affaires. Tous portent le même costume. Sombre, strict, impeccable. Les mêmes souliers de cuir noir. Les mêmes chaussettes grises. Seule la cravate les différencie. Colorée, vive et joyeuse, choisie dans un médiocre élan d’originalité. Sur le visage, le même sourire. Faussement naturel, exagérément courtois. Le même regard satisfait et suffisant où brille une lueur trop forte, exagérée d’arrogance et d’orgueil. Mais sous la pellicule de fierté, on perçoit le vide, la tristesse et la mort. Et tous peinent à cacher cet abîme effrayant, cette fissure d’avec le monde qu’ils ont creusé au dedans, et dans laquelle ils se sont enterrés, dans laquelle ils se sont enfouis et dans laquelle ils ont fini par s’enliser, se coupant ainsi de leurs proches, de leur prochain et de la vie même. Je les regarde avec pitié et je pense à mon existence, à ce qu’elle sera et à ce que je souhaite lui offrir, m’imaginant déjà là-haut, seul, loin de ces regards trop pleins d’eux-mêmes à courir après mes vérités.     

 

J’écoute la parole de Bobin. Sa voix enregistrée sur une mauvaise bande me délivre de ces tristes figures. Et je suis ébloui de tant de clarté, ébloui par cette voix qui me parle et me découvre ; la vie tranquille, paisible, calme. Peu de rencontres, peu de visages, l’entêtement enfantin, laisser ce qui dérange, ce qui nous attriste et nous blesse, le bonheur d’écrire pour espérer combler la faille qui nous sépare du monde et nous éloigne de nous-même, le bonheur d’écrire pour emplir la brisure de notre propre vie, le bonheur d’écrire pour donner aux insignifiances, à toutes nos insignifiances la noblesse d’une reine couchée sur le drap d’une feuille blanche.

 

Entrée en gare. Rapide regard sur le TGV à quai, une série de wagons de première classe ; un cortège de portables (téléphones et ordinateurs) au creux de l’oreille ou sous les doigts de ces pantins de la modernité, adeptes de technologie, tous fabriqués dans le même moule de la réussite, et obéissant aux mêmes règles de l’efficacité.

 

Traversée du pont Charles De Gaulle. Quatre hommes marchent du même pas, quatre silhouettes différentes, quatre démarches distinctes déambulent ensemble dans la même tenue ; veste bleu foncé et pantalons gris anthracite. Sur leur veston, le même badge blanc.

 

Dans le train pour O.. Rame inévitablement bondée. Jeune homme, la trentaine, une allure d’employé de bureau, un sac Gibert jeune à la main. Ne reste qu’une seule place dans la voiture, à mes côtés où gît, éparpillé mon barda ; pull, veste, sac, livres. Il s’y assoit et sort ses achats ; un magnifique agenda en simili cuir vert, 3 séries de feuillets volants à insérer dans l’agenda et un paquet de confiserie Haribo qu’il pose sur la tablette. ¾ d’heure à classer, ranger, ouvrir, fermer, ré-ouvrir, re-fermer, ¾ d’heure à entendre le bruit agaçant du « clac » à chaque ouverture et fermeture de l’agenda-classeur, entrecoupé par celui non moins exaspérant du plastique froissé, de la mastication et de la déglutition. J’observe son visage. Satisfait, heureux, fier de son acquisition qu’il contemple, contemple et re-contemple encore. Je le toise avec ironie, soupire bruyamment, me lève et vais m’asseoir sur le revêtement sale et dur du sol. J’ai hâte d’arriver à O., de quitter cette ville. J’ai hâte de m’extraire du monde, de cette si longue et si affligeante attente.

 

 

QUATRIEME PARTIE

Parenthèse probatoire

A la croisée des mondes. Instants de fuite et de découvertes. L’expérience de soi à travers la solitude et l’éloignement. Un certain avant-goût de l’univers choisi. Déterminant…

 

Près de trois semaines de randonnée. La traversée des Pyrénées orientales. Quelques 200 km de marche en moyenne montagne. Camping itinérant au hasard des crêtes et des cols, en forêt ou en plaine, sous le soleil et la pluie, sous la grêle et le vent. Avec pour seuls bagages nos sacs à dos qui contiennent l’essentiel… l’essentiel de notre dénuement. La marche comme voyage vers le dépouillement. La marche avec ses joies et ses peines. Longue, éreintante, parfois pénible, souvent sereine et toujours admirable d’humilité. La démarche lourde, l’allure lente, vous cheminez ainsi, le cœur libre, l’esprit vide et concentré. Les battements du cœur, les idées vagabondes, le sang qui afflue, l’air inspiré, l’air expiré, les pensées qui surgissent, les pas qui s’enchaînent sous la chaleur accablante ou sous la pluie qui transperce la maigre enveloppe des vêtements. Vous transpirez d’une sueur épaisse et étouffante qui ruisselle, vous grelottez sous la pluie froide et cinglante. Votre bouche se dessèche et vos dents s’entrechoquent. Vous avez faim. Vous avez soif. Vous êtes à la limite de l’épuisement, à la frontière de l’abandon, mais vous poursuivez, puisant au fond de votre âme la force, l’énergie désespérée pour surmonter la souffrance de votre vulnérable et misérable condition d’homme. Vous puisez plus loin, plus profond encore pour débusquer ce qui se cache derrière l’abandon et le renoncement, derrière l’image superficielle et prétentieuse où d’habitude vous vous réfugiez. Et vous poursuivez, vous enfonçant plus loin encore. Une à une, vous soulevez ces couches inutiles, inutilisables ici. Et peu à peu vous découvrez le regard dépouillé, sincère et authentique de votre insignifiance, la vérité sans fard de votre réelle identité. Vous vous apercevez enfin que vous n’êtes rien… absolument rien devant la force et la grandeur du monde.

 

 

CINQUIEME PARTIE

En un monde étranger, au delà de la terre des villes

Après l’attente et le choix d’une terre nouvelle à explorer, après les démarches et les formalités, voici enfin venu le temps du départ, le temps de la traversée et de la découverte. Au-delà de la terre des villes retrace l’itinéraire intérieur de cette fugitive traversée du monde, de cette terre inexplorée des bergers transhumants. Ce mince journal de bord nous dévoile le parcours mental de celui qui voyage et découvre le monde. Et qu’importent les terres traversées, seul nous intéresse le cheminement de celui qui traverse. Ce court texte illustre l’état d’esprit du voyageur existentiel, avec en toile de fond sa quête et le voyage vers lui-même. Ses seuls compagnons seront la solitude et ce regard distant sur ces bouts de landes inconnus, loin des terres conquises et apprivoisées. Au cours de ce voyage, le marcheur découvrira mille paysages, ressentira mille choses, éprouvera mille sentiments. Ainsi au fil des pas, au fil des pages, il pourra rencontrer l’étonnement, l’ennui, la joie ou la honte, il pourra côtoyer le plaisir, les doutes ou l’incompréhension. Il pourra éprouver aussi (et l’éprouvera immanquablement) le mal être, le bonheur et la sérénité avec cet étrange sentiment d’avoir enfin trouvé son chemin et la crainte terrifiante de s’y perdre. Et au bout du voyage, le marcheur comprendra qu’il s’est de nouveau fourvoyé sur une route qui n’était pas la sienne. Et en dépit du ressentiment et des regrets, le voyageur sortira de cette traversée avec un moi nouveau, un moi plus riche de lui-même. Et en quittant cette étroite bande de terre, il retrouvera avec joie sa liberté. Il s’arrêtera un instant puis très vite repartira ailleurs – en arpenteur de vies – à la recherche de nouvelles terres à explorer, à la recherche de contrées plus lointaines et plus riches de sens et d’expériences qui lui indiqueront l’horizon, l’horizon d’un avenir plus prometteur encore.  

 

Premier pas dans cet univers étranger, inconnu. Le cœur joyeux et l’esprit réticent. La joie et la surprise d’apprendre ce monde. Et la honte aussi. Etrange…

 

Décalage. Décalage entre eux et moi. Gigantesque et imperceptible décalage. Comme un immense abîme, comme une mince frontière qui nous sépare. Tout respire notre dissemblance, si visible.

 

Avec eux, j’hésite entre l’indépendance délibérée et les rapprochements maladroits dans une sorte d’atermoiement un peu lâche, sans me résoudre à opter pour la liberté ou l’intégration, pris entre les feux de la solitude et de la compromission. Entre ostracisme subi, rejet réciproque et exclusion volontaire. Je pressens pourtant une vague préférence pour la reconnaissance comme si je souhaitais être reconnu membre indépendant de ce collectif, soucieux ainsi de perpétuer mon originalité au sein du groupe.

 

Etrange sentiment, celui d’avoir enfin trouvé sa voie. Et aussitôt la peur qui m’envahit, cette peur indicible de ne plus savoir ni même d’avoir envie de faire autre chose. La peur de ne plus souffrir, celle d’avoir trouvé, la peur d’être heureux, celle de se satisfaire de cette chose effrayante que d’aimer faire ce que l’on fait. La peur d’y consacrer sa vie entière, celle de s’y consacrer chaque jour avec plaisir, de se lever chaque matin avec cette joie farouche qui vous envahit, la peur de rentrer chaque soir avec cette fatigue sereine et heureuse, et celle de n’avoir plus d’autres envies que de vaquer à ces inévitables et triviales tâches domestiques ; travailler, manger, boire, dormir, et se divertir… Quelle tristesse, cela serait ! La peur de perdre cette soif de soi, et celle de perdre cette recherche obsessionnelle du sens de l’existence, la peur de perdre celui que je suis et celle de devenir un autre que j’ignore et que je méprise déjà.

 

Chaque soir, je rentre par le petit sentier qui mène au cabanon. Je regarde le soleil qui tombe derrière les collines en illuminant, à cette heure du jour, le ciel de cette lumière bleue orangée si particulière. Ma journée s’achève ainsi à la nuit naissante. Je rentre chez moi. Loin des bruits de la ville, loin du monde et de sa vaine agitation, loin de toutes ces exubérances citadines. Je rentre chez moi, sale, puant et fatigué, mais heureux. Heureux de cette journée et de ces quelques lignes que j’écris chaque soir sur mon cahier. Heureux de cette vie de labeur, rude et authentique. Heureux de cette solitude et de cet isolement. Heureux d’être seul au monde avec ma vie et mes vérités, sans l’Autre qui n’a pas de place ici. Ici, où je n’ai aucun compte à rendre excepté à moi-même. Oui, j’aime cette existence. Cette existence sans fard, loin des apparences et de la superficialité de mes contemporains. Cette existence qui embrasse la réalité nue et parfois cruelle de la nature, à mille lieux de la barbarie insidieuse du monde qui cache si souvent son nom, sa violence et sa perfidie pour mieux tromper les hommes.    

 

Aujourd’hui, journée ordinaire ; activités habituelles, presque coutumières à présent.

 

J’éprouve comme un irrépressible besoin de pluralité, un besoin de goûter tous les univers du monde, un peu ici, un peu ailleurs, un peu plus loin, là-bas… Expérimenter la vie, découverte après découverte, avec cette angoisse, cette joie et cette tristesse si caractéristiques du voyageur. M’emplir d’existences, de richesses et de malheurs pour me fortifier et avancer vers moi-même.

 

Un soir en rentrant, je monte les escaliers avec l’étrange sentiment d’être un autre, d’être dans une vie qui m’est étrangère et pourtant très curieusement plaisante. Avec cet étrange sentiment de liberté et de légèreté dans ces vêtements trop amples que je m’efforce de revêtir. Comme si la gravité qui m’accompagnait depuis si longtemps s’était dissipée. Je me sens flotter, presque aérien. Sans souci, sans angoisse, ni inquiétude. Etrange sensation que celle-là, si peu éprouvée jusqu’ici, dans cette existence encombrante, étouffante où j’ai toujours vécu, à moitié pétrifié par la crainte de tout ; du lendemain, de mal faire, des autres et de moi-même. Cette sensation pourrait-elle s’imprimer plus profondément encore, se transformer en réalité habituelle pour métamorphoser ma vie ? Ah ! Quel bonheur serait-ce alors de vivre !

 

Qui suis-je ? Qui suis-je vraiment ? Un rural ? Un citadin ? Un intellectuel ? Un manuel ? Un informe amalgame ? Et pourquoi cette recherche, ce besoin d’identité ? Et pourquoi cette souffrance permanente du non appartenir… Et pourquoi ce besoin de fuir le monde ? Et pourquoi ce désir d’anonymat et d’autarcie ? Autant de besoins incohérents et irréalisables… 

 

Pourquoi cette nécessité de nourrir ma vie dans cet équilibre fragile, toujours fluctuant, en perpétuelle mouvance, que chaque jour il me faut reconquérir ? Pourquoi cette dualité si forte des aspirations ?  Comme si ma vie n’était qu’une existence scindée, compartimentée, avec des journées plurielles, une vie plurielle. Des années partagées, cloisonnées, quelques mois en autarcie, replié sur soi, et le reste du temps, plongé au cœur de la ville, submergé par le tumulte citadin.

 

Pourquoi ce besoin d’intellectualiser mon quotidien ? Et pourquoi celui de pragmatiser mes réflexions intérieures ? Pourquoi cette nécessité de relier les deux en une entité forte et indissociable ? Curieux équilibre à ressentir, à atteindre et à perpétuer.

 

Journée ordinaire. Sans plus. Les repères réapparaissent, le rythme s’instaure. A quand la lassitude ?

 

Le délice de retourner chez soi après une journée simple et remplie. La richesse de la simplicité. Et cette joie qu’elle vous offre. Seul et loin du monde, avec les arbres et les étoiles, avec le ciel orangé, le chant des oiseaux et le silence, avec le vent et la vie… Oui, simplement avec la vie et avec ce bonheur d’être là…

 

Les heures paisibles et le temps vide, à occuper. Les heures méditatives et sereines. Les longues heures de solitude à écrire, à rêver et à se laisser lentement imprégner par la beauté sauvage du monde. Loin de la férocité citadine, dans mon refuge solitaire. Si loin de cette société cruelle, machine à broyer les hommes et à anéantir les vies, machine à asservir le monde. Ici, je suis libre et seul. Seul, libre et soumis aux exigences de cette liberté à laquelle je me suis délibérément astreint, par choix, par nécessité. Pour survivre à ma solitude, à mon isolement, à la rudesse de cette existence simple, belle et authentique. 

 

Aujourd’hui, panne d’écrire. Alors qu’ajouter ? Et mon besoin d’écrire alors? Que dois-je en faire ? Il est impossible que je me taise.

 

Je regarde ce monde étranger. Je regarde les hommes qui y vivent. Que font-ils ? A quoi aspirent-ils ? A la vie des champs, hors des sentiers battus de la ville ? A la liberté, loin des carrefours oppressants où s’agglutine la foule ? Non, ces hommes-là ont des vies simples, archaïques, limitées aux seuls besoins essentiels ; manger, boire, s’occuper, s’enivrer, dormir, se reproduire et se donner quelques plaisirs que l’on ne peut imaginer que frustres, fugaces et bestiales. Voilà les seules activités de ce monde ! Triste univers que celui-ci ! Pauvre et affligeant, où toute délicatesse est exclue, interdite toute pensée, bannie toute subtilité, inexistante toute évolution. Un monde figé dans la terre, un monde immuable de mâles durs et abrupts, tout en aspérités grossières, un monde immobile depuis la nuit des temps et qui le restera sans doute à tout jamais.

 

Assis devant ma machine à écrire, je regarde la petite pièce où je passe l’essentiel de mes journées.  Sur la toile cirée, des feuilles et quelques livres posés entre une tasse à café et une assiette sale. Sur ma couche traîne ma guitare au milieu de quelques vêtements. Voilà mon univers encombré de quelques éléments du passé, ceux qui ont su résister au temps et aux caprices du changement.   

 

Soudain en sortant de la cabane, (pour aller chercher le troupeau), mon regard se brouille. Je m’arrête et m’assois un instant. Vertiges, nausées. Crise d’angoisse. Je suis incapable de me lever. Je sors alors mon carnet pour y griffonner quelques mots ; les premières paroles d’une chanson que j’inscris pour ce soir, lorsque je pourrais enfin me laisser aller à quelques fantaisies chansonnières. Que s’est-il passé ? Pourquoi ce brusque abattement, pourquoi ces nausées, pourquoi cette tête si pesante, si lourde ? Et puis soudain ces mots notés avec empressement, dans une sorte d’urgence violente et instinctive, comme une délivrance, comme une bouffée d’air pur. Je regarde autour de moi. Les collines, le chemin qui mène aux prés, le ciel bleu et mon carnet noirci qui gît à mes pieds. Et de nouveau, je sens le rythme lent de la respiration et mon âme qui se calme en éructant ses derniers soubresauts d’angoisse, ses dernières secousses de lassitude et de fatigue. Sauvé par ces quelques mots livrés à la page blanche, je me relève enfin pour reprendre péniblement mon chemin.        

 

Journée fade et sans joie, malgré le plaisir d’Être.

 

J’éprouve l’irrépressible besoin de nourrir mon esprit. A quoi bon pourtant ? M’arrive-t-il parfois de penser. Pourquoi satisfaire cette nécessité ? Et aussitôt, je pense à tous ces hommes qui m’entourent ici, englués dans leurs instincts ordinaires. Serait-ce pour ne pas devenir comme eux ? Pour ne pas m’animaliser ? Pour ne pas sombrer dans l’instinct bestial qui seul semble les maintenir en vie ? Pour ne pas devenir à leur image, des estomacs sexuels et utiliser ce don de penser autrement qu’à poursuivre ce genre de desseins, pour aller au-delà du sexe et de l’acte de se nourrir. Oui, pour exister et construire sa vie par-delà le divertissement, le plaisir et le besoin. Pour bâtir ses piliers existentiels sur d’autres valeurs plus élevées et plus nobles. Oui, résonne en moi cette impérieuse nécessité d’aller plus loin, d’aller plus haut, de franchir mes propres frontières si étroites et que je franchis pourtant toujours avec peine, avec effort, comme paralysé par le doute, la souffrance et le bien-fondé de cette démarche, démarche incomprise, incompréhensible par le monde, par mon entourage, par mes proches qui me susurrent à l’oreille : « Mais à quoi bon chercher ? La vie est si simple, difficile mais si simple ; un toit, de quoi manger et un peu d’affection font toujours l’affaire.» Mais la vie peut-elle se limiter à cette affaire ? N’avons-nous pas besoin d’autre chose ? N’y a-t-il pas un autre sens à découvrir, à atteindre, à suivre et à vivre peut-être ? Oui, un sens à vivre tout simplement.

 

A chacun ses chimères, ses rêves héroïques ou faciles, à chacun ses combats et ses lâchetés, à chacun de choisir sa voie, sinueuse ou en ligne droite, simple ou tortueuse, à chacun d’écrire son histoire…

 

Brusque énervement face à cet univers, à son ignorance incurable, devant ce mur de stupidité érigé en forteresse inexpugnable. Et pourtant je me tais. J’écoute simplement ces hommes qui haïssent la différence et qui la rejettent loin, très loin d’eux- mêmes dans une sorte de peur instinctive, de cette peur maladive d’être contaminés, comme si cette contamination pouvait leur être fatale. Non, jamais la différence n’est comprise et plus rarement encore acceptée. Les hommes préfèrent camper sur leurs maigres certitudes étroites et rassurantes.

 

L’absence de tout mouvement de pensée, la disparition de toute volonté d’évolution engendrent une forme de repli sur soi, une consolidation excessive des convictions que l’on érige alors en principes absolus, inaltérables, vice rédhibitoire à la compréhension de l’Autre et de ses différences. Ces Autres qui forment le reste du monde, leur existence, leurs idées, leurs actes, tout cela est alors rejeté en bloc avec force et violence. Beaucoup d’hommes sont ainsi. Des esprits ankylosés, figés, prisonniers de leur pensée étroite. Des esprits immobiles enlisés dans leurs médiocres et fallacieuses vérités.

 

Si peu de choses à vivre, si peu de choses à dire. S’occuper l’esprit comme nécessité absolue, pour ne pas sombrer à nouveau dans l’ennui. Accepter d’Être et de vivre sans ce petit rien de joie que procure l’esprit en mouvement. Accepter cet état larvaire. Vivre les heures au gré des insignifiances où elles vous promènent. Guère loin, cela il faut s’y attendre et s’y résoudre. Le temps passera, cette fadeur de vivre aussi. L’espérance n’est pas ailleurs.

 

Temps libre que je dilapide en repos et en divertissements médiocres. Au mieux, je batifole. D’un plaisir à l’autre. D’une activité à l’autre. Et me reste le dégoût de ces choses mal ébauchées que je n’ai ni la force ni le courage d’achever.

 

M’assurer que ma vie est originale - au sens où tout ce qui la compose est unique - au sens où tout ce qui s’y trouve est choisi.

 

Parfois je crois être devenu ceux-là même que je méprise, ceux-là même dont je récuse la vie. Médiocre et inutile. Vide, dénué de sens et d’intérêt. Voilà ce que je suis à ces heures perdues. Un personnage ordinaire et rongé d’absence.

 

Être comme les autres, à se dépêtrer dans le labyrinthe étroit du quotidien. Rien d’autre ou presque et cela contente l’âme. Bien des gens vous le diront, et chez bon nombre d’entre eux vous le verrez. Tout en eux transpire cela, tout en eux suinte ce goût si mesquin et si ordinaire pour la matérialité. Et puis, un peu plus tard, un autre jour, c’est là ! Vous le sentez ! Ça revient ! Ca ressurgit d’on ne sait où, et ce besoin de dire et de témoigner vous reprend ! Ca sort en jets brûlants, comme un volcan trop longtemps endormi, comme une renaissance, avec l’envie de partager ce magma informe qui se déverse sur votre vie, avec la joie de dire cette souffrance de vivre. Et ça vous brûle de l’intérieur ! Et ça vous ronge au dedans ! C’est une force irrépressible qui vous submerge et vous projette, impuissant dans une jubilation triste, joyeuse et frénétique.  

 

Fuir le monde, la vie courbée, pris au piège de l’insipide fadeur des rapports humains, assujetti à l’hégémonie des fonctions sociales qui écrasent et anéantissent les êtres. Soumis et obéissant. Jamais. J’aspire trop à la liberté. Conserver cette liberté de penser, d’agir, d’exprimer, cette liberté de vivre et d’exister. Oui, la liberté d’exister tout simplement. Je ne revendique rien d’autre que cette liberté indépendante, rien d’autre que ce droit à la non appartenance, que ce droit à la différence dans ce monde où toutes ces choses sont si éhontément bafouées et où tous ceux qui s’en proclament subissent peu ou prou en victime l’ostracisme de la masse qui perpétue et propage la maladie de la normalité. Normalité si louable à leurs yeux, si obsolète et si écrasante aux miens. Non, je ne revendique rien d’autre que cette liberté d’exister autrement et de vivre ma différence.

 

Me suis-je déjà senti plus proche du bonheur serein ? Jamais me semble-t-il, d’aussi loin que je me souvienne. Si, peut-être lors de la prime jeunesse et mes souvenirs nostalgiques et un peu flous de l’enfance. Peut-être et qu’importe ! Aujourd’hui, seuls comptent la réalité présente, le présent construit dans son identité adulte, la richesse des années accumulées, et l’avenir que l’on prépare. L’avenir que l’on pénètre un peu plus chaque jour pour toucher l’horizon, très loin là-bas, au bout de soi, l’avenir que l’on ignore bien sûr mais qui demeure ouvert, si merveilleusement ouvert.

 

 

SIXIEME PARTIE

Dans la solitude d'un monde pluriel

Après l’attente et les démarches, après la découverte reviennent l’ennui, la routine et le regard encore plus acerbe sur le monde. De nouveau, ils viennent habiter l’esprit du voyageur. Et ils ne le quitteront plus jusqu’à la prochaine traversée, jusqu’à la découverte d’une autre contrée.  Ainsi est le voyageur de vie ; toujours en attente, toujours en partance, toujours entre deux mondes.

 

Carnet d’humeurs, aphorismes du quotidien, instants vécus, interrogations dubitatives, Dans la solitude d’un monde pluriel, nous expose les doutes d’un homme, un homme parmi les hommes, avec ses sentiments, ses angoisses, ses réflexions et ses paradoxes. Recueil de représentations du monde et de l’existence, cruelles et solitaires qui s’affichent et osent braver l’indifférence du monde magnifiant le spectaculaire, le talent et la nouveauté, et occultant l’existence et les pensées ordinaires des gens qui se réclament du même genre. Témoignage.

 

Il n’y a plus rien à faire. J’ai tout essayé. Le monde est trop laid, trop lâche et trop cruel. J’ai donc décidé de rester seul avec moi-même, avec mon dégoût du monde et l’horreur de ce que je suis. C’est ça ou la mort. Et quand bien même je le souhaiterais, je ne peux me résoudre au suicide. Je suis trop lâche, je dois me résigner à vivre.

 

Devant l’indifférence du monde, j’ai choisi le silence. Le silence de la colère. Le silence de la douleur. Le silence des mots que la voix ne peut exprimer. Le silence de la solitude. Le silence de la pièce close. A l’abri du monde, replié sur soi, terré derrière ma table de travail. 

 

Parfois je m’imagine être un autre, un de ces hommes qui aime la vie, qui aime sa vie, un de ces personnages heureux, fier de ce qu’il est, de ce qu’il fait et de ce qu’il possède. Moi, je ne suis rien, je ne fais rien. Je ne possède même pas ma vie. C’est à elle que j’appartiens. Et c’est elle qui me livre aux évènements que je me résigne à suivre en geignant et en traînant les pieds.

 

Partout où je passe, je trouve ce genre de personnes qui m’irritent et m’effraient. Et si au fond elles avaient raison ? Ah ! Comme je les hais ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? Vous comprenez ma haine du bonheur ? Qu’avons-nous pour être heureux ?

 

Certains jours, on se sent des bleus à l’âme. C’est idiot, je sais, mais c’est ainsi.

 

Seul face à soi-même, seul devant le miroir de l’âme. C’est effroyable. Le néant abyssal. Que peut ressentir un homme à la pensée de sa vie ? Une foule de choses. L’incompréhension et l’absurdité s’il reste honnête.

Chaque soir, je me promène avec mes chiens. Nous roulons quelques temps sur la route qui traverse la garrigue. Je gare la voiture et nous descendons tous les trois. S. souvent nous accompagne. J’aime ces promenades vespérales. Il m’arrive parfois de penser que ce sont les seuls instants de bonheur qui me sont autorisés. Certains jours, je les mange goulûment. Je m’en rassasie jusqu’à plus soif. Et la source se tarit bien vite. D’autres fois, je les grignote du bout des lèvres, délicatement, sans me presser. Le plus souvent, nous marchons en silence. Les chiens sont heureux. Ils courent devant nous, la truffe au sol. Je les regarde suivre leur piste invisible et sinueuse. S. et moi marchons en silence, échangeant parfois quelques mots ; le bonheur d’être là, ici, ensemble, seuls et loin du monde. Nous nous promenons ainsi une heure ou deux, puis nous rentrons.

 

Une journée de plus. Et la mort qui nous cueillera au bout des plus.

 

Un regard fugitif dans la glace. Et ce sentiment de crainte face au temps qui passe. La vieillesse, les rides, les poches sous les yeux, le visage d’aujourd’hui que l’on ne reconnaît plus et celui d’hier à jamais disparu. Le corps qui s’avachit et cette chair molle qui commence à pendre. Depuis bien longtemps pour moi s’est amorcée la longue et lente descente vers la mort. A quand la décomposition des chairs et la putréfaction du corps ? Mais avant de rejoindre ce néant qui m’attend, il me faut me résigner à subir cette longue agonie, cette lente douleur de vieillir.   

 

Il m’arrive de regarder l’ardeur avec laquelle beaucoup camouflent les affres du temps. Je comprends cette imbécillité maladive à vouloir échapper au temps qui passe. Mais comment oublier le désarroi et la désillusion qui nous attendent lorsque la vieillesse venue, le glaive du temps sur notre corps s’abattra. Mener combat contre le temps est le plus vain et le plus illusoire des combats que ne cesse pourtant de mener une armée toujours plus nombreuse de naïfs, conscients pour leur plus grand malheur de leur duperie.

 

Insomnie. Ô insomnie, le jour se lève. Ô insomnie, depuis deux jours déjà tu me livres aux griffes de la nuit !  

 

Je ne suis qu’un pauvre bâtisseur de poussière. Et comment vivre de poussière autrement qu’en rampant ?

 

A trop vouloir exister, j’en oublie de vivre. Quelle bien tragique quête que celle qui ramène immanquablement vers soi…

 

Je n’ai eu de cesse, au cours de cette vie, de m’interroger sur le sens de l’existence. Et toujours, je me suis heurté à l’étroitesse de ma compréhension. Etrange, obscur et absurde phénomène que ce passage ici-bas. Les raisons de cette présence en ce monde m’échappent et m’échapperont peut-être jusqu’à mon dernier souffle. Comment répondre dès lors à une telle question ? Exit donc cette vaine interrogation. Que nous reste-il alors ? Si ce n’est le sens particulier qu’il nous faut donner à cette vie à défaut d’en trouver un plus universel.

 

Axe existentiel ; ligne autour de laquelle se construit notre vie. L’ensemble de nos comportements, de nos pensées et de nos actes (des plus insignifiants aux plus significatifs) s’y conforment ou s’y soumettent.     

 

Je hais cette époque. Mais à bien y réfléchir, c’est moins l’époque, que ceux qui y vivent que je déteste le plus. Tous ces hommes qui ne pourraient vivre qu’aujourd’hui, dans ce monde factice et moelleux qui les protège d’eux-mêmes. J’ai toujours détesté ceux qui entouraient leur vulnérable condition d’homme de quantités de procédés artificiels offerts par le progrès et la modernité de cette époque.

 

Je ne peux m’empêcher de juger mes contemporains. Et en instant, mon idée sur eux est faite. Il me suffit pour cela de regarder leur tenue vestimentaire. Est-elle soignée, excentrique, traditionnelle ? Est-elle sans recherche ? Est-elle négligée ? « L’habit ne fait pas le moine » pensez-vous. En êtes-vous si sûr ? Non ! Croyez-moi ! L’habit révèle bien des choses sur celui qui a revêtu la soutane. Regardez donc ! Que Diable ! Regardez donc l’habit et vous verrez l’importance de l’image et de l’apparence qu’elle revêt chez l’autre.

 

Je me suis toujours senti proche des mal-aimés de cette vie, des ratés, des perdants, des pauvres gens. Je me suis toujours rangé du côté des humbles. Moi qui en avais si honte autrefois, voilà que j’en suis fier aujourd’hui ! Oui, aujourd’hui je suis fier d’appartenir à cette race qu’on appelle les sans-grades.

 

Le temps qui passe, en dépit de son effarante vitesse, est d’une mortelle lenteur. Et pourtant que la vie semble courte ! Et pourtant que le temps passe vite ! Que faisons-nous donc de nos journées ? Beaucoup de travail, beaucoup de sommeil et quelques heures que nous gaspillons en repas, en repos et en tâches ménagères et que nous dilapidons en divertissements et autres menus plaisirs. Mais où est donc la vraie vie ? Quelle est-elle vraiment ? Et comment avoir le temps avec cette vie-là de la découvrir et de la vivre ? J’ai toujours eu le sentiment désagréable de marcher à côté de ma vie et d’en subir une qui n’a jamais vraiment été mienne.    

 

Que faire alors ? Comment se donner l’illusion de choisir pleinement son existence ?

 

Une seule règle peut-être… éviter les contraintes extérieures, celles que nous n’avons pas délibérément choisies. Qui parmi nous n’a jamais eu à subir ces choix (même minimes) imposés par d’autres ? Dieu sait qu’en ce monde les contraintes ne manquent pas ; parents, école, société, travail, collègues, enfants, conjoint, supérieur hiérarchique… Choisir sa vie en son âme et conscience dans la solitude dépouillée de toute forme de contraintes imposées par Autrui. Peut-être est-ce là une solution ? Je l’ignore…

 

Nous cheminons tous sur cette longue route, en marcheurs solitaires et égoïstes, tâtonnant à l’aveugle pour trouver notre sentier dans l’espace désertique du monde.

 

Quant à moi, je poursuis ma route qui m’éloigne chaque jour davantage de la marche du monde.

 

Il n’y aucune vérité à entendre de la bouche du monde. Les hommes devraient se taire et écouter les mystères de leur cœur. 

 

Pourquoi ce qui intéresse les hommes n’est-il jamais l’essentiel ? Souvent je me pose cette question, simple d’apparence, et pourtant… Feignent-ils de l’ignorer ? S’y consacrent-ils en cachette au plus profond de leur solitude et de leur intimité ? N’y songent-ils jamais (j’en doute, mais qui sait peut-être ?). Je les vois s’entretenir avec le plus grand sérieux sur les sujets les plus futiles, dignes d’aucun intérêt. Même les plus intelligents s’y soumettent. Pourquoi ? Et qui suis-je, moi, pour penser que je suis l’un des rares à me préoccuper de l’essentiel ?

 

La vie des hommes est toujours un grand étonnement. Beaucoup choisissent de s’agiter vainement dans le frétillement du monde, soutenant ce que d’autres s’évertuent à combattre, construisant ce que d’autres s’échinent à détruire. L’homme choisit souvent sa vie dans le seul but de se donner l’illusion d’exister.

 

Quelle est la vraie, la seule, l’unique question à laquelle il vaille la peine de répondre ? La question la plus essentielle à la vie de tout chercheur existentiel ? Voici cette question déclinée de trois façons à la fois identiques et différentes !  Quel sens donner à son existence ? Quelle orientation lui donner ? Quelle direction prendre ?

 

Dans la longue liste des astuces qui aident à mieux vivre, l’existence de Dieu est peut-être la plus astucieuse d’entre toutes.

 

Dans ce naufrage du monde, je vois les hommes se perdre et se noyer. Et moi qui n’aspire qu’à quitter le navire en perdition. Partout sur cette terre, je vois la mort, la guerre et la misère, partout je vois l’argent, le pouvoir et le sexe. Et puis je vois encore la mort un peu partout. Toujours je n’ai vu que
cette pauvre rengaine à laquelle personne ne semble pouvoir échapper !

 

Y avait-il auparavant cette odieuse machine à écraser les hommes, ces hommes ordinaires, ces petites gens que nous sommes tous au fond ? N’avez-vous pas senti, ces derniers temps, monter l’insidieuse vermine du collectif, cette tyrannie de la norme, cette globalisation du monde qui étouffe chaque jour davantage notre agonisante individualité ?

 

Hégémonie du capitalisme, dictat des marchés financiers. Triste règles, triste monde ! Productivité, compétitivité, rentabilité, compétence, flexibilité, dynamisme, voilà les nouvelles règles de l’impitoyable jungle du monde qui poursuit son ahurissant travail d’odieuse machine à piétiner les hommes.  

 

Etre comme les autres. Oui, certes… mais avec cette infime différence de n’avoir jamais pu l’accepter…

 

Aujourd’hui, terrible journée d’ennui. Temps vain. Heures vides, minutes inutiles. 24 heures de ma vie envolées, irrémédiablement perdues. 24 heures qui n’ont servi à rien, si qui m’ont permis de m’ennuyer en pleurant sur mon sort… Ah ! La belle affaire ! Serait-ce là la seule activité dont je sois digne ? 

 

La journée idéale devrait être plurielle. J’y mettrais ceci : une activité principale - plaisante et si possible rémunératrice (il faut bien vivre, n’est-ce pas ?), la pose d’une pierre pour les constructions de notre futur proche (projets de tous ordres), des instants de sérénité, de détente et de plaisirs (de tous ordres eux aussi), du temps consacré à son entourage (pour essayer de lui apporter du bonheur), sans compter les inévitables tâches domestiques. A y penser, je dois dire qu’il m’arrive que bien trop rarement de vivre ce genre de journée. Et franchement, je ne saurais dire non plus à qui en imputer la faute…

 

Parfois le vide m’étreint en arrivant sans crier gare pour passer la journée en ma compagnie. Le dimanche en particulier, ce jour si propice à l’ennui. Pourtant, à ce jour béni du repos, j’y songe souvent dès lundi, m’imaginant déjà profiter de ces heures paresseuses, ou programmant quelques activités plaisantes, sûr dès lors de prendre, le fameux jour, du bon temps et de vaquer enfin à ce qui me plaît. Et lorsque arrive dimanche, je m’attèle consciencieusement aux tâches prévues, sans joie ni plaisir, en pensant déjà à lundi. 

 

Le dimanche est un jour bien traître. Aussi perfide que l’ennui qu’il amène avec lui. On s’y traîne sans savoir si l’on va s’en sortir. Et pourtant si. Lundi finit par arriver. L’ennui après l’ennui. A défaut de mourir d’ennui, cette vie est à mourir de désespoir…

 

Les années passent comme les jours, insoucieuses de nos déboires, en traçant ce chemin que nous suivons pas à pas et où je chemine aujourd’hui comme un automate aveugle et ignare. Où et quand ce chemin s’arrêtera-t-il ? « Tais-toi » me dit une voix, « tais-toi et marche ! ». Je me tais et poursuis la marche, le pas résigné et songeur, continuant d’hésiter à chaque carrefour.

 

La joie de construire de ses mains ; bois, pierre, fer, terre… La joie de donner forme. Le plaisir immense – et presque maternel – de donner vie. S’approprier les éléments pour les ennoblir avant de les rendre libres.

 

La réalité est une prostituée qui nous baise. Qui finit toujours par nous baiser. Au début, forcément, c’est très excitant. Mais à la longue, ces rapports s’avèrent bien décevants. Le rêve et l’imaginaire, quant à eux, sont une sorte d’auto-érotisme salutaire où l’on maîtrise ses fantasmes et son impuissance. Personne n’est dupe, mais rêver procure tant de plaisir. Il est bien malheureux de ne rêver jamais. Moi qui hais le rêve, je l’assume très mal. Mais le mensonge et la duperie du rêve me sont plus insupportables encore que le malheur de me frotter (et de me piquer souvent) à la triste réalité de cette existence bien réelle. A bas donc l’onanisme ! Et vive les prostituées !

 

Mieux vaut vivre debout, malheureux et chancelant dans la déstabilisante réalité du monde que couché, heureux et invincible dans l’univers chimérique de ses rêves.

 

Une hirondelle dans le ciel. Une hirondelle qui s’envole, qui virevolte et qui bat des ailes pour lentement se laisser aller dans le vent. Et qui m’envole avec elle. N’est-ce pas là le plus haut degré de la poésie ? Loin, si loin des envolées lyriques, voici l’envolée du cœur qui élève l’âme et qui laisse l’esprit à la traîne. La vraie poésie est là. Le reste n’est que mots sans joie qui nous écrasent.

 

Vivre me fatigue, exister m’épuise. Vivre m’assomme, exister me ronge. Que faire alors ?

 

Les malheurs du monde ressemblent aux miens. Ils sont insignifiants. Ce qui ne nous empêche sûrement pas d’aimer à nous y vautrer avec complaisance. L’apitoiement sur soi est une excuse attendrissante, la colonne vertébrale de nos vies, solide et épineuse. Parfois, il me plairait d’être tétraplégique.

 

Dans la jeunesse tous les horizons des possibles se déploient devant les yeux, accessibles. L’adulte, qui souvent prend conscience qu’aucun il ne pourra atteindre, n’a d’autres choix alors que de se réfugier dans la médiocre banalité dans laquelle, bien sûr, il finit par s’enliser. Alors désabusé et déçu (pour le restant de ses jours), l’homme se résigne à survivre, cheminant cahin-caha à l’ombre de ses rêves en attendant la mort. Quel triste chemin que la vie d’un homme !

 

Sans aspérité sociale frappante. Je suis de ceux-là, de cette race de passe-partout, celle dont on ne peut rien dire, excepté des conneries.

 

Emmaillotés dans la torpeur accablante d’une fin d’après-midi d’été. Piégés. Faits comme des rats. Ils sont – nous sommes – des milliers ici, peut-être des millions, prisonniers de la souricière, étouffant, suffocant sous cette chaleur accablante. Et nous attendons comme une délivrance la douce et caressante fraîcheur de la nuit, les eaux rafraîchissantes du soir pour sortir de notre trou. 

 

L’existence n’est qu’une succession d’efforts. Sur soi et sur les autres. Et aujourd’hui, tout cela me pèse terriblement. Tous ces efforts me semblent bien inutiles. Je ne cesse d’en faire, tantôt pour me supporter, tantôt pour supporter le monde, passant inlassablement de l’un à l’autre. 

 

Aujourd’hui, tout me semble inaccessible. Vivre même est au-dessus de mes forces.

 

En me tournant vers mon passé, je m’aperçois qu’il n’a été qu’une succession d’obligations auxquelles je me suis docilement soumis. Certes, j’ai pu effleurer quelques rêves d’enfant. Et dans mes moments d’euphorie (sorte de brèves et ponctuelles parenthèses dans l’ennui), ces éléments du passé me paraissent même attrayants. Mais, hormis à ces rares instants, tous ces souvenirs me laissent comme un arrière-goût d’insignifiances enfantines.

 

Et qu’en est-il du présent ? Quelle joie ai-je à vivre chaque jour qui passe ? Je n’ai aucune joie à vivre car je ne sais pas vivre… au fond, je ne sais et ne fais qu’essayer d’exister. Et du présent, je ne peux saisir que le sentiment qu’il m’échappe. Non, le présent ne m’a jamais exalté. Son insipidité, oui, je la connais. J’ai cette profonde et douloureuse connaissance de la routine du quotidien, avec cette absence de l’âme, ce vide et cet ennui si caractéristiques du désœuvrement existentiel. Je connais aussi cette obsession un peu folle et un peu maladive de l’avenir, et n’utilise bien souvent le présent qu’à préparer ce futur qui m’angoisse comme pour essayer d’en atténuer l’incertitude. Eternellement pris entre l’enclume (l’insipidité du présent) et le marteau (l’angoisse du futur), ma vie ne peut que crier sa douleur tant elle me confine à la souffrance de vivre, à l’éternelle insatisfaction d’être.

 

Aider les hommes a toujours été pour moi une affaire de la plus grande importance. Mais les hommes m’ont très vite guéri de cet altruisme idéaliste et puéril en me rendant cynique et désabusé. Aussi aujourd’hui ai-je renoncé à les aider. A présent, je suis comme tous les hommes, je ne vis plus que pour moi. Et peut-être même suis-je le pire d’entre tous… car aujourd’hui, je vis comme un misanthrope égoïste et indifférent au monde qui ne feint même plus l’amour et la compassion pour son Prochain. 

 

Nous sommes seuls. Evidemment, nous sommes éternellement seuls. De la naissance à la mort. Et entre ces deux extrêmes, nous entourons notre solitude de présence(s) pour oublier ou pour atténuer cette souffrance de cheminer seul dans le monde. Mais que peut la présence d’autrui face à l’intrinsèque solitude qu’est la nôtre ? Face à cette solitude qui fait de nous des êtres foncièrement et irrévocablement livrés à nous-mêmes ?

           

Ce matin, le ciel est bleu. Par la fenêtre, j’aperçois les zébrures écumeuses de quelques nuages lointains. Les feuilles des arbres sont vertes. Le printemps renaît. Dehors, les gens ont l’air heureux. J’entends leur voix gaie. Leurs éclats de rire joyeux. De quoi se réjouissent-ils ? Décidément, je ne comprendrais jamais les hommes.  

 

Depuis plus d’un mois, la guerre fait rage à quelques encablures d’ici. Matin et soir, les médias nous abreuvent d’informations. Pédagogues, ils nous expliquent la situation. Elle est très simple. Les gentils luttent contre les méchants. Les gentils massacrent les méchants en représailles des massacres que les dits-méchants ont perpétrés. Ô homme, barbare grégaire et  belliqueux quand révèleras-tu à ce monde infâme et mensonger la noblesse de ta bonté ?

 

Chose étonnante que le sexe dans ce monde où le phallus trône comme un roi dur et intransigeant parmi cette masse molle de pensées contemporaines! Oui, que d’histoires et que de mystères pour cette si petite chose qui pend entre les jambes des mâles. Ne les avez-vous jamais entendu  ces pâles pourlécheurs de trous fétides, toujours à bramer la gloire de la puissance virile, l’ingéniosité libidineuse, la multiplication des conquêtes et je ne sais quel autres forfanteries ! Ah ! Le beau mythe du sexe que voilà qu’on nous donne à entendre ! Bien faire l’amour, toujours plus de plaisir et de jouissance à offrir à son partenaire, X fois par semaine… Oh ! Que de mensonges et de fausses évidences pour ce petit plaisir fugace et souvent si médiocre ? Pourquoi tant de fallacieuses croyances en matière de sexe ? Comme si l’homme éprouvait cette nécessité de se tromper lui-même pour mieux oublier son intrinsèque solitude…

 

L’homme pourrait-il d’ailleurs vivre sans sexe ? Bien des gens, je crois, en seraient incapables. Sans cette petite joie, nos vies seraient encore plus… comment dire ? Invivables. Moi-même, lorsque cette jouissance ne m’est pas accordée, je suis pris d’une obsession paralysante qui fige ma vie en une seule pensée, celle de voir satisfaite au plus vite cette envie de plaisir. Cette petite chose est décidément bien étrange… Que cache-t-elle au fond ? Franchement, je ne saurais le dire…

 

Qu’y a-t-il à dire aujourd’hui ? Rien… ou peut-être si, une seule chose, que le dépouillement est le seul vêtement que je souhaiterais revêtir. J’aime la sobriété et la simplicité. J’aime le contraire du foisonnement. J’aime ce que jamais je ne pourrais être. Si pourtant. A cet instant même, où toute mon âme tend vers la simplicité, à cet instant où j’écris ces mots si simples…

 

Toujours j’oscille entre celui que je suis et celui que je souhaiterais être. Et cela m’écartèle, sans cesse, sans aucun répit, comme un condamné à perpétuité.

 

De quoi ai-je réellement besoin ? Je regarde un instant l’endroit où je vis, encombré d’une foule de choses inutiles dont j’aimerais me défaire pour les mettre hors de ma vie. Ainsi, il y a quelques temps, je me suis surpris à vouloir me raser la tête. Et je l’ai fait. Entièrement, obéissant à ce même désir de dépouillement. Dépouillement passager, encore trop lâche pour oser m’engager sur la véritable voie du dépouillement, absolu et irréversible.

 

Il m’arrive souvent d’imaginer un endroit dénudé aux murs blancs. Une cellule monacale ou carcérale peut-être. Une pièce réduite à s plus simple expression. Quelques livres sur une étagère. Les essentiels ; Gorki, Bobin, Cioran, Butten, Hesse, Pessoa, un dictionnaire. Une machine à écrire posée sur une table, quelques feuilles blanches dans un paquet déjà entamé. Quelques crayons dans un gobelet. Un lit, quelques vêtements – pas trop – un ou deux ustensiles de cuisine. Tout serait là, à sa place, sans ordre particulier. Et dans cette pièce, je vois un homme assis à sa table de travail qui achève son repas. Tranquillement. Puis l’homme se lève pour aller préparer le café. Il se sert une tasse et revient s’asseoir en humant l’odeur du café qu’il boit à petites gorgées. Son café achevé, l’homme lève la tête pour contempler le ciel à travers la haute lucarne de la pièce. Il entend le gazouillis des oiseaux. Et il ferme les yeux pour mieux les écouter. Il reste comme cela un instant. Puis il se lève et va rincer la tasse qu’il pose dans l’évier. L’homme regarde alors autour de lui puis saisit sa veste suspendue à la patère accrochée derrière la porte. Et il sort.

 

Je voudrais être aussi étranger au monde qu’il me reste étranger. Comment faire ?

 

Qui suis-je, moi qui me resterai à jamais inconnu et qui emporterai mon mystère dans la mort. Mais au fond, peut-être, en est-il mieux ainsi ? 

 

Les hommes m’insupportent ou m’ennuient. J’aimerais tant qu’ils m’indiffèrent. Je connais que trop leurs jeux stupides. C’est un misérable spectacle. Je voudrais fuir le monde pour vivre seul, seul, seul. Mais c’est impossible, je m’insupporte déjà…

 

Je n’ai jamais pu franchir le seuil de la médiocrité. Je l’ai toujours suivie fidèlement, pas à pas, dans toutes les ornières où elle m’a traîné. Oh qu’est terrible la médiocrité ! Elle vous enfonce plus bas que terre. Et lorsqu’on en prend conscience, il est trop tard, elle a déjà fait son œuvre. Et il n’est plus possible de vivre autrement que sous sa botte, à moitié enseveli sous la terre. Subsiste pourtant, le vain espoir de s’envoler. Pauvre rêve…Une motte de terre ne peut rêver d’envol. Dans la terre, elle restera, à jamais condamnée. Et le temps la fera boue, puis glaise, et elle finira poussière, soyez-en sûr !

 

L’écriture est un exercice cathartique, une sorte d’exutoire thérapeutique inoffensif où l’on peut déverser sa violence sans se détruire ni porter préjudice à autrui. On peut s’y perdre et y sombrer. Mais le plus souvent, l’écriture nous sauve de nous-mêmes et de cet abîme d’avec le monde. Je crois que j’écris pour cette raison, pour ne pas sombrer dans la folie de la destruction systématique de cette inhumanité que je porte en moi et que le monde porte en lui.

 

Le monde ne survivra pas à ma mort. Il s’éteindra avec elle. Car c’est moi qui l’aie créé, de toute pièce, à mon image, dans cet esprit confus qu’est le mien. Et ma mort balaiera ce monde sans le moindre regret.

 

Après ma vie, il y aura la mort et le vide. Mais ma vie en contient déjà tant que le dépaysement ne sera que pour les autres. Et je crains pourtant que le monde indifférent continuera de tourner, plus indifférent encore. Tant pis ou alors tant mieux, car je mourrai comme j’ai vécu, incompris, inconnu et mal aimé. Et j’irai dans la mort seul et libre, avec cette liberté et cette solitude qui m’ont fait traverser la vie.

 

14 novembre 2017

Carnet n°2 Le naïf

Fiction / 1998 / La quête de sens

Dans cette fresque guignolesque de notre monde contemporain, l’auteur nous livre certaines de ses expériences, des instants de vie insignifiants (et tous d’une bien triste réalité) que vous avez-vous-mêmes très certainement subis, contournés ou traversés. Son mérite (mais en a-t-il vraiment ?) ne réside guère dans la générosité accablante de ces pages naïvement acides, mais tient tout entier (même si ça peut nous paraître bancal et bien étrange) dans son acharnement (il est vrai fort velléitaire) à continuer d’aller dans la vie, comme ça, juste pour voir.

 

 

Prologue

Il me l’avait bien dit. J’étais prévenu. Je me rappelle encore le ton de sa voix, l’intonation bizarre qu’il prenait lorsqu’il m’assenait SA phrase : « tu verras quand tu seras grand ». Mon père me l’avait toujours dit, il avait bien dû me la répéter des millions, peut-être des milliards de fois, le problème c’est que j’ai toujours rien vu, pas l’ombre d’une vision.

 

Pourtant je suis grand, j’ai la trentaine bien tassée. J’ai eu des jobs et même une fois presque un vrai travail, comme lui. Aujourd’hui, j’ai quelques cheveux blancs et mes petits soucis. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu avec mon père, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai peine à imaginer que nous avons les mêmes… soucis. Faut dire que j’ai pas encore d’enfant et crois bien que c’est pas de si tôt que j’en aurais, vu que pour l’instant, je suis encore seul, et que vraiment pour rien au monde j’échangerais ma solitude contre une poupée gonflable qui ferait des faux plis en repassant mes chemises. Parce que premièrement, moi, dans les histoires de cul ce que je préfère c’est la tendresse (et allez expliquer ça à une poupée gonflable !), et que deuxièmement, j’aime pas porter des chemises surtout quand elles sont repassées.

 

Dans ma vie, j’ai bien connu quelques trucs, des expériences, des gens et même des filles, mais ça n’a jamais vraiment marché. D’ailleurs, tout le monde le disait, c’était de ma faute si ça ne marchait pas. Mais moi ce que je crois c’est que j’étais un peu trop différent (je peux pas bien vous expliquer, mais ça se sent ces choses-là). Pour eux, c’était moi le coupable, celui qui veut toujours ce qu’il n’a pas et qui embête tout le monde en répétant que ce n’est pas vraiment de sa faute s’il cherche tout le temps des trucs impossibles que personne ne peut lui donner. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que je dirais encore ça, mais en fait j’en sais trop rien. Je crois que je suis comme les autres pour ça : j’arrive pas à donner aux autres ce qu’ils veulent. Faut dire aussi que j’arrive même pas à me donner les trucs que j’ai envie. Et là, je vous parle pas des trucs à acheter, non, ça serait plutôt des trucs qui s’achètent pas, c’est plutôt ça que j’ai envie d’avoir.

 

Mais avant que je vous raconte mon histoire, il faut que vous sachiez une chose : j’ai la tête vide et j’arrive pas à fixer les trucs qui me passent par la tête. Ça vient, je sais même pas comment, ça repart, et là c’est pareil, je sais pas pourquoi. Entre les deux, je sens que ça bouge à l’intérieur, ça remue vachement, ça doit se cogner contre les parois en faisant des échos, et puis quand le dernier écho a disparu, tout disparaît. C’est pourquoi, quand je veux suivre une idée, je suis obligé de remuer très fort à l’intérieur de ma tête, c’est pour retarder le dernier écho. C’est peut-être pour ça que ceux qu’on appelle les fous, ils se balancent tout le temps d’avant en arrière, c’est pour garder leurs idées. Faut pas qu’ils arrêtent de se balancer, sinon ils perdraient leurs idées, et ils deviendraient comme les autres, ceux qui croient qui sont pas fous et qui ont un peu la tête vide, même s’ils ne le savent pas.

 

 

Chapitre premier

Mes plus belles années, je les ai passées dans la tête de mes parents, lorsqu’ils ne m’avaient pas encore conçu et qu’ils avaient tout le loisir de m’affubler de toutes les qualités du monde. Bref lorsqu’ils pouvaient encore s’imaginer mettre au monde un être idéal, beau, gentil et intelligent, un être qu’il y a bien longtemps je ne m’efforce plus de devenir. Ça demanderait vraiment beaucoup trop de travail. Après ces merveilleuses années, ça s’est drôlement gâté. Pendant toute sa grossesse, ma mère a été malade. Des douleurs atroces à vous faire passer l’envie d’avoir des mômes. A peine sorti de la matrice maternelle, j’ai bien senti que déjà elle m’en voulait. Comment pouvait-on souffrir à ce point pour engendrer une chose pareille ? La grossesse avait déjà tué dans l’œuf son embryon d’amour maternel. Après, comment voulez-vous réussir dans la vie avec ce genre d’entrée dans le monde ?

 

Les premières années, ma mère ne me sortait pas ; elle avait déjà honte d’être ma mère, alors pourquoi aller s’en vanter au dehors ? Je suis resté enfermé jusqu’à mes 6 ans, âge où mes parents n’avaient plus le choix, ils devaient me laisser sortir pour aller à l’école. Pour compenser ma bien précoce laideur, ma mère avait décidé de faire de moi un petit singe savant, laid, mais savant. Peut-être avait-elle en tête l’idée un jour de se remettre à travailler (elle avait arrêté son travail pour ma naissance), et je la soupçonne d’avoir eu le projet de monter à mon insu un spectacle de cirque. Ça serait bien là une preuve supplémentaire de l’esprit pragmatico-artistique de ma mère. Oui, ma mère a toujours eu un esprit pragmatico-artistique, partant du principe que l’art devait bien servir à quelque chose. Jusqu’à mes 6 ans, j’ai donc subi les plus atroces tortures préscolaires qu’un enfant puisse subir. A 2 ans, je savais compter l’alphabet, épeler les chiffres et additionner les mots. Ma mère qui n’avait qu’une instruction limitée avait dû commettre quelques ratés dans ses méthodes pédagogiques. Mais peu soucieuse des théories doltoniennes, elle me gavait du peu qu’elle avait elle-même appris, et qui plus est mal appris. J’avais donc forcément beaucoup de mal à ingérer cette bouillie infâme. A 4 ans, je savais l’heure, à l’endroit, à l’envers et même de travers, un peu déboussolé par la cadence de cet apprentissage forcé.

 

Toutes mes journées je les passais dans le parc que mes parents avaient tout exprès acheté pour moi. Mon père qui a toujours été très bricoleur me l’avait personnalisé. Guidé par les directives de ma mère, il avait remplacé les mailles du filet par des barreaux d’acier, recouvert le dessus par une grille métallique, surmontée de fil barbelé. A l’intérieur, il avait fabriqué une petite cage dans laquelle je ne pouvais ni me coucher, ni me tenir debout, ni même m’asseoir, lieu qu’ils avaient prévu en cas de fortes agitations ou d’éventuelles rebellions. Impressionnés par les résultats de certaines méthodes éducatives néo-féodales qu’ils avaient découvertes lors d’un reportage télévisé, ils avaient décidé de mettre à profit et surtout en application les moins traumatisantes d’entre-elles, preuve indéniable que mes parents, loin d’être des bourreaux sanguinaires, étaient des éducateurs sensibles, ouverts et larges d’esprit, parce que ce qu’ils désiraient le plus, c’était de me voir heureux et surtout à leur image. A l’intérieur, ils avaient mis mon nounours, une trentaine de livres d’images et un martinet. Et c’est comme ça entouré de tous mes jouets que mon enfance se déroula. 

 

Chaque jour ma mère surveillait mon apprentissage. Le matin, elle me donnait le programme de ce que je devais apprendre dans la journée, et en début d’après-midi, elle vérifiait si j’avais bien appris mes leçons. Oh ! Pas grand-chose, à peine une dizaine de pages par jour. Elle s’asseyait derrière le bureau qu’elle avait mis près de mon parc, et me faisait répéter, une grande règle en fer à la main, les lignes d’écriture et de calcul qu’elle avait écrites sur le petit tableau noir qu’elle avait pris la peine de fixer au mur, juste derrière son bureau. Souvent après quelques heures, quand elle me sentait réfractaire à tout apprentissage, elle m’enfermait dans ma petite cage pour quelques instants et pour mon bien me disait-elle. Quelques heures ou quelques jours après, elle me libérait, et c’était toujours les larmes aux yeux qu’elle me permettait de réintégrer l’espace moins exigu de mon parc. Elle pleurait en gémissant, en disant qu’elle était trop faible, qu’elle s’apitoyait trop, qu’elle devrait être plus sévère mais qu’elle n’y arrivait pas.

 

C’est vrai, il faut l’admettre, toute mon enfance a été bercée d’amour. Une affection débordante de coups de triques. J’ai reçu une éducation stricte, un rien rigide comme peut l’être un martinet, l’outil éducatif préféré de mes parents. Très tôt, ils ont voulu me bourrer le crâne de leurs sacro-saints principes familiaux ; sacrifices, sens de devoir et amour du travail bien fait. Des principes véhiculés depuis des générations et des générations. Je peux vous dire que quand ils sont arrivés chez moi, ils avaient un sacré goût de poussière. Ça tombait mal, j’étais allergique. Résultat, j’ai pas pu en avaler un seul. Aujourd’hui, je suis plus du tout allergique, mais je peux toujours pas les gober, leurs principes. Ça doit être l’habitude, le principe de ne pas en avoir…

 

Sinon le reste de la journée, une fois mes leçons récitées, je pouvais m’amuser comme je voulais. La plupart du temps, je jouais avec mon nounours. Je lui faisais réciter les leçons que je lui avais données. Je prenais un de mes livres d’images et il devait me raconter l’histoire. Et quand lui aussi il était réfractaire, je lui montrais le martinet, mais ça n’avait pas d’emprise sur lui, alors je lui enlevais sa culotte et je le tapais de toutes mes forces, pour son bien que je lui disais.

 

Le soir quand j’avais pas été puni ou qu’on m’avait pas mis dans ma petite cage, j’avais le droit de sortir de mon parc. Ma mère me mettait près de la fenêtre pour que je regarde dehors. Je regardais les gens en bas qui marchaient dans la rue. Quand je voyais mon père arriver, j’allais l’attendre derrière la porte, et des fois, quand ma mère était de bonne humeur parce que j’avais vraiment bien récité mes leçons, je pouvais même aller l’attendre sur le palier en haut des marches. Mais ça c’est pas arrivé souvent, peut-être 2 ou 3 fois. La plupart du temps ma mère, elle était pas de bonne humeur, et c’était à cause de moi, elle disait parce que j’étais pas un bon fils.

 

Après, on se mettait à table. Ces jours-là, j’étais heureux parce que moi je trouvais que c’était bien d’être réunis comme ça tous les trois. Je préférais ça aux jours où j’étais puni, c’est-à-dire presque tout le temps, et où je devais manger tout seul dans ma cage mon menu « spécial punition » : les restes de la pâté de Toby, notre chien, pour que je devienne plus obéissant, ma mère elle disait. La plupart du temps, mes parents, ils mangeaient sans moi. Je les entendais de mon parc. Mon père, il racontait sa journée et ma mère, elle poussait de gros soupirs comme pour lui dire qu’il racontait toujours la même chose, ce qui était vrai d’ailleurs, je m’en aperçus plus tard. Après ma mère débarrassait la table, je la voyais par la porte entrouverte se diriger vers la cuisine avec les assiettes sales, puis elle faisait la vaisselle, et quand elle avait fini, elle rejoignait mon père devant la télé. Lui, je l’entendais ronfler. Chaque soir, il allumait la télé, et à chaque fois, au bout de 5 minutes, il s’endormait. Ma mère s’asseyait à côté de lui, puis au bout d’un moment, quand il ronflait vraiment trop fort et qu’elle pouvait plus suivre son film tranquillement, elle l’envoyait se coucher. Toujours, elle râlait après lui en lui disant que c’était un bon à rien et qu’elle en avait marre de cette vie. Après, quand elle se retrouvait seule devant la télé, souvent elle pleurait. Elle restait comme ça un long moment. J’entendais ses sanglots par la porte, puis après, avant d’aller se coucher, elle nettoyait partout, elle passait l’aspirateur dans le salon, le balai dans la cuisine, et je l’entendais refaire la vaisselle qu’était déjà propre comme si elle voulait tout nettoyer dans sa vie pour que ça brille comme un sou neuf. Presque tous les soirs c’était pareil. Ils sortaient jamais et jamais personne venait chez nous, sauf une fois par an pour mon anniversaire. 

 

Chaque année, mes parents invitaient toutes leurs connaissances ; mes grands-parents, mes oncles et mes tantes, et même une année y avait les voisins d’en face, ceux qui habitaient le même palier. C’était pour eux une occasion à ne pas manquer, une façon de garder des liens forts et de prouver qu’ils étaient une famille unie, et pour moi de recevoir des cadeaux qui me changeaient un peu des accessoires éducatifs (livres et martinet) dont mes parents me comblaient le reste de l’année. On les recevait toujours un samedi. Chacun trouvait que c’était le jour idéal parce que ça ne perturbait pas leur emploi du temps de la semaine, tous s’accordaient à dire qu’en général le samedi était réservé aux grands évènements ; les anniversaires, les mariages, les grands nettoyages, les sorties parce que tous ils disaient que c’était un jour où ils ne savaient pas quoi faire et qu’ils préféraient sortir même pour des corvées que de rester chez eux à s’emmerder. En général, ils arrivaient tous vers midi. Toute la matinée, ma mère devait rester à la cuisine pour préparer le repas. En même temps, elle devait mettre la table, nettoyer et laver partout, passer la poussière sur tous les meubles parce qu’elle voulait pas qu’on dise que chez elle c’était sale. Elle sortait son « argenterie » et le service de 12 pièces en porcelaine de Limoges que la famille lui avait offert pour son mariage. En le lui offrant, ils avaient dit : « comme ça tu pourras le sortir une fois par an, quand tu nous inviteras ». A l’époque, ils la connaissaient pas encore, mais ils s’étaient pas gourés. Mon père lui il avait pas le temps de l’aider parce qu’après son  PMU et son loto, il devait démonter mon parc pour le ranger à la cave. Mes parents, ils voulaient pas montrer à ma famille leurs méthodes d’éducation, ils voulaient juste montrer le résultat. A chaque fois, j’avais droit à la même histoire, mes parents me disaient avant que tout le monde n’arrive, que je devais faire attention à bien me comporter, que je devais leur faire honneur et montrer à ma famile que mes parents avaient un petit garçon intelligent. Pendant tout l’après-midi, mes parents me posaient des questions et je devais répondre sans hésiter pour épater la galerie. Tout le monde faisait semblant d’être en admiration et ils me complimentaient avec de grands « c’est bien, c’est bien, mon petit », mais ils n’en pensaient pas moins. Et ça mes parents, ils devaient pas vraiment s’en rendre compte, parce que ma mère, qui ne pouvait s’empêcher de rougir de fierté, elle disait toujours en prenant un air modeste : « oh ! ce n’est rien vous savez, il en sait tellement plus, et il apprend avec tant de facilité, comme ça tout seul sans qu’on lui demande rien », et après elle continuait à m’interroger, comme ça l’air de rien.

 

En général, ils arrivaient tous avec un bouquet de fleurs pour ma mère et surtout pour pas arriver les mains vides. Moi selon les années, j’avais droit à une petite voiture, un appareil à bulles, ou à un paquet de 10 ballons - des ballons à gonfler -, et même un jour - je devais avoir 5 ou 6 ans – une de mes tantes, elle m’a donné 30 frs. Et puis elle a ajouté : « je savais pas quoi t’offrir, alors j’ai pensé que comme ça tu pourrais choisir toi-même » et puis elle s’est penchée vers mon oreille et elle m’a dit tout bas : «  30 frs. tu sais c’est beaucoup pour ton âge, en tout cas c’est beaucoup plus que ce que tes parents donnent pour l’anniversaire de Romain qui est déjà grand (Romain, c’est mon cousin et à l’époque, il devait avoir 20 ans) ». C’est comme ça que j’ai appris que les cadeaux quand on les faisait, fallait que ça vienne du cœur. Après on passait à table. Ma mère, elle avait mis les petits plats dans les grands, alors ça durait vachement longtemps à cause des petits chichis que d’habitude jamais on faisait. Ce jour-là, y avait au moins 3 fourchettes, 3 couteaux, des trucs pour les poser quand on avait fini, 4 verres différents, et je parle même pas de la carafe en cristal et du plateau à fromages. Ce qui était le plus marrant, c’est que tout le monde faisait comme s’ils avaient l’habitude de se servir de tous ces trucs, mais moi je voyais bien qu’ils savaient pas, ils se trompaient tout le temps et ils regardaient les autres pour voir s’ils s’en étaient aperçus. Quand mes parents ne me faisaient pas réciter les trucs que j’avais appris pour épater la galerie, ils parlaient des histoires de la famille ou alors des dernières vacances. Mon père sortait les photos (mon père adore la photo), et il faisait passer les albums. Les autres, ils tournaient les pages très vite sans regarder en disant « ah oui, c’était chouette comme coin, et vous avez eu beau temps ? ». Quand ils avaient épuisé le sujet, ils parlaient des prochaines vacances, qu’ils savaient pas très bien, mais qu’ils voulaient un peu changer d’endroit, on leur avait parlé d’un camping à 5 km de celui où ils étaient l’année dernière. Quand on passait au café, en général il était déjà tard. Et tout le monde s’était suffisamment emmerdé comme ça, personne n’avait plus rien à dire, alors ils disaient qu’il était déjà tard et qu’ils voulaient éviter les embouteillages pour rentrer, et qu’ils avaient tous passé une très bonne journée et que vraiment mes parents c’était des gens qui savaient recevoir. Alors tout le monde se disait au revoir, et de faire bien attention pour rentrer (un malheur est si vite arrivé). Après quand tout le monde était parti, ma mère rangeait tout et mon père allait à la cave et il remontait mon parc. Ça prenait toute la soirée, et le lendemain notre vie reprenait son cours.

 

 

Chapitre 2

Afin de m’habituer à la lumière du jour, que je n’avais pour l’instant qu’aperçue par la fenêtre, quelques jours avant ma rentrée au CP, ma mère a décidé de me sortir. Jusque-là je ne connaissais le monde qu’à travers les livres dont elle m’abrutissait à longueur de journée. A quelques jours de la rentrée des classes, je savais déjà lire, écrire et compter. J’avais aussi quelques connaissances de chimie, de géopolitique et de philosophie (comment avait-elle pu me faire ingurgiter ce genre de choses, elle qui n’était même pas foutue de comprendre la différence entre le CO2, Kant et le Lichtenstein ?). La dernière étape préscolaire de son enseignement consistait à me montrer la réalité pour que je puisse la confronter à mes connaissances très théoriques et somme toute très embrouillées. Elle me sortit donc pour la première fois en cette fin d’été. Elle me mit une cagoule, prétextant qu’au dehors, l’air que je ne connaissais pas encore, serait froid et plein de microbes. Il fallait donc que je me protège. Mais moi, je savais bien - et ça je ne l’avais pas appris dans les livres - qu’elle voulait surtout se protéger de ma laideur. Je la suivais donc en laisse à côté de notre chien Toby.

 

Quel choc ! Que le monde me parut vaste à cette époque, infiniment agité et effrayant. Cette première rencontre avec la réalité me fit si peur que depuis je n’ai jamais cessé de la fuir. Caché derrière ma cagoule, j’apercevais les gens, partout la même face terne et morose, le pas rapide, les yeux indifférents, courant dans tous les sens après des trucs qui semblaient leur échapper, puisque jamais ils ne s’arrêtaient, après j’ai appris que ça s’appelaient des occupations. Dès la première seconde, je me sentis agressé par cette foule anonyme, submergé par ce trop-plein d’humains. Derrière chaque visage, je voyais leur rire, je sentais malgré leur apparente indifférence leurs yeux me fixer, dévisager ma laideur cachée. J’avais l’impression que tous me dévisageaient cruellement, que tous s’étaient ligués avec ma mère pour se moquer de moi. D’un coup, je me sentis orphelin, totalement seul, abandonné de tous, le seul être humain parmi des extra-terrestres, livré en pâture aux moqueries et aux railleries muettes de la foule. Je me sentais au centre du spectacle malgré moi. Depuis j’ai peur des hommes et la seule présence de quelques personnes, le moindre groupe me fait si peur que je fais tout pour les éviter. Combien de kilomètres n’ai-je pas déjà faits pour contourner la moindre trace de vie humaine aperçue au bout de la rue ?

 

Lorsque la rentrée des classes arriva, ma mère m’accompagna à l’école. A peine franchi le portail, j’échappai à sa vigilance (pour cette deuxième sortie, elle n’avait pas pris la laisse), et je m’enfuis en courant. Je courai sur la rue, au milieu des voitures et des klaxons, poursuivi par ma mère et deux dames de service de l’école, qui alertées par mes cris stridents vinrent à sa rescousse. Quelques rues plus loin je fus rattrapé. Je reçus une mémorable raclée dont les marques sont encore gravées dans ma tête. Ma mère me décocha une gifle effroyable sur l’oreille. J’entends encore le sifflement de la main fendant l’air avant l’impact. Puis, plus rien, je suis tombé dans les pommes. Aujourd’hui, il me reste juste le souvenir et ce bourdonnement dans l’oreille qui ne m’a plus jamais quitté ; tympan éclaté. Non contente de m’avoir prouvé son amour maternel un peu excessif, elle m’enferma la journée entière dans le cellier, entre la commode à chaussures et la caisse du chat, m’obligeant à rester à genoux sur le carrelage froid et malodorant. « Pour m’en souvenir » avait-elle dit. C’était une punition qu’elle avait certainement lu dans le nouveau manuel pédagogique, qu’elle avait tout exprès acheté pour la rentrée scolaire et mes premiers pas dans le monde : « triques, martinet et ceinturon dans l’apprentissage de la vie en société ou comment inculquer à votre enfant les bonnes manières ». Bref, une façon pour elle d’expérimenter ses théories toutes personnelles sur son cobaye de fils. C’est bien des années plus tard que je compris pourquoi elle m’appelait toujours son petit rat. Ce premier jour d’école fut donc une véritable catastrophe qui inaugura une longue suite de déboires et de mésaventures scolaires, où j’appris très vite à devenir un cancre modèle.

 

A part  l’école, où je m’emmerdais ferme, je restais chez moi, où je m’emmerdais tout autant. On habitait près de Paris, la capitale des con centrés sur eux-mêmes. Nous, on était peut-être cons aussi, mais on habitait pas Paris. Juste en banlieue, mais c’était quand même la ville. Et moi, j’ai jamais aimé la ville. Le mercredi, y avait pas d’école, alors je regardais la télé. J’avais pas le droit d’aller jouer avec les autres sur le béton des trottoirs, ni sur la fausse herbe du stade qu’il y avait près de chez moi. Alors je restais devant la télé pour regarder Ben. C’était un super téléfilm qui racontait les aventures d’un môme qu’était le fils d’un directeur de réserve au Canada. Et son plus grand pote, c’était Ben, un ours qui ne le quittait jamais. Alors moi, tous les mercredis, pour rien au monde j’aurais loupé un épisode. Après dans l’appartement, je jouais à comme dans Ben. Je montais sur l’armoire, après je sautais sur la table du salon, et delà je me pendais au lustre pour atterrir sur le canapé. Moi aussi, j’avais mes aventures. Et toujours j’emmenais Ben avec moi, - c’était le nom de mon nounours. J’avais 10 ans et je rêvais de grands espaces. Sur le balcon, juste en face j’apercevais de grandes montagnes, les hautes tours de ma cité HLM. Dehors, c’était la jungle, avec des tribus drôlement dangereuses ; des grands noirs avec des grands bâtons au bout arrondi et des trucs à l’envers sur la tête, qui n’arrêtaient pas de pousser des cris de ralliement : « yoo , yoo, yoo ». Moi, j’imaginais que c’étaient des terribles guerriers cannibales, et qu’ils voulaient m’attraper pour me faire cuire dans leur grande marmite avant de me manger. Mais j’avais pas peur, j’avais Ben pour me défendre. Et puis j’étais sur le balcon, au 14ème étage, caché derrière les bégonias de ma mère, avec ma tenue de camouflage que j’avais découpée dans les rideaux. J’étais courageux mais pas téméraire, alors je descendais seulement quand toute la tribu était partie. Moi aussi, comme dans Ben, je voulais vivre des aventures pour sauver des animaux. Alors quand je descendais, je construisais de petites barricades pour protéger les fourmis contre les oiseaux et les gosses qui les écrasaient. Moi aussi, avec Ben, mon nounours, on était des héros.

 

Jusqu’à mon entrée en 6ème, toute ma scolarité se déroula tant bien que mal, et pour la plupart des matières, c’était plutôt bien mal. Fort de l’instruction quelque peu confuse que m’avait fait avaler ma mère, je m’ennuyais au fond de la classe, écoutant distraitement les bribes d’un enseignement un peu plus orthodoxe mais non moins ennuyeux. Je complétais ainsi mes connaissances. Plus exactement je tentais de remettre à l’endroit ce qui pouvait encore l’être. Les journées et les années passèrent ainsi, toutes profondément ennuyeuses. Dans la classe, on m’avait attribué la place du fond, près de la fenêtre et du symbolique radiateur, isolé du reste de la classe par 3 rangées de tables. Pour que je puisse dormir en paix sans déranger les autres élèves. La plupart du temps je sombrais dans un état quasi comateux, en maths, en bio et en physique, puis passais à une somnolence agitée pour les cours de géo et de français, pour m’éveiller tout à fait au moment de sortir pour la récréation, annoncée par une sonnerie stridente qui en général me sortait d’un rêve. A l’école, ce que j’ai le plus appris, c’est à rêver, une façon comme une autre d’apprendre la vie, mais comme ce n’est pas une matière notée, je pense pas que ça soit la voie la plus reconnue pour devenir grand. Mais je m’en foutais, notée ou pas notée, moi je trouvais que c’était une matière merveilleuse, où l’on ne s’ennuyait jamais. Comme d’autres peuvent être forts en thèmes, moi j’étais fort en rêves. Faut dire que si j’étais fort, c’est que je travaillais beaucoup, surtout pendant les autres matières. Des rêves merveilleux qui me transportaient très loin, moi le petit cancre à la vie immobile, coincé entre des parents invariablement autoritaires et la monotonie permanente des heures de classe. Les rêves, c’était la plus belle des matières, où j’apprenais tout en même temps, la géo, l’histoire, le français, les sciences. Moi, souvent, j’étais aventurier ou sultan en Asie ou en Afrique, j’aidais les hommes ou les animaux, je construisais des villes, des pays entiers, et plus rien pour moi n’avait de secrets. Tout était facile, si facile à apprendre alors je me disais « qu’ils aillent se faire foutre avec leurs livres et leurs cahiers », et je repartais dans mes rêves, la tête dans mes bras, bien calé près du radiateur.

 

Les autres, je sais pas s’ils rêvaient. En tout cas, ils le faisaient pas pendant les cours. C’était marrant de les voir assis bien droit, l’air sérieux, le crayon à la main et le cahier ouvert devant eux. Quand je ne rêvais pas, mon passe-temps scolaire favori, c’était de les regarder. Pour ça, y a pas meilleure place que tout au fond de la classe près du radiateur. La vue est imprenable. L’observation des autres, ça non plus c’était pas une matière notée, dommage j’aurais eu de drôlement bonnes notes, et peut-être même les encouragements ou les félicitations. J’ai jamais redoublé en primaire, allez donc savoir comment j’ai fait ? Moi, je pense qu’ils laissaient passer tout le monde, moi j’étais pas comme tout le monde, mais je suis passé quand même. Chaque année, dans la classe, y avait 2 ou 3 binocleux qui se ramassaient tout le temps les meilleures notes. Les autres, ils couraient comme des dératés derrière. Mais jamais ils ont pu les rattraper. Les maîtres, ils appelaient ça, l’émulation, ils disaient que c’était vachement important dans une classe parce qu’après dans la vie c’est pareil. Et même si t’es pas bon, tu dois quand même rester dans la course. Mais moi, je m’en foutais de ce qu’ils disaient les maîtres, j’aime pas courir comme ça parce que tout le monde court. Je savais même pas où on allait, j’allais quand même pas y aller en courant. Les autres, y se décourageaient pas, même ceux qu’avaient un point de côté. Ils essayaient de rattraper ceux de devant, y pouvaient toujours courir, je vous le dis moi.

 

Du CP au CM2, j’ai donc acquis l’essentiel de mes connaissances scolaires. Pourtant le seul souvenir qu’il me reste aujourd’hui c’est l’atmosphère tiède et ennuyeuse des salles de classes où je traînais ma lassitude d’année en année. Le soir en rentrant à la maison, je ne pouvais cependant pas échapper aux habituels questionnements maternels : « alors qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? ». « Ben à la cantine, on a mangé des sardines, et après y avait des frites ». J’échappais comme je pouvais aux insidieuses questions de ma mère. « Très bien » disait-elle, « mais en classe, qu’est-ce que tu as appris ? ». « Ben des trucs, quoi ! ». Mes réponses pour le moins évasives - mais pas le moins du monde ambigües pour l’esprit retors de ma mère -  me valaient chaque soir une longue série de corvées scolaires. « Très bien » disait-elle, « voyons maintenant ce que tu en as retenu ?! ». Et chaque soir, de longues heures durant,  j’enchaînais les dictées, le calcul, la grammaire, tous les trucs auxquels j’avais échappé la journée. Tous les soirs, entre 17h et 20h, je me farcissais les leçons de ma mère, qui - sans doute - par excès de zèle, suivait à la lettre le programme de l’année en cours dans les manuels qu’elle avait achetés tout exprès, et dont elle s’amusait, semble-t-il avec un malin plaisir, à tapisser les murs de ma chambre. Un décor bien morose pour un gamin de mon espèce, qui chaque nuit en s’endormant, faisait de terribles cauchemars, effrayé par ces monstres qui m’entouraient. Combien de nuits terrifiantes ai-je passées, prostré sous mes couvertures, à crier de toutes mes forces pour qu’ils arrêtent de me torturer. Je me rappelle encore du plus atroce de mes cauchemars d’enfant : c’était à l’école, en classe avec tous les autres, mais en plus y avait ma mère avec tous ses manuels. Ils étaient là, tous ensemble assis en rang d’oignons derrière le bureau du maître, et moi j’étais le seul élève, recroquevillé au fond de la classe. Chacun à leur tour, ils m’interrogeaient : « la capitale du gaz carbonique ? », « le théorème de la Chine ancienne ? », « où prend sa source le complément d’objet direct ? ». J’étais terrifié. Et évidemment aucun son ne sortait de ma bouche. Alors les manuels de ma mère s’approchaient de moi et me lançaient devant tous les autres qui applaudissaient : « cancre, vilain cancre ! » et là ils ajoutaient : « tu n’as pas appris tes leçons, tu connais la sentence, tu es condamné à la pire condamnation : tu seras ignorant. En disant ça, ils s’approchaient tout près de moi, et pour mettre à exécution leur ignoble torture, ils ouvraient la bouche, et au moment où ils allaient mordre dans ma cervelle pour la faire disparaître, je me réveillais en sursaut.

 

Ces années ont vraiment été atroces et effrayamment ennuyeuses. Et pendant très longtemps, elles m’ont poursuivi. Je ne les ai d’ailleurs jamais réellement semées, parfois je me demande même si à certains moments, c’est pas moi qui les suivais. En tout cas quand je suis arrivé au collège, c’est un peu cette impression que j’avais. C’était quand même à cause de ma mère que j’étais entré au collège, et à l’époque, j’étais encore complètement imbibé de ses principes et méthodes de travail, une sorte d’accoutumance malsaine à la rigueur et au travail bien fait que je m’efforçais malgré moi et bien involontairement de prolonger. Et je devins très vite un élève laborieux, consciencieux, trop sérieux et soucieux de bien faire ou de plaire à ses professeurs. Et malgré ces qualités (en tout cas reconnues comme telles par le monde scolaire et parental), je n’ai jamais cessé d’être un cancre modèle, besogneux, plein de bonne volonté pour apprendre, mais irrémédiablement mauvais.

 

 

Chapitre 3

Toute ma vie a été égrainée d’échecs cuisants et d’affronts sans pitié et mes années de collégien n’ont pas échappé à la règle. Les profs, loin de m’encourager, s’acharnaient sur ma pauvre personne. J’étais montré du doigt, cité en exemple à ne pas suivre. Beaucoup prenaient un malin plaisir à déverser sur moi toute leur rancœur, toute leur petite médiocrité et leur propre incapacité à quitter eux-mêmes l’école. Mais je n’étais pas le seul, tous y avaient droit, même si moi j’étais encore moins épargné par la générosité du corps professoral. Du haut de leur estrade et de leur petit Bac +3, ils nous assénaient de terribles sermons sur le pouvoir de la connaissance, en se grandissant avec fierté devant notre ignorance. L’un d’entre eux a suivi toute ma scolarité au collège, c’était une prof de français et de latin-grec. 1,45m, la coupe Jeanne d’Arc encadrant une face sévère, austère à faire peur, posée sur un corps sans forme ni âge, et fagotée comme une collégienne qui rêve d’entrer au couvent. On l’appelait la nonne d’ailleurs. Vieille fille avant l’heure, aigrie par la vie, rendue acariâtre par toutes ses années passées dans les livres et les manuels, une occupation dans laquelle elle avait dû se lancer très jeune par manque d’amour et qui l’avait certainement détournée de plaisirs moins intellectuels. Dans sa vie de tous les jours, ça devait pas être rose, mais avec nous elle se déchaînait. Et quand l’un de nous bégayait un murmure inaudible à une de ses questions vicieuses, elle exultait, savourant sa vengeance avec une délectation à peine voilée. Devant notre silence apeuré, elle bavait, on voyait couler le long de sa petite bouche tordue un mince filet de salive, qu’elle ravalait aussitôt comme si elle ne voulait pas perdre une seule goutte de sa piètre victoire. Ce qu’elle a pu nous faire souffrir, cette putain de pucelle ! Moi, elle m’avait bien sûr pris en grippe, et à chaque cours, j’avais droit à une petite interrogation orale. Et évidemment que cela soit en français ou en latin, mon mutisme me valait à chaque fois 2 heures de colle. Elle prenait mon carnet de correspondance, et inscrivait un petit mot cinglant à l’attention de mes parents. Une année même, j’avais eu tellement d’heures de colle que j’avais eu droit à 3 carnets. Elle était aigrie, mais en tout cas pas avare lorsqu’il s’agissait de déverser sa rancune. 

 

Arrivé au collège, ma mère ne pouvait plus m’aider à faire mes devoirs, ni à apprendre mes leçons (ses possibilités avaient déjà eu quelques difficultés à me suivre jusqu’à la fin du primaire). Elle avait donc, bien malheureuse, dû interrompre ses tortures éducatives, mais les profs du collège avaient pris sa succession avec une telle générosité et un tel engouement, que pour moi ça ne changeait pas grand-chose. Le seul moment où je pouvais souffler un peu, c’était pendant les vacances, où en général, mes parents m’envoyaient en colonie. Ils m’y envoyaient pour m’habituer à la vie en société, pour que j’apprenne à m’intégrer à la collectivité. Eux, ils disaient ça, mais une année, juste avant de partir, j’avais vu dans un tiroir de la commode 2 billets de train aller-retour pour Berk plage, dont les dates de départ et de retour correspondaient étrangement à mon séjour. Apparemment, ceux qui les utiliseraient devaient partir un jour après moi et revenir un jour avant que moi-même je ne revienne. Les colonies de vacances n’avaient apparemment pas été uniquement crées que pour les enfants, en tout cas les parents qui y envoyaient leurs mômes, devaient très bien le savoir.

 

Moi, chaque année, j’avais droit à une destination nouvelle. Sur le catalogue du comité d’entreprise, mes parents choisissaient le séjour le moins cher, le reste c’était le patron de mon père qui payait, enfin les impôts des gens quoi, puisque mon père était fonctionnaire. Je changeais d’endroit chaque année, mais c’était toujours les mêmes têtes que je retrouvais, les mêmes gosses de pauvres ou de parents négligents du comité d’entreprise qui envoyaient leurs gamins avec ceux d’autres organismes. On se retrouvait toujours avec les sales mômes de la DDASS qui passaient leur temps à chercher la bagarre ou à nous cracher à la gueule, et qui nous faisaient subir les pires misères, nous qui étions pour eux des gosses de riches, comme quoi dans la vie, tout est relatif. En général, on partait en car, et les mômes qui passaient par le CE, leurs parents les accompagnaient, alors déjà on partait avec un handicap, parce que les mômes de la DDASS, ils venaient tous seuls, vu qu’ils avaient pas de parents, ou qu’ils étaient en prison. Alors dès le début, ils se foutaient de notre gueule. Eux ils pouvaient jouer aux grands, et quand on arrivait en tenant la main de nos parents, ils disaient qu’on était des sales mômes pourris gâtés et des fils à papa, ce qui était en partie vrai d’ailleurs. Dès le départ, y avait déjà trop de différence entre nous, alors pendant le séjour ça pouvait pas s’arranger, et souvent ça devenait la guerre, y avait le camp des caïds de la DDASS et la tribu des gâtés pourris. Evidemment moi, j’appartenais à aucun des 2 camps. La plupart du temps je me contentais de regarder, parfois j’étais plutôt pour un groupe, et d’autres fois pour l’autre, mais le plus souvent je préférais jouer tout seul. On m’embêtait pas trop vu qu’un jour j’avais mis une raclée à un grand de la DDASS qui m’emmerdait, en fait j’avais pas fait exprès de lui mettre un coup de boule, j’avais si peur que je tremblais vraiment beaucoup, et à un moment j’ai perdu l’équilibre et je suis tombé en avant, et en tombant, ma tête lui a heurté le nez. Ça s’est passé dans ma 2ème colo, et comme on voyait toujours les mêmes d’une année sur l’autre, j’avais acquis comme qui dirait une réputation, et on me cherchait plus trop de noises. C’est dingue, il suffit vraiment de pas grand-chose pour changer une existence, c’est comme ça que j’ai compris qu’on pouvait se bâtir une réputation sur un simple malentendu, après aussi ce genre de quiproquos ça m’est arrivé, mais la réputation, elle a pas été tiré dans le bon sens. 

 

Donc, moi en colo, j’étais plutôt peinard. Je pouvais enfin glander comme je voulais, et pour ça je me gênais pas, je passais mon temps à rêvasser, j’avais ni mes parents, ni les profs sur le dos, et j’évitais de frayer de trop près avec les gros bras des 2 gangs. C’est aussi en colo que j’ai découvert les filles et mes premiers émois amoureux, mais je dirais surtout mes premières gamelles en la matière. Ma vie amoureuse commençait, et elle a évidemment très mal commencé, une sorte d’initiation à tout ce que j’allais connaître par la suite, sans compter les séquelles. Je ne me rappelle plus comment elle s’appelait, un prénom bizarre, ça devait être breton, ou basque, je ne sais plus, à moins que ça ne soit espagnol, en tout cas un prénom qui venait de par là. La nuit, tous les garçons allaient dans le dortoir des filles, histoire de profiter des vacances. Et là, il était plus question de bagarre ou de gang, quand il s’agissait de faire des concours de branlette dans le lit des filles. C’était à celui qui changerait le plus de lits dans la même nuit. Moi évidemment je participais pas. Pour la branlette, j’attendais la douche, où nous nous refilions les magazines que les plus courageux d’entre nous osaient acheter à la librairie du village, située en général à une dizaine de kilomètres du centre de vacances. Pour rentabiliser leur courage et renouveler le stock, ils les louaient à la minute, 1fr si je me rappelle bien. Certains, ils avaient pas beaucoup d’argent de poche, et ils pouvaient pas payer plus de 10cts, alors ils étaient obligés de faire vachement vite. En tout cas, si on payait, on avait droit pendant les douches de se laver la quéquette à toute allure devant les photos (c’était un endroit où on pouvait pas se faire piquer par les monos). En général, les pages étaient complètement trempées, et on avait du mal à les tourner tant elles étaient collées, c’est pas croyable comme l’eau de douche devait être poisseuse et collante. Donc moi à part ces petits exercices matinaux, le soir pour le dortoir des filles, c’était quéquette. Alors j’allais dehors pour voir d’autres étoiles, j’avais une grosse lune pour moi tout seul. C’est là que pour la première fois, on s’est parlé avec la bretonne espagnole, elle non plus elle participait pas aux soirées touche pipi, elle devait pas aimer dormir dans des draps mouillés. Vu qu’on était les seuls à bouder ces parties de jambes presque en l’air (ou plutôt à se faire bouder) et qu’on était obligés de sortir pour ne pas déranger les apprentis partouzeurs, quand on se retrouvait dehors, on était bien obligés de rester ensemble. Et au bout de notre 5ème colo ensemble, je me suis approché d’elle pour lui parler : « tiens, toi non plus t’es pas avec les autres ? », « tu me prends pour qui ? » elle me répondit aussitôt. Ça j’aurais pas osé lui dire, mais elle devait pas en penser moins à mon égard puisqu’elle m’a dit : « et toi non plus t’es pas avec eux ? ». Voilà comment est née ma première histoire d’amour. 3 colonies de vacances plus tard, alors qu’on se trouvait encore parqués dehors à attendre la fin de l’orgie (avec les années, les petites virées nocturnes avaient pris un tour un peu plus sérieux, évidemment avec l’âge, on voulait toujours aller plus loin, en un mot, ce qu’on voulait c’était approfondir les choses, pour ne pas dire la chose, la seule qui hante la tête des adolescents, et je me suis rendu compte plus tard, que pour ça et quoi qu’on puisse en dire, les gens sont tous très longtemps de grands adolescents), donc puisque l’on se retrouvait seuls à nouveau, je m’étais dit que ça serait bête de pas en profiter, et je le lui ai dit. Et comme elle devait penser la même chose, puisqu’on était aussi moche l’un que l’autre, que personne ne voulait de nous, et qu’il n’y avait pas d’autres issues, et puis que nous aussi on voulait être comme les autres parce que nous aussi on avait droit à un semblant d’affection, de tendresse et d’amour, et que moi aussi comme tous les garçons, je voulais dire que j’étais plus puceau, on a bien été obligé de se rendre à l’évidence, et de trouver l’autre pas si moche que ça, aussi difficile que cela puisse être. Alors on s’est embrassé. Là, ma première histoire d’amour commençait à devenir sérieuse, mais pour cette année, on en est resté là. Ce n’est que 2 colonies plus tard que notre histoire a connu son apogée, juste avant qu’elle ne finisse et que tout se casse la gueule, un tête-à-queue qu’a mal fini. Ça faisait presque 8 ans qu’on se connaissait, on s’était déjà embrassé une fois, on pouvait vraiment pas en rester là, en tout cas c’est ce que je m’étais dit. Alors quand je lui ai demandé de me faire une petite gâterie, au départ elle est devenue toute rouge, comme si elle avait avalé un truc de travers, mais elle avait encore rien dans la bouche. Au bout de 2 heures, elle était pas encore partie, j’avais donc toutes mes chances, elle était passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, moi je pensais que c’était bon signe, comme la preuve qu’elle voulait camoufler son excitation avec une certaine poésie, elle voulait, mais elle n’osait pas, je me suis dit, alors moi ça m’a encouragé, surtout à sortir mon petit sucre d’orge qui commençait vraiment à s’impatienter tout seul dans sa boîte sans même une bouche avide, accueillante et voracement baveuse. Quand je lui ai donné avec délicatesse, en dirigeant sa tête vers la sucrerie que je pensais si convoitée et en la lui maintenant de toutes mes forces en lui disant : « allez t’en meurs d’envie, t’en prives pas, c’est de bon cœur que je te la donne », elle a ouvert la bouche, et l’a avalée sans frémir. Mais la petite salope était gourmande, ça ne lui suffisait pas de sucer, et, j’ai compris - mais bien trop tard - lorsqu’elle a sorti les dents qu’elle voulait aussi croquer. Notre histoire et mon dernier séjour en colonie se sont donc terminés à l’hôpital. Heureusement pour moi, elle avait gardé son appareil dentaire qu’elle mettait la nuit avec un élastique, et ça avait bloqué sa mâchoire lors de sa démonstration d’amour vorace. Je m’en suis tiré avec quelques frayeurs et une trentaine de points de suture dont je garde encore la cicatrice aujourd’hui.

 

Donc très vite, et surtout après ma première histoire d’amour avec la bretonne du pays basque, j’ai compris qu’avec les filles, l’affaire ne serait pas dans le sac. D’ailleurs aujourd’hui, à part quelques accessoires libidinaux ; une collection presque complète de Penthouse et une poupée gonflable décatie, le sac est encore vide. Bref, toute ma vie je n’ai jamais été un foutre de guerre. Faut dire que mon air sérieux, agrémenté de quelques boutons et d’une ignoble paire de binocles, n’a pas toujours été facile à porter. Alors pour compenser, vers l’âge de 16 ans, j’ai tout misé sur l’humour. Mon physique était ingrat, ça je le savais, mais je pensais que le rire me sauverait. Mais j’avais beau apprendre par cœur des livres entiers d’histoires drôles, des manuels de répliques cinglantes et follement amusantes, jamais au cours des rares rencontres que j’avais faites jusque-là, je ne suis arrivé à en placer une. Je devais être trop absorbé par l’effort que je devais déployer pour faire semblant d’écouter les propos au demeurant fort intéressants de mes potentielles fiancées – qui le sont d’ailleurs restées, potentielles. Comment pouvait-on d’ailleurs en placer une entre les frasques torrides de Vanessa Paradis et les malheurs sentimentaux de Sophie Marceau ? « Non, je n’étais pas au courant », semblaient-elles me lancer, en me fusillant du regard. « Mais bon dieu, je ne m’intéressais vraiment à rien » me disaient-elles. Et elles me lâchaient quelques secondes plus tard, m’invitant à suivre avec un peu plus d’attention l’actualité essentielle du moment, en me laissant espérer que le jour où je pourrais parler en connaissance de cause de ces sujets palpitants de la plus haute importance, j’aurais éventuellement la possibilité de m’entretenir avec elles, et donc de les revoir. En partant, presque toutes d’ailleurs me conseillaient, l’œil complice et pour moi inespéré, la lecture d’hebdomadaires en pointe sur le sujet. Alors plein d’impatience et de désir, je me mis en quête des dits-magazines, espérant ainsi augmenter considérablement mes chances de rencontrer l’amour, autrement que dans d’autres sortes de magazines, dont à défaut d’être un lecteur assidu, j’étais un consommateur juteux.

 

Quand je suis arrivé au lycée (preuve indéniable que cela est possible, même pour le dernier des abrutis), j’avais donc ni copine et j’étais toujours sans copain. Après ma brillante scolarité de cancre au collège, mes parents ont décidé de prendre les choses en main, ou plus exactement de me livrer à celles d’une boîte à bac, pour le moins cinglantes et douloureuses, surtout quand elles vous tombaient sur le coin de la gueule. Je n’ai jamais vraiment su comment ils avaient pu me dénicher ce genre d’établissement, eux qui avaient pas un rond et pas vraiment de relations, à part un de mes oncles qui disait travailler dans un ministère, mais quand on reste aussi vague, lui qui aimait tellement se vanter, on peut quand même penser qu’il devait pas travailler dans le cabinet du ministre, mais plutôt dans celui où il allait se soulager la vessie. Quant à mon entrée dans cette usine à gros cons réservée aux petits cons qui voulaient devenir gros, tous bien sûr très bien nés et particulièrement prétentieux, j’ai toujours eu ma petite idée là-dessus, mais j’en ai jamais vraiment été sûr. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’était les visites incessantes de ma mère avec le directeur, pour régler quelques problèmes administratifs, elle disait. Elle y allait au moins une fois par semaine, entre midi et 14h, comme ça, elle disait, qu’ils n’étaient pas dérangés par le téléphone ou l’adjoint du principal qu’allait manger à la cantine, et que comme ça, ils pourraient régler mon dossier plus vite. Je savais bien que tout ce qui est administratif, c’est très long, mais là, ça a duré vachement longtemps, ça a pris les 4 années où j’y suis resté.

 

Moi, qui venais d’un petit collège miteux fréquenté par des enfants de banlieusards qui venaient les chercher en R12 (le plus souvent customisée avec béquet arrière, pot d’échappement genre sport et CB), quand j’ai débarqué là, je regrettais presque les petits branleurs casse-couilles de mon ancien bahut. Y avait que des gosses de riches, tous faits sur le même modèle, issus du même moule, nés avec une cuillère en or dans la bouche. Et dire que ma mère avait dû à une époque doubler ses visites chez le directeur pour que je puisse aller à la cantine. Quand pour la première fois j’y suis allé, ma mère m’a accompagné (elle qui avait déjà fait pas mal de démarches, toujours avec le même directeur). J’ai eu le sentiment de débarquer sur une autre planète, comme si j’avais passé mon existence dans une cage dégueulasse de la SPA, et que je débarquais comme ça brusquement sur un tapis persan entouré de caniches distingués, toilettés dernière mode en attendant que ma maîtresse finisse son thé avec ses nouvelles amies en se donnant des airs distingués, ce qui la rendait encore plus vulgaire. Ce premier jour, il ne va pas sans dire que je me sentais donc très à l’aise, sentiment qui dura d’ailleurs pendant ces 4 années, le temps qu’il fallut pour que l’on me donne le Bac.

 

L’absence absolue de points communs ou de centres d’intérêts avec mes nouveaux camarades n’a d’ailleurs pas été étrangère à l’exclusion que j’ai pu subir au sein de l’école, et que tous les élèves se sont empressés d’ailleurs d’exagérer comme pour mieux marquer la différence de milieu. Moi, à cet âge-là (comme à tous les autres d’ailleurs), comme je n’avais pas de petite amie, j’avais beaucoup de temps, et j’avais la chance de ne pas claquer mon argent de poche comme tous les autres qui, en attendant de leur offrir un truc beaucoup plus divertissant, leur offraient le cinéma. C’est pourquoi j’avais pu m’inscrire dans un club d’haltérophilie. Moi je pensais que ça pouvait créer des liens le sport, alors je le leur avais dit, aux élèves de ma classe. Tous sans exception m’ont toisé de très haut, en m’expliquant qu’ils s’en foutaient complètement de mes activités de prolo, que déjà ils étaient assez gentils de m’accepter mais que je ne devais pas les faire chier avec mes histoires et que de toute façon je n’appartiendrai jamais à leur race (chose aujourd’hui qui me rassure), mais qu’à l’époque j’avais eu du mal à avaler. Pour mettre toutes les chances de mon côté, et espérer éventuellement m’intégrer, j’avais décidé de trouver des sujets de conversation qui pourraient nous rapprocher, enfin qui pourraient me rapprocher d’eux. Vu qu’il n’y avait que moi qui voulais faire un effort, c’était à moi de faire le 1er pas, et puis tous les autres aussi, jusqu’au dernier. Dès lors je me suis intéressé à ce qu’ils faisaient. J’allais à la bibliothèque, où je lisais tous les magazines de golf, de polo et d’équitation qui me tombaient sous la main. Evidemment je n’ai jamais pu en faire pour de vrai, mais j’apprenais les règles du jeu et de vie de cette nouvelle société. Les résultats furent maigres, et j’avais beau engager des conversations sur Deauville en racontant ce que  j’avais lu sur les célèbres « planches » ou les menus gastronomiques des « Vapeurs », ça n’a jamais pu faire illusion. Mon acharnement a à peine duré une semaine, après j’ai abandonné et jamais plus on ne s’est parlé. Ça n’avait pas marché avec les petits cons pédants fils-à-papa, il me restait à essayer avec l’autre partie du lycée, les intellos, vous savez, ces types avec une grosse tête sur un tout petit corps ridicule. Là, mon acharnement a duré encore moins longtemps, le temps de m’approcher d’un des groupes et de rester figé comme ça bêtement à quelques mètres d’eux sans pouvoir bouger, complètement stupide à écouter leur discussion où je ne comprenais pas un mot sur deux. Avec eux, ça été encore pire, j’ai jamais pu leur parler. De quoi aurais-je bien pu discuter avec eux ? Ni Schopenhauer, ni la musique contemporaine ne m’intéressaient, et encore moins la chimie analytique. Mon dieu qu’était loin le temps où je pouvais réciter tout de go et simultanément quelques pages de la critique de la raison pure, la formule complexifiée du bicarbonate de soude et l’histoire de la Mésopotamie entre le règne de Ramsès II et l’arrivée au pouvoir de Napoléon.

 

Dans ce lycée où m’avaient enfermé mes parents – pour mon bien, disaient-ils, moi je n’ai rien vu d’autre qu’un bien gros tas de cons et d’emmerdements – perdu entre les petits cons pédants fils-à-papa et les intellos à grosse tête, moi je me demandais ce que je foutais là. Je me rappelle de deux d’entre eux tout particulièrement, parce qu’en les voyant, je trouvais qu’ils représentaient l’emblème de l’établissement, une sorte de symbole bicéphale hypertrophié. Ils étaient toujours fourrés ensemble. Y en a un, j’ai jamais vu un gars qui savait tant de choses pour son âge. 18 dans toutes les matières sauf en sport. Evidemment une grosse tête, ça aide pas pour courir. L’autre, c’était pas vraiment le genre intello, plutôt le genre dandy nonchalant et prétentieux de la race des petits cons pédants fils-à-papa. Je me rappelle encore comme ils marchaient toujours ensemble dans la cour du lycée. Tous les deux, ils avaient la grosse tête, mais pas vraiment pour les mêmes raisons : chez l’un, on sentait qu’il était fier de son intelligence, et l’autre on voyait tout de suite qu’il devait réfléchir avec autre chose qu’avec son cerveau. Et même si je soupçonnais l’un d’avoir autre chose de gros que la tête, à tort ou à raison d’ailleurs, c’était peut-être déjà pas mal pour bien s’entendre. Je sais pas ce qu’ils pouvaient bien se raconter, mais ils avaient l’air de bien se marrer, quand je dis se marrer, je veux dire qu’on pouvait parfois entrevoir l’esquisse d’un sourire, bêtement intelligent chez l’un  et condescendantement distingué chez l’autre. Bref, après mes bien vaines tentatives d’intégration, moi, j’ai jamais pu les saquer ces deux mecs-là, eux pas plus que, d’ailleurs, la horde de grosses têtes… de cons qui les entouraient. Pendant 4 ans (et c’est drôlement long 4 ans), je suis donc resté dans mon coin à essayer d’avoir le Bac. Ce fut chose faîte lorsque l’école négocia avec le rectorat ma réussite à l’examen. Pour sauver la réputation de son établissement (un taux de réussite de 100% au Bac), le directeur, soutenu par une lourde enveloppe de mes parents, avait l’habitude de négocier avec le rectorat le passage de ses ouailles. Mon cas personnel fut évidemment arrangé par le directeur, soutenu par la belle enveloppe… charnelle de ma mère. Vraiment, je pouvais pas dire qu’elle n’avait pas le sens du sacrifice et du devoir maternel, même si je suis sûr qu’elle l’a fait beaucoup plus pour sa réussite que pour la mienne, pour avoir le plaisir de dire que son fils était bachelier, même si elle ne racontait pas que c’était extrêmement lié à son amour des négociations, et qu’un plaisir pouvait en entraîner un autre.

 

 

Chapitre 4

Après mon Bac, j’avais alors une vingtaine d’années, je décidais d’utiliser ce que j’avais appris au lycée pour moi aussi me trouver une copine, et profitais de mon air sérieux pour me donner moi aussi le genre intello. J’avais déjà les lunettes et le physique repoussant, c’était déjà pas mal pour un début, mais pour achever ma panoplie, il me manquait encore quelques accessoires. Et malgré mes fréquentations lycéennes, je savais pas trop lesquels, alors pour le savoir, j’ai décidé d’aller me renseigner. C’est comme ça que je me suis inscrit à l’université. Je m’étais dit, là-bas, je vais en voir beaucoup plus qu’au lycée, de beaucoup plus près, et puis surtout des vrais, après il n’y aura plus qu’à les imiter. J’avais beau eu en côtoyer pendant 4 ans, j’étais toujours resté à distance. Mais le jour où j’ai décidé que moi aussi j’avais envie de voir ce que ça faisait d’avoir une grosse tête – là, je ne vous parle pas de ce qu’il y a dedans, je vous dis juste donner l’impression d’en avoir une grosse – eh bien à partir de ce jour-là, ma vision des grosses têtes subitement changea. Je sais pas pourquoi, mais ça ne dura pas très longtemps. A l’époque, je m’étais même dit que peut-être j’allais les retrouver à l’université, mes deux grosses têtes emblématiques, et que peut-être je m’en ferais des copains, et qu’ils pourraient m’aider à devenir un peu comme eux. J’avais vraiment hâte que les vacances se terminent, et j’attendais avec impatience la rentrée universitaire.

 

Quand, le premier jour, je suis arrivé, j’avais pas dormi de la nuit. Pétri d’angoisse et rongé d’excitation, je n’avais pas réussi à trouver le sommeil. Je n’avais pas osé m’endormir, apeuré comme je l’étais de faire resurgir de vieux démons : mes anciens cauchemars d’enfant. Là-bas, je ne savais pas du tout ce qui m’attendait, et j’avais peur une fois de plus d’être délaissé et de me retrouver seul. Mais ce qui m’effrayait le plus c’était le niveau requis pour suivre les cours, et il faut bien le dire, j’avais pas le niveau. Encore la peur de passer pour ignorant. En plus je n’avais pas pu demander autour de moi comment c’était la fac, mon entourage n’avait pas fréquenté ce genre d’établissement. Inutile selon eux pour bien gagner sa vie. Toujours pragmatiques et toujours pressés de me voir quitter le foyer familial pour me voir voler de mes propres ailes, cet intérêt subi pour les études n’arrangeait ni leurs affaires, ni leurs petites économies chichement gagnées à la sueur du stylo de mon père, gratte-papiers poussiéreux dans une administration non moins poussiéreuse, et qu’ils réservaient pour leurs vieux jours, pour aménager ce qu’ils appelaient leur résidence secondaire – une cage à lapin avec 250m² de terrain qu’ils avaient récemment achetée dans un lotissement neuf entre une usine de retraitement des eaux usées et une décharge à ordures. Je n’arrangeais certes pas leur petit projet tranquille, mais j’avais fait valoir quelques arguments béton contre lesquels ils se sont cassés les dents. D’abord, je n’avais pas choisi n’importe quoi, je m’étais inscrit en faculté d’économie, et je pouvais donc à l’issue de mon diplôme espérer gagner beaucoup d’argent, eh oui, comme ça je pourrais leur rendre leur monnaie de la pièce (en réalité plusieurs dizaines de milliers de francs) pour qu’ils puissent enfin aménager leur villa bourgeoise à leur goût, certainement dans le plus pur style kitch néo-beauf avec les nains de jardins en plastique et tout le batatouin. Ensuite, je trouverais un travail à mi-temps, un job d’étudiant. Je m’étais renseigné, il n’y avait que l’embarras du choix, faire Mickey dans un parc d’attraction à 2,5 francs de l’heure, cascadeur de mobylette dans une boîte qui livrait des pizzas à domicile, et même automate robotisé à la caisse d’une grande surface. Les possibilités de gagner de l’argent pendant ses études étaient si nombreuses. C’était si facile, ils n’avaient pas à s’inquiéter, en travaillant 8 heures par jour, 6 jours sur 7, on pouvait au moins escompter 1500 frs de salaire, sans compter la chance indéniable de se familiariser avec le monde du travail. Bref, au bout de quelques heures et à court d’arguments, moi-même qui n’étais pas très convaincu, je réussis à les convaincre. Mais comment ont-il pu croire un seul instant que j’allais me donner ce mal de chien pour des études dont je n’avais que faire, en courbant l’échine comme un esclave devant un patron autoritaire et acariâtre, farouche partisan de conditions de travail modernement négrières.

 

C’est donc avec une certaine angoisse que le premier jour je me suis dirigé vers la prestigieuse institution, ne sachant pas encore comment j’allais m’y prendre pour tenir mes engagements téméraires et pour le moins hasardeux. A la sortie de la station de métro, ne sachant pas trop vers quel couloir me diriger, je suivis la troupe compacte et hétéroclite de supposés étudiants, lunettes rondes et serviette sous le bras. Mon intuition fut bonne, et nous entrâmes en masse dans l’enceinte universitaire, gardée par 2 vigiles. Eh oui ! Ne rentre pas qui veut, on doit montrer patte blanche, « Eh vous, votre carte d’étudiant ? ». Une véritable forteresse qui protège le bâtiment universitaire, la haute tour de la connaissance dont l’accès, fortement réglementé, a dû en rebuter plus d’un. La connaissance, temple sacré, est un domaine bien gardé, et les laissez-passer sont distribués au compte-gouttes, les places sont rares, donc chères pensais-je. Mes laborieuses années passées dans ce cocon estudiantin m’en persuadèrent bien vite, et la réalité dépassait largement tout ce que je pouvais imaginer à l’époque. Je lui fourrai donc mon petit papier rose sous le nez. Cette première étape franchie, me restait à trouver la salle où avait lieu le premier cours. Je suivis tant bien que mal les pancartes indicatives, forçant de constater que ça commençait plutôt mal pour moi, j’étais déjà en retard, impossible de me diriger dans ce labyrinthe de couloirs. Au bout d’une demi-heure, enfin je me trouvai devant le numéro de la salle, mais ce que j’ignorais c’est qu’il y avait plusieurs portes pour une même salle, et ne trouvant pas à l’intérieur du bâtiment, j’avais décidé de passer par l’extérieur, où j’espérais trouver plus facilement. Donc, j’entrai en poussant la porte doucement, qui - la traître - se mit à grincer d’un bruit de tonnerre. 800 paires d’yeux me fixèrent. La salle que je croyais à dimension humaine, comme au lycée - qui n’a d’ailleurs d’humain que la taille de ses salles - était en réalité un immense amphithéâtre, une espèce d’énorme demi-cercle. J’étais entré par une porte de service destinée aux appariteurs, interdite aux étudiants, tout près de l’estrade professorale et face à la salle. Le prof interrompu en pleine démonstration arrêta ses péroraisons et me décocha du haut de sa docte chaire un regard glacial qui me brisa l’échine. Je restai paralysé, incapable de bouger, incapable de m’enfuir à toutes jambes, ou d’aller m’asseoir. D’ailleurs, d’où j’étais je ne voyais aucune place de libre. J’étais en retard, j’étais entré par un accès strictement réservé - et dans la situation présente pour le moins malvenue, je me faisais remarquer en interrompant le cours, et pour finir les 800 paires d’yeux se mirent à rire, à siffler et à applaudir dans un boucan de tous les diables. Terrorisé, je me mis à gravir les escaliers qui menaient au fond de l’amphi le plus calmement du monde en camouflant autant que je le pouvais mes tremblements convulsifs et trouvai refuge tout en haut. Et soucieux de ne pas faire se lever une trentaine d’étudiants qui barraient le passage pour accéder à la seule place qu’il restait dans la rangée, je m’assis par terre et sortis le plus nonchalamment du monde une feuille et un stylo. Et après cette entrée fracassante, la foule houleuse se calma et le cours reprit. Ma première rencontre avec l’université, mémorable et trébuchante, fut le seul souvenir digne d’intérêt. La suite ne fut guère réjouissante et mon passage dans le monde universitaire, hormis cette anecdote héroïque, absolument pas marquant ni d’ailleurs remarqué.

 

La plupart du temps, je restais dans mon coin, ne me mêlant jamais aux groupes qui d’ailleurs se faisaient et se défaisaient sans que je n’y comprenne rien. J’ignorais tout le monde, et tout le monde m’ignorait m’adaptant ainsi à l’esprit qui régnait dans cette jungle universitaire. Je m’asseyais toujours à la même place, tout au fond près de la porte de sortie, que je m’empressais de franchir les cours terminés. Je faisais comme la plupart des autres étudiants, j’assistais aux cours, enfin ceux où on ne s’emmerdait pas trop, puis je regagnais ma petite piaule sous les toits, coincée entre les chiottes collectives et la salle d’eau commune utilisée par tous les gros dégueulasses du palier. Un matin sur deux, j’allais bosser. J’avais déniché un petit job peinard dans un parc. Mon travail consistait à garder le square réservé aux gamins, interdit aux clébards mais pas aux sales mômes braillards qui traînaient leur mère ou quelque jeune fille au pair que je matais de ma petite guérite. Parfois, lorsque l’une d’elles me plaisait, je me montrais. L’uniforme - obligatoire pour les employés du parc - me donnait un certain prestige, et j’arborais avec une certaine fierté ma casquette et mes boutons dorés. Il atténuait quelque peu la fadeur laide de mon visage et me donnait assez d’assurance pour paraître ainsi en public. J’avançais vers elle en prenant mon air le plus blasé pour expliquer le règlement intérieur ou raconter quelques anecdotes sur l’histoire des lieux. J’espérais ainsi les impressionner par ma rigueur et ma culture, qualités que les femmes recherchent chez les hommes, c’est ce que m’avait affirmé l’une d’entre elles en quittant le square précipitamment avec les enfants qu’elle gardait après une explication peut-être un peu trop démonstrative de ma part, où je lui montrais avec un certain enthousiasme et une excitation à peine voilée - j’avais la main dans la braguette - les bienfaits des rencontres fortuites dans les parcs sur la profondeur des sentiments humains.

 

C’est comme ça, entre les petits boulots et les cours à la fac, que j’ai passé quelques temps. Et puis, un jour, je me suis aperçu que je venais de boucler ma 5ème année. Ça m’est arrivé lorsque je suis sorti du bureau des 3ème cycle, où je venais de m’inscrire en thèse. En passant devant le bureau des étudiants de 1ère année, j’ai pas pu m’empêcher de penser à tout ce qui les attendait, les pauvres, s’ils savaient, ils s’enfuiraient d’ici à grandes enjambées. Mais peut-être, eux ils savaient pourquoi ils étaient là, c’était peut-être bien pour avoir un beau diplôme, qui leur permettrait d’avoir un bon métier, et puis après un gros salaire pour acheter une belle maison, et une grosse voiture pour emmener leur grosse bonne femme et leurs beaux enfants en vacances dans un bel endroit. Après tout, ils pensaient peut-être à ça, et en descendant les escaliers, je me suis dit que regarder toujours tout droit dans la même direction, c’était peut-être plus facile pour savoir où on va. J’y pensais si fort que je me suis cassé la gueule. Quand je suis arrivé à l’hôpital, ils m’ont dit que j’avais les 2 jambes cassées. Mais moi, je me disais que ce n’était rien par rapport à ce que j’avais enduré pendant ces dernières années à la fac. L’ambiance faussement nonchalante et « je-m’en-foutiste » des étudiants qui se faisaient les pires crasses pour réussir (quand tu ratais un cours, tu pouvais toujours leur demander leurs notes, tu pouvais aller chier, sans parler des partiels où chacun cachait sa feuille comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort, et là aussi pour obtenir un renseignement, tu pouvais revenir et quand tu n’avais pas révisé, t’avais même le droit de revenir l’année suivante). Sinon à part ça l’ambiance était bonne et la solidarité fonctionnait à plein entre la vente des annales des années précédentes à des prix exorbitants, l’organisation de soirées à thème à chier pour la modique somme de 1000 balles (en gros presque un mois de salaire pour un étudiant moyen) et la vente d’infâmes sandwichs au poulet et aux hormones à 35 balles proposés par tous les syndicats ou groupements estudiantins. Bref un petit univers étriqué et faussement libéral, où la mesquinerie, les clichés et les bons vieux préjugés n’avaient rien à envier aux autres milieux, un cercle restreint pour boutonneux pseudo-intellectuels binocleux qui maniaient les idées aussi creuses que pouvait être pleine leur belle serviette en cuir. Et les étudiants de 1ère année, ils n’ont pas dû échapper à ça. Eux aussi, on a dû leur mettre sur le dos telle ou telle couleur politique parce qu’ils étaient allés faire des photocopies dans tel ou tel groupe ou syndicat, ou tout simplement, s’ils y avaient acheté leur casse-dalle 2 jours de suite. Et puis après tout, c’était plus mon problème, j’avais déjà donné, et pour l’instant, avec mes 2 jambes dans le plâtre, j’étais bien emmerdé, surtout qu’on m’avait dit que maintenant que je préparais mon doctorat, je devais travailler dans un labo de recherche, et qu’il serait bien vu aussi que je donne des cours aux étudiants de 1ère année. Du coup j’ai loupé le rendez-vous qu’on m’avait donné pour l’après-midi même afin de régler mon entrée dans la haute sphère universitaire, ils avaient dit.

 

J’y suis allé 15 jours après. J’ai poussé la porte du laboratoire. Sur la porte, il y avait marqué : « interdit au grand public, recherche scientifique ». La directrice du labo m’a reçu dans son immense bureau, rempli de piles de rapports, de dossiers et de livres déchirés et poussiéreux qui montaient jusqu’au plafond et qui menaçaient de s’écrouler à tout moment, preuve supposée (mais par la suite l’hypothèse ne fut pas infirmée) que les bases de la recherche scientifique française étaient mal assurées et archaïques, pour ne pas dire branlantes et dépassées et que bien souvent elle se cachait derrière un amoncellement de concepts et de principes à moitié creux et complètement inutiles, sauf pour épater le béotien. « Alors cher ami, on fait son entrée parmi nous ?, vous verrez nous sommes bien ici ». Je n’ai pas même eu le temps de lui répondre, elle enchaîna : « bon, je n’ai pas trop de temps à vous accorder, voilà, je viens de recevoir un appel d’offre assez urgent du ministère, une étude sur la répercussion de la hausse des cours des fruits dans le Nord Pas de Calais sur la consommation de sirop anti-toux à la fraise vendu en emballage de 3 flacons dans les pharmacies de Lille ». Je ne pus qu’opiner du chef avant qu’elle ne continua : « comme je vous le disais, en ce moment, je suis débordée, la semaine prochaine, j’ai un colloque à Miami, un autre à Oslo, puis j’enchaîne par un séminaire à Rio et une conférence à Copacabana, je n’ai absolument pas le temps pour cette étude, je vous la confie, n’oubliez pas de faire référence aux nouvelles théories sur la dégressivité ambivalente, ni de théoriser le modèle de corrélation à 3 matrices sur les consommables en bouteille, et tout ça évidemment en 350 pages  avec annexes sur mon bureau dans 10 jours, bon… eh bien, monsieur, bienvenue parmi nous ».

 

Juste avant qu’elle ne se replonge dans sa lecture, un rapport interministériel sur le classement des performances des laboratoires de recherche en économie et les nouvelles rémunérations des responsables de centres de recherche en économie appliquée (très appliquée même au point de se demander si on aurait pu remplacer le mot « appliquée» par « laborieuse »), elle eut le temps de me lancer : « ah oui ! J’oubliais, pour les cours de Travaux Dirigés que vous allez donner, vous allez avoir 2 classes de 1ère année, des anciens d’Henry IV et des redoublants qui viennent de Joliot-Curie à Aubervilliers. Vous verrez, ils sont gentils, surtout les premiers, et puis en général ils adorent le cours d’ « Analyse décisionnelle par maximisation du lagrangien en situation d’incertitude et d’équilibre instable », oui, oui, c’est la matière que vous enseignerez ce semestre, bon, monsieur, voilà et encore bienvenue parmi nous ». 

 

10 jours après, je posais sur son bureau mon étude : 3 feuilles annexes comprises, qu’elle n’a d’ailleurs ni lues ni envoyées au ministère. Après je compris que la plupart des rapports subissait le même sort et qu’ils finissaient à peu près tous dans les piles qui décoraient son bureau. Une façon comme une autre de montrer qu’on a de l’importance et de faire croire qu’on travaille beaucoup même si ce qu’on fait ne sert à rien. Tous les chercheurs du labo travaillaient d’arrache-pied, pour la science et l’avenir de l’humanité, qu’ils disaient. Tous étaient spécialisés dans un domaine très pointu, et la plupart cherchait depuis des années et des années, et sortait tous les 10 ou 15 ans un ouvrage sur le sujet, un truc très très spécialisé que 2 ou 3 autres chercheurs pouvaient lire, et que même ils avaient du mal. Après, on rangeait la chose dans une armoire du ministère (si elle arrivait jusque-là), sinon le reste du temps, ils étaient à l’étranger dans des colloques ou dans des séminaires pour faire avancer la science, et puis surtout pour faire un peu de tourisme, et puis comme tout était payé, ça aurait été idiot de pas en profiter.

 

Une fois ma première étude terminée, on m’en donna une deuxième, et comme je voulais m’adapter aux rythmes de travail du labo, à la fin du semestre universitaire, je n’avais écrit que l’introduction, ce qui m’avait quand même demandé 3 mois, oui, juste le temps d’un semestre à l’université (allez savoir pourquoi ils continuent d’appeler ça un semestre, on a vraiment rien à redire de la rigueur scientifique).              

     

Comme je devais potasser la matière que j’allais enseigner en Travaux Dirigés, et que ça me bouffait vraiment du temps, ça tombait drôlement bien. J’avais tout oublié de « l’analyse machin chose… », j’y comprenais plus rien. Alors pour leur expliquer, j’ai eu vachement de mal, surtout les 3 premiers mois. Dès le début je les avais prévenus, que moi aussi j’étais comme eux, que j’y comprenais rien. Le premier jour, ils m’ont pas cru, j’étais quand même le prof, alors forcément je savais tout, je pouvais tout expliquer. Mais après, dès le deuxième cours, ils m’ont tous donné raison, mais ils n’ont pas tous réagi de la même façon. Avec les redoublants qui venaient d’Auber truc, ça s’est vachement bien passé parce qu’ils disaient que c’était la première fois qu’un prof, il disait qu’il savait pas et comme on était un peu pareils eux et moi, tout de suite on a été copains, moi j’avais droit de pas savoir et eux ils avaient droit de m’aider. C’est comme ça qu’on a appris le cours tous ensemble, comme une bande de potes avant un oral devant un vrai prof. Mais avec les autres, ça a été terrible, déjà j’avais pas le look d’un prof (j’avais oublié de prendre un air supérieur et assuré comme les autres chargés de cours), mais en plus je leur montrais que je comprenais pas plus qu’eux, tout un symbole qui tombait. Alors j’allais m’asseoir au fond de la classe et envoyais le plus fort prendre ma place pour faire le cours. Avec eux j’ai pas pu m’en tirer autrement. Mais de toute façon, quand le semestre s’est terminé, la plupart des étudiants des 2 classes, ils l’ont eu leur examen, comme quoi les profs sont pas si indispensables qu’ils veulent bien le laisser croire. Quant à moi, à part l’introduction de ma 2ème étude pour le labo, ma thèse et mes recherches avaient pas avancé d’un pouce. Tous ces cours, ça m’avait bouffé toute mon énergie, et déjà qu’au départ j’en avais pas beaucoup, à la fin je devais friser le – 270° C, le degré 0 de la motivation. Puis, sans même m’en apercevoir, je me suis laissé glisser dans la fainéantise, j’avais envie de rien. Je ne voulais pas travailler, ça je le savais, mais à part ça, je savais pas grand-chose, et surtout pas ce qui avait bien pu me pousser à m’inscrire en thèse. Allez savoir ! C’était peut-être justement l’envie de rien faire, s’inscrire en thèse ou ne rien faire pour moi, c’était la même chose, enfin à dire vrai et pour être tout à fait honnête, c’est effectivement devenu la même chose. En tout et pour tout, j’ai dû y consacrer 3 semaines, et 3 semaines en 3 ans il faut tout de même avouer que c’est peu, très très peu, on pourrait même dire. J’ai donc vécu comme ça 3 ans, sans envie, sans statut, et toujours seul, moitié dans le monde, moitié à côté, ou plutôt un peu – un tout petit peu dans le monde, et beaucoup à côté.

 

 

Chapitre 5

C’est certainement au cours de cette période que je me suis senti le plus malheureux, et comme déjà avant, c’était pas gai, c’est peu dire que je me sentais mal. Pendant de longues nuits, il m’arrivait de pleurer. J’avais beau penser à des choses agréables, rien n’y faisait. Après je me sentais encore plus vide, comme si j’étais seul au monde, sans même mes larmes pour me consoler, comme si je n’existais pour personne, ce qui était bien vrai d’ailleurs. Personne ne me comprenait, ni même n’avait envie de me comprendre. Comment pouvais-je espérer que l’on me comprenne, je ne me comprenais pas moi-même. J’étais complètement désespéré. Il m’arrivait souvent de me parler. Ça me donnait un peu de courage. Je prenais des tons différents, comme si j’avais été entouré de plein de gens qui voulaient m’aider, m’encourager. Mais en fait le seul ami que j’avais, c’était le reflet du miroir qui essayait parfois de me sourire le matin quand je le rencontrais dans la salle de bain. Mais la plupart du temps, j’évitais son regard, triste, malheureux. A cette époque, tout me dégoûtait. Mon visage, laid à faire peur, je le détestais si fort que je ne le voyais plus. A sa place, y avait juste un gros vide. Je voulais devenir transparent, et je crois bien qu’aujourd’hui j’y suis parvenu, et quand je marche dans la rue, j’ai l’impression d’être complétement invisible, je passe complètement inaperçu. Les gens ne me regardent même plus ou alors c’est moi qui ne fais plus attention à eux, à leurs regards méchants. De ça, je suis guéri aujourd’hui, mais avant, pour me soigner, j’avais rien trouvé d’autre que de regarder la télévision. Je passais des journées entières à la regarder. Tout, je regardais vraiment tout et surtout n’importe quoi. Je voulais remplir le vide entre mes deux oreilles, alors je m’en gavais à m’en faire péter la panse. Je suis encore étonné de pas avoir eu une intoxication : indigestion télévisuelle aigüe avec séquelles encéphaliques irréversibles. Dans ma vie, j’ai pas échappé à beaucoup de choses, mais ça, ça m’est passé au-dessus du carafon. A l’époque, je croyais que la télé et la réalité, c’était pareil, alors comme jusque-là j’avais passé mon temps à rêver, je voulais rattraper le temps perdu. Je voulais comprendre les choses et me gaver de réalité. Je pensais qu’avec les programmes qu’ils passaient à la télé, je saurais comment m’y prendre dans la vie. C’est les pubs que je regardais le plus, parce que les films et tout ça c’est pas vraiment la réalité, je le savais bien que c’était inventé. Mais avec les pubs, on pouvait pas se tromper, c’étaient des gens comme tout le monde, enfin pas vraiment comme tout le monde, mais presque. En tout cas, moi je voyais bien que les gens y essayaient d’être comme ceux que je voyais dans la pub, alors après tout, je m’étais dit que moi aussi je pouvais bien copier. Moi aussi, je voulais ma part de bonheur. Mais avant de copier, je voulais vraiment voir de près à quoi ça ressemblait. Alors j’enregistrais toutes les pubs où on voyait des jeunes (comme moi) dynamiques, riches et intelligents (ça, c’était pas comme moi, mais c’est comme je voulais être). Je regardais tout au ralenti pour bien voir comment s’était fait un héros moderne, moi aussi je voulais avoir l’étoffe. J’étais vachement motivé, mais dans mes moments de lucidité, je voyais bien que ça allait être aussi vachement difficile pour moi. On pouvait pas vraiment comparer, eux ils vivaient dans un palace, moi dans une chambre de bonne de 10m². Eux, y étaient beaux et musclés, et moi je regardais ma bedaine naissante, une part de pizza froide à la main. Vraiment, y avait trop de boulot, alors j’éteignais la télé. Et je continuais ma journée allongé sur le lit entre un reste de chips et les tasses de café à moitié vide que je finissais immanquablement, en m’assoupissant le ventre repu, par renverser sur les draps d’une propreté déjà douteuse. Et une fois de plus, je sombrais dans le laisser-aller total, sans retenue.

 

Pour combler mon affectif, j’avais pris l’habitude, comme à peu près tout le monde, d’aller m’astiquer la biroute dans les cabines privées des sex-shops. J’allais m’asseoir derrière la vitre pare-giclure pour regarder une demoiselle (qu’on pouvait choisir à l’entrée sur catalogue) faire son petit numéro rien que pour nous. Si je dis  « nous » c’est parce qu’en général, la demoiselle en question était encerclée par une bonne dizaine de messieurs, isolés dans leur cabine à se donner un petit plaisir fugace, aseptisé et solitaire, mais somme toute collectivement organisé. Pour elle, le spectacle, bien que mollement excitant, devait être follement drôle, de voir tous ces bonhommes s’escrimer comme ça en cœur et en cadence ! Du fast-sex à consommer sur place avec serviette fournie en cas de bavure. Ce type de magasins n’avait pas encore prévu ni la livraison à domicile ni l’option « à emporter », ce qui ne gênait pas de vieux messieurs bien mis (je n’ai pas dit bien montés) ou des cadres à-attaché-case-cravate – que l’on imaginerait plutôt adeptes d’une gastronomie plus raffinée – de venir au comptoir se servir à pleine main. Je les voyais sortir la mine apaisée et déconfite, comme ça l’air de rien et surtout pas l’air d’y toucher en réajustant leur pantalon comme après un bon gueuleton.

 

Mais un jour, j’en ai eu marre de me faire ça tout seul (merde ! pour faire l’amour, faut quand même être deux, enfin… au moins), alors je suis allé aux putes... enfin vous comprenez, ça me chatouillait vers le bas-ventre, quand je dis que ça me chatouillait, je veux dire que ça devenait dur… dur à vivre. Ce jour-là, j’avais envie d’un face-à-face moins cloisonné, mais aussi un peu moins… comment dirais-je… collectif, mais je ne savais pas trop comment m’y prendre. J’ai dû marcher longtemps pour trouver le bon quartier. Il était vraiment tard. C’était la nuit, et il y avait pas beaucoup de monde dans les rues. Quand j’ai vu pas mal de voitures dans la même rue avec que des mecs tout seul à l’intérieur, je me suis dit, c’est bon, j’ai trouvé. Plus je me rapprochais du centre des affaires nocturnes, plus forcément il y avait de monde, et les gars, ils tenaient même leur volant d’une seule main. Là, je pouvais pas me tromper, c’était le bon endroit. Autour de moi, il y avait plein de petites camionnettes avec des filles à l’intérieur, il y en avait de toutes sortes ; des grosses, des maigres, des blondes, des brunes, des vieilles, des jeunes… le seul truc qu’elles avaient en commun, c’était leur camionnette, et qu’elles devaient avoir toutes très chaud. Pour la saison, elles étaient vraiment pas très habillées. J’étais content, j’allais pouvoir choisir celle à qui j’allais fourguer mes 3 gouttes et donner 200 balles. En fait, c’est un peu comme au zoo sauf qu’on n’y va pas pour donner des cacahouètes. Il y avait là toute une faune bigarrée, des animaux de tout poil. Des mecs partout, quand je dis partout, c’était vraiment partout ; dans les camionnettes, devant les camionnettes, dans les voitures près des camionnettes. Que pouvait bien faire tout ce monde à une heure pareille ? C’était pas possible, je pouvais pas croire que tous ces mecs, eux aussi, se faisaient l’amour tout seul. Partout ça attendait ferme, le mégot de gitane au bec ou accoudé à la portière d’une BMW dernier cri. J’aurais jamais cru ça, des mecs de tous les milieux, ça allait vraiment du claudo au bourgeois ventru. Moi qui croyais que ces mecs, ils n’avaient rien en commun, qu’ils avaient pas les mêmes loisirs, bref des centres d’intérêt différents, alors quand j’ai vu ça, je suis tombé sur le cul, un des seuls trucs qui rassemble les hommes. Dans ce genre de commerce, je pensais pas qu’il fallait faire la queue. Mais on pouvait pas y échapper. Fallait prendre son ticket chacun son tour, comme à la boucherie. A l’intérieur, ça abattait fort ! On voyait la camionnette bouger dans tous les sens, le mec devait pas y aller de main morte, il devait réellement lui trancher dans le lard. Il y avait 10 mecs devant moi. Y en a, ils essayaient de mater par la fenêtre de la camionnette. Les rideaux étaient pas bien tirés. Ils avaient pas peur de montrer qu’ils étaient vachement excités. Les autres, ils avaient plutôt l’air gêné. La tête dans les épaules, les mains dans les poches (tiens ?!! c’est vrai ! pourquoi dans les poches ?), on aurait presque cru qu’ils attendaient le bus. Au bout d’une demi-heure (10 mecs en une demi-heure, je vous avais bien dit que c’était de l’abattage), c’est moi qui étais devant la porte de la camionnette. Ça allait être mon tour, enfin. J’avais pas encore vu la fille à l’intérieur. Enfin, à travers les rideaux mal tirés, j’avais pas vu sa tête. J’avais choisi cette camionnette parce que j’avais vu beaucoup de types à côté, et je m’étais dit, vu le monde, ça devait être un bon coup. Quand le mec qui était à l’intérieur est sorti, elle a lancé, en sortant la tête : « au suivant ». C’était un travelo. Du coup, je me suis dégonflé (dans tous les sens du terme), alors je suis rentré chez moi, la queue basse entre les jambes.

 

Certains jours, ceux où j’étais vraiment déprimé, j’allais errer dans le centre commercial qu’il y avait à côté de chez moi. En fait, après mes longues séances d’apprentissage de la réalité par la télévision, j’étais si déprimé que presque chaque jour je déambulais dans la galerie marchande, à la recherche d’une réalité un peu plus réelle ou du moins un peu moins inaccessible, enfin c’est ce que je croyais. Le plus souvent je marchais parmi la foule des badauds, en essayant de les imiter. Je prenais alors une mine réjouie, heureuse pour ne pas trop détonner avec le climat ambiant. J’adoptais un pas lent et un air préoccupé en essayant de m’extasier devant chaque vitrine. Et devant un article particulièrement intéressant, comme mes voisins, je poussais de grands « ah ! oh ! », me demandant bien pourquoi ça les mettait dans un état pareil. Laborieusement, je continuais à les suivre, consciencieusement de magasin en magasin. Je ne suivais jamais trop longtemps les mêmes personnes,  je me serais trop vite fait repéré, alors, au bout de quelques minutes, je changeais de professeur. Mais il fallait croire qu’ils n’avaient pas beaucoup d’imagination, ou alors que leur manuel d’enseignement ne contenait qu’une seule page, j’avais toujours droit à la même leçon. Je lui avais même donnée un titre à cette leçon : comment avoir l’air occupé, en donnant l’impression d’être riche et heureux sans être rien de tout ça ? Moi, la leçon, elle m’intéressait vachement parce que j’étais pauvre, déprimé et que je m’emmerdais à mourir. En soi je pensais que ça, c’était pas grave, mais ce qui m’embêtait drôlement, c’est que ça se voyait vachement. Et je voulais apprendre moi aussi à faire semblant, même si maintenant je sais que tout le monde, tout en faisant semblant, sait parfaitement que les autres, ils font semblant aussi. Mais tout le monde continue quand même à faire semblant. Au bout de quelques heures, j’en avais un peu marre, j’avais fait plusieurs fois le tour de la galerie, en m’arrêtant dans tous les magasins. Au bout de quelques jours seulement, certaines vendeuses qui devaient me reconnaître, me disaient : « bonjour, ça va aujourd’hui ? ». Je répondais tout fier : « oui, oui, aujourd’hui ça va, je me promène ». Mais apparemment, elles disaient ça à pas mal de monde, j’en déduisis que je devais pas être tout seul à faire chaque jour ma petite balade ici. Donc, souvent, vers 18h, je m’arrêtais et j’allais m’installer à la terrasse d’un bistrot qui faisait l’angle de deux allées, le carrefour principal au rez-de-chaussée de la galerie. Après les travaux pratiques, je passais à l’observation et à la théorie. Je commandais en général un demi et un verre d’eau. J’aime pas la bière mais je trouvais que ça faisait plus viril de commander un demi plutôt qu’un sirop de grenadine, et le verre d’eau, c’était parce que j’avais soif. Lorsque ma commande arrivait, je sortais mon petit carnet. Et bien installé, je pouvais parfaire mes connaissances pratiques, l’œil vif et le stylo à la main. Pour l’observation, l’endroit était stratégique et l’heure favorable ; 18h, la sortie des bureaux, les secrétaires et les petits employés qu’allaient dépenser ce qu’ils s’étaient évertués à gagner toute la journée. Cet apprentissage fut vraiment efficace. Et au bout de quelques mois, riche de tous ces enseignements, moi aussi, je savais comment on devait s’habiller pour être original comme tout le monde, dans quel magasin ça faisait bien d’entrer même si on n’achetait rien, comment on devait se pâmer devant la glace en essayant un maillot de bain, et même les sacs de tel ou tel magasin qu’il fallait avoir en main pour faire croire qu’on était allé acheter des trucs chez eux, même si à l’intérieur, y avait que des trucs achetés au supermarché de la galerie. Maintenant que je savais, il n’y avait plus qu’un seul truc à faire, c’était de m’y mettre moi aussi, et plus comme un apprenti maladroit, mais en vrai pro, en consommateur modèle, pressé et exigent, en un mot, devenir moi aussi un homme moderne.

 

Mais j’avais beau me forcer, jamais j’y suis arrivé. Quand je voulais passer à la pratique, à chaque fois je bloquais. Je sais pas, ça devait être psycho-pas génétique du tout ou un truc comme ça, enfin ça venait pas de mes parents pour une fois. Je savais comment faire, mais impossible d’y arriver. Alors je suis retombé dans la déprime, et de nouveau j’ai passé mes journées à rien faire.

 

Ce qui m’a sauvé, c’est quand j’ai vu cette annonce sur le journal. J’étais chez le dentiste, et en attendant mon tour, je feuilletais un magazine que j’avais ramassé au hasard sur la petite table basse. Vous savez, ce genre de magazines qu’on ne lit que chez le dentiste ou chez le médecin en se demandant si c’est la femme de ce dernier qui est abonnée – auquel cas leur conversation le soir à table doit être guignolesque au point de s’interroger sur la compétence réelle du dit professionnel – ou alors s’il les achète tout exprès pour contenter sa clientèle la plus débile, et chose curieuse, comme tout le monde affirme ne lire ce genre de revue que dans les salles d’attente, je vous laisse deviner ce qu’il doit penser de toute sa clientèle.

 

L’annonce était en fin de magazine, c’était un énorme encart sur une page entière qui présentait une association, la NELP, qui aidait les pauvres et qui avait besoin de nouveaux bénévoles. Le lendemain, je suis allé à l’adresse qui était indiquée en bas de la page. J’étais déprimé, je savais pas quoi faire, alors je m’étais dit que de voir encore plus malheureux que moi, ça pourrait que me faire du bien, et puis comme ça je pourrais aussi rencontrer des gens, et peut-être même trouver une copine. Quand j’ai débarqué dans le local, y avait vachement de monde, comme quoi je devais pas être tout seul à m’emmerder. Le responsable nous a présenté ce que faisait la NELP, il nous a dit que l’association « Nous Et Les Pauvres » fournissait des vêtements et de la nourriture aux exclus. Il nous a dit que lui, il était travailleur social et qu’il était responsable du travail des bénévoles, et que notre tâche consistait à organiser la distribution qu’avait lieu 2 fois par mois. Il a même ajouté que c’était pas beaucoup, 2 fois par mois, mais qu’ils avaient pas les moyens de faire plus, et que 15 travailleurs sociaux, tous salariés de la NELP, se démenaient comme ils pouvaient pour mettre en place une distribution mensuelle supplémentaire, et que d’ailleurs pour faire connaître leurs actions, ils consacraient une grosse partie de leur budget à la publicité dans les magazines, parce qu’ils disaient que plus on serait nombreux pour aider les pauvres, plus la NELP serait connue, et plus elle pourrait avoir des subventions par la mairie, surtout depuis que la femme du maire faisait partie du conseil d’administration en qualité de vice-présidente. Pendant 2 heures, il nous a parlé de ça en nous expliquant qu’on était en guerre contre la pauvreté parce que c’était pas tolérable que les gens soient pauvres dans un pays riche, et que lui comme il était payé pour combattre ça, il faisait tout son possible pour trouver de l’argent, parce que pour lui, le nerf de la guerre c’était l’argent et qu’il voulait pas que les pauvres, ils aillent ailleurs pour manger et s’habiller. Les gens, ils disaient qu’ils étaient d’accord avec ça et qu’ils seraient fiers d’être bénévoles à la NELP parce que c’était là où les pauvres, ils venaient le plus, et qu’ils auraient comme ça l’impression d’aider beaucoup de malheureux. Tout le monde voulait partager la misère des exclus et ils disaient qu’ils pouvaient même venir au moins 2 heures par mois, et peut-être même le double mais pas plus, parce qu’eux aussi ils avaient leur vie. Y avait des étudiants, des retraitées ou des femmes au foyer, vraiment plein de gens différents qu’avaient du temps à consacrer aux pauvres. Mais les étudiants, ils disaient qu’ils avaient aussi leurs études (et qu’aujourd’hui, c’était important les études pour avoir un travail et pour pas être pauvre), et puis les retraitées, 3 fois par semaine, elles avaient leur partie de bridge, quant aux femmes au foyer, il fallait bien aussi qu’elles aillent chercher les enfants à l’école, et non c’était vraiment pas possible d’annuler les week-end à Chamonix, parce que vous comprenez, leur mari ne comprendrait pas. Au bout de 3 heures, tout le monde se mit d’accord pour 1 heure par mois, puis on rentra chez nous.

 

3 semaines après, on se retrouva tous, tous les bénévoles, pour la 2ème distribution mensuelle. Les retraitées avaient fait des gâteaux, les mères de famille avaient apporté les vieux costumes de leur mari, et les étudiants avaient apporté leur entrain. Moi, j’avais juste amené mon désœuvrement. La distribution se déroula à merveille, chacun distribuait, en plus de ce qu’il avait apporté, sourires, conseils sur l’existence et encouragements à chaque pauvre qui se présentait. Ils entraient dans le local un par un (pour plus de confidentialité et de convivialité) après avoir fait la queue dehors pendant 4 heures. C’était la volonté du responsable de la NELP, ils disaient comme ça en faisant la queue, déjà ça les occupait une partie de l’après-midi, et puis que ça les gênait pas puisqu’ils avaient l’habitude d’attendre quand ils allaient faire des démarches dans les administrations, et puis aussi que c’était bien pour l’image de la NELP, parce que les gens ils pouvaient voir qu’ils avaient beaucoup de clients. Je suis resté à la NELP 3 semaines, le temps d’une seule distribution et de voir que c’était pas pour moi, d’abord parce que moi, 1 heure par mois, ça me suffisait pas, ça me laissait encore trop de temps pour glander, et puis parce qu’à part les étudiantes hyper-catho et très coincées, y avait que des vieilles ou des déjà-mariées et que ça n’arrangeait pas mes affaires sentimentales, alors j’ai arrêté de m’occuper des pauvres pour m’occuper de ma pauvre vie.

 

 

Chapitre 6

J’ai repris mes activités télévisuelles et ma formation au centre commercial parce que j’avais rien trouvé d’autre à faire. Et puis un jour, j’en ai eu vraiment marre de glander à ne plus savoir quoi faire, alors j’ai décidé de tout plaquer pour aller voir du pays. La veille, j’avais vu à la télé un reportage sur les mecs qui tentaient leur chance aux States, le pays des rêves… toujours déçus. J’avais vachement été impressionné par ce type qui avait commencé là-bas avec 2,5 dollars et qui 3 ans après avait augmenté son capital de 10,5 dollars. Il expliquait que c’était drôlement dur, mais que lui il y croyait, et qu’un jour, lui aussi, il aurait sa chance. Pour l’instant, il dormait encore dans la rue, mais il disait que c’était plus pratique que l’hôtel parce que comme ça à 4h du matin, il était déjà réveillé et qu’il était toujours dans les premiers pour la soupe populaire du matin. Il disait aussi que dormir dans la rue, c’était vachement instructif, et qu’il avait appris des tas de trucs qui pourraient lui servir après, quand il aurait réussi, comme par exemple apprécier un bon lit chaud en hiver. Lui, il disait, il serait pas comme ces types blasés parce que trop riches qui savent même plus apprécier ce qu’ils ont, lui il saurait apprécier. C’est ce genre de trucs qu’il avait appris, des trucs simples mais pas idiots. Y en avait un autre, il avait eu un peu plus de chance, lui aussi il était à New York, mais il avait un boulot et même un logement. Ça avait l’air de bien marcher pour lui, il bossait dans une agence immobilière. Pour l’instant, il était encore en bas de l’échelle, mais ça faisait seulement 12 ans qu’il travaillait là-bas. Lui aussi, il s’accrochait, il était content, il ne bossait que 14h par jour. Mais il disait qu’il n’était pas paresseux, et qu’il allait faire des heures supplémentaires pour avoir de l’avancement parce qu’il voulait trouver un autre appartement, parce que pour l’instant il le partageait avec 6 personnes, un F2 dans le Bronx, ben oui parce qu’il expliquait que dans ce quartier, c’était un peu moins cher, surtout quand on divisait le loyer par 6. Sinon, à part ça, ça lui plaisait. Alors moi, quand j’ai vu ces gars qui avaient l’air bien dans leur peau, avec la pêche et tout, j’ai eu envie aussi de tenter ma chance, parce que ce que j’avais le plus besoin, c’était comme eux d’avoir la tchatche et de me battre pour une petite place au soleil.

 

Le lendemain, à 4h du matin, j’avais nettoyé ma piaule, fait la vaisselle et bouclé mon sac à dos, prêt à partir. J’avais 500 balles en liquide, mon passeport et foi en mon avenir. Je me suis dirigé vers la gare Saint Lazare, point de rassemblement des cars qui partaient pour tous les coins d’Europe. A la dernière minute, je m’étais décidé pour l’Angleterre, moins dangereux, moins cher et au total plus pratique que les States mais tout de même dépaysant.

 

A cette heure-là, le métro était encore fermé, et y avait pas de bus non plus, alors j’y suis allé à pied. 5 heures de marche pour traverser la moitié de Paris avec presque 40 kilo sur le dos. Je suis arrivé vers 9 heures. Moi qui pensais être le seul aventurier, j’ai vite déchanté, le car était plein. Ils avaient tous à peu près mon âge et la même envie d’aller voir du pays, le sac sur l’épaule. Y avait tellement de monde qu’ils ont dû affréter d’autres cars. Mais ça s’est arrangé, et on a tous pu partir. Près de 800 français entassés dans 23 cars. Pour le dépaysement, ça s’engageait mal.

 

On est arrivé en début de soirée. Les 23 cars ont déversé leur cargaison. Et on s’est tous dispersés par petites grappes. Moi, dans ma grappe j’étais tout seul avec mon sac à dos. J’ai dû marcher longtemps avant de trouver un hôtel où il y avait encore une chambre de libre. J’avais bien dû en faire une vingtaine, et tous affichaient complet. A chaque fois, il y avait une pancarte qui annonçait : « no place for young french tourists, but for others we can see ». L’accueil avait au moins le mérite d’annoncer clairement la couleur. Et j’avais été obligé de me rabattre vers le quartier chic pour touristes. Là, y avait pas de pancarte d’accueil, juste les tarifs de la nuit, rien en dessous de 400 balles, ce qui revenait au même pour les jeunes touristes français, juste une façon un peu plus élégante de nous le dire. Avec le voyage, j’avais même plus 100frs en poche. J’allais tout de même pas dormir dans la rue. Je m’apprêtais à aller poser mes guêtres ailleurs quand un liftier, que je n’avais pas vu, s’avança vers moi et me dit : « toi, t’es français, tu viens d’arriver, t’as plus un rond, et tu cherches un coin pour pioncer ». Je ne pus répondre que d’un hochement de tête idiot et surpris, ça se voyait donc tellement. Il m’expliqua qu’ici, il n’y avait que ça des français qui voulaient tenter leur chance, que lui-même était français et était arrivé il y a quelques semaines seulement. Il me dit aussi qu’il y avait peut-être un truc pour moi ici, le matin même un des grooms de l’hôtel, un français, était parti. Il était arrivé la veille, et après 2 heures de boulot avait décidé de retourner en France. Alors j’ai pris mon courage à deux mains, rangé my timidité in the pocket, rassemblé mes quelques notions d’anglais et suis entré, prêt à exposer mon projet professionnel au directeur. Son adjoint me dit qu’il était parti, mais que je pourrais certainement faire l’affaire parce qu’ils acceptaient n’importe qui, et il me fit signer mon contrat d’embauche. C’était pas une place de groom, mais un emploi d’aide commis à la cuisine. Il m’invita à poser mes affaires dans le local du personnel, me tendit mes frusques de travail et me poussa vers les cuisines et mon premier job outre-manche. Ce premier jour, j’ai bossé jusqu’à 2 heures du matin. Quand j’ai eu fini de laver les ustensiles de cuisine, les casseroles et les couverts, le chef cuistot m’a dit que ça irait pour aujourd’hui. Quand je suis sorti des cuisines, l’adjoint m’attendait. Et je ne compris pas tout de suite lorsqu’il me montra du doigt la banquette qui se trouvait dans l’arrière-salle du restaurant. Mais lorsqu’il ferma la porte en disant : « good night », mes maigres notions d’anglais me suffirent. Trop crevé pour protester, je m’y allongeai et m’endormis aussitôt.

 

Je suis resté 2 semaines à laver les chiures que les clients laissaient dans leurs assiettes, juste de quoi pouvoir bouffer. La bouffe réservée au personnel était si dégueulasse qu’il m’arrivait très régulièrement, comme tous là-bas, d’avaler, entre 2 assiettes à laver, les restes d’un client délicat, une façon comme une autre de s’offrir de petits extras et surtout de ne pas mourir de faim. Pour les extras, c’était les seuls qu’on pouvait se payer, le reste de la journée - de 5 heures du mat à 2 heures du matin - on avait pas le temps, et lorsqu’on l’avait, on était si crevé qu’on s’affalait dans le coin de l’hôtel qui nous servait de dortoir, dans l’arrière-cour du restaurant. Heureusement, la direction, fortement encouragée par la législation (sous peine de fermeture de l’établissement) avait la gentillesse de nous octroyer un jour de repos hebdomadaire. Lorsqu’on restait pas la journée entière à essayer de récupérer dans le lit d’une des serveuses (c’est d’ailleurs comme ça que j’ai été dépucelé, un jour de repos collectif aussitôt transformé en une formidable beuverie qui a très vite tourné en une orgie monstre, et comme tout le monde était complètement bourré, personne ne reconnaissait plus personne, c’est comme ça que j’ai pu goûter au double plaisir de l’anonymat et de la chair flasque), donc lorsqu’on était pas en train de se reposer à boire et à baiser, on pouvait visiter la ville. Moi, j’ai jamais quitté le quartier, et ça m’a pas empêché de rencontrer le londonien type ; un  étranger plus ou moins jeune, toujours fauché, complètement exploité, souvent bourré, fort amateur de Guinness et spécialiste de petites culottes toutes nationalités confondues, venu à Londres pour quelques temps (entre 2 jours et 30 piges) avant de partir ailleurs pour voir si la fortune lui serait plus favorable ou tout simplement pour rentrer au pays, et qui restait pourtant là à patauger dans la merde des cuisines et dans la fiente des hôtels à touristes parce qu’il arrivait jamais à amasser plus de 5 pounds par mois pour se payer le voyage. Certains, ils étaient venus à 20 ans, et à 50 balais, ils avaient pas encore de quoi quitter cet eldorado. Il faut dire qu’avec le prix de la pinte de Budwiser et de la boîte de capotes – accessoires indispensables aux 2 activités les plus prisées par la jeunesse internationale londonienne, c’était vachement dur de boucler les fins de mois (surtout qu’on était payé à la semaine), alors pour mettre de côté quelques pennies, fallait pas trop y compter sauf peut-être pour les eunuques membres des Anciens Alcooliques Anonymes.

 

Ça faisait à peine 2 semaines que j’étais arrivé qu’ils m’ont viré avec tout le personnel des cuisines, pour faute professionnelle grave, ils avaient dit. Ce jour-là, on avait eu un groupe de 450 irlandais pour le breakfast, et comme y avait plus d’orangeade et que tous, ils réclamaient leur breuvage pour faire passer leurs haricots blancs à la confiture de groseille, et qu’ils insistaient vachement parce qu’ils avaient payé d’avance, et qu’ils avaient lu sur le menu que ça c’était à volonté, on avait voulu répondre à leur demande par conscience professionnelle et surtout pour qu’ils arrêtent de nous faire chier en nous disant qu’ils voulaient voir le directeur. Ils faisaient vraiment un tapage de tous les diables, alors avec tous les mecs qui travaillaient dans les cuisines on s’est regardé pour savoir ce qu’on allait faire. Quand le directeur, alerté par tout ce tapage, est entré aux cuisines pour demander des explications, on était tous en train de pisser dans les carafes. Une heure après, tout le monde a été viré. Les autres, ils étaient obligés de trouver un autre job, vu qu’ils pouvaient pas rentrer chez eux, parce que pour retourner en Australie, au Brésil ou en Afrique du sud, il fallait quand même en laver un paquet d’assiettes avant de pouvoir se payer le voyage. Moi j’habitais juste à côté, j’étais venu un peu en voisin, alors comme j’avais pas un rond, je suis rentré en stop, sauf pour les derniers kilomètres où j’ai pris le métro.

 

Quand je suis revenu, j’ai glandé 6 mois, le temps de retrouver mes esprits et de faire des démarches pour repartir à l’étranger. Malgré mes déboires, j’y avais pris goût, mais cette fois-ci, je voulais préparer mon départ avec plus de sérieux. Je voulais de l’aventure mais bien programmée, sans mésaventures. J’avais l’idée de mettre à profit ce qu’on avait essayé de m’apprendre à l’université. Et je me mis à la recherche d’un organisme qui serait prêt à m’accueillir, sans savoir vraiment ce que j’avais envie de faire. Tout ce que je savais, c’était que je voulais aider les pauvres, les enfants du 1/3 monde ou les veuves de guerre. J’ai donc envoyé 500 photocopies de mon diplôme qui était censé attester l’authenticité de mes compétences à 500 associations différentes. J’avais trouvé la liste dans un petit guide que j’avais ramassé par terre près de l’Ecole Supérieure du Travail Humanitaire. Je sais pas si c’était un étudiant qui l’avait jeté parce qu’il avait trouvé que les débouchés étaient pas suffisamment rémunérateurs ou si ça faisait partie de la politique de marketing de l’école. Avec mon CV, dans chaque enveloppe j’avais glissé une petite lettre qui expliquait que j’étais vachement motivé pour aider tous les malheureux de la terre, que j’y connaissais rien mais que j’étais un gars plein de bonne volonté. Allez savoir pourquoi, je n’ai reçu qu’une seule réponse, 6 mois après. C’était un tout petit organisme qui avait à peine 1 an d’existence et qui s’occupait d’envoyer des médicaments partout à travers le monde, et il avait besoin de quelqu’un pour l’acheminement du nouveau stock de médicaments. Ça, c’était ce qu’il y avait écrit sur la lettre. Quand je suis allé les voir pour l’entretien, là ils ont présenté les choses un peu différemment. En fait, ça faisait 6 mois qu’ils existaient, ils avaient tout juste 2 cartons de médicaments, et ils savaient pas où les envoyer parce que personne n’en voulait, mais ils avaient quand même besoin de quelqu’un pour s’en occuper parce que, eux, ils avaient pas le temps, ils étaient bénévoles. Et ils pouvaient pas venir à l’O.V.Q.M.F.U.G - O.A.D.S – c’était le sigle de l’association, littéralement ça veut dire « On Va Quand Même Faire Un Geste, On A Des Sous » - plus de 1h30 par mois, à cause de leur boulot, ils disaient. Ils n’ont même pas pris la peine de me questionner, de connaître mes motivations profondes, ni même de savoir si mon profil correspondait au poste proposé (qu’ils n’avait d’ailleurs pas défini). Ils m’ont simplement dit que le ministère de la coopération leur avait donné une grosse enveloppe, qu’ils me paierait 500frs par mois, que j’aurais le statut de volontaire, et que je devais signer là en bas de la feuille. Tu parles d’un statut de volontaire, ils m’auraient presque menacé si j’avais pas signé. Et à la fin, ils ont ajouté que je partais le lendemain et que le président de l’association m’accompagnerait pendant une semaine pour s’assurer que tout se passerait bien, et qu’ils attendaient d’une minute à l’autre un coup de fil du ministère pour connaître la destination. Une fois mon contrat signé, ils m’ont expliqué qu’ils avaient un briefing et qu’ils n’avaient plus de temps à me consacrer, alors je suis rentré chez moi. Dans la soirée, je reçus un coup de fil. C’était le président de l’O.V.Q.M.F.U.G – O.A.D.S. Il m’a annoncé qu’on partait en Mongolie et que  l’avion décollait le lendemain à 5h30. Quand je suis arrivé à l’aéroport, il m’attendait. Sa femme et ses enfants étaient là. J’ai trouvé ça sympa d’être soutenu par sa famille, moi personne ne m’avait accompagné à l’aéroport. Après son coup de fil de la veille, j’avais quand même téléphoné à mes parents pour leur dire que je partais, que j’allais en mission humanitaire en Mongolie. Et eux, ils ont rien trouvé d’autre à me dire que c’est pas en allant aider les petits noirs que j’allais réussir dans la vie, et que de toute façon, ça servait à rien d’aller si loin, y avait déjà beaucoup de misère ici, et qu’eux ils donnaient régulièrement aux orphelins apprentis d’Auteuil, et que c’était déjà beaucoup pour les pauvres même si c’était vrai ça les arrangeait pour les déductions d’impôt, mais que quand même si tout le monde faisait comme eux, ça serait déjà bien. Après ces paroles d’encouragement, j’avais raccroché pour préparer mes affaires. Après, une fois les présentations faites, on est allé faire enregistrer les bagages. Moi je devais rester 6 mois là-bas et j’avais juste mon sac à dos, et j’ai trouvé ça un peu bizarre que lui qui ne restait qu’une semaine fasse enregistrer 5 valises, mais après je me suis dit qu’après tout il avait peut-être amené avec lui une partie du matériel pour la mission. Sa femme et ses enfants nous accompagnèrent jusqu’à la porte d’embarcation, et moi je trouvais ça vraiment touchant d’être soutenu comme ça jusqu’au dernier moment. Mais quand on est monté dans l’avion, sa femme et ses enfants étaient encore là, peut-être avaient-ils eu une dérogation spéciale pour nous accompagner jusqu’à ce que nous décollions. Mais quand ils fermèrent les portes, comme ils étaient encore là, je me suis dit que cette famille était vraiment unie, et nous nous envolâmes tous les 6. L’O.V.Q.M.F.U.G - O.A.D.S avait vraiment bien organisé les choses. On était en 1ère classe, on avait droit au champagne, à la télé, aux petits gâteaux, tout ça offert par la compagnie et apporté par des serveuses vachement jolies et vachement bien habillées. Pendant le voyage, le président m’a expliqué que tout ça, le champagne et les petites attentions, c’était pour notre moral parce qu’après ça risquait d’être drôlement dur. C’était pour notre moral et surtout aussi, il avait ajouté parce que l’enveloppe du ministère avait été plus grosse que prévue et que si on voulait qu’ils continuent à nous payer, il fallait leur montrer qu’on en avait vraiment besoin de tout cet argent, il fallait donc essayer de tout dépenser, mais il a rien dit pour sa femme et ses enfants.

 

Quand on est arrivé, y avait une délégation du ministère de la santé qui nous attendait. On est tous monté dans la voiture officielle qu’on avait mis à notre disposition, et on s’est dirigés vers le seul hôtel de la ville, enfin le seul qui pouvait faire diminuer le contenu de l’enveloppe plus vite que les autres. On est tous montés dans nos chambres pour se reposer. Le soir-même, on avait rendez-vous avec le ministre qui nous avait invités pour dîner. On nous avait réservé la seule suite de l’hôtel, celle qui était en général utilisée par les touristes japonais, qui visitaient le pays en quelques heures, et par les hommes d’affaires, pour la plupart des représentants de la firme Mac Donald qui voulait ouvrir un fastfood local spécialisé dans les hamburgers au mouton et le milkshake au lait de jument. Après quelques heures de sieste, on est venu nous chercher pour le dîner. Il avait lieu dans une grande salle du ministère, le ministre avait voulu quelque chose de simple et de convivial. En nous accueillant, il avait dit « à la bonne franquette, comme on dit chez vous ». Puis, il nous a invités à nous asseoir à la grande table qu’ils avaient tout spécialement dressée pour nous et les quelques 450 invités, pour la plupart ses plus proches collaborateurs. Il nous a expliqué que son pays était en pleine reconstruction et qu’il avait besoin de nombreux collaborateurs - tous très qualifiés (on apprit plus tard ce que ça voulait dire) - pour élaborer les plans annuels, bisannuels et quinquennaux de la grande marche en avant qui propulserait son pays parmi les plus grandes nations. A la fin du repas, il nous a dit qu’il était fier de nous accueillir et qu’il ne nous remercierait jamais assez pour le travail efficace qu’on allait faire, qu’on était vraiment courageux de quitter nos familles (le président était venu au dîner sans sa femme et ses enfants, quant à moi, j’ai pas osé lui dire au ministre que mes relations avec ma famille n’étaient pas au plus haut) et que notre aide serait précieuse dans la reconstruction de cette terre d’avenir. A la fin, il a même ajouté qu’il s’en rappellerait quand il serait président, mais ça on a eu du mal à le croire parce qu’après, pendant notre séjour, il était encore que ministre et on l’a pas revu, il devait pas avoir beaucoup de mémoire.

 

Pendant son séjour, je n’ai pas vu beaucoup le président. Il m’a expliqué qu’il avait beaucoup de rendez-vous importants pour organiser la mission. Mais un jour, je l’ai vu par hasard, il faisait la queue avec toute sa famille à un spectacle folklorique, des danses et des chants anciens dans un endroit où il y avait que des touristes japonais. Quand il m’a aperçu, il était un peu gêné, mais il m’a dit qu’il devait s’imprégner de l’ambiance, comprendre les mentalités et tout ça et qu’après ça serait plus simple pour lui de tout bien organiser. Il m’avait juste confié des tâches secondaires parce qu’il m’avait dit que lui, il avait l’habitude et qu’il s’occupait de l’essentiel. Moi, je devais juste trouver un petit appartement (parce que le président il pensait que l’hôtel, ça me couperait trop des réalités du pays), trouver une voiture, aller aux réunions organisées par les sous-fifres du ministre, et téléphoner à tous les hôpitaux du pays pour organiser la distribution des médicaments. Lui, il s’occupait du reste. Avant qu’il retourne en France, il a décidé de survoler le pays en hélicoptère (sans doute son souci des réalités) pour localiser les principaux hôpitaux où moi, quand il serait parti, je devrais aller livrer les médicaments. Et on embarqua tous les 6. Deux jours d’hélico pour voir 2 hôpitaux où on ne se posa même pas (je verrai bien moi-même, il a dit le président), par contre il voulait pas manquer la fête annuelle du cheval qui avait lieu à l’autre bout du pays. On y resta 2 heures, juste le temps d’acheter quelques souvenirs, pour la famille il a dit le président et même sa femme a ajouté : « venir si loin, et pas ramener un petit quelque chose, ça aurait été vraiment bête ».

 

Le lendemain, je les ai accompagnés à l’aéroport. Avant de monter dans l’avion, le président m’a lancé : « allez ! Bonne chance ! », et puis il a ajouté « Ah oui ! J’oubliais » et il m’a tendu une enveloppe - celle du ministère. Quand l’avion a décollé, je l’ai ouverte. A l’intérieur, il restait 5 billets, en monnaie locale, 350 Türigs, 35frs. On était venu à l’aéroport en taxi, et en sortant il m’attendait encore, le président ne l’avait pas payé. Je lui donnai les 300 Türigs qu’il me réclamait et rentrai à pied. L’appartement n’était après tout qu’à une trentaine de bornes. J’étais un peu anxieux d’avoir un budget si réduit, mais j’espérais qu’ils allaient bientôt m’envoyer le reste de l’enveloppe. En arrivant à l’appartement, un télex m’attendait : « désolé, le ministère est revenu sur sa décision, la subvention a été diminuée de moitié, les frais de préparation et d’organisation de votre séjour ont été beaucoup plus importants que prévus, en conséquence la mission est annulée, veuillez recevoir, monsieur, l’expression de notre considération la plus respectueuse. Signé : toute l’équipe de l’O.V.Q.M.F.U G .- O.A.D.S . Le lendemain, je suis allé au marché en bas de chez moi, et refourguais mes 2 cartons de médicaments sur un stand spécialisé dans la revente illégale de produits pharmaceutiques, le plus souvent périmés d’ailleurs, et réussis tant bien que mal à obtenir juste de quoi me payer un billet aller simple sur le transsibérien. Dix jours après, j’étais à Paris. Et à peine débarqué, je suis allé au local de l’O.V.Q.M.F.U.G – O.A.D.S, bien décidé à demander quelques explications. Quand je suis arrivé, y avait plus de local. A la place, il y avait une sandwicherie. Sur la pancarte, on pouvait lire : « spécialiste de la viande de mouton mongol ». Alors, je me suis senti tout con, une fois de plus je m’étais fait berner, et à part l’ironie du sort, j’avais toujours rien vu.

 

 

Chapitre 7

2 semaines après j’étais incorporé. En rentrant, j’avais regardé dans ma boîte aux lettres que je n’avais pas ouverte depuis 3 ans. Comme je connaissais personne qui pouvait m’écrire et que je payais jamais mes factures, je l’ouvrais jamais, mais quand je suis revenu de tous ces voyages, je m’étais dit que peut-être… et au milieu d’une cinquantaine de lettres EDF et de France Telecom, y avait effectivement un courrier du ministère de la défense. En l’ouvrant, je me suis aperçu qu’il avait été posté 2 ans plus tôt. J’avais complètement oublié le service militaire. J’étais parti sans me rappeler qu’il fallait que je remplisse mes obligations. Ça tombait vraiment bien que je sois rentré, sinon j’aurais pu faire de la prison parce que la société et les entreprises, surtout pour trouver un travail, elles veulent qu’on soit dégagé des obligations militaires, mais on peut pas s’en dégager n’importe comment, en tout cas elles aiment pas qu’on s’en dégage comme ça. Et c’est pour me dégager des obligations militaires que je me suis trouvé obligé, comme tout le monde, de faire mon service. Comme si on devait quelque chose à la nation…

 

On m’a affecté au fin fond de la Normandie. Une chance qu’ils avaient dit au bureau du recrutement, un truc pour les planqués, les fils-à-papa qui ont des relations avec des préfets ou des hauts gradés. Moi, mon père, il travaillait dans l’administration, et à part ses collègues de bureau et les engueulades de son chef, il connaissait personne. Des gradés, lui, il en connaissait pas. Il avait même failli se faire virer. C’était plutôt sa situation qui s’était dégradée. Il avait pas intérêt à faire le con, alors de là à demander, les pistons, fallait pas y compter. Dans le train, y avait que des futurs bidasses. L’armée avait réquisitionné un train complet pour ses appelés du contingent, une façon comme une autre de renflouer les caisses de la SNCF et de faire travailler ses fonctionnaires. Ce sont des services qu’ils se rendent entre administrations, ça leur fait croire qu’ils sont indispensables et vachement utiles. C’est l’Etat qui a inventé ce truc-là, c’est pour légitimer les impôts. Quand on est arrivé, ils nous avaient préparé une petite surprise. Juste avant d’aller à la cantine, on devait passer par une petite pièce. Et quand on ressortait, on avait tous la boule à zéro, pour nous mettre dans l’ambiance, il avait dit le sergent-chef. C’est après seulement qu’on avait droit d’ingurgiter notre ration pour le déjeuner. La cuisine militaire devait avoir si bon goût que ce premier jour personne n’y toucha. Mais peut-être était-ce dû aussi à l’émotion de se sentir enfin appartenir à ce corps d’élite dont toute l’efficacité s’était illustrée au cours de son histoire, surtout avec l’épisode de la ligne Maginot. Après cette initiation aux joies gastronomiques militaires, on nous fourguait notre paquetage : un ensemble disparate de vêtements aux couleurs peut-être un peu sobres, mais dont les teintes verdâtres (eux, ils disent kaki) se mariaient toutes très bien ensemble et mettaient en valeur notre nouvelle coupe de cheveux. Il y avait aussi des rangers usées jusqu’à la corde (les miennes en plus étaient trouées) et un magnifique survêtement d’un bleu chatoyant avec de chaque côté un liseré blanc et un liseré rouge du meilleur goût. On nous avait expliqué que maintenant nous n’étions plus autorisés qu’à revêtir ces vêtements qui faisaient la fierté de l’armée française. Le sergent-chef, il nous avait dit que c’était obligatoire, comme ça y avait plus de différence entre nous, y avait plus de riches, plus de pauvres, juste un ramassis de petits cons qui allaient en chier. Après, on nous a montré nos dortoirs, et comment on devait faire nos lits, en carré qu’ils appellent ça. Le sergent-chef, il a ajouté : « comme l’esprit militaire », et moi je pensais en rigolant que le carré, il devait pas être bien large. Je sais pas s’il a deviné, mais tout de suite le sergent-chef il m’a regardé et il a dit : « et toi, branleur, ça t’amuse ce que je raconte ». Alors je lui ai dit : « ben non, m’sieur, pas vraiment, mais je me demandais à quoi ça pouvait servir de faire son lit comme ça parce que… ». Et là, il m’a pas loupé le sergent-chef, j’ai même pas eu le temps de finir ma phrase que déjà il s’était mis à me gueuler dessus en disant que des p’tits cons de mon espèce, il les matait et que de toute façon, j’étais pas là pour réfléchir, que l’armée c’était pas fait pour ça, que lui il était le chef et que je devais fermer ma gueule. Et puis il a continué comme ça pendant au moins un ¼ d’heure en disant que j’étais un anarchiste, un rebelle révolutionnaire antirépublicain et antipatriotique, et que j’allais en chier comme c’est pas permis. Et même si je trouvais qu’il exagérait quand même un peu, c’est surtout ce dernier truc que j’ai le plus retenu. Du coup, j’ai fermé ma gueule et j’essayais comme tous les autres abrutis de ma chambrée de prendre un air captivé quand il a continué à aboyer ses explications. Mon séjour s’annonçait donc sous les meilleures auspices.

 

Le lendemain, on nous a réveillé à 4h30. Entraînement spécial qu’il avait gueulé le sergent-chef en nous foutant la lumière en pleine gueule. Puis il nous avait expliqué le programme de la matinée : « un, vous faîtes vos pieux, deux, vous allez bouffer, trois, vous revenez dans votre piaule, quatre, vous l’astiquez comme si c’était le cul de vot’ mère, je veux pas voir une seule chiure de mouche, cinq, vous mettez votre tenue de combat, six, vous prenez votre sac à dos, sept, en bas y a des pavés, vous remplissez votre sac de 10 pavés, ça fait même pas 60 kilo, huit, on part en balade, 80kms, histoire de se dégourdir les jambes, allez ! branle-bas de combat, bande de p’tits cons ! ». Y en a dans la chambre, ils étaient vachement contents, ils avaient trouvé leur truc ici, comme une famille. L’un d’eux, la veille avant de se coucher, il nous avait dit que lui, fallait pas lui chercher des noises parce que lui, il était fan de Rambo et qu’il connaissait déjà des techniques de combat, que lui il avait des couilles et qu’après son service il voulait s’engager dans la Légion. Tu parles d’un fils-à-papa, ils avaient dû se gourer dans son affectation, mais des mecs comme lui, y en avait plein. Ils m’avaient vraiment raconté n’importe quoi au bureau du recrutement, à moins que tous ces mecs, on les ait mal orientés, une preuve supplémentaire de l’efficacité de notre armée. Y en a d’autres, ils pleuraient. Ils avaient jamais quitté leurs parents, et ils voulaient tous retourner chez eux. Ils disaient qu’ils avaient l’habitude de se faire réveiller par leur mère qui leur apportait le petit déjeuner au lit, qu’ici ils ne pourraient pas jouer avec leur ordinateur et que d’habitude, ils ne faisaient pas de sport. Moi, je voulais pas faire le Rambo dans la Légion et ma mère ne m’avait jamais apporté le p’tit déj au pieu. Une fois de plus, je me sentais différent, paumé au milieu de mecs avec qui j’avais rien à faire et rien à dire, et qui eux, sans exception, se sentaient appartenir à l’une ou l’autre des deux catégories.

 

Mes classes durèrent 5 jours, un temps bien suffisamment long pour apprendre à marcher au pas, à crapahuter dans la merde et normalement à lier des amitiés indéfectibles en glandant pendant les jours de perm. devant une bière à jouer aux cartes. Après ces 5 jours glorieux, je fis mes adieux à mon sergent-chef. J’ai bien senti qu’il était attristé que je m’en aille si vite, il devait tout recommencer à zéro pour trouver une nouvelle tête de turc. Mais je ne me fis guère de souci pour lui, il en trouverait une facilement dans les nouveaux troupeaux de glandus qui se succédaient presque chaque semaine. Je retournai donc à Paris où l’on m’avait affecté, ils m’avaient trouvé un poste de chauffeur dans un hôpital militaire.

 

Le soir je pouvais rentrer chez moi, c’était la seule différence. Sinon je devais encore porter mon costume militaire, et toujours obéir à des petits gradés pour la plupart aussi bêtes que méchants. Mais en plus j’avais le privilège de côtoyer des généraux puisqu’ils m’avaient mis dans le service des chauffeurs d’officiers. Le matin, il fallait qu’on leur dise : « mes respects, mon général ». Moi, j’avais jamais eu beaucoup de respect ni pour l’armée, ni pour ses représentants, si illustres et si gradés soient-ils, et mon simple « bonjour » à peine murmuré et c’est vrai le plus souvent grommelé avait quelque peu surpris pour ne pas dire détonné dans l’atmosphère révérencieuse mais non moins hypocrite des lieux. Puis ils s’y sont habitués. Comme dans tous les services de l’armée (et de toutes les administrations du monde), à part regarder la pendule et compter les heures qu’il restait à faire, la plupart du temps nous ne faisions rien. Faut dire que la solde était pas lourde, et avec une telle indemnité, ils pouvaient pas en plus nous obliger à travailler. On ne faisait rien, mais on était obligé d’être présent parce qu’on sait jamais, ils disaient. La seule chose qu’on devait faire, c’était d’aller chercher notre général chaque matin devant chez lui et de le raccompagner chaque soir en faisant bien attention à ce que la voiture soit parfaitement nickel, propre comme une pièce d’artillerie. Après l’avoir astiquée comme un char d’assaut avant la parade du 14 juillet, lorsque son illustrissime arrivait, on devait lui ouvrir la porte, la lui refermer, mettre sa casquette de chauffeur (un affreux béret vert de gris) et rouler en douceur pour que monseigneur puisse lire confortablement son journal à l’arrière. Moi, on m’avait attribué un gros con galonné, toujours maussade, réputé pour sa mauvaise humeur et son mauvais caractère, bref le modèle type du haut gradé planqué toute la journée derrière son bureau, à jouer à la bataille navale avec son colonel ou à jouer à l’artilleur aguerri avec sa secrétaire, elle-même sergent ou major, spécialiste des missions de terrain et très expérimentée dans les combats de corps-à-corps rapprochés, en particulier pour ceux qui se déroulent sous le bureau. En un seul mot, absolument pas conscient et encore moins reconnaissant de ses privilèges (entre autres celui d’avoir une voiture et un chauffeur à disposition) qu’il devait certainement juger comme absolument normal et tout à fait légitime pour un personnage de son importance. Chaque matin, j’allais donc attendre son illustre personne devant chez lui, encore mal réveillé et souvent de mauvaise humeur, puisque habitant pas loin de chez lui, je devais me lever de bonne heure, traverser Paris en métro, la retraverser en voiture pour revenir l’attendre non loin de chez moi. Au bout d’une semaine, je lui fis part de cette aberration et lui proposai de prendre le métro, ce qui me ferait gagner au moins une heure de sommeil. Abasourdi par cet irrespect outrancier, je fus « muté » le matin-même dans un autre service. Que je ne sorte pas de la voiture pour lui ouvrir la portière, que la voiture ne brille pas (le matin, j’avais jamais le temps), que je me contente d’un grommellement en guise de salut militairement respectueux, tout cela passait encore, mais que je pousse l’irrévérence aussi loin, ça il ne l’a pas admis. « On va vous affecter aux services des archives » me décocha le général en chef, chez qui on m’avait dit d’aller pour m’expliquer. « Votre comportement est indigne de la patrie » me dit-il quand, devant lui, j’ai refusé de saluer le drapeau. « Vous allez voir, seconde classe, vous allez voir ce qu’est l’armée, dorénavant, vous ne rentrerez plus chez vous le soir, ah ! vous refusez d’obéir aux ordres de vos supérieurs, vous leur manifestez un irrespect intolérable, vous allez voir… ! ».

 

Ma nouvelle tâche consistait à classer et à ranger de vieux dossiers aux archives, au 5ème sous-sol. On m’avait mis avec tous les réfractaires. On était une bonne vingtaine, courbés toute l’après-midi derrière des piles de dossiers à jouer aux cartes. Il ne va pas sans dire que le travail n’avançait pas beaucoup, et même si on s’y était tous mis, on en aurait eu pour des siècles, tellement y avait de paperasses : toutes les notes interservices de l’armée française depuis 1870. Et quand on sait toutes les conneries qu’ils pouvaient s’envoyer entre les services, je peux vous dire que ça en faisait un tas de conneries à classer, et vraiment ça donnait pas envie de s’y mettre. Le seul moment où on faisait semblant de travailler (après je me suis aperçu que c’est partout la même chose – surtout dans l’administration), c’était quand notre chef, un lieutenant, passait dans la pièce pour vérifier si on bossait. C’était un appelé comme nous - mais qu’avait fait la Préparation Militaire Supérieure - et ça devait certainement lui donner le droit de prendre le même air que sa préparation quand il nous parlait. Parce qu’il avait tout juste son Bac+2, qu’il avait répondu juste pour le test à des questions du genre : « compléter la série suivante ; 1, 3, 5, 7, 9, … », il avait l’impression d’appartenir à l’élite, à la race supérieure des chefs. C’était lui, le matin, qui nous ordonnait de ramasser tous les mégots dans le parc. Il organisait toute la mission qu’on lui avait confiée : nous faire sentir qu’on était des petites merdes. Quand il distribuait les sacs poubelles, moi, je m’asseyais sur un banc et j’allumais un clope, histoire de profiter un peu de l’air matinal avant d’être enfermé aux archives pour jouer à la belote. Ça a pas duré 3 jours, un matin il m’a repéré et m’a envoyé illico au rapport chez le général en chef. « Alors on continue de jouer au rebelle ! » il m’a dit. Et c’est tout ce qu’il a dit. 5 minutes après, je me suis retrouvé au trou, histoire de méditer sur le rôle de l’obéissance dans l’armée. J’ai fait 2 jours de gnouf, et après 3 jours de plus pour faire une dépression. Alors on m’a réformé. Le psychiatre chez qui l’on m’a traîné, il m’a à peine regardé, et il a noté sur une feuille la mention : « P4 », réformé pour raisons de troubles mentaux aggravés en présence de toute autorité. Quand je suis sorti de chez le psy, j’ai éclaté de rire, c’est drôle comme une dépression pouvait en même temps que s’arranger tout arranger. En fait, c’était pas si terrible le service militaire, vraiment ce n’est rien et il suffit surtout de pas grand-chose pour l’éviter, quelques semaines juste de quoi préparer une belle petite dépression. Le soir-même j’étais chez moi, et j’en rigolais encore, j’ai dû prendre des comprimés pour me calmer, j’avais dû avoir une dépression euphorique.

 

 

Chapitre 8

Une fois mon service militaire terminé (enfin presque… oui, je sais, c’est déjà beaucoup trop), j’étais enfin comme tout le monde, je pouvais me mettre à chercher un travail. Et c’est bien sûr au bout d’une vingtaine de mois que je réussis, presque comme tout le monde, à en trouver un (même si « réussir » c’est pas vraiment le terme que j’emploierais, surtout que je cherchais sans vraiment chercher, enfin je cherchais sans avoir vraiment envie de trouver). On m’avait conseillé de m’inscrire à l’ANPE pour montrer à la société que je cherchais bien un boulot, et surtout histoire de toucher quelques subsides de l’Etat, une sorte d’argent de poche pour vieil étudiant pas pressé. J’avais dû fournir une tonne de documents, des justificatifs de tout poil, administratifs, sociaux, économiques, socio-économico-administratifs, enfin bref, la procédure a duré 19 mois, et le 20ème mois, ils me les ont donnés leur 53frs et 56 cts. Mais ça a pas duré un mois puisqu’après je m’étais trouvé du travail, par hasard.

 

Entre temps, pour payer une partie de mon loyer (l’autre partie, 90% était complétée par mes colocataires, j’en ai eu 13 en 19 mois) et pour payer la bouffe (jambon et pâtes achetés chez mon traiteur favori, ED l’épicier), j’ai dû engranger les petits boulots, et je commençais sérieusement à m’y connaître en petits boulots, vu que j’avais fait que ça. A cette époque j’avais pas envie de bosser parce que surtout ça me disait vraiment rien, mais aussi parce que j’avais découvert un truc super, l’art. Et c’est pendant cette période que j’ai voulu faire l’artiste. Je voulais essayer pour voir la vie de bohême. Le matin, je me réveillais vers14-15h. Après un café vite avalé, je me mettais devant mon chevalet en pensant à ce que j’allais bien pouvoir dessiner. Souvent après 3 ou 4 heures de réflexion intense, je traçais sans aucune hésitation un trait admirable, une ligne droite ou une courbe d’un seul coup de pinceau, une manifestation artistique de génie qui sortait comme ça subitement. Après j’arrêtais, j’étais épuisé, et puis je me disais que j’en avais fait suffisamment pour aujourd’hui. Alors j’allais à Montmartre, j’avais bien mérité d’aller boire un coup avec les copains. Enfin, c’était un peu des copains puisque j’allais dans le même café qu’eux, mais j’ai jamais osé aller à leur table. Je me mettais toujours tout seul à la même place, artiste incompris et inconnu même parmi les artistes. C’était comme moi des artistes incompris (même si eux ils se connaissaient les uns et les autres) parce que trop en avance sur notre époque. On était des avant-gardistes, et personne le comprenait. On avait à peu près tous le même style, extrêmement dépouillé, surtout financièrement. Y avait des peintres, des écrivains, des néo-sculpteurs virtuels (eux, ils avait remplacé le marbre par Internet), tout un tas de génies, mais y avait qu’eux qui le savaient.

 

Moi, je voulais devenir un artiste complet et accompli. Alors je faisais de la peinture, de la sculpture, de la photo, du cinéma, de la musique et puis aussi de l’écriture, de l’opéra et de la chorégraphie. Je voulais mélanger le tout et créer un nouveau style – une sorte de réunification harmonico-existentielle du monde et des arts, en un seul mot, donner un souffle nouveau à l’art et au monde contemporains. De longs mois, j’ai travaillé à mon œuvre. Je voulais créer une œuvre unique, symbole unique d’un mouvement artistique unique représenté par un artiste unique, moi en l’occurrence. Pour ressourcer mon inspiration qui parfois s’affaiblissait (à peu près 6 jours et demi sur 7), j’allais voir ce que les autres artistes avaient réalisé. Je passais des journées entières dans les musées, chez les éditeurs, dans les galeries, j’allais à tous les vernissages, bref j’étais partout et surtout sans inspiration. Mais lorsque j’entendais ceux qui avaient réussi à percer (surtout la croûte de connerie du snobisme des acheteurs), ça avait l’air facile, l’important c’était de se faire un nom. Après on pouvait faire de gros pâtés difformes ou de la diarrhée en boîte réalisée en 2 minutes en disant que c’est de l’art philosopho-existentiel parce que vous comprenez, ces taches que vous voyez, c’est l’Homme face à sa destinée métaphysique, et ces grands traits qui les traversent, c’est le progrès de l’humanité qui transperce le cœur du monde. Et j’entendais répondre par l’acheteur émerveillé ou le spéculateur vorace : « je comprends, oui, je vois, je… vous suis. Ah ! cher ami ! Quelle créativité ! Quel talent ! Je comprends que tant de génie vaille si cher » et l’artiste d’un ton très modeste : « non, je vous assure cette œuvre n’a pas de prix, la transcendance du génie humain ne s’attache guère à ce genre de considération…. comment dirais-je… financière, et malgré tout, nous autres artistes avons besoin de manger, comme tout le monde, alors, cher ami, voyez-vous, je vous la concède pour… disons… 500 000 dollars, non, ne me remerciez pas, tout le plaisir est pour moi ».

 

Quand je rentrais dans mon atelier (j’avais mis une planche sur des tréteaux entre le radiateur et le lavabo), j’avançais drôlement. Après 17 mois ½ de recherche d’inspiration, j’avais achevé MON œuvre, l’œuvre absolue, unique : sur le socle que j’avais tout exprès fabriqué pour accueillir la pièce sculturo-photagraphico-musico-littératuro-picturo et par modestie j’en passe, bref sur le piédestal de mon génie, on pouvait voir… rien, il n’y avait rien. Le génie est si simple. Je l’avais appelé : « l’existence humaine », et mon œuvre très symbolique (personne ne le comprit) voulait dévoiler au monde l’image de son absurdité, de son insignifiance, et du vide qu’il représente. Pendant un mois, j’ai parcouru les plus grands galeristes de Paris, tentant de les convaincre de mon génie, de mon talent indéniable (j’avais quand même travaillé près de 2 ans pour trouver cette idée indéniablement révolutionnaire, absolument originale). Puis à force d’incompréhension, je me suis lassé, j’étais comme tous les autres artistes, divinement talentueux, mais incompris de mes contemporains.

 

Le monde ne saura jamais ce qu’il a perdu en fustigeant ma création. Mais moi, à l’époque, j’étais sur le point de perdre mon studio, alors j’ai rangé ma planche et mes tréteaux à la cave, moyennement décidé, mais tellement contraint, de redescendre parmi les hommes pour m’astreindre à essayer de lire les offres d’emploi dans le journal qu’un de mes voisins mettait à la poubelle et que je prenais parfois le matin en ouvrant ma fenêtre, puisque la concierge ne semblait toujours pas décidée à les mettre ailleurs. C’est comme ça, dans les poubelles que j’ai trouvé mon premier vrai travail. C’était même dans un magazine télé. Y avait une annonce, et je leur ai écrit. Je m’étais dit que ça ne coûtait rien d’essayer, juste un timbre et une après-midi d’emmerdements pour écrire ma lettre et trouver les motivations (je pouvais quand même pas leur dire que je voulais bosser juste comme ça, pour voir). Puis, ils m’ont convoqué pour un entretien de motivation, déjà, ça voulait dire qu’ils avaient cru aux trucs que je leur avais écrits (c’est dingue comme on peut faire gober des trucs aux gens). J’ai même trouvé le courage pour y aller. Quand je suis arrivé, toute l’équipe m’attendait : une dizaine de types assis en demi-cercle, vachement impressionnants, mais pas pour moi, j’avais pris 3 Temestat. Je leur ai sorti ma bafouille, l’air ahuri mais apparemment convaincant. Et 3 jours plus tard, j’ai reçu un courrier qui racontait que ma motivation les avait impressionnés et que je faisais l’affaire.

 

C’était un poste d’analyseur-débloqueur de merdes coincées. Le vrai nom, je crois, que c’est chargé de missions, mais avec moi, chargées ou non, elles se sont toutes avérées impossibles. Et on s’y serait mis à plusieurs, on n’y serait pas plus arrivé, comment s’y serait-on pris pour débloquer ces trous du cul coincés, un tas de constipés crottés jusqu’aux yeux ? J’étais chargé d’analyser la merde dans laquelle les mecs qui m’avaient embauché s’étaient fourrés. Et vu qu’ils y étaient jusqu’au cou, ils pouvaient toujours attendre que je les débloque. A l’heure qu’il est, ils doivent encore patauger dedans. Pour m’aider dans ma tâche ingrate d’éboueur à cravate, ils avaient mis à ma disposition quelques ustensiles de nettoyage : un seau en guise de corbeille à papier, 2-3 rames de feuilles et autant de stylos pour que je note ce qu’il y avait à nettoyer, un vieil ordinateur pour que j’organise le plus rationnellement possible mes séances de ménage et quelques autres babioles. Ils avaient oublié de me donner un balai, mais pas l’armoire qui allait avec : pour me montrer leur considération, ils m’avaient attribué un beau bureau, entre la remise et les chiottes, une sorte de remise-débarras qui avant mon arrivée servait de placard à balais, qu’ils avaient quand même pris la peine de débarrasser juste avant que je n’arrive. C’est dans ces conditions idéales que je me mis au travail. Moi, je m’en foutais puisque je comptais pas trop m’éterniser, je voulais juste savoir un peu ce que c’était d’avoir une sorte de vrai travail, avec des vrais horaires très chiants à respecter. Et je voulais aussi un peu tâter un emploi qui demandait, paraît-il, des responsabilités. Je suis même pas resté un an là-bas, c’est vrai, mais j’en ai pas vraiment vu la couleur, moi, de leurs responsabilités, à moins qu’on n’en ait pas vraiment la même définition. Bref, moi, dans ce job, j’y suis un peu entré par hasard, et j’avais surtout l’idée d’en sortir très vite, une fois que j’aurais vu.

 

Le premier jour que je suis arrivé, ils avaient préparé un petit truc, ils appellent ça un pot d’accueil. Ils avaient invité plein de monde, tous les mecs qui les avaient mis dans la merde. Ça fait partie des trucs qu’il faut faire, même si c’était des sacrés cons qu’ils n’aimaient pas, c’est une question d’image et de réputation, ils m’ont expliqué. J’ai pas bien compris, mais j’en suis resté là. Pendant qu’ils se gavaient de cacahouètes et de petits fours, moi, je devais me présenter, leur expliquer ce que j’allais faire, enfin plein de trucs dont ils se foutaient complètement. De toute façon, avec toutes les coupes de champagne qu’il y avait, la plupart était à moitié bourré. J’aurais pu leur dire n’importe quoi, que j’étais le fils d’Elizabeth II, qu’avant de venir ici j’avais fait le maquereau à Manille, et que je venais ici pour créer une filiale européenne, ça n’aurait rien changé. Nos relations d’ailleurs par la suite n’ont pas changé. Ils se foutaient pas mal de ce que je leur disais, mais ça au début je ne le savais pas encore, et j’attribuais cette indifférence à mon égard à la joie qu’ils avaient tous de se retrouver en s’empiffrant comme des porcs. Quand les présentations furent terminées, y avait plus rien à boire, ni à manger, il y avait donc plus de raisons de s’attarder, tous s’en allèrent. Le directeur me dit que pour aujourd’hui, j’en avais suffisamment vu, et que je pouvais rentrer chez moi.

 

Pour voir, ça m’a pris que quelques jours, pour m’en remettre presque 12 mois, et pour m’y habituer j’ai jamais pu. Presque chaque jour, je devais me coltiner des réunions en groupe de travail, des réunions à thèmes et des séances collectives de recherche-action. Pour chercher ils cherchaient, enfin surtout à se donner de l’importance, quant aux actions, à part élaborer des plans et des magouilles foireuses, j’en ai pas vu beaucoup. Le plus drôle dans ce genre de réunion, c’était que tout le monde devait y aller (pour montrer qu’on était là), et qu’à part tergiverser des heures entières sur le choix de la couleur du papier à-en-tête pour les notes de service, on ne faisait rien et tout le monde s’emmerdait à mourir. Mais pour éviter que les autres s’en aperçoivent, il fallait s’occuper, alors on prenait tous en notes ce que les uns et les autres avançaient comme arguments pour le choix de la couleur. Et puis comme en général, à 5 heures de l’après-midi, les débats n’avaient pas abouti, on devait revenir le lendemain pour continuer la négociation. Pour la couleur du papier à-en-tête des notes de service, ça a duré 8 mois.

 

Quand je n’étais pas en réunion interne, j’étais en réunion à l’extérieur. J’avais été désigné pour représenter l’organisme, comme une sorte de porte-parole. Mais j’avais plus l’impression qu’on m’avait mis là comme une plante verte dans un décor de film muet. Ça parlait beaucoup et surtout pour ne rien dire, alors je coupais le son et je pensais à autre chose, surtout au nombre d’heures qu’il me restait avant de rentrer chez moi. Avec cet emploi du temps hyper chargé, évidemment ma mission pour débloquer notre organisme de la merde dans laquelle il s’était et on l’avait fourré pouvait pas avancer très vite. Mon chef de service me dit que ce n’était rien, que j’avais le temps, et que l’important c’était que je participe aux réunions extérieures pour montrer aux partenaires qu’on était bien présent dans la négociation et qu’on pouvait compter sur nous. Comme mon chef était content de moi, j’en profitais pour faire comme tous mes collègues, en faisant comme si j’étais débordé. Lorsqu’on me demandait d’aller à des rendez-vous, je disais que mon agenda était hyper over booké mais que dans 6 mois on pourrait voir.

 

Le midi, on allait tous ensemble dans le même restau pour se délasser un peu après ces dures matinées. Et pour se changer les idées, on parlait un peu du boulot et beaucoup des problèmes qu’on rencontrait dans notre travail. Ou alors des fois, y en a qui racontaient ce qu’ils avaient fait pendant le week-end, ce qui donnait envie aux autres de raconter ce qu’ils feraient le week-end prochain, mais ça c’était seulement quand on avait épuisé les conversations sur le travail. A part ça, eux ils s’entendaient très bien ensemble, et des fois ils s’invitaient le soir avec leur femme, comme ça entre amis. Ils disaient qu’ils pourraient continuer leur conversation du midi et que vraiment ça tombait bien que leur femme ne travaillent pas, comme ça elles pourraient parler des enfants ou des soldes d’été. Moi, je partais pas en week-end, j’avais pas de femme, et je parlais jamais du boulot parce que déjà je trouvais qu’il fallait être à moitié débile pour y consacrer 8 heures par jour (sans compter le transport), alors c’est peut-être pour ça que j’ai jamais été invité.

 

Je sais pas comment j’ai fait pour tenir si longtemps dans ce boulot, c’était peut-être la peur d’avoir mal vu ou peut-être le chèque à la fin du mois. Pour me changer de mon ancien train de vie, ça me changeait de mon ancien train de vie. Déjà, chaque midi, j’allais au restau, et même si je payais avec des tickets restau payés par la boîte, c’était quand même le restau. Et puis surtout j’avais pu acheter plein de nouveaux trucs vachement nécessaires : un sèche-linge, un robot mixeur, et puis surtout une télé couleur avec écran géant qui me permettait de décompenser après le boulot. Ça compensait un peu le fait que j’étais toujours tout seul, sans ami et sans copine. Mais au fil des semaines, j’ai eu de plus en plus de mal à supporter tout ce cirque, le port de la cravate, mes collègues névrosés et bêtement conventionnels et surtout les achats de plus en plus nombreux que je faisais pour essayer de me sentir mieux. J’étais sur le point de tout envoyer chier, mais les évènements m’ont devancé. C’est arrivé pendant une réunion quand mon chef de service m’a dit devant tous mes collègues que je n’avais pas réussi à m’intégrer au groupe, que mon étude n’avançait pas et que ce que je lui avais montré jusqu’à présent était à peine valable pour faire des confettis. Puis il a ajouté que mon comportement et ma tenue vestimentaire s’étaient vraiment dégradés et qu’ils ne savaient pas quoi faire avec moi à part me virer. Evidemment tous mes collègues, tous très courageux, opinèrent du chef en regardant de leurs gros yeux bovins (pardon les vaches !) leurs beaux souliers vernis. A la fin de la réunion quand tout le monde fut sorti, le chef de service s’avança vers moi. J’étais en train de ranger mes affaires… à la poubelle. Il s’approcha tout près et me dit : « allez, mon vieux ! Ce n’est rien, vous savez, personnellement, je ne vous en veux pas et je n’ai même absolument rien à vous reprocher, mais le groupe perdait sa motivation, nos objectifs n’ont pas été tenus ces mois-ci, et comme vous êtes le dernier arrivé et qu’il fallait donner l’exemple, c’est tombé sur vous, que voulez-vous, mon vieux ! C’est la vie ! Mais vous êtes encore jeune, vous avez encore des années devant vous pour comprendre », et puis il a ajouté : « vous verrez, mon vieux, vous verrez… ».

 

 

Epilogue (aussi bref que provisoire)

Depuis que je bosse plus, je continue de vivre, à me lever chaque matin, à manger chaque jour, à me raser de temps en temps, mais j’ai toujours autant de mal à exister. Je sais pas encore ce que je vais bien pouvoir faire, mais je compte bien voir encore quelques trucs, faire encore des choses, comme ça juste pour voir… et quand  j’aurais vu, je vous le ferai savoir…

 

13 novembre 2017

Carnet n°1 L'innocence bafouée

Récit / 1997 / La quête de sens

Le samedi est un jour de liesse, un jour de labeur et de joie où vous partez aux champs les outils à la main et le cœur léger comme un paysan heureux de retrouver la terre de ses pensées, libre de débuter votre ouvrage où bon vous semble, libre d’écouter le chant des oiseaux, libre enfin de laisser à demain vos travaux pour aller flâner sur les chemins alentour contempler la beauté du monde et y cueillir quelques idées comme un bouquet de fleurs sauvages.

 

 

Ecole buissonnière

La fin du colloque achève la matinée. Midi vient de sonner. Vous sortez, la tête embuée, le regard éteint. Impatient de quitter cette écorchure à vos jours. Vous reprenez votre bicyclette. La plupart de vos déplacements, vous les effectuez ainsi, les cheveux dans les nuages et le cœur libre. C’est le seul moyen de vous déplacer qui vous réjouisse. Vous ne pouvez en imaginer un autre.

 

En repartant, vous prenez soin d’éviter la grande route que vous avez empruntée ce matin. Vous préférez déambuler dans les ruelles désertes du centre-ville, heureux d’y retrouver votre solitude. Mais vous connaissez mal cette partie de la ville et le dédale du vieux quartier vous tourne la tête. Vous finissez par vous égarer. Confiant, vous suivez votre monture. Mieux que vous, elle connaît le chemin comme si elle avait lu dans votre égarement une invitation à l’abandon, un appel à l’oubli du monde. Et elle vous emmène loin de la ville, près des berges désertes du grand fleuve où ne vivent que le vent et le chant des arbres.

 

Docile, vous posez votre bicyclette, trop heureux de ralentir la marche forcée de cette journée ordinaire où vous courrez d’un rendez-vous à l’autre, les cheveux aux vents mais le cœur enfermé, prisonnier de la course stérile du temps. Vous vous asseyez sur un coin d’herbe, face au fleuve, le regard posé sur les eaux tranquilles. Et soudain, vous ressentez ce que vous éprouviez lorsque vous suiviez le chemin de l’école buissonnière avec ce goût de liberté volée dans la bouche. Vous tirez de votre poche une cigarette et vous rallumez le goût de celles que vous fumiez à l’école, caché au fond de la cour derrière les buissons.

 

Vous vous surprenez de tant d’enfance, comme si vous n’aviez pas grandi, amusé de rejoindre ce temps passé où vous vous laissiez entraîner par vos humeurs fantaisistes, insoucieux du joug des adultes. Aujourd’hui, cette petite frasque résonne comme un voyage dans le souvenir de l’enfance. Mais aujourd’hui, l’adulte trop discipliné que vous êtes craint les punitions que l’on inflige aux enfants insoumis, effrayé par les improbables remontrances d’un maître d’école imaginaire.

 

Aujourd’hui, l’espace d’un instant, vous avez réappris l’insouciance, redécouvert les leçons gaies de la désobéissance. Alors vous vous faîtes la promesse d’y revenir - à cette école buissonnière - comme le gage d’un avenir meilleur, aussi joyeux que futile, aussi clair que l’enfance, aussi riche d’inutilité. En attendant, vous reprenez votre bicyclette pour rejoindre le cours fastidieux des rendez-vous à l’école austère de vos journées. Demain peut-être…

 

 

Elle

Elle est là, près de vous, à quelques mètres à peine, assise à la grande table du salon. Elle écrit. Vous la regardez. Et vous la trouvez belle, belle comme une fleur, une fleur à peine éclose qui attend le soleil qui l’épanouira. Depuis que vous la connaissez, elle vous surprend, toujours elle vous a surpris, insoucieuse de la grâce qui la touchait. Cette grâce, mille fois vous l’avez aimée, mille fois elle vous a atteint au plus profond du cœur, mille fois vous l’avez caressée, l’effleurant à peine, apeuré à l’idée de la meurtrir de vos doigts malhabiles.

 

Cette grâce, elle vous l’a offerte et c’est elle qui nourrit votre amour. Légère, imperceptible, elle vous révèle mille saveurs, mille teintes subtiles. Et chaque teinte emplit vos yeux de mille couleurs qui se mélangent en apportant avec elles la lumière dans votre cœur. Lui, si obscur d’habitude, à ces instants, n’a plus d’excuse de pleurer si noir. Elle seule, sait repeindre le gris de votre âme avec les couleurs de la joie, avec les nuances joyeuses de la grâce qu’elle vous apporte.

 

Elle, elle ne vous regarde pas, trop absorbée par les sentiments qui la bousculent. Sa main fébrile allume une cigarette. Vous la sentez tourmentée, chavirée par les idées qui l’assaillent et qu’elle ne peut contenir. Sa main court sur la page blanche qui aspire l’encre de son tumulte. Ses yeux cherchent l’émotion secrète, impalpable, accrochée aux parois abruptes de son cœur. Elle en perçoit les contours encore flous sans pouvoir les toucher. Ses yeux continuent de fouiller. Ils dansent au rythme fiévreux de ses idées. Pourtant, au dehors, elle a l’air calme, sereine, presque heureuse. Elle aspire une longue bouffée de cigarette, comme une halte dans cette marche vers elle-même, comme un bref retour vers le réel. Comme si elle abandonnait son univers aux limites infinis - et comme trop vaste pour elle - pour revenir au monde. Comme si elle avait peur de s’y égarer, de s’y perdre à tout jamais sans pouvoir - sans savoir - revenir parmi nous. Effrayée peut-être d’être aspirée par les profondeurs inexplorées de son cœur, de se perdre dans l’île de ses songes, elle pose sa plume et remonte à la surface de la vie. Elle aspire une bouffée de réel, reprend souffle et abandonne définitivement le puits infini de son inconscient. Et dans un ultime effort pour sortir d’elle-même, elle tourne la tête et vous regarde, encore hébétée, presque absente et vos regards se touchent comme se frôlent deux corps ensommeillés le matin au réveil, encore emplis des rêves de la nuit.

 

 

Naissance

Vous avez 27 ans et le sentiment d’une enfance encore inachevée, une enfance qui repousse la frontière des contrées sérieuses, apeurée peut-être des rêves qui la quittent. 27 années d’une enfance désordonnée qui ne réussit pas à aller au bout d’elle-même.

 

Les premières années ; une enfance claire, rayonnante comme la neige étincelante sur la cime des rêves, douce comme un bouquet d’innocences exubérantes. Puis s’achève la candeur joyeuse des premières années et avec elle, la gaieté lumineuse de l’enfance. Vous êtes à l’aube de la conscience. Devant vous s’étale le désert immense de la connaissance. Ainsi commence le long apprentissage de l’obscurité, la prison initiatique du réel comme une gifle à l’espérance.

 

A l’âge de la raison naissante, vous apprenez le monde et ses richesses infinies. Vous êtes l’explorateur fasciné de territoires inconnus, avide de découvertes et de voyages lointains. Vous vous nourrissez du réel dont vous abreuvent vos aînés, fiers de votre insatiable appétit. La raison chemine ainsi de longues années, jour après jour, promenade après promenade, dans une lente traversée du silence. Elle se construit pierre à pierre. Et autour d’elle, vous bâtissez une forteresse infranchissable où vos rêves prisonniers ne peuvent s’évader, enchaînés aux fers du raisonnable. Les années passent ainsi jusqu’à l’âge où la raison se fissure, où la raison délaisse son cocon de fausses évidences et s’envole en lucidité, distante et lumineuse, comme pour mieux vous faire apparaître la pâleur du monde. Période de clair-obscur où votre cœur se balance, hésitant entre la lueur de vos rêves - trop longtemps enfermés - et la pénombre du réel.  

 

Aujourd’hui, vous avez 27 ans et le sentiment d’une naissance prochaine, impatient de mettre au monde l’adulte qui tarde à venir, comme après un trop long accouchement de vous-même. Ce petit bout d’homme, vous le sentez au fond du ventre endolori de votre enfance, vous attendez ses premiers cris, vous l’attendez comme une délivrance, comme une mère pleine d’espoir et d’inquiétude.

 

 

Saisons

Février, déjà. Et bientôt le printemps. L’hiver vous a à peine effleuré cette année. Vos journées passent comme les saisons, en sautillant de l’une à l’autre, en poursuivant leur terrible ronde. Avec les beaux jours, votre cœur endormi se réchauffe paresseusement aux rayons encore pâles de l’espérance. Le ciel lourd et bas de l’hiver a disparu comme s’est soulevé l’épais couvercle gris de vos amertumes. Les bourgeons de joie, encore timides, tardent à percer l’écorce endolorie de vos émotions. Effrayés par un imprévisible retour du gel qui désespérerait la renaissance de leur printemps, ils n’osent se montrer. Ils attendent que monte la sève comme le sang neuf de la belle saison apporte au vieil arbre meurtri par l’hiver un sursaut d’amour, réchauffant son cœur alangui. Puis viendra l’été et la chaleur réconfortante s’évaporera. L’écrasant brasier prendra place, pétrifiant le vol léger des désirs. Il inondera les corps de son sang épais et rouge, aspirant notre âme vers les cieux abrupts de la volupté. Et à l’été, saison des paroxysmes brûlants, succédera l’automne, douce saison où nos cœurs gonflés de cette suffocante brûlure s’épancheront en délicieuses mélancolies. L’arbre triste de nos émotions pleurera ses feuilles qui se détacheront une à une, emportées par le vent léger de nos désirs en partance. Nous nous préparerons à la grande hibernation, à la triste saison où les morts désirs accompagneront notre longue retraite solitaire.

 

 

Mauvaise pièce

Depuis 6 mois vous vivez dans cette ville. Vous y êtes venu pour travailler. Votre premier vrai travail. 6 mois d’ennui et d’apprentissage du monde. Ce que vous avez appris ? Cela tient en quelques mots : « si peu de choses ». Des choses que l’on peut découvrir n’importe où, que l’on peut voir n’importe quand ; l’hypocrisie, l’égoïsme, la médiocrité, la bêtise des gens. Etait-ce si important de connaître cela ? Vous ne le savez pas. Pas encore, il est trop tôt.

 

Ce « si peu », vous l’aviez déjà aperçu dans le monde, mais jamais de si près, jamais le nez si proche de la fiente, de la saloperie humaine. Et aujourd’hui, ce « si peu », vous avez du mal à l’avaler, des arêtes d’indignation plein la bouche et cet arrière-goût d’amertume qui vous brûle la gorge. Ce que vous avez vécu ? 6 mois de faux-semblant et de simulacre. 6 mois d’une mauvaise pièce où les acteurs ânonnent leurs répliques médiocres sur une immense scène d’ennui. Ce que vous avez vu ? L’angoisse que l’on dissimule, l’angoisse qui transpire derrière les masques imperturbables d’indifférence, la peur qu’ont les acteurs de perdre leur beau rôle, la crainte qu’on leur vole le haut de l’affiche.

 

Il n’y a pas de place ici pour vous, dans cette troupe d’acteurs sans éclat, aux représentations si fades, si conventionnelles. Il est temps à présent de regagner votre loge, de laisser les artistes à leur mauvaise farce et à leurs jeux en bonne société. L’heure est venue de baisser les rideaux du monde, loin du cirque et de ces pantomimes ridicules, loin de ces pantins désarticulés si effrayés d’être délaissés par le grand marionnettiste et de se voir jetés dans la grande malle sombre de la vérité. Il vous faut ranger votre costume et vos accessoires pour reprendre la route, votre chemin d’étoiles. 6 mois pour comprendre que vous brûlez d’envie de rejoindre la troupe des clowns solitaires qui parcourent le monde, la troupe des clowns tristes qui s’arrêtent ici et là pour donner quelques représentations, quelques misérables spectacles qu’ils ne jouent que pour eux-mêmes et qui poursuivent leur chemin en versant des larmes de rire sur leurs joues blanches. 

 

 

Dispute

Une dispute, rien de grave. L’incompréhension de l’autre comme une gifle à l’amour, comme une offense à l’intelligence. L’harmonie pulvérisée par la colère et la foudre qui s’abat. Et le cœur douloureux qui se déchire, mille fragments d’amour qui se brisent. A l’origine, une parole malheureuse, une parole superflue. Un mot acéré qui vous a échappé. Mais il est trop tard pour retirer la flèche qui a déjà meurtri les chairs. La blessure est profonde et le cœur saigne à l’intérieur, des larmes d’amour déçu qu’on ravale, un orage de colère qu’on réprime.

 

Alors vous décidez d’avancer vers l’orage, insoucieux de l’averse de mots qu’elle vous jette à la figure. Et vous expliquez. Mais vous expliquez mal ; la journée harassante, l’énervement, la fatigue… de médiocres excuses en vérité. Alors les mots s’emmêlent et vous perdez pied, vous tombez. Vous ajoutez quelques mots encore. Vous vous enlisez dans cette parole superflue. Elle, elle ne vous entend pas. Elle ne vous entend plus. Elle a refermé son cœur. Elle se terre derrière la parole vraie, derrière le bruit imperceptible du cœur comme le léger frémissement des nuages caressés par le vent. Elle se cache derrière le silence. Rien ne pourrait plus désormais abattre les murs de fierté qui protègent son cœur meurtri. Elle a rejoint sa tour inaccessible, inatteignable, trop lointaine, trop élevée pour vous, lourdaud que vous êtes. Alors vous repartez plus lourd encore de cette impuissance vous engouffrer dans votre terrier d’écriture, à  l’abri de l’orage, à l’abri du déluge en attendant le retour du printemps, la renaissance des beaux jours, la visite prochaine de l’amour envolé.

 

 

Taedium vitae

Taedium vitae ; deux mots ramassés au hasard d’une page. Une page de votre dictionnaire qui accompagne si souvent vos instants d’égarement comme l’ami silencieux de votre solitude, comme l’ami irremplaçable qui vous aide à débroussailler la végétation épaisse de vos pensées pour mieux vous confier et éclaircir votre chemin de vérité. 

 

Ce jour-là, vous n’y cherchiez rien de précis, sans doute la définition d’un mot découvert dans un livre trop vite parcouru. De ce dernier, plus aucun souvenir, plus aucune trace. Une lecture hâtive, très vite enfoui au cœur de l’oubli. Mais ces deux mots-là résonnent encore aujourd’hui comme un écho infini qui ne cesse de rebondir contre les murs de votre mémoire. De ces deux mots-là, l’empreinte reste vivace, encore profonde et presque trop douloureuse comme la marque indélébile de vos années.

 

Au départ, poussé par une simple curiosité, votre regard s’est attardé sur cette étrange locution latine, charmé sans doute - envoûté peut-être - par les trois notes gaies qui la composent. Taedium vitae. Ce jour-là, la musique de ces deux mots vous a imploré de poursuivre. Alors vous vous êtes attardé sur la définition donnée en pâture à votre curiosité. Et là, en pleine lecture, vous avez été touché, touché en plein cœur par la force inébranlable de la langue et du hasard, par l’implacable vérité de ces deux mots qui accompagnent depuis si longtemps la marche triste de vos années.

 

Parer votre existence de quelques mots glanés au hasard, voilà votre façon de cheminer vers vous-même. Voilà aussi pourquoi vous êtes si avide de mots, de livres et de savoirs. Mais jamais vous ne vous en servez pour habiller votre culture décharnée ou cacher la misère de votre ignorance. Non, ces connaissances, vous les avalez pour apaiser votre faim de famélique, trop longtemps resté l’estomac vide, qui éprouve l’irrépressible besoin d’assouvir sa faim de lui-même. D’ailleurs, vous avez toujours dédaigné participer à ces banquets de culture orgiaques et à ces festins de savoir dispendieux où l’on s’empiffre de connaissances pour rassasier une vague de fringales impétueuses. Vous vous en êtes toujours senti incapable, trop effrayé sans doute de régurgiter cette abondance trop vite avalée. Vous vous êtes toujours satisfait d’aliments plus simples que vous prenez soin de mâcher avec précaution, avec lenteur, étonné de la lumière qu’ils pouvaient offrir à votre vie. Chaque connaissance nouvelle, chaque mot découvert, vous les avez toujours mastiqués avec délicatesse comme des fruits fragiles dont vous sucez le noyau encore longtemps après comme une sucrerie délicieusement nourrissante.

 

 

Amitié

Vous rentrez chez vous. Vous revenez de Paris où vous êtes allé voir une amie. Depuis plusieurs années, vous faites ainsi le voyage chaque semaine. Toujours avec la même joie, le même plaisir, le même engouement. Avec à chaque fois, les mêmes mots, les mêmes paroles échangées à l’infini. De mille manières et toujours différentes. A chaque fois. Plusieurs années d’amitié sans nuage, sans irritation ni agacement, sans l’ombre d’un ressentiment, ni même la silhouette d’une colère retenue. A chaque fois, une parole claire et franche qui s’envolait de pensée en idée, de mots en phrases pour toucher l’autre en plein cœur, derrière la façade des amitiés superficielles où se cachent la souffrance et nos chagrins solitaires. Des nuits entières, vous avez ainsi partagé vos peines, vos misères et vos espoirs. Durant des heures, vous avez dévidé le sac lourd de vos amertumes, heureux de voir l’autre recueillir les pelures de votre cœur cisaillé, panser votre plaie de vivre et recoller un à un les morceaux éparpillés. Vous alliez l’un vers l’autre sans masque, sans faux-semblant, sans ambiguïté, sûrs de vos sentiments tournés vers la plénitude de l’amitié. De cette relation, vous avez accumulé une montagne d’or, construite au fil des jours, pièce à pièce, de confidence en confidence, dans la richesse de l’amitié. Et aujourd’hui, après avoir quitté cette amie, vous ressentez comme une écrasante lassitude, comme une indicible solitude. Vous vous sentez soudain le cœur vide et démuni, incapable de poursuivre cette amitié et étrangement heureux de retrouver votre liberté.

 

Un jour, cette amitié a surgi de profondeurs mystérieuses pour se poser sur votre vie comme une colombe qui jaillit du chapeau du magicien pour venir se poser sur sa main. Puis cette amitié a grandi et s’est fortifiée. Et aujourd’hui vous la sentez affaiblie, presque moribonde, sur le point de retrouver l’obscurité de ses origines. Ainsi disparaît l’amitié. Mais aujourd’hui, bien sûr, son oubli n’est pas encore achevé. Le passé, encore trop vif, gêne son épuisement. Et vous avez toutes les peines du monde à l’oublier. Que faire ? Vous avez encore besoin de temps pour laisser à votre cœur le soin de choisir. Demain peut-être, il vous dira la joie de poursuivre votre chemin de solitude en laissant cette amitié passée. Aujourd’hui, il ne pourrait vous dire que son étroitesse, l’étroitesse de ce cœur qui pompe et recrache les amitiés, anciennes et nouvelles, en oxygénant le sang neuf de l’espérance puis les expulsant pour guider votre chemin dans les artères sinueuses de l’existence, dans les méandres de cette vie de désolation solitaire.

 

 

Pages de vie

Ce soir, vous peinez à écrire comme si chaque mot ravivait votre plaie de vivre comme une brûlure sur votre joie. Depuis quelques jours, vos journées se vident et vous êtes incapable de remplir la page blanche du soir.

 

Depuis toujours, vous allez ainsi, dans la vie comme dans l’écriture, d’un mot à l’autre, d’une histoire à l’autre, avec peine, de douleur en souffrance en cherchant vos mots, en cherchant votre vie, poussé par cet impérieux désir d’en venir à bout. Mais cette recherche est sans espoir car les mots et la vie filent entre vos doigts, insaisissables, comme un ruisseau de chagrin qui achève sa course dans l’océan noir de vos pensées.

 

Depuis quelques temps, la vie ne nourrit plus vos jours et les mots n’apaisent plus votre faim de vie. Pour vivre des mots, vous avez oublié les mots à vivre. Et vous vous égarez dans les mots comme dans la vie, incapable d’endiguer la force chavirante de ce mélange. Vous passez des mots à la vie, aspiré dans le cercle de votre confusion, dans la ronde enivrante de la vie et de l’écriture. Sur la page blanche, vous rayez les mots comme des amis inutiles, incapables de vous réconforter. Avec eux, vos rencontres s’espacent puis s’estompent. Alors meurtri, vous regagnez votre chambre de solitude en tirant sur vos épaules fragiles la lourde couverture d’un livre, mille fois parcouru. Et vous restez ainsi cloîtré dans l’absence, au seuil de la vie, au seuil de l’écriture.

 

Puis un jour, d’autres mots, d’autres amis surgissent. L’écriture revient et la vie réapparaît comme si elles refaisaient surface des abîmes de l’absence, l’absence qui nourrit l’oubli. Puis vous oubliez l’oubli. Et de nouveau sur la page, vous écrivez quelques mots, quelques signes de vie. Ainsi, jour après jour, vous poursuivez votre chemin de mots à noircir vos pages de vie.  

 

 

Papillon

Aujourd’hui le ciel s’est assombri. Et votre joie de vivre s’est envolée. Elle s’était posée quelques instants sur vos jours, puis comme un papillon volage, elle vous a quitté pour d’autres fleurs aux pétales plus attrayants. Avec elle est partie la lumière des beaux jours. Peut-être a-t-elle deviné le ciel gris de vos pensées, senti l’inéluctable retour de l’orage ? Alors elle a préféré vous abandonner à votre tristesse, soucieuse de protéger ses ailes délicates. Et elle s’est éloignée, trop fragile pour affronter le grondement sourd de votre désespoir.

 

A présent, les nuages sombres de la mélancolie sont proches, menaçants, comme annonciateurs d’une averse de désespérance. Mais vous ne savez lire dans ce ciel si vaste et si changeant. Vous êtes à sa merci, résigné à vous plier à la fureur du déluge comme une fleur délicate incapable de se protéger de la pluie cinglante de la douleur. Alors inquiet, vous attendez que s’éloigne le tourment. Et dans votre attente impatiente et anxieuse, vous priez pour que reviennent les rayons de la joie en espérant le ciel clair de l’espérance comme un ultime appel à votre joie de vivre papillonnante.

 

 

Livres

Au plus profond du doute, toujours vous allez vers les livres. Vous allez à leur rencontre y trouver le salut de votre âme. Dans ces instants en dérive, souvent vous prenez un livre au hasard de votre bibliothèque. De tous ces livres, votre vie s’est nourrie. Et presque tous ont marqué votre esprit au fer rouge de leurs vérités. L’empreinte y est encore gravée comme la marque d’une appartenance, la seule qu’il vous soit possible de revendiquer.

 

Du plus loin qu’il vous souvienne, vous êtes toujours entré en lecture comme l’on entre en religion, avec foi et renoncement, en ouvrant chaque livre comme un chapelet de souffrance que vous égrainez page après page, en effleurant chaque mot comme les grains d’un chapelet de vérité infinie.

 

Chaque livre vous offre ainsi sa force, la force de poursuivre votre chemin de vie et la lecture de vos années. Chaque livre imprime en vous ses lettres de noblesse, vous livrant ses mystères et vous divulguant au fil des pages vos propres secrets. Par chaque livre vous êtes touché, touché par la grâce de ses vérités qui réchauffent votre âme frigorifiée par la froideur cinglante du monde.

 

En général, vous ouvrez un livre au hasard, vous laissant guider par les phrases qui s’offrent à vous. Et souvent la première phrase suffit à rallumer votre foi chancelante. Vous la laissez pénétrer votre cœur, espérant qu’elle s’y agrippe pour le remplir de l’amour qu’il vous manque. Il arrive pourtant qu’aucune phrase ne parvienne à gravir votre souffrance, à se hisser jusqu’au cœur du mal, à franchir les portes de votre foi vacillante. Avec l’habitude, d’un seul regard, vous savez si une phrase sera assez généreuse à vous réconforter et à vous laisser puiser en elle le sang qui fera renaître votre foi agonisante comme la promesse en un avenir plus clair.

 

Mais parfois, vos livres sont impuissants à apaiser l’incertitude, alors vous les quittez pour aller vous réfugier dans une petite librairie du centre-ville, découverte par une après-midi pluvieuse, une de ces journées sombres où votre âme, dans son égarement, cherchait une petite chapelle déserte pour y retrouver la force de croire. Dans cette librairie, vous y entrez avec respect et recueillement. Vous en poussez la porte avec précaution en prenant soin de la refermer sans bruit derrière vous. Vous aimez à y déambuler à votre aise, aux heures où les fidèles, trop fiers de leur foi ostentatoire, l’ont désertée. Vous avez toujours détesté ces bigots prêchant aux infidèles, leur missel sous le bras. Vous avez toujours préféré les impies à la foi hésitante qui blasphèment de temps à autre, incertains du Christ et des Evangiles et qui s’égarent de religion en athéisme, de certitude en défaillance. Vous vous sentez si proche de ces compagnons de souffrance, de ces frères de misère qui avancent avec tant de maladresse sur leur chemin de vérité. Une fois entré dans cette librairie, dans ce havre de lecture, vous laissez votre regard contempler ces murs fragiles, construits dans la foi, mot après mot, phrase après phrase, d’illumination en vérité, vous regardez avec ferveur ces murs bâtis dans la quête de soi comme une recherche éternelle de Dieu. Vous pouvez y passer des heures entières entre la prière et la méditation examinant ici un ornement, là une œuvre magistrale car ici, comme dans toutes les librairies et les bibliothèques du monde, dans tous ces temples sacrés, il n’y a pas un Dieu, unique et tout puissant, mais des milliers, des millions crucifiés sur la croix de l’ignorance, abandonnés à l’indifférence et à la bêtise des hommes et offerts à ceux qui recherchent la foi. Ici comme dans tous les panthéons du monde reposent des milliers, des millions de Bibles, toutes semblables dans leur recherche du divin et pourtant, à chaque fois unique, irremplaçable, différentes par les chemins célestes qu’elles empruntent. Dans ces cathédrales de vérité, vous aimez à vous recueillir en livrant votre âme à la prière. Ainsi, de livre en livre, vous poursuivez votre chemin de croix comme une longue route vers vous-même.

 

 

Promenade

Vous êtes en promenade non loin de chez vous. Ce sont vos rares espaces de solitude, vos rares instants de liberté. Vous marchez. La journée s’étire et refuse de mourir, de céder sa place à la nuit naissante. De ses dernières lumières, elle lutte contre les rideaux sombres du soir. Les deux astres se font face dans un étrange combat d’ombres et de lumières. Depuis la nuit des temps, la lune et le soleil s’affrontent ainsi chaque jour dans un corps à corps singulier. Et ce soir, vous êtes là, attentif, heureux spectateur de cette éternelle rencontre. Vous vous arrêtez, ébloui par cette bataille où percent les derniers feux du soleil agonisant absorbés par la toile obscure du crépuscule. Et devant ce spectacle grandiose, vous êtes émerveillé, heureux d’être le témoin de cette douce étreinte, de cet étrange enlacement du jour et de la nuit. 

 

 

Frugal repas

L’après-midi touche à sa fin. Vous rentrez chez vous après avoir passé la journée à l’extérieur, trop loin de vous-même. Toutes ces heures, vous les avez employées à être là-bas avec eux, ces autres dont la présence à chaque instant vous encombre. Toute la journée, vous avez dû vous résoudre à rester parmi eux à entendre leurs bavardages, leurs rires, leurs bruits. Eux, ce sont vos collègues. Et toute la journée, il vous a fallu trouver le courage, le courage un peu lâche de ne pas vous enfuir. Et ce soir, en les quittant, la nausée vous prend. Dans votre tête, les bruits de la journée s’entrechoquent en résonnant à l’infini comme un écho démultiplié.

 

A présent, vous êtes chez vous. Les bruits se sont dissipés, lentement remplacés par le vide et le silence. La soirée est maintenant avancée et vous avez le sentiment qu’il ne vous reste que quelques miettes, quelques miettes de temps. Et vous avez faim de vivre, vous avez faim de vous-même. Mais comment apaiser cette faim avec quelques miettes ? Il vous reste si peu de temps pour les grignoter…

 

L’appétit tarde à venir. Il ne peut ignorer que vous ne lui accordez que les restes d’un mauvais plat. Alors pour le contenter, vous vous mettez à chercher, à fouiller les tiroirs de votre cœur. Vous les sortez, vous les retournez, vous les secouer. Et que trouvez-vous ? Le silence et un amas de bruits inutiles, échos agonisant de cette journée agitée. Alors, vous faites l’inventaire et vous rangez, vous séparez les bruits du silence pour découvrir caché derrière cet amoncellement écœurant un ravissement savoureux recroquevillé sur lui-même.

           

Depuis longtemps la nuit est tombée lorsque vous vous mettez à votre table. Vous avez pris soin auparavant de disposer une belle nappe à carreaux sur la table de vos rancœurs. Tout est prêt. Votre repas sera frugal, frugal mais d’une exquise saveur. Ce soir, vous dînerez de rêves retrouvés que vous déposerez sur l’assiette blanche de votre cahier.

 

 

Solitudes

Vous êtes dans un café. Vous y êtes entré par hasard avec la vague envie de faire une halte, de vous couper du monde pour un instant. Vous vous êtes assis face à la grande baie vitrée. Au début, vous ne voyez rien, vos yeux regardent au dedans, y cherchant sans doute la force de poursuivre votre chemin. Le café est désert. Vous êtes seul à contempler votre solitude. Au dehors, la vie continue de couler. Sur le trottoir, le monde poursuit sa marche entraîné par le flot de ses préoccupations. Vous remarquez que beaucoup de personnes marchent seules. Certaines traînent un caddie chargé de victuailles en affichant un air de bonheur tranquille comme une façon de vous dire qu’elles peuvent s’aimer pour elles-mêmes. D’autres traînent les pieds et leur mélancolie comme un fardeau de solitude en poussant leur carcasse dans le flot informe des passants. Parfois deux personnes se croisent, échangent un bref salut, une rapide poignée de main, quelques nouvelles, puis chacun tourne les talons et retrouve sa marche solitaire. De temps à autre, deux amoureux marchent au même rythme en se tenant la main, le regard souvent triste et absent où ne sourd que leur solitude. Les couples poursuivent ainsi leur route à deux, aussi seuls que les autres. Le monde n’est souvent qu’une addition de vies solitaires, que l’addition infinie de toutes les solitudes du monde. 

 

 

Week-end

Un samedi après-midi. Premier jour du week-end, premier espace de temps libre où les heures s’étirent, interminables, comme un long soupir d’ennui, un immense bâillement de paresse. Mais il ne faut guère se soucier des apparences, presque toujours aussi menteuses qu’un habit aux éclats trop brillants.

 

Le samedi est le premier jour de votre semaine, celle qui compte, celle qui vous permet d’exister entre deux longs week-ends de travail inactif. Le week-end, c’est 5 jours pour rien, juste de quoi vivre - juste de quoi assurer le vivre - une misère de jours, un gaspillage inepte du temps, la plaie béante du monde, pour ceux qui appartiennent encore au monde, à ce monde du travail inactif.

 

Pour les autres, les pestiférés du monde, les sans travail, la plaie est différente, la souffrance est ailleurs, dans la désespérance de l’abondance de temps, dans cet excès de temps désœuvré qu’ils vivent jusqu’à l’écœurement. Pour eux, que de liberté, que de temps ! Et que faire de cette liberté ? Que faire de ce temps ? Ceux-là souhaiteraient sûrement voir leurs journées asservies par la contrainte, par le poids d’une activité, n’importe laquelle, mais une qui leur redonnerait le leurre d’une place - même minuscule, même infime - dans le regard du monde. Pour ces infortunés, l’envie doit être forte, puissante de regagner la terre des vivants, la terre des hommes qui vivent dans ce monde à l’aise ou chichement – et qu’importe – sans jamais véritablement se donner le temps d’exister. Mais pour vous, vivre dans l’aisance ou vivre humblement, la différence est infime. Et même si bon nombre d’Hommes construisent leur vie entière sur cette différence, dans cette poursuite effrénée de l’argent-roi, de l’argent-dieu, prêts à s’agenouiller et à courber l’échine leur vie durant pour recevoir quelques hosties métalliques à la fin de chaque mois comme la preuve de sa Toute-Puissance et du bien-fondé de leur vie, qu’elle vous semble étrange cette course folle du temps à occuper ! Comme si les uns disposaient de trop de temps sans savoir qu’en faire sinon le soumettre aux chaînes de la contrainte et que les autres passaient leur vie à attendre ou à rêver ce temps qui leur échappe sans parvenir à le rattraper.

 

Pour vous, comme pour bien d’autres, ces frères solitaires, ces chercheurs de contrées radieuses, le samedi est un jour de liesse, un jour de labeur et de joie où vous partez aux champs les outils à la main et le cœur léger comme un paysan heureux de retrouver la terre de ses pensées, libre de débuter son ouvrage où bon lui semble, libre d’écouter le chant des oiseaux, libre enfin de laisser à demain ses travaux pour aller flâner sur les chemins alentour contempler la beauté du monde et y cueillir quelques idées comme un bouquet de fleurs sauvages. Le samedi est pour vous un jour de labeur paresseux, un jour de paresse laborieuse où vous laissez filer le temps, votre filet à papillon sur l’épaule pour attraper les idées légères qui traversent votre vie. Vous les attrapez encore avec beaucoup de maladresse soucieux pourtant de ne pas meurtrir leurs ailes fragiles. Vous les regardez un instant puis vous les relâchez. C’en est assez pour les croquer sur votre petit carnet. Voilà votre travail ! Vous êtes paysan, chasseur de papillons, laboureur de pensées et croqueur d’idées futiles. Et le reste de vos jours, vous vous reposez à votre bureau en rêvant à ces terres promises, à ces baisers volés aux fiancées volages de vos semaines.

 

 

Fêlure

Ce matin, au réveil, vous ressentez une étrange fêlure comme si une vieille cicatrice s’était rouverte pendant la nuit. Et ce matin, vous êtes seul avec elle. Elle est là dans l’antre de votre âme, recroquevillée au creux du cœur, à l’abri des regards. Nul ne pourrait vous aider à vous en soustraire. Et il vous serait d’ailleurs impossible de l’extirper. Comme une bête apeurée, cette fêlure a trouvé refuge en vous. Depuis des années, elle vous accompagne. Peu à peu, vous avez appris à vous connaître. Et au fil des années, vous vous êtes habitué à sa présence sans jamais pourtant réussir à l’apprivoiser. Et malgré ce lien étrange qui vous unit, malgré cet apparent attachement, vous ne cessez de lui jeter des regards haineux, désireux de mettre fin à cette cohabitation forcée, animé par le puissant désir de retrouver votre liberté. Chaque jour, cette fêlure grignote davantage votre cœur. Chaque jour, elle vous insuffle son poison sournois qui asphyxie peu à peu votre existence. Chaque jour, c’est elle qui assèche davantage votre espérance et pourtant vous continuez de la nourrir.

 

Autour de vous, le silence. Vous êtes seul face à la bête traquée, cette féroce amie qui ronge votre vie, incapable de la débusquer et de lui tordre le cou pour que se taise la meurtrissure, incapable de lui arracher ne serait-ce que quelques plumes ! Et même si vous parveniez à la terrasser et à la traîner jusqu’au dehors, qui accepterait de partager avec vous cette misérable pitance ? Autour de vous, chacun a regagné sa solitude. Les amitiés se sont dérobées. Chacun a retrouvé sa cicatrice, s’est replongé dans son tête à tête avec sa bête immonde.

 

 

Pension austère

Absent, sans inspiration devant la copie blanche du jour. 8 heures d’examen chaque matin depuis de longues années. Et cela fait bien longtemps que vous n’apprenez plus vos leçons ; vous n’avez plus rien à dire, plus rien à écrire.

 

Aujourd’hui, c’est au-dessus de vos forces de rester là, assis la tête sur votre cahier à attendre la récréation, à attendre ainsi, l’esprit ensommeillé, près du radiateur qui brûle votre impatience.

 

Aujourd’hui, vous êtes un cancre et vous ne craignez plus d’être expulsé du lycée triste des affaires du monde. Vous n’avez qu’une envie ; être renvoyé à votre école de liberté.

 

Aujourd’hui, vous êtes las de voir tous ces élèves appliqués autour de vous, tous ces élèves consciencieux toujours prêts à lever le doigt dans l’espoir d’une récompense, d’un bon point ou d’une image et qui jettent à la ronde le regard satisfait de ceux qui ont compris, un œil sur vous, méprisant et arrogant et l’autre, si doux si mielleux, au maître d’école ravi. Aujourd’hui vous êtes fatigué d’écouter des heures durant tous ces vieux professeurs ennuyeux qui déchiffrent avec peine leurs notes délavées par l’ennui et déchirées par les années perdues. Vous êtes fatigué de toutes ces conversations sur les cours, les notes, les devoirs à rendre pour le lendemain, de toutes ces simagrées aussi creuses qu’inutiles.

 

Vous ignorez les raisons de votre présence ici, dans cette pension austère où chacun s’engage pour l’éternité, cloué dans cette salle d’étude pendant de longues journées et obligé de se mettre au lit la soirée à peine commencée au lieu d’aller jouer au dehors. Il n’y a pas de place ici pour les mauvais élèves, les enfants insoumis, rebelles à l’autorité du maître qui préfèrent sauter le mur pour aller courir après leurs songes et aller cueillir les étoiles. Vous avez toujours détesté votre métier d’élève. Vous avez toujours préféré rester chez vous, seul dans votre chambre, avec vos jouets, vos billes de rêves et vos poupées d’ennui, isolé du monde. Vous avez toujours aimé jouer avec des riens, des bouts d’écorce et des larmes noires de pluie, des jeux sans importance. Une feuille et un peu d’encre, et vous partez pour un long voyage immobile au pays de songes, dans le monde infini et mystérieux des mots. Et même si vos jeux n’amusent personne, et même si les adultes vous trouvent encore trop enfant, ce n’est pas grave parce que vous y croyez, vous, à ces histoires, à ces fables enfantines où vous êtes l’aventurier sans peur qui saute d’aventure en aventure, de mot en phrase, toujours invincible, toujours vivant.

 

 

Comme les enfants

Comme les enfants, vous vous étonnez de chaque chose ; les pavés sur lesquels vous marchez, ce chemin que vous empruntez chaque jour depuis des mois, ces gens que vous rencontrez chaque matin, ces champs alentour qui entourent les hautes tours grises de la ville en contre-bas.

 

Comme les enfants, vous êtes curieux du monde, émerveillé de tant de richesses, de tant de diversité. A vos yeux, la beauté et la laideur n’ont pas de différence. Pour vous, belles ou laides, toutes ces choses recèlent une valeur infinie. Pour les hommes, ces choses n’existent pas. Elles sont sans importance. Ils passent leur chemin sans les regarder, vaquant à leurs affaires sérieuses. Pour eux, la richesse est ailleurs. Mais les choses sérieuses et la richesse ne vous concernent pas. Elles n’ont aucun intérêt à vos yeux. Pour vous, la richesse est partout, partout où se pose votre cœur, partout où l’argent est impuissant à imposer sa loi, partout où les hommes ne font que passer. Comme les enfants, vous, vous y trouvez des trésors, des trésors de rien, des trésors de joie, des trésors de vie inépuisable.

 

 

Temps

Vous avez quelques jours devant vous, quelques jours pour vous, pour faire ce que vous avez envie de faire, rien de plus, pour avoir le temps, suffisamment de temps pour être libre de ne rien faire. Cela fait des mois que vous attendez ces quelques jours. Et aujourd’hui, vous y êtes, c’est le grand jour ! Alors vous restez encore quelques instants au lit ! Ce matin, vous avez le temps. A travers la fenêtre, vous apercevez le soleil qui est déjà haut dans le ciel. Le temps passe si vite, mais vous ne vous en souciez guère, le temps est infini ce matin. Aujourd’hui l’éternité vous attend. Et soudain, votre journée se dessine avec l’envie naissante de fixer le bonheur de ces instants. Vous vous levez. Vous allez chercher votre vieux cahier, fidèle et discret confident de vos longues absences, et vous vous mettez à votre table de travail. Vous ouvrez votre cahier et vous commencez à écrire ; écrire le temps de vivre, écrire le temps d’écrire, écrire le temps d’oublier, écrire le temps … avant de mourir.   

 

 

Ecriture et réalité

Jamais il ne vous faudra confondre l’écriture et la réalité. L’écriture n’est que l’arrière-cour du réel où vous tirez la leçon de vos jours. L’écriture n’est que la cave sombre de vos journées.

 

Entre l’écriture et votre vie d’occultes transactions s’opèrent qui les enrichissent l’une et l’autre mais chacune doit conserver son rang et sa place. Et il vous faudra vivre votre vie et votre écriture comme si la première était l’actrice du monde, la grande joueuse devant l’éternel et comme si la seconde n’était que sa spectatrice et sa confidente, sa chroniqueuse mondaine en quelque sorte.

 

Aujourd’hui, vous sentez que votre écriture s’est transformée, qu’elle s’est muée en une chose nécessaire et presque vitale. Mais il vous faudra maintenir l’écriture à distance et ne lui accorder plus de prestige ni d’autorité qu’elle ne voudrait s’en donner car l’écriture n’est pas la vie. La vie est ailleurs. La vie habite sans doute une région encore inaccessible pour vous. Vous devrez donc poursuivre votre chemin hors de l’écriture, emprunter un chemin plus ancré dans la vie, approfondir votre connaissance des contrées existentielles découvertes et partir à la recherche d’autres encore inconnues. La vie s’y trouve sûrement. Et il vous faudra sans doute marcher longtemps avant de la rencontrer… Peut-être l’avez-vous d’ailleurs déjà effleurée lors de vos promenades ? Peut-être même vous a-t-elle déjà souri ? Et vous, sot que vous êtes, vous deviez encore avoir la tête dans les étoiles à suivre l’un de vos chemins de mots, et vous êtes passé sans la voir. Alors, à l’avenir, soyez plus attentif à la vie, cherchez-la davantage et avec plus de soins ! Restez vigilant ! Soyez à l’affût du monde !

 

Jamais l’écriture ne pourra vous servir de corde pour vous hisser jusqu’à la vie, ne voyez en elle qu’une façon de trouver une meilleure prise pendant l’ascension. L’alpinisme est un sport à haut risque. Et l’existence comme la haute montagne recèle mille dangers. A chaque instant, au moindre faux pas, la chute vous guette. La chute abyssale, la longue glissade vers le gouffre du désespoir et sûrement la mort au fond du gouffre.

 

L’écriture n’est qu’une façon de mettre en scène votre vie, qu’une façon supplémentaire de vous envelopper dans votre égotisme. D’ailleurs ce que vous écrivez, cent fois, mille fois, des millions de fois peut-être, d’autres avant vous l’ont déjà écrit… alors au fond quelle importance ce que vous écrivez ?  Il n’y a aucun crédit à accorder à l’écriture. Vous écrivez, c’est un fait, vous éprouvez l’impérieux besoin d’écrire, mais au fond est-ce qu’écrire a quelque importance ? Au diable donc ce que vous écrivez ! Fuyez comme la peste ce sentiment absurde et pernicieux que développe bon nombre de ceux qui écrivent. Et promettez-moi de ne jamais vous sentir écrivain ! Promettez-moi de ne jamais espérer appartenir un jour au cercle étroit des lettrés et des auteurs reconnus. Je vous en conjure, prenez garde à ne pas vous ensevelir sous cette mascarade puérile, insensée et égocentrique. Ne prenez jamais plaisir à jouer aux martyrs de la page blanche, ne vous enchaînez pas aux délices perfides de l’inspiration, prenez soin de ne jamais vous enfermer dans l’écriture car vous vous couperiez de l’essentiel ; vous négligeriez la vie, la vraie. Alors, je vous en conjure, levez-vous, éloignez-vous de vos phrases, écartez-vous de cette quête pesante du mot juste, refermez votre carnet et rejoignez le monde, retrouvez la vie ! Oui ! Prenez soin de vivre, de poursuivre votre existence ! Ne désertez jamais la vie ! N’abandonnez jamais la chance de vivre et le bonheur d’être, celui d’écrire suivra, soyez en sûr ! Pour bien écrire, il vous faudra d’abord bien vivre, non une vie riche d’évènements, une existence foisonnante d’aventures, mais une vie intense où vous saisirez chaque seconde qui passe pour en extraire l’entière substance, non dans le dessein dérisoire de l’écrire mais afin de comprendre la vie, d’apprivoiser votre existence et de mieux les vivre toutes deux. Parce que la vie et votre existence méritent qu’on les empoigne ainsi, tout en elles nous invite à recueillir leur saveur. Une existence simple pourra vous combler de bonheur et de joie pour peu que vous sachiez entendre le souffle de la vie. Alors, je vous en conjure une dernière fois, oubliez vos ombres d’écriture, quittez votre table et vos crayons et regagnez le monde, rejoignez la terre des hommes, retrouvez la vie, retrouvez votre vie ! Construisez votre existence et vos livres, croyez-le, se bâtiront d’eux-mêmes. Vivez ! Et la vie vous donnera matière à vivre et à écrire !


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