Carnet n°70 Notes sensibles* et le monde en désamour
Journal / 2016 / L'exploration de l'être
* ou sérieuses (bien trop sérieuses)...
Au cœur du silence et des collines, mon âme exulte. Et je la vois danser dans le ciel avec le vent frais au dessus de la plaine où les hommes tournoient bruyamment. Dans leur agitation furieuse. Il n'y a que les cailloux et les herbes folles pour comprendre notre joie. Le ciel et le vent leur ont confié leur secret. Et nous dansons ensemble dans le silence parmi les arbres et les insectes que notre âme a conviés à la fête. Ah ! Quelle douce cérémonie ! Et quelle joyeuse célébration que la nôtre ! On entend Dieu taper des mains, le visage illuminé d'un immense sourire...
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Un petit papillon solitaire et courageux – rescapé de la belle saison – volant dans la nuit froide de l'hiver. Et je le regarde, ému, s'enfoncer dans l'obscurité glaciale de ce début janvier. Et le cœur chaviré, je demande aussitôt à mon âme – et au ciel – de le soutenir et de le réconforter dans cette terrible épreuve saisonnale. Et une voix implorante, en moi, qui susurre : « De grâce ! Faites qu'ils m'entendent ! ».
En marchant sur les chemins, je n'ose piétiner les herbes folles – fragiles et menues – qui parsèment notre itinéraire. Je prends garde de ne pas les écraser. Pour rien au monde, je ne voudrais les meurtrir ou les offenser.
Les herbes des chemins – comme l'âme des poètes – sont invisibles aux yeux des hommes. Jugées trop banales et insignifiantes pour y prêter attention ou s'y attarder. Ils passent donc leur chemin – à vive allure le plus souvent – soucieux de dénicher ailleurs des merveilles et un trésor – qui sait ? – dignes de ce qu'ils imaginent être... Ah ! Comme mes frères sont aveugles !
Nous autres, chiens, herbes des chemins, poètes misérables et va-nu-pieds aux habits crasseux, nous avons l'âme humble. Voilà pourquoi le rien et l'ordinaire, le fragile et l'éphémère, le bancal et le mal aimé nous émeuvent et nous émerveillent. Nous comblent de joie.
Et dans nos vêtement élimés et crottés de boue et nos vieux godillots troués et mouillés par la pluie, nous jubilons. Heureux du ciel et de l'averse. Heureux du chemin. De tous les chemins que nous arpentons inlassablement pour saluer nos frères misérables. Nos modestes semblables. Et nous rions de notre misère et de notre joie. Heureux de nous retrouver et d'être ensemble. Louant le ciel et nous réjouissant en silence d'appartenir à la fange de la terre. A la merveilleuse et si précieuse fange de la terre...
S’asseoir (et s'allonger parfois) sur un chemin de campagne sauvage face à l'immensité du ciel, avec mon carnet ou un livre de poèmes dans les mains ou qui patiente sagement dans ma besace, voilà l'un des rares endroits au monde où je me sens à ma place. A ma modeste place parmi l'innombrable et l'infini de l'univers. La place que Dieu a trouvée pour contenter mon âme. Et la fonction qu'il nous a offerte (ou peut-être – qui sait ? – à laquelle il nous a assignés...).
A cette place, le regard – à la fois humble et souverain – au plus près de l'herbe et des cailloux du chemin – peut embrasser le ciel et tous les horizons de la terre. Et de cette humilité à goûter l'ineffable et l'unité naît une joie indicible. Le sentiment enivrant et éminemment tendre de l'harmonie et de la perfection que rien ne pourrait gâter. Pas même quelques pensées crasseuses ou quelques inquiétudes à propos de notre existence ou de notre avenir improbable – et peut-être compromis...
J'aime cette heure crépusculaire où le jour et la nuit s'étreignent tendrement(1). Et dans cette longue étreinte, on devine tous les secrets du monde(2). Comme si le ciel nous révélait une partie de son mystère(3).
(1) Où on ne sait s'il fait encore jour ou déjà nuit...
(2) Le subtil et inextricable entremêlement de tout...
(3) L'accueil et le reflet de toutes les palettes et nuances de l'Existant...
Que la mort ne soit qu'un passage (pour l'esprit) et une transformation (pour le corps), il n'y a pas à en douter. Ainsi en est-il aussi, bien sûr, de la vie...
En définitive, vie et mort(1) ne sont que des états(2) dans la présence du regard(3)...
(1) Et tout ce qu'elles contiennent et ce qui les compose...
(2) Des phénomènes provisoires (et transitoires).
(3) La conscience éternelle.
On ne trouve de poésie que dans le regard.
Les poètes et les artistes authentiques savent le faire passer (le regard) – à travers leurs âme et leur corps – jusque dans leurs mains pour le déposer sur une feuille blanche, une toile, un morceau de terre, de bois ou d'acier.
Ce n'est jamais le monde qui est poétique, enchanté ou merveilleux... Le monde est toujours ce qu'il est. Jamais il ne se teinte de bien ou de mal, de beau ou de laid, de bon ou de mauvais. Le monde ne connaît ni l'essentiel ni le dérisoire, ni le sacré ni le profane, ni le pur ni l'impur, ni l'agrément ni le désagrément, ni l'obscur ni le lumineux. Toujours il est ce qu'il est...
Seul le regard qu'on porte sur lui transforme sa neutralité (la neutralité de ce qui est) en merveilleux ou en enchantement, en enfer, en horreur ou en ignominie.
Mais la seule grâce est dans le regard nu et plein – désencombré de toutes les colorations et préférences psychiques et qui ressent la totale plénitude de l'Être* sans la moindre dépendance au monde, à ses contenus et à ses phénomènes...
* La totale plénitude de la présence du regard auto-suffisant...
Quelques oiseaux perchés au sommet d'un arbre – posés sur les plus hautes branches d'un peuplier dénudé par l'hiver. Tous parfaitement immobiles. Scrutant le ciel et l'horizon. Attendant l'infini peut-être...
Le monde (humain) n'est qu'un univers d'idées, d'images et de représentations. Et pourtant l'essentiel en cette vie ne relève ni du concept ni de l'imaginaire. L'essentiel en cette vie ne se pense pas. Il se goûte, s'éprouve et se ressent. Et en ce monde rares sont ceux qui savent vivre au delà de la pensée dans le regard sensible et la sensorialité ; deux aspects fondamentaux et déterminants de l'Être. De la présence et de l'impersonnalité.
Ah ! Cette douce et inévitable solitude de l'Être ! Vivant et éprouvant le regard* comme le seul et unique sujet en ce monde d'objets et de phénomènes. Eternellement ramené à lui-même. Sans âme sœur ni alter ego. Eprouvant pourtant dans l'unité avec ce qui est – à travers la sensibilité et la sensorialité – un amour et une tendresse inégalés et inégalables à l'égard du monde.
* La conscience
Le plus minuscule insecte est mon frère. Et j'en suis le dévoué serviteur. La présence au service de toutes les créatures. Et le plus humble de tous est celui que j'honore peut-être plus que tout autre tant il est malmené par ses frères aveugles et ignorants...
Et ce vent glacial dans le cœur des hommes qui balaye leur âme. Et la réduit au silence.
Au tréfonds de leur chair, il y a un cri silencieux. Un cœur innocent qui ne rêve que d'éclore. Une colombe qui ne rêve que de s'envoler. Et je vois la naïveté de leurs gestes les maintenir au fond du puits. Et les laisser prisonniers du tombeau...
Au cœur du silence et des collines, mon âme exulte. Et je la vois danser dans le ciel avec le vent frais au dessus de la plaine où les hommes tournoient bruyamment. Dans leur agitation furieuse.
Il n'y a que les cailloux et les herbes folles pour comprendre notre joie. Le ciel et le vent leur ont confié leur secret. Et nous dansons ensemble dans le silence parmi les arbres et les insectes que notre âme a conviés à la fête. Ah ! Quelle douce cérémonie ! Et quelle joyeuse célébration que la nôtre ! On entend Dieu taper des mains, le visage illuminé d'un immense sourire...
Après chaque promenade – et souvent au cœur de la marche – je remercie les pierres et les herbes folles de m'accueillir. Et de tenir compagnie à mon âme ivre de joie. D'inviter mes pas à leur danse silencieuse.
Il n'y a que le ciel pour rire ou pleurer. Nous ne sommes que ses instruments dérisoires...
Philosophie et poésie. La première parle à l'esprit. Et la seconde au cœur. L'homme qui chemine a besoin des deux. Et lorsque le corps s'en mêle, l'âme est prête...
Je me souviens avec émotion de mes longs tête-à-tête(1), de mes poignants cœur-à-cœur(2) et de mes étranges et inattendus corps-à-corps(3) avec la présence lors du passage vers l'impersonnel.
(1) Compréhension sous forme de dialogues intérieurs ou à haute voix – intégration à l'Être et linéaments de l'incarnation de la connaissance...
(2) A travers les émotions et la sensibilité.
(3) A travers les balbutiements de la sensorialité et la découverte des ressentis corporels et énergétiques.
Que dire au jour et à la nuit qui savent déjà...
Depuis le ciel – depuis le balcon du ciel – la vie est sans pareille. Y flotte un air de joie. Le cœur est en paix. Et l'âme danse en silence avec toutes les créatures de la terre.
Inutile de voyager jusqu'aux confins de l'univers pour découvrir ce monde – ce monde inconnu – si étranger aux hommes. La traversée est accessible à chacun lorsque le cœur s'est défait de ses envies et de ses espoirs et que l'esprit s'est vidé de ses croyances et de ses idéaux. L'âme alors s'envole sans effort pour ce pays de cocagne où le silence, la joie et la paix coulent sur les âmes nues, dépouillées de tout orgueil et de toute captation, où la seule gloire est l'humilité, et où résonnent avec force – à travers la puissance de vie – l'Amour et l'Intelligence de la conscience.
L'être et le monde s'unissent alors et deviennent Un. Et ils s'enlacent jusqu'à l'infini dans des jeux qui autrefois nous glaçaient les sangs et qui nous révèlent à présent – à travers les mille étreintes*, les milles pas et les mille danses étranges des créatures du monde – la grâce de tous les liens* et le merveilleux du regard, amoureux de tous les accouplements*...
* Qu'elles ou qu'ils soient tendres, brutaux ou barbares...
Depuis la naissance de l'humanité – et en dépit de quelques signes de vertu et de noblesse (ou, si vous préférez, de quelques manifestations d'amour et d'intelligence...) tels que l'insatiable curiosité des hommes, leurs incessants questionnements et leurs interrogations, leur recherche de savoirs et de connaissance, l'instauration progressive du partage et de l'équité et quelques autres judicieuses et précieuses créations ou inventions –, l'essentiel des actions humaines pourrait se résumer à quelques funestes activités : appropriations, exploitations, saccages, tueries et pollutions massives organisées, instrumentalisations... Quantité d'actes qui résonnent comme une offense à l'innocence, à l'Amour et à l'Intelligence.
Et cette habituelle bêtise aveugle et cette commune – et si souvent cruelle – ignorance humaine suscitent parfois en moi une terrible colère qu'il m'arrive, dans ces instants de véhémence, de demander à Dieu de me faire la courte échelle – et de placer mon regard si haut et si loin – pour pouvoir enfin regarder le monde (humain) le cœur apaisé. Sans haine, sans ressentiment ni mépris pour mes frères imbéciles. Si grossiers et barbares...
N'être rien (mine de rien) est sans doute en ce monde l'une des tâches les plus longues, les plus âpres et les plus ardues qui soient... Bien peu d'hommes ont le cœur assez mûr pour laisser leur âme courir sur ce magnifique et douloureux chemin de néant qui s'ouvre – qui finit par s'ouvrir – sur l'espace céleste si plein, si joyeux, si silencieux. Combien d'hommes ont su pénétrer en ce lieu de félicité qui offre et révèle au plus humble comme au plus prestigieux, à la plus grande misère comme à la plus grande joie sa totale et entière sacralité. Voilà un grand mystère dont Dieu seul, sans doute, connaît le secret...
La terre est un berceau et un cimetière à ciel ouvert. Le monde s'y accouple, y procrée, s'y étreint, s'y déchire et y meurt. Monde de désirs et de nécessité épargnant le ciel de ses jeux, de ses massacres et de ses scories...
Le défilé des jours tristes et heureux dans le regard silencieux. Joyeux en toutes circonstances.
Une fois ce regard habité, tout peut-il donc arriver ? Peut-être... sans doute... Et qu'importe ! Laissons donc à la vie le soin d'en décider...
Le ciel a plus à dire que les hommes. Mais son langage est silencieux. Le bruit leur est plus commode. Ils croient entendre ce que le monde leur dit. Et ce verbiage les satisfait. Les hommes ne savent écouter sinon ils s'agenouilleraient face au ciel et vénéreraient la solitude...
Il y a dans la solitude du ciel et la diversité de la terre tout ce qui nous est nécessaire... Rien ne saurait nous combler davantage.
Toujours il y a le ciel sur lequel on peut compter. Et les quelques amis que la terre nous a offerts. Et cela est bien suffisant pour vivre. Et marcher sur son chemin d'homme...
Un pas après l'autre dans le regard infini. Ainsi va toute chose... L'herbe qui pousse, l'enfant qui grandit... Tout, en ce monde, tire sa force de la terre comme du ciel.
Une vie de riens et de misères. Et pourtant. Et pourtant*...
* Hommage à Issa.
Et dans la pâleur étoilée du soir, je marche. L'âme sereine. Soucieuse ni d'hier, ni d'aujourd'hui, ni de demain. Pleinement présente à cet instant du jour. Et à toutes les formes du monde qui dansent sous ses yeux ravis...
En traitant les imbéciles de naïfs, mon âme s'attendrit. Oui, je sens mon âme s'attendrir. Comme si elle les blâmait avec moins de férocité. Et excusait en partie (en partie seulement) leur ignorance, leur prétention et leur barbarie.
Et d'autres fois, mon cœur les juge ou les invective avec plus d'ardeur comme si le mot « connards » lui seyait davantage (ou lui semblait plus juste) pour qualifier ses « frères grossiers et barbares ». Aussi que puis-je faire sinon laisser mon cœur éructer ses ultimes relents de véhémence et d'acrimonie... car, lui aussi, comme les autres, est ignare et naïf. Et comme les autres, il convient de l'aimer tel qu'il est. Pour qu'il apprenne à grandir et devienne, comme mon âme, apte à l'Amour. Capable d'aimer le monde tel qu'il se manifeste. Et se présente à nous...
Accueillir et prendre soin de ce qui nous échoit. Pleinement et sans retenue. Aimer tendrement et sans condition. Le regard n'a – et ne connaît – d'autres lois...
Les arbres pleurent. Bien sûr que les arbres peuvent pleurer... Pleurer et gémir. J'ai entendu leurs plaintes et leurs tremblements à l'approche d'un groupe de bûcherons. Puis, le bruit des tronçonneuses les a recouverts. Et c'est toute la forêt qui s'est mise à pleurer, triste du saccage. Et du sort réservé à sa communauté.
J'entends les pas du vent. Et ceux des hommes qui tournoient sans fin dans la plaine. Comme égarés...
Un champ de ruines. Herbes, arbres et arbustes arrachés et déracinés qui jonchent le sol. Tas de cadavres de bois, de feuilles et de feuillages. Cimetière à ciel ouvert où s'entassent les troncs et les branchages ! Et au loin, j'entends le cri atroce – et féroce – des engins de chantiers et des pelleteuses qui saccagent le territoire sauvage, pays des arbres et royaume des animaux, détruisant et recouvrant la vie sur leur terrible passage. Vision d'apocalypse ! Et infâme barbarie qui, sous prétexte de progrès et de modernité, arrache, anéantit, exproprie, s'approprie, égalise, aplanit, recouvre et bétonne. Détruit le monde, la terre et la vie.
Et qui pour s'en offusquer ? Pour résister à la folie organisée et à la furie des masses ? Quelles armes avons-nous sinon le cœur et l'Amour, impuissants face à l'extermination furieuse des Hommes ? Nous reste alors les larmes pour pleurer...
Rien. Il n'y a rien en ce monde. Excepté le regard. Le ciel et la terre. Le soleil pour se réchauffer. La nuit glaciale. Et le sommeil des hommes qui rêvent et se reposent. Ainsi est l'existence terrestre. Pleine de masques, de jeux, de rires et de massacres. Et nos pleurs que le vent emporte au loin. Au creux du cœur où réside l'abîme qui ouvre le regard sur l'infini... N'espère rien d'autre de ce monde. Sinon tes larmes couleront tant qu'existera la terre...
Pour écrire un fragment (une perception, un sentiment, un moment de vie, une « vérité »), il faut l'avoir vécu. Qu'il ait profondément entaillé la chair. Jusqu'au plus profond de l'âme. Ensuite le cœur en dispose. Il le lance dans le vent que la main de Dieu dépose sur la page.
Je crois que tous les poètes écrivent ainsi. Les autres imaginent l'être ou en revêtent les habits dorés. Ce sont des imposteurs. Nul ne peut s'en octroyer le titre.
La poésie est un jeu subtil entre l'âme, le cœur et le ciel. Et c'est lui, en définitive, qui décide de transpercer ceux qui seront ses dépositaires. Il les choisit avec le regard nu et clair, avec l'âme humble et dépouillée et avec le cœur chaviré de tristesse et de tendresse. Le ciel alors s'y immisce pour impulser les mots. Et guider la parole. Le reste n'est que littérature qui s'écrit sur des tables encombrées. Et par des littérateurs prétentieux et ampoulés. La poésie, elle, est fille du vent et du ciel. Elle ne peut naître que de l'humilité et de l'effacement.
La vie nous apprend à nous agenouiller. Souvent dans les larmes et la souffrance. Celui qui sait s'agenouiller dans la joie, celui-là est sauvé... Il a compris le ciel. Il sait qu'il se cache dans les cailloux et les herbes des chemins. Sur le sol dur et froid. Face contre terre, le cœur humble et léger, l'âme alors s'envole, retrouve sa liberté – sa patrie originelle, le ciel – pour danser dans les mains de Dieu.
Des milliers de corneilles dansent dans le vent frais de l'hiver. Heureuses habitantes du ciel tournoyant dans un étrange et joyeux balai de cris et d'arabesques. Peut-être (et sans doute à leur insu) sont-elles plus proches de Dieu – et de la vérité – que bien des hommes...
Un poème est une sculpture. Composé avec le plus étrange et le plus impalpable des matériaux (et sans doute aussi avec le plus virtuel de tous...) : les mots. Comme un totem lancé au ciel, fait de signes minuscules – à la fois graphiques et sonores – symboles qui parlent à l'esprit comme au cœur. Et voués (surtout) à être entendus par l'âme...
Le regard large, profond et ouvert. Et le tendre effleurement du corps sur la surface de la terre comme une douce caresse, soucieuse de chérir ce qu'elle rencontre et ce qu'elle touche. Loin – très loin – de la funeste main des hommes qui détruit, saccage, prélève et s'approprie...
Ah ! La vie ! Quelle incroyable – et quelle insensée – symphonie orchestrée avec génie – un génie inégalable – où chacun est dirigé (car chacun est musicien et participe au concert)... où les notes se chevauchent, s'emmêlent et se répondent avec maestria* ! Et où nul ne peut jouer une autre partition que la sienne !
* Sans jamais la moindre fausse note ! Car même ce qui ressemble à des dissonances (pour le psychisme) a toute sa place dans le morceau...
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Nous regardons les vivants et les morts du haut de nos illusions. Et de nos espoirs. Au ras du sol. Pauvres âmes immatures...
Regarder le monde, les yeux posés à égale distance de la terre et du ciel. Et sur les phénomènes, le regard devient juste et lucide. Il les éclaire de façon appropriée. Et impulse les pas, les gestes et les paroles exigés par les situations.
La part sauvage et indomptable de l’âme. Qui n'est fidèle qu’à son destin. Et dans son face-à-face – et son jeu – avec le monde, on devine tous ses secrets.
Au gré des circonstances, l’âme se promène entre terre et ciel. Tantôt au ras de l’herbe, tantôt près des nuages. Selon les besoins et les situations. Selon l’implication que le monde lui réclame.
Pour le passant – et l’infatigable marcheur – il n’y a nul territoire. Nulle frontière. Nul horizon. Il n’y a que la foulée dans laquelle il est tout entier...
Murs de pierres et éboulis délimitent et parsèment notre vie. Peu de choses peuvent émerger de cet espace confiné et de ces édifications (bien peu d’amour et d’intelligence en tout cas). Il n’y a (bien souvent) que les ruines pour ouvrir l’esprit, le cœur et l’horizon...
Le craquement des feuilles mortes sous les pas. Le lent glissement de la silhouette dans les paysages. Comme une longue (et tendre) caresse à la terre au cœur de l’hiver. Et c’est toute l’âme du monde – tremblante et réconfortée – qui vous remercie en silence. Dans un long murmure. En posant sur votre front incliné un imperceptible baiser de gratitude...
En passant devant une église (une vieille église abandonnée au milieu des collines), secoué de frissons. La vibration du sacré peut-être...
Comme si le Divin avait recouvert la terre – toute la surface de la terre. Ouvrant le monde et l’instant comme des temples séculiers où le plus humble (le plus profane diraient les « faux initiés ») vibre de la plus haute sacralité...
La lumière du jour finissant éclaire le monde. Et lui offre un relief différent. A la fois plus doux et plus saillant. Comme s’il nous invitait à une plus grande proximité. A une plus profonde intimité...
Au loin, les ouvriers agricoles penchés dans les champs. Le corps et les mains plongés dans le dur labeur de la récolte. Et moi, marchant sur les chemins. Ouvert à l’instant. Chacun occupé à son humble tâche...
En touchant la paroi de mon nez douloureux ; en sentant cette vilaine boursouflure – les muqueuses saccagées – qui traîne depuis des mois sans offrir le moindre signe de guérison – je ne sais pourquoi – mais je songe à la mort...
Et soudain les paysages deviennent plus sombres. Le ciel plus bas et – curieusement – l’air plus vif. Comme un regain de tristesse et de vie peut-être... Mais cette idée – je le sais – ne flétrira pas la joie. Elle ne la fera pas plier. Infrangible à jamais.
De vie en vie. L’infatigable marche du vivant. A peine couché par la mort qu’il se redresse déjà. Plus vif que jamais. Prêt à embrasser tous les horizons de la terre. Comme le jouet docile et malléable d'une force inépuisable...
La quête de la joie ? Non ! Laissons cette chimère aux esprits patauds et aux cœurs immatures... La joie, bien sûr, ne peut se dénicher ni s’attraper. Elle se déverse sur les âmes humbles et défaites. Sur les âmes nues et dépouillées. Affranchies de tout vouloir et de toute captation. Libres de tout accaparement...
Une vie. Un fugace passage (évidemment). Les jeux et les célébrations, la besogne et les apprentissages dont on la remplit ou l’honore, le trépas en fait disparaître toutes traces. Et de l’existence ne subsiste rien : ni Connaissance ni leçon. Parfois demeurent quelques œuvres ou quelques monuments qui s’effacent peu à peu (avec le temps). Quelques vagues souvenirs dans le cœur des vivants. Mais les existences et les visages – leur éclat et leur labeur – s’estompent progressivement. Et ne reste bientôt des disparus que le néant. Aussi convient-il de son vivant de tirer la leçon des jours : habiter la paix, la joie, l’amour et l’intelligence autant que nous le pouvons – autant que nous en sommes capables – à chaque instant.
Nul temps (donc) pour les mensonges et les faux-semblants. Pour l’accessoire et le superflu. Laissons (simplement) le nécessaire et l’essentiel dicter les orientations, diriger les pas et choisir les visages et les paysages pour permettre à l’âme de se frayer un chemin à travers le ciel... Ainsi seulement la paix, la joie, l’amour et l’intelligence seront accessibles. Et pourront être offerts à chacun. Il n’y a d’autre voie...
La vieille porte de bois vermoulu d’une grange abandonnée. L’œuvre du temps. Le délitement et la désagrégation. Jusqu’à l’anéantissement. Jusqu’à la disparition. Le retour à la poussière. La poussière – bien sûr – toujours retourne à la poussière.
Mais n’oublions pas l’autre versant de la poussière : sa dimension créatrice. C’est avec elle qu’a été créé le monde. C’est avec elle qu’ont été façonnées les formes. Toutes les formes.
Et tous ces amas provisoires de poussière sont voués au cycle des naissances et des disparitions. Soumis inexorablement à l’alternance permanente de l’effritement et de l’édification. Ne cessant jamais de se composer et de se décomposer. Et de se recomposer encore... indéfiniment. Ne cessant jamais de naître et de mourir dans le regard. Dans la présence éternelle du regard.
Hors du temps – dans l’instant – demeure l’éternité, affranchie de la durée et de ses transformations*
* Dégradations et déliquescences, recombinaisons et constructions...
Marchant dans les vieilles ruelles d’un village, on ressent l’âme des pierres qui ont connu toute l’histoire du monde. Et dont la sagesse ne peut rien apprendre aux Hommes. Trop orgueilleux. Trop aveuglés par leur pitoyable éclat pour tirer leçon du passé...
Le marcheur est l'homme des petits pas. Tout entier dans la foulée. Peu soucieux de la durée de la marche et de la distance parcourue (ou à parcourir).
La marche – comme toute œuvre et toute activité en ce monde – se réalise d'instant en instant. Pas à pas. Geste après geste. Il ne peut en être autrement. Et il y a une beauté – et même une grâce – dans cette lenteur (qui respecte le rythme et le cours naturel des choses) qui est déniée par la modernité qui lui ôte – en exigeant son accélération ou en aspirant à son éradication* – toute sa splendeur.
* en faisant croire aux esprits immatures que certaines activités ne sont pas dignes d'être réalisées ; et qu'il convient de les éliminer ou de s'y soustraire...
S'allonger sur le sol en pleine nature. Dans l'herbe, sur le sable, sur les pierres et les rochers. Partout où cela est possible. Quel délice ! Et quelle merveille ! Ah ! Les vertus curatives et revigorantes de la terre...
La compagnie invisible des anges qui jouent à mes côtés. En silence. Souvent j'entends leurs rires. Et parfois je surprends leur étonnement – un rien moqueur – à me voir déambuler dans la solitude des collines. Comme s'ils me disaient : « eh ! Pourquoi ne viens-tu pas t'amuser avec nous ? ». Et moi qui leur réponds un peu idiotement (et avec un fond de gravité dans la voix) : « c'est que j'ai la joie sérieuse – un penchant de l'âme que Dieu m'a offert – je préfère vous regarder de loin. C'est ma façon d'être avec vous. De participer à vos jeux espiègles et insouciants. Et ils devinent à mon sourire et à mes yeux pétillants que je dis vrai... ; que cette place est la mienne... ; et que pour rien au monde j'aimerais qu'elle me soit enlevée ou refusée...
Il y a si peu de vivants (d'Hommes vivants) autour de nous. Ils effleurent la vie et errent d'ennui à sa surface. Au lieu d'y plonger le cœur en avant. Ils craignent le désastre. Et s'en protégeant, ils édifient une existence désastreuse. Inconsistante. Si peu vraie. Si peu vivante...
Je n'apprécie que la compagnie de ceux qui sont vivants ou qui cherchent à transpercer la mystérieuse opacité de la vie. Et quitte à choisir, je préfère le silence (celui des vivants et même celui des morts) que la parole creuse et inepte – la parole apeurée et mensongère – des presque vivants. Et son cortège d'ennui et de désolation.
En tant qu'être humain, j’appartiens – je crois – autant au règne animal et énergétique (au grand peuple du vivant et de l'Existant) qu'à l'espace de Conscience.
Il est étrange d'être un être différent. Un être singulier. Mais cette particularité (si souvent) inconfortable est parfois étrangement salvifique. Elle donne à l'âme une profonde sensibilité. Et un curieux sentiment d'étrangeté. On se sent étranger et en exil où que l'on soit, où que l'on aille, quel que soit notre entourage (humain). On ne se sent à son aise qu'en dehors du monde. Qu'au sein du vivant. Parmi la grande communauté de l'Existant (pourvu que les Hommes ordinaires l'aient désertée). Avec nos congénères, on est (en général) mal à l'aise. Fragile et démuni. Sans arme ni outil. Nos pas, nos gestes et nos paroles sont empruntés. On a beau connaître les codes et les jeux du monde, on est bien en peine d'en faire usage et d'y participer. On est si étranger aux histoires et aux péripéties humaines. Aux impostures et aux duperies des Hommes. A la fois exilé volontaire et exclu. Et être relégué aux marges du monde à la fois nous attriste et nous rend heureux.
Nous sommes de ceux que les normaux – les intégrés (ou du moins ceux qui croient l'être ou feignent d'y appartenir...) – n'invitent jamais à leurs fêtes et à leurs festins. Nous sommes de ceux qu'ils ignorent, méprisent ou prennent en pitié. Nous sommes si différents. Et cette différence est si peu fréquentable. Inassimilable. Elle rebute, blesse, ennuie ou effraye. Les Hommes ne la tolèrent que si elle demeure cachée ou lorsqu'ils la tiennent éloignée. Elle est, à leurs yeux, comme une incongruité. Une maladie contagieuse. Le reflet d'une part d'eux-mêmes qu'ils refusent de voir (ou ne sont pas encore en mesure d'accueillir).
Pourtant, en dépit des apparences, l'être singulier porte (bien souvent) en lui la part la plus haute – la part la plus noble – de l'humanité. Mais elle demeure – très souvent – imperceptible aux yeux ordinaires. Les normaux à l'âme immature ne savent ce qu'ils perdent en rejetant ou en stigmatisant les êtres différents. Les singuliers eux – pourvu qu'ils aient totalement accepté leur différence et leur particularité* – ne quémandent plus la compagnie des Hommes. La solitude, la compagnie du ciel et celle de leurs frères naturels leur offrent une joie que le monde ordinaire (et la fréquentation des êtres communs) ne pourront jamais procurer...
* Avant cette pleine acceptation, beaucoup aimeraient sans doute s'affranchir de leur différence ou – pire – la voir gommée en espérant pouvoir se réchauffer au contact d'une bien pâle et illusoire chaleur humaine...
Je n'aime – et n'ai toujours aimé – que la part naturelle et la part consciente du monde. Les autres dimensions – le mécanique et l'artificiel (ou autrement dit, la mécanicité, les automatismes, la duperie et l'artifice...) –, je les ai toujours eu en horreur. A leur contact, j'ai toujours ressenti un profond malaise. Et à leur égard j'ai toujours éprouvé un farouche (sain ou déplacé ? je l'ignore) mépris ; paroles creuses, détonations de chasseurs, politesse feinte, conversations futiles, automobilistes et passants aveugles, rivés sur leur allure et leur trajectoire, les affaires et le commerce, les villes et les buildings, le mensonge, la cacophonie urbaine, la bêtise cruelle et l'ignorance orgueilleuse. Quant à ce qui m'enchante ou m'émeut en ce monde, c'est simple : le chant des oiseaux, le ciel et le silence, le rire et l'intelligence des enfants, la solitude des êtres et leur tristesse, les arbres et les animaux, les pierres et les chemins, les paysages et l'horizon, le regard, l'écoute et la présence d'un être authentique, la fragilité et la quête désespérée des Hommes.
Un peu de poésie ! Quelle joie ! Oui ! Quelle joie de lire ou de recueillir quelques mots, assis dans la solitude des collines, seul face à l'immensité du ciel ! Ah ! Merveilleuse poésie ! Toi seule sais offrir au monde – et à son indigence – un peu de grâce et d'épaisseur...
Dans cette ère dit de post-modernité où la seule gloire est le profit et les seules règles sont la pléonéxie, l'abondance et l'immédiateté – odieuses et affreuses caractéristiques qui soumettent la terre et les êtres à une infâme tyrannie –, la misère a gagné les vies, les esprits et les cœurs. Et la poésie – en particulier lorsqu'elle revêt sa robe céleste – est l'une des rares choses en ce monde à pouvoir redonner aux Hommes* un peu de profondeur et d'humanité. Un peu de richesse et de conscience.
* Même si – et nous le savons fort bien – très peu y sont sensibles (ce qui n'est guère étonnant car s'ils l'étaient, le monde ne serait sans doute pas ce qu'il est...).
Ah ! Cette matière – et toutes ces formes – soumises aux luttes et aux combats, terrains de forces adverses (et antagonistes). Vouée(s) au dysfonctionnement jusqu'à leur complet délitement. Jusqu'à leur anéantissement avant de les voir ré-émerger en d'autres combinaisons. Jouets perpétuels des cycles infinis de l'énergie...
On ne le répétera jamais assez. Rien n'est plus beau et émouvant que l'éphémère et la fragilité...
La vie, la joie, la liberté, l'amour et la vérité – comme toutes les grandes choses en ce monde – ne peuvent être saisis, attrapés ni capturés. Ils se vivent. Ils peuvent aller et venir ici et là. Apparaître pour un instant et disparaître. Et qu'importe ! Être permet de les goûter et de les sentir même lorsqu'ils nous ont – en apparence – désertés...
Ah ! Qu'il y a de joie dans ce regard sensible ! Tant de beauté et de grâce dans cette tristesse – à la fois si légère et indicible – qui contemple le monde avec émotion ! La moindre chose, le moindre mouvement – la plus petite brindille comme le plus léger souffle d'air – sont reçus en plein cœur. Et c'est toute l'âme – éminemment vivante, éminemment présente – tremblante et vibrante des joies et des malheurs du monde – qui s'émerveille. Et qui se penche sur l'Existant (et toutes ses manifestations) avec amour et délicatesse comme l'on entourerait de douceur et de tendresse un être fragile, malade ou en convalescence.
Le vol des oiseaux qui passent dans le ciel. Et le soleil couchant – au loin – qui salue leur passage. Et mon cœur ému qui s'incline en silence.
Tout est en ordre dans l'univers. La moindre poussière, le plus imperceptible mouvement participent à cette harmonie qui, pour tromper les yeux impies, prend la forme du chaos.
Les Hommes avec leur lubie du classement et du rangement croient mettre de l'ordre. Ils ne font que saccager et corrompre la grâce naturelle des choses. Le monde en souffre. Et il n'y a qu'eux pour ne pas s'en apercevoir...
L'herbe est parfois la seule amie du jour. Je m’assois à ses côtés. Et nous bavardons en silence. Le ciel – je le sais – nous entend. Et je devine son sourire – et son acquiescement – à nos échanges silencieux. A nos propos graves et tendres. Et il se réjouit – j'en suis persuadé – de ces liens fraternels*.
* Et mon stylo alors n'est jamais bien loin. Je le vois prendre note de cette rencontre...
La poésie – lorsqu'elle est couchée avec authenticité – offre un présent rare. Rare et incomparable. Elle nous éclate au cœur – qui peut dès lors s'ouvrir et vibrer à l'imperceptible et à l'inconnu du monde. Et toute l'étrangeté de la vie nous devient aussitôt familière. Comme un vieil ami que l'on avait cru oublier qui soudain ressurgit sur le seuil de la porte.
En ce monde, tout est si changeant. Tout équilibre est si fragile qu'il convient de ne rien édifier en certitude. Demeurer à chaque instant – autant qu'il nous est possible – dans le regard neuf, innocent et impliqué. A la fois en retrait, présent et engagé dans chaque mouvement, chaque phénomène, chaque situation.
Et voir le corps et le psychisme pris dans la trame des événements, impliqués ou englués dans les situations et répondre ou réagir mécaniquement aux circonstances selon leurs conditionnements, leurs apprentissages, leurs repères et leurs habitudes. Et demeurer dans le regard sans intervenir ni rien vouloir modifier. En les aimant et en les acceptant. En les respectant. En les accueillant et en prenant soin d'eux – au même titre que tous les autres mouvements et phénomènes – tels qu'ils sont et apparaissent. Tels qu'ils s’expriment et se manifestent...
Je sors un livre de poésie de ma besace. Et le pose sur les pierres du chemin – pages ouvertes sur le ciel. Et je l'entends presque soupirer d'aise et de satisfaction. Comme s'il retrouvait une terre familière – et la matière dont il est composé. Voilà le plus bel écrin – et la plus belle place en ce monde pour l'accueillir. Pour qu'il puisse renouer avec sa nature sauvage et céleste. Indomptable. Avec cette part vierge, spontanée et innocente – éminemment naturelle, instinctive et spirituelle qui compose toute poésie. Et je sens ce mince ouvrage – ce recueil de beauté et de sensibilité – ravi de quitter pour un instant – le temps de la promenade – les étagères poussiéreuses et étouffantes de la bibliothèque, idéales sans doute pour les livres de pensée et de raison mais si peu appropriées – et si peu dignes – pour la poésie toujours fraîche, libre et insaisissable en particulier lorsqu'elle loue la nature et le ciel. Et invite à la solitude, à la contemplation et à l'infini.
Ce qui est. Là – ici et maintenant. Et la conscience de ce qui est. Voilà les deux seules certitudes en ce monde. Certitudes provisoires – valables uniquement dans l'instant car l'instant suivant est différent ; ce qui est se transforme et le regard vide et nu peut se voir soudain envahi, entaché et encombré par quelques manifestations psychiques.
On ne peut donc s'appuyer sur ce qui est maintenant pour édifier une quelconque certitude et élaborer, à partir d'elle, la moindre projection ou anticipation pour avoir une idée de la parole, du geste (de l'acte), du pas (de la direction) les plus justes et appropriés aux situations à venir... Il convient simplement d'être à l'écoute à chaque instant, alors seulement la parole, le geste (l'acte), le pas (la direction) surgiront de façon naturelle, idoine et judicieuse (lorsque ce qui est dans l'instant se manifestera...).
Ce qui est (dans l'instant) demeure donc notre seule certitude (dans l'instant) et nous offre la seule information valide pour adopter – laisser jaillir en vérité – le comportement (parole, gestes et pas) le plus adéquat. Ce qui est et non ce qui était, ce qui sera, ce qui devrait être ou ce qu'on aimerait qui soit (selon l'idéologie, les goûts et les préférences du psychisme). Simplement ce qui est à chaque instant. Changeant et fluctuant.
Quant à la présence – regard et écoute – à ce qui est dans l'instant pourvu qu'elle demeure libre d'entrave et d'encombrement demeure, elle aussi, une certitude qui constitue le plus sûr moyen pour faire advenir un acte (parole, geste ou pas) parfaitement pertinent. Et bien qu'elle puisse osciller et se positionner tantôt à l'avant-plan tantôt à l'arrière-plan... selon que la conscience – le regard et l'écoute – penche du côté du psychisme (du côté du mental identifié à la forme : le corps-cerveau du personnage) ou du côté de l'espace de perception impersonnelle (l'observateur neutre non identifié à la forme) mais totalement engagé et impliqué dans la situation qui ne fait qu'Un avec ce qui est..., il convient de la laisser à la manœuvre – et au gouvernail des décisions (si l'on peut dire) – dans toutes les situations de l'existence.
Ouvrir un livre – et j'aimerais que l'on ouvre les miens ainsi – comme l'on ouvrirait les ailes d'un papillon ou d'un oiseau blessé ou maintenu en cage à son insu. Pour qu'il recouvre la liberté. Et prenne son envol. Avec le ciel comme unique destination...
Ah ! Quelle grâce ! Et quelle joie de vivre cette proximité – et cette intimité – avec les choses du monde ! De cette union – qui tire sa source du regard unifiant – naît la plus belle et merveilleuse complicité qui soit... si douce, si tendre, si aimante. Tellement puissante. Bien plus large et bien plus profonde que l'amour d'une mère pour ses enfants. Un océan de tendresse baigné d'infini et d'éternité où rien n'est exclu – pas la moindre poussière, pas le moindre souffle, pas le moindre brin d'herbe – … où viennent se réconforter l'infime et l'éphémère du monde... et où le dérisoire vous révèle son plus haut degré de sacralité...
Nous sommes en tant que formes – d'incroyables instruments les uns pour les autres (d'incroyables instruments karmiques diraient d'aucuns... et je ne les contredirais pas...). Comme si toutes les parties (l'ensemble des formes et des manifestations phénoménales) de ce grand – que dis-je ? – de cet immense – et absolument ahurissant – corps énergétique inter-réagissaient au delà des jeux (propres sans doute à l'énergie) et de la célébration (sans doute propre à la conscience) pour permettre à chacune non seulement d'accéder à la perception mais également de percer ou de pénétrer l'espace de conscience impersonnel – et de l'habiter pleinement – afin de vivre totalement la vie énergétique (et phénoménale) depuis cet espace.
Et lorsque l'on sent (un tant soit peu) les liens puissants et infrangibles – au delà de toutes les naissances et de toutes les disparitions, au delà de toutes les apparences et de toutes les contingences du monde – qui nous unissent les uns aux autres, nous sommes enjoints à une forme de responsabilité implacable envers tous et envers chacun (en particulier envers ceux qui nous entourent et ceux que nous rencontrons) qui nous oblige – presque à notre insu – à offrir autant que nous en sommes capables une présence, des interactions ou un accompagnement les plus porteurs d'amour et d'intelligence afin que chacun puisse accéder et habiter (retrouver sans doute) sa nature originelle : l'espace éternel et lumineux de la conscience.