Carnet n°234 Notes journalières
Le monde perdu – derrière nos yeux – souvenirs seulement qui, peu à peu, se soustraient à la mémoire…
Rien que des amas composites – de plus en plus éloignés du réel…
Comme des obstacles entre la source et notre soif…
Tout – en soi – comme un obstacle (radical) à la fluidité…
L’existence sans lutte – sans déchirure – sans hardiesse – d’un seul bloc – comme une pierre – une montagne – apparemment intacte – à la surface épargnée – mais qui, au-dedans, abrite tous les excès – toutes les folies – mille plaies et mille brimades – et autant de charniers que de champs de bataille – l’âme et la chair en charpie – le sang et les cadavres qui s’empilent – qui s’entassent – sans pouvoir être évacués…
La pourriture et la pestilence – à peu près tout ce qui existe à l’intérieur…
Le monde de moins en moins abstrait – comme une évidence (experientielle) – hors des boîtes où nous l’avions soigneusement rangé – avec collée sur chaque couvercle une étiquette mensongère…
A hauteur de pas – à présent – bien loin de la proximité des lèvres et de la nécessité de dire – éprouvé sans témoin et sans (réel) besoin de témoigner…
Nous – immobile – sans voix – assis à l’écart de la meute – des yeux pour voir ce qui a besoin d’être vu – une âme au-dedans – penchée – légèrement bancale – déséquilibrée par les vents journaliers – puissants – sans délicatesse – nés pour balayer le monde et l’esprit – et emporter le provisoire – tout ce qui existe (en vérité) – comme un outil à l’usage des vivants pour ôter l’inutile – nous façonner un regard – une virginité – une innocence – et pouvoir vivre dans la souveraineté du plus simple – avec ce qui seul peut rester – avec ce qui seul doit demeurer…
Cette existence – comme une marche incessante – une voie pluvieuse et nocturne – ce que l’on cherche sur la terre – dans le ciel – sous la roche – dans le cœur des Autres – ce qui constitue (et entrave) notre étrange voyage…
On attend là – immobile – inutile – inexistant pour le monde et les Autres (essayant seulement de ne pas gêner – de ne pas heurter – de ne pas blesser – ce qu’ils sont). Comme une montagne – un amas de roches – pourvu d’un souffle et d’un imaginaire – conjecturant – échafaudant mille plans (mille stratégies) – porteur d’attentes et d’exigences – cherchant une route – une issue possible à cette trop souveraine fixité…
Rien – pourtant – ne bougera – ni ne changera – avant la mort…
Promis à la même terre – la chair vivante et le squelette…
L’âme et la peau écorchées – assis dans un coin – au fond de la pièce – dans l’une des antichambres du monde – regardant les choses passer – apparaître et disparaître – et s’enorgueillir parfois entre leurs (pauvres) limites – le ciel blanc – très haut perché – au bord du jour – de ce bleu immense…
Et nous autres – aux confins de l’ordinaire – aux confins du plus quotidien – sur cette frontière invisible entre le dessus et le dessous – entre ce qui invite à la grâce et ce qui relègue à la condamnation…
Instables – incapables et indécis – comme toujours – pris dans la turbulence imperceptible de ce que nous ignorons…
Sous le front – la persistance du feu et du froid – des murs infranchissables et des routes qui se perdent dans le lointain…
La parole balbutiante qui se déverse sur la pierre en dessinant des visages amis – des compagnons de solitude – en attendant (avec impatience) la lumière…
La roue du monde et l’axe du temps – figures de paille – figures de pierre – à peine conscientes de la clarté du ciel…
Et nous – essayant d’expectorer la parole – la vérité balbutiante – la lumière enfouie au-dedans de tout…
Ce qui est là – ce qui pousse – derrière la volonté – le mystère – l’invisible – ce qui aspire à être perçu – compris et habité – à seule fin d’être pleinement incarné en ce monde – à chaque instant – dans l’ordinaire le plus quotidien…
L’existence comme terrain situationnel – manière de plonger entièrement – la tête – le corps – le cœur – dans une succession de circonstances qui leur paraissent suffisamment réalistes – authentiques – incontestables – afin qu’ils se transforment et se révèlent – afin qu’ils découvrent ce qu’ils portent de plus essentiel – ce qu’ils sont (ontologiquement)…
L’existence comme théâtre du réel – théâtre du vrai – et le monde et les Autres comme décor mobile et vivant – laboratoire de l’être – pour que la matière – l’incarnation – renouent avec l’origine invisible – verticale – et puissent la porter – et la vivre – consciemment – en toutes circonstances – sur toutes les scènes du monde…
Nous autres – la tête endormie sur le versant sombre du monde – sur le versant sombre de la lumière – et l’âme partie explorer l’autre côté de la nuit…
Le front contre la pierre et le cœur encore vagabond…
La route (totalement) inutile pour celui qui voyage…
Au-dedans – des lieux nocturnes à révéler au jour – des terres en dessous de la terre – et notre âme – et nos mains – noires à force de fréquenter les sous-sols – de creuser dans la boue…
Tout un monde sous le monde – mille régions hostiles – des univers entiers – ce que nul n’enseigne – ce que tout nous apprend – et ce qu’il faut découvrir – et éprouver – par soi-même…
Ce qui surprend la terre – cette route à l’envers – du ciel vers le ciel – qui échappe au monde et aux orages…
Sur la pierre – la nuit qui tombe – le jour devenu inutile – autant que ce que nous aurons essayé de bâtir – et qui se désagrège déjà…
Le visage appuyé contre la porte fermée – contre toutes les portes fermées depuis l’enfance…
Et les heures qui se multiplient comme les pains d’autrefois – mais, cette fois-ci, pour rien – pour personne – comme la simple contrepartie de la pénurie vécue pendant des siècles – la réponse, peut-être, à notre indigence millénaire…
Même les yeux ouverts – nous dormons encore…
Même dans le bruit – nous ne nous réveillons pas…
En ce monde – tout est fait pour que le sommeil dure toujours…
Entre les mâchoires du monde – dans les entrailles du temps – la chair brûlante – le souffle prisonnier de la poitrine – les yeux qui se perdent à l’horizon…
Et – en nous – comme le plus précieux – ce qui leur échappe…
Le silence hissé au milieu du jour – contre les cloisons de l’âme – au croisement de l’air et de la route – par vagues successives – comme un courant qui déferle – un peu de sagesse sur la folie de ce monde…
La respiration – comme la fête invisible du souffle – enfin reconnue – enfin célébrée…
Un petit air de flûte pour éveiller notre premier Amour – notre tête sur l’oreiller – notre cœur retranché derrière le front – toute notre vie derrière ses remparts…
De l’ombre à la surface de tout – agissant sur les apparences – la couleur des choses du monde – et laissant intactes la texture et les profondeurs…
Les ailes de l’air qui nous portent vers ailleurs – une immense étendue blanche – un monde plus léger – une manière de vivre plus libre – affranchie des soucis terrestres et de la cécité de l’esprit occupé (essentiellement) par l’inutile et la vie prosaïque…
Entre le mur et le vide – devant nous – ce que nous traînons ; les rôles qui se sont, peu à peu, inversés – nous comme objet – chose à mener vers l’être sur des rails provisoires et imprévisibles qui se construisent instant après instant par l’entrecroisement (et l’enchâssement parfois) des destins – la rencontre des phénomènes – nous comme marchandise docile emportée ici et là sans rien voir – sans rien savoir – et que les Dieux, un jour, échangeront contre un peu de sagesse…
Nous – renonçant – comme un tas de pierres – inerte – mains ouvertes – l’âme à l’air libre – sans un regard sur les choses d’autrefois – abandonnées – avec dans la tête, pourtant, quelques traits tenaces – des sillons et des éclats de visages passés – des souvenirs et des fantômes qui s’obstinent à nous hanter – à nous déposséder du vide – de la joie – de la liberté…
Le silence – ainsi – plus difficile à atteindre – à habiter…
Des encombrements entassés contre nos murs – de plus en plus froids – de moins en moins poreux – hermétiques bientôt – et nous condamnant (à terme) à l’étouffement et à la folie ou, au contraire, à l’abandon et à la délivrance…
Nous – parfois – rompu – à l’intérieur…
Le foyer au-dehors comme un pitoyable refuge – le sol – les mains – les visages – froids – aussi inaccessibles que ce que cachent les murs du monde…
La place indécise – et bientôt vacante ; nous reprenant déjà la route – le voyage – avançant sans jamais défaillir – allant d’absence d’abri en absence d’abri – pas même assuré du pas suivant ; progression sans étreinte – sans autre proximité que celle du silence – sans autre compagnon que ses propres visages (intervenant parfois)…
Le monde – en nous – disparu – autant que la nuit – avec, à présent, des éclats de lumière dispersés…
La solitude et le vent – le souffle et la main ouverte – prêts à s’abandonner aux circonstances (et à se sacrifier si nécessaire)…
D’un jour à l’autre – sans visage – sans appui – sans témoin – de plus en plus desséché – comme si l’absence s’aggravait – devenait le contexte habituel…
Et l’âme étendue au fond de soi – épuisée – au seuil du désespoir…
La nudité sans égale – à force de défaites et de soustractions ; aux yeux des Autres, le signe du déclin et du dénuement – une forme de détresse – la pauvreté la moins désirable – la vie saccagée – sans intérêt – sans la moindre épaisseur ; et la preuve, à nos yeux, que la sagesse a été inversée (depuis des siècles sans doute) – ce que les masses prennent pour une malédiction et que l’ermite – le solitaire – le poète – portent aux nues – comme un don de Dieu – un présent octroyé malgré nos restes (si peu reluisants) d’humanité et le voisinage (presque toujours nocif) des hommes…
Ce qui se risque à vivre avec nous – dans nos profondeurs – sur nos territoires reculés. Ce qui s’immisce à travers tous nos orifices. Ce qui fait de nous un lieu de passage – une aire de transit…
L’eau – l’air – l’invisible – le plus innocent de l’âme et les parts les moins suspectes de la terre et du ciel…
Nous-même(s) enchevêtré(s) à tous les Autres. Et tous les Autres – dispersés – en nous…
Toutes les pièces du grand puzzle de l’être – en somme…
Nous – dans le jour – matière tiède traversée sans égard (le plus souvent)…
Avec quelques (maigres) annotations sur le grand registre du monde – le petit palimpseste des heures…
Insignifiant(s) – (presque) inexistant(s) – dans la durée – en quelque sorte…
Vivant(s) – valide(s) et vaillant(s) – que dans l’instant indéfini…
Inerte(s) ou en mouvement – qu’importe…
Présent(s) – comme un point – une tache – sur la longue liste de ce qui existe sur terre…
L’œuvre inconsciente des Autres – concentrés sur leur misérable besogne – prise dans l’écheveau général – comme un infime élément – une minuscule vibration sur une corde reliée à toutes les cordes de l’univers – s’unissant ou s’opposant à toutes les vibrations alentour – participant à la tension globale de la trame – au chant commun chaotique et harmonieux – et nous – et chacun – bougeant – vibrant(s) et secoué(s) – avec l’ensemble…
Nous – parfois – déchiré(s) – à l’intérieur…
De la matière éparse et froide – la poitrine suffocante – le plus sauvage enfermé à l’intérieur – furieux – fulminant – tournant en rond – gaspillant, malgré nous, le peu d’énergie qu’il nous reste au lieu de nous rassembler – de réunir tous nos visages – tous les frères de notre communauté – et de faire bloc pour demeurer unis – ensemble – totalement solidaires – et nous tenir devant ce qui a besoin d’être protégé – comme un rempart infranchissable…
Telle une armée face aux envahisseurs – face à toutes les forces destructrices extérieures…
Seul – au milieu de l’espace – face à l’immensité – au-dehors et au-dedans – sur cette terre aride et déserte – comme un point infime tiraillé par les vents contraires…
Ni sente – ni pente – ni montagne – ni montée – rien – pas le moindre chemin – pas le moindre repère – et tout qui défile – en nous – devant nos yeux – en désordre – sans être capable de saisir la moindre chose…
L’âme ouverte et les deux mains attachées derrière le dos – à suivre les courants – à assister, impuissant, à tous les excès et à toutes les destructions – sans pouvoir détourner la tête devant les visages de la mort…
Sidéré – la poitrine haletante et l’âme terrifiée – seulement…
En nous – la vérité nue – que l’on pare et colore pour lui donner des airs attractifs – et dont on se fait le mensonger possesseur…
Mille faces changeantes – provisoires – sur le même visage. L’âme peuplée de monstres – de mondes – de chimères. Nous – comme un passage continu – sans rupture – entre le proche et le lointain – entre ici et tous les ailleurs – entre le dehors et le dedans apparents – lueur – infime élément de la lumière – obscurité – minuscule fragment de l’étendue noire – nocturne…
La foule – en nous – et nous – dans la foule – indécelables…
Partout où est le vivant – dans tout ce qui existe ; l’âme – le souffle – la pierre…
Nous attendons ce que l’ombre dénude – le ciel et son innocence – notre main que rien ne distingue de la route – la route que rien ne distingue de l’horizon – l’horizon que rien ne distingue du monde. Le jour qui s’anime et la nuit sur le sol – vaincue – avec, par-dessus, notre tête posée dans la poussière…
Tout – en nous – abonde – déborde – s’étend – cherche à élargir ses horizons – devient le lien avec ce qui nous dépasse…
Nous vivons comme si l’existence terrestre n’était qu’une fenêtre sur un socle – un étroit carré sur le sol exposé au ciel – un asile sans mur où le goût de l’Autre est moins essentiel que la faim pour survivre – où le refuge (véritable) n’existe qu’au fond de l’âme – la seule demeure – en soi – invisible – un monde où l’Autre n’est (trop souvent) qu’un outil provisoire dont on use à sa guise – que l’on manipule sans honte – pour assouvir ses désirs ; un monde d’échanges et d’alliances où la seule loi en vigueur – où la seule loi possible – est celle du commerce…
A l’autre extrémité du jour – la même chambre qu’aujourd’hui mais élargie à l’univers – et, au-delà, à l’infini…
Le ciel dans le dos – fenêtre dans la tête – et sur ses parois, le reflet moins vif des murs qui nous entourent – rehaussés (presque toujours) par nos craintes et nos excès – avec de la terre jusqu’au cou – et jusqu’au fond du cœur – engorgé…
Et dans l’âme – tout qui s’entasse – malgré notre furieux désir de soleil…
La pierre – comme notre fatigue – lasse et sans éclat – creusée sur toute sa longueur par un restant de désir – la volonté, un peu émoussée, du ciel qui aimerait nous emplir jusqu’au front…
Le sol devenu rouge par la proximité du feu et la chaleur d’un astre faussement déclinant né de notre ancienne ardeur…
Tout – comme des ailes – comme une trouée inespérée – des parcours et des itinéraires sur l’entière étendue. Et nous – resserrés – et, en partie, réparés par la possibilité d’une envergure nouvelle…
Et la montagne devant nos yeux – perçue non comme une épreuve – mais comme un refuge – un fief – un rempart contre la folie et la monstruosité des hommes…
Une vie sans rêve – sans empressement – sans autre nécessité que celle qui se présente…
Une terre – autour de soi – une surface évidée – sans repli – sans recoin – sans entassement – autant que l’espace au-dedans – constamment balayés et nettoyés…
Un front sans nostalgie – le cours des choses qui, inlassablement, remplace ce qui disparaît – ce qui a été oublié…
Chaque pied sur une pierre nouvelle – comme une marche sans effort – sans limite – sans chemin – (presque) en plein ciel…
Des fils enchevêtrés – comme une trame – un piège – nous – le monde – pris dans tous les filets – détenus – funambules privés d’envergure et de liberté – marchant – rampant – escaladant – la corde au pied – n’allant jamais au-delà de leur ombre…
Quelques souffles – à peine – jusqu’au soir…
L’âme comme un champ déserté…
Pas même le début d’un chemin…
Dans le rythme et le mystère des Autres – rien – en soi – qui puisse nous libérer de leur emprise sinon le regard affranchi de la matière…
La multitude – comme origine du malaise – du déploiement – de la débâcle – au commencement du temps…
L’espace comme possibilité d’incarnation – le monde comme champ d’expérimentation – la matière balbutiante – à parfaire sans cesse…
Devant soi – la voie déserte – la tête dégagée – l’âme prête à se hisser au-dehors – du côté du ciel – sur son versant le moins sombre – la poitrine ouverte et les mains agiles – au milieu des Autres et des ornières – avec des lambeaux de vie et de mémoire arrachés – comme si notre parcours – notre visage – n’avaient plus d’importance – aux prises avec des émotions vives et entremêlées – nées de toutes ces rencontres inévitables (ou que nous estimons nécessaires)…
Des brisures – des épreuves – des morceaux d’existence…
Nous – juste au-dessus du sol – contre les vents – avec des murs d’air à franchir – en marche vers notre seule espérance – les promesses du ciel…
Des événements – un récit – le déroulement tragique de l’itinéraire – et la proximité – l’intimité – l’accompagnement – qui se précisent – peu à peu – pas à pas…
Quelques lignes – dans les hauteurs – retranchées – comme pour donner du souffle au reste – à ce qui est confiné au ras du sol – à l’ordinaire – au plus quotidien – au monde des hommes…
L’air – la poésie – l’existence terrestre – à l’intersection de ces sphères – l’invisible…
Et nos pieds sur la pierre…
Et nos mains déjà plongées dans le silence…
Des portes dans l’immobilité – des routes et du vent – au cœur du même silence – des tourbillons et des bruits au milieu de l’infini…
Et nos têtes qui, parfois, cherchent à comprendre…
Dans le feu – nos pas que nous jetons sur le sol – les traits sur la page tracés au feutre – notre âme qui cherche ses pairs dans la boue – entre les pierres – sans jamais regarder au-dedans des Autres – au fond de leurs yeux – pour dénicher cette fenêtre inconnue – invisible – que chacun porte malgré lui…
Et – au fond de nous – au fond des choses – cette folie qui nous honore et nous sauve – des intentions démesurées comme des ponts entre les rives trop prosaïques – entre la terre des hommes et la cité des Dieux – sans un seul itinéraire présupposé – mais un chemin qui s’invente à chaque foulée – et qui efface – peu à peu – au fil du voyage – notre visage et notre volonté…
Des tours et des tours – dans le même labyrinthe – ce dédale d’air et de vent – avec ses précipices et ses tourbillons…
Un univers de masques et de trompe-l’œil – comme une toile d’araignée façonnée depuis des millions d’années – l’origine de la matière – au-dessus du vide – avec, par-dessus, le ciel peint – et, autour, de la roche – des murs – des visages – parfaitement dessinés…
Le décor du monde – noir et bleu – le néant revisité avec des choses et des personnages – suffisamment réalistes pour nous faire croire qu’ils sont vrais – autant que celui qui les regarde – et qui doit parvenir à trouver un chemin à travers les ornières – les trappes – tous les obstacles disséminés ici et là par les Dieux…
Nous – sous la terre déjà – recouverts de noir et de culpabilité – incomplets et taciturnes – sans autre espoir que la fusion générale – la fusion parfaite…
Les pieds dans le vide – les yeux bandés – sur cette étendue blanche – au milieu des pierres…
Soi – partout – sans autre visage – sans autre horizon…
Entre l’air et la terre – notre tête – débordante – si souvent – trop pesante – et qui s’imagine séparée du reste – corps et monde – unis parfois, seulement, par l’ardeur du feu commun…
De la pierre – de l’ombre – un peu d’espérance – ce à quoi aspirent les âmes privées de lumière – une marche vers la clarté – comme un rêve irréalisable – trop (beaucoup trop) ambitieux…
La vie fangeuse et souterraine – seulement…
Nous-même(s) – dans le prolongement de tous les précédents – ce que nous fûmes successivement – comme un amas de rêves – de désirs – d’irréalités…
Des pas – une marche – longue (très longue) ; quelque chose qui ressemblerait à un songe – fabriqué à plusieurs – simultanément…
Nous – démantelé(s) – presque entièrement – en éclats – en fragments – en lambeaux – nous éloignant, peu à peu, du centre – attiré(s) – emporté(s) – collectivement – par l’étrange magie du manège terrestre…
A travers le monde – comme un (seul) voyage…
Des pierres – des traces et de la cendre – sur le sol…
Et dans le ciel – l’invisible…
Et le silence – en nous – qui se creuse – du centre vers le bord – de la surface jusqu’aux tréfonds…
L’esprit labouré – piétiné et retourné – par le monde. L’esprit des Autres – pénétrant. Et l’âme – comme un sac – où tout se dépose et s’entasse ; l’étrange accumulation des choses et des faiblesses – des luttes et des bagages – le grand embarrassement qui empêche de voyager plus léger – plus libre – moins entravé par les charges et les fonctions que l’on s’est, peu à peu, attribué pour avoir l’air moins nu – moins dépouillé – moins dépourvu…
Une route – en nous – à explorer. Et toutes les autres au-dehors à abandonner aux vents et aux pas – à la volonté des Dieux…
Le destin laissé à la providence…
Des luttes – comme des tourbillons d’air dans les courants (continus) de l’histoire (des vivants)…
Des pierres – des pas – du sang – les traces de ce qui vit…
Les mêmes attributs – les mêmes routes empruntées – les mêmes choses abandonnées…
Pas encore en marche – pas même les prémices du voyage – la rive, seulement, où pourrait naître l’aventure…
Debout – face au monde – les grimaces à l’intérieur – invisibles – comme l’altruisme et la fraternité – le cœur, sans cesse, attendri par les difficultés à vivre des vivants – leur manière de s’attacher aux choses – aux uns et aux autres – comme si le vide et la solitude étaient insupportables – comme si l’encombrement et les conflits offraient davantage qu’un tête-à-tête avec ses propres visages…
Une plaie cousue au revers de la rencontre – et qui laissera s’écouler, le moment venu, son poids de sang et de peine – l’inévitable épilogue de tout rapprochement – de toute proximité – impossibles (bien sûr)…
Comme un gouffre qui se creuse – et se répète – au fil de l’intimité – à mesure que l’écart grandit – à mesure que la fissure s’élargit – à mesure que l’irréconciliable, partout, instaure son règne – impose ses lois…
Ce qui nous quitte à mesure que l’on s’enfonce…
A demi-mot – comme un murmure – un secret livré à voix basse – la vérité hors de propos – celle qui affleure loin de la parole et de la pensée – celle qui se donne à vivre comme une évidence – sans la moindre possibilité de saisie – celle qui s’efface – qui s’éclipse – dès que la main s’avance vers elle – à la moindre tentative de récupération – celle qui est plus proche que l’ombre de notre silhouette – au-dedans de l’âme silencieuse tournée vers l’intérieur – sans intention – sans volonté – avec la plus grande innocence – avec la plus grande simplicité…
Dehors – debout – sous le soleil – sur les pierres – devant le monde – comme au théâtre – à attendre la fin…
Sur le chemin – après la mort – le même spectacle – quelque chose qui tourne – presque toujours au bord de l’exténuation – fracturé – en sueur – sous trop de masques – et qui nous harcèle pour qu’on rejoigne la troupe – pour que l’on participe à la nuit commune…
Tout qui ruisselle – sur nous – au-dedans – la matière qui se liquéfie. Tout – en larmes – en pluie – jusqu’au ciel – jusqu’à l’océan…
Tout se dresse – entre nous – des murs – des secrets – des confidences – des colonnes d’air – des filets – des idoles – comme un barrage immense qui nous séparerait du ciel – d’un passage possible vers ailleurs – le dedans – loin des masques – des puzzles – du sommeil…
Guidé(s) par le souffle du hasard qui nous pousse dans le noir…
Nous – entre la roche et la soif – écrasés…
L’identité – dans la tête des Autres – et, parfois, dans le miroir. La psyché découpée en secteurs – en possibles – en interdits – sous l’autorité du sang et de la peur…
Et le monde – sur nous – qui appuie de tout son poids…
Et la poitrine – avec de moins en moins d’air – jusqu’à l’asphyxie – jusqu’au dernier souffle – jusqu’aux yeux révulsés – jusqu’à ce qu’un Autre nous ferme les paupières…
Devenir le précipice même – ce qui nous hante – ce qui nous effraye – ce qui nous entrave ; l’image monstrueuse projetée contre les parois – l’ombre du Diable qui nous habite – que nous sommes…
Une fleur – une pierre – une âme – le même reflet qui surgit au cœur de l’aveuglement – au-delà – tout prend la forme du vide – tout se colore de vent…
Le vide et le vent – même la mort se laisse prendre au piège – surtout la mort peut-être…
Dans la même allée que le rêve et l’oiseau – la marche possible – la terre offerte – le ciel en contrebas – et nous en dessous – avec une main déjà posée sur l’horizon…
Des arbres – des visages – alignés – qui patientent derrière nous – un long couloir entre deux montagnes (énormes – gigantesques) – de la roche partout…
Et dans notre tête – tout qui tourne – tout qui danse – les Dieux qui secouent les choses et les destins – qui mêlent ce qui est dépareillé – ce qui refuse de s’unir – au nom de l’ensemble – d’une main ni tremblante – ni sacrificielle – joyeuse tout simplement…
Nous – ici – que tout abandonne – qui ne possédons pas même notre nom – l’âme dégagée de nos artifices – de nos paroles – de nos espoirs – comme un corps sur une croix – du sang aux pieds de la foule – sur la roche luisante – devant Dieu peut-être – et, derrière, le ciel noir – et, partout, les vivants emmêlés à l’ignorance et à la poussière…
Ce que nous offre le destin et ce que la mort nous concède…