Carnet n°111 Le silence, la parole et le mal des siècles
Recueil / 2017 / L'intégration à la présence
Des visages, des ombres et du silence...
La marche insensée des siècles. Et le sommeil passager des hommes. Quelques ombres – quelques traces – dans l'éternité...
L'époque, comme tous les autres siècles, en est encore à la faim de soi. Et aux appétits du monde... Quand donc pourra régner la faim de l'Autre – et le sacre de tous les visages ?
Ne voyez-vous donc pas le manque sur notre visage ? Et derrière nos rires – presque insolents ? Et toutes ces larmes de terreur et d'incompréhension – et cette rage que nous retenons pour ne pas faire plier notre front sous la tristesse ? Combien d'entre nous, seraient-ils prêts à vendre leur âme pour un peu d'espoir, un peu de lumière, la promesse – même improbable – de jours meilleurs ?
L'aube pourrait revenir demain, nous mourrons les yeux grands ouverts sans avoir rien vu – sans avoir rien découvert : ni le jour, ni les matins clairs, ni le silence, ni la lumière sur les visages, ni le bleu qui attend dans le souffle des âmes déjà soumises – déjà conquises – et promises, pourtant, à la délivrance...
Quelques mots peut-être pour dire le silence. L'intégralité du tout... Et l'absence éclatante des yeux – et du cœur – trop tristes pour participer au bonheur – et célébrer ce que l'âme seule peut honorer de sa présence...
On imagine (toujours) l'âme voyageuse. Elle n'est pourtant qu'une passagère, presque immobile, dans l'éternité...
Nous ne traverserons jamais que des eaux sombres. Et des mares infimes – et infâmes – croupies par des siècles de piétinement...
Un nouveau soleil pourrait arriver – et remplacer l'ancien à la lumière – et aux couleurs – toujours aussi vives, on ne se douterait de rien... Nos yeux n'y verraient que du feu – un nouvel astre nécessaire à la vie et à la croissance du grain. Jamais une possibilité pour l'âme d'échapper aux ténèbres de nos mains – et à l'enfer noir – brûlant et dévastateur – où nos pas ont plongé la terre...
Un sang indigne de la lumière... Oui, peut-être...
Mais l'âme n'habite aucune chair. Les hommes l'ont-ils oublié ? Pourraient-ils seulement sentir, un jour, leur âme couler au fond de leurs veines ?
Peut-être n'y a-t-il rien d'autre à dire que le silence... Et rien d'autre à faire que le goûter – et l'honorer... Et aimer la terre, les bruits, les bêtes et les hommes – et la lumière qui brille derrière chaque visage...
Qui sait que le poète est à la frontière de tous les âges, de tous les temps, de l'éternité... Qu'il côtoie toutes les voix et emprunte tous les chemins... Qu'il glisse dans sa besace, sa plume et son carnet, le soleil et les ombres, les arbres, l'herbe et les visages, les nuages, les larmes et la joie – et parfois la tristesse et le désespoir du monde, des bêtes et des hommes... Qu'il murmure une parole née de tous les silences et du vacarme qui accompagne ses pas... Qu'il est soldat, prêtre et magicien...Qu'il soigne – et répare parfois – les corps, les cœurs et les âmes décousus et mal embrassés... Qu'il est celui par lequel passe la parole – et que sa présence est aussi belle – et nécessaire – que les fleurs sauvages, les montagnes, le blé des champs et la lumière sur notre désespérance... Qu'il est la question – et parfois, la réponse et le silence... Et qu'il livre la lumière – le peu dont nous avons besoin pour vivre et pour aimer... Qu'il n'est rien – ne fait pas grand chose souvent – sinon polir inlassablement ce qui brille en chacun – et en lui-même d'abord – comme un soleil encore noir attend la main de Dieu – et les vents tragiques du destin – pour s'extraire de sa gangue épaisse et sombre – et éclater dans la pluie et l'ignorance du monde et des hommes comme un bouquet de joie sans égal – à partager indéfiniment...
Le fracas du temps et des étoiles dans le silence imperturbable. Et triomphant toujours...
Danser jusqu'au vertige. Jusqu'à l'éclatement des repères. Jusqu'à la disparition du tourbillon. Jusqu'à la grande ivresse du regard...
Danser toujours. Jusqu'au seuil du silence avant que ne surgissent tous les effacements...
Ainsi seulement serons-nous vivants – et notre pas plus léger et lumineux que la terre. A l'égal peut-être des vents et du soleil. Lumière mouvante dans l'espace déserté par les dieux et les hommes...
Le plus grand danger serait peut-être de se taire... De rester silencieux face à la barbarie – et de refuser de mettre la parole au service de la beauté et du silence... De laisser la laideur et l'infamie envahir les siècles – et en triompher... D'abandonner la sagesse aux vautours et aux âmes guerrières et mercantiles...
Depuis toujours, le monde s'abandonne aux terreurs des siècles. Peurs, brimades, angoisses, tortures, exactions, esclavagismes contre lesquels s'insurgent – se sont toujours insurgés – les poètes, les sages et les philosophes : les hommes sensibles, animés d'une perspective salutaire pour le monde, qui n'usent jamais de l'histoire et du progrès à leurs propres fins mais pour que la sagesse et l'intelligence triomphent – et qu'elles soient partagées par le plus grand nombre...
Aujourd'hui, pourtant, dans le sens même de l'évolution, la déraison, le foisonnement des mots imbéciles et des expressions toutes faites, l'usure du langage, la dépréciation de la parole, leurs usages dépravés et avilissants – mortifères – voués à ensemencer le doute, le rêve et l'ambition – la folle envolée des désirs et des songes... Le plus vil de l'homme – l'animal en lui encore si frémissant – bondissant partout avec ses instincts en bandoulière, à la ceinture et sur son front si orgueilleux... Et tout ce fatras humain – êtres, ambitions, sentiments, actes, langage – voués au commerce et à la guerre... Et qui envahissent tous les territoires ; le monde, les bêtes, les arbres et la terre à seule fin de vaincre et de dominer – et d'avilir plus encore la beauté, l'innocence et la gratuité du geste – de reléguer le plus précieux aux marges, aux fossés et aux mains d'une poignée, de plus en plus esseulée, de dissidents qui luttent, impuissants si souvent, contre l'infamie généralisée pour éradiquer tous les désastres et toutes les perversions de ce monde...
Des années – et des existences – de paille. Vouées sans doute à l'étincelle qui mettra le feu à toutes les granges du monde... Et déjà l'éclat des flammes dans notre œil comme le reflet du délire et de la trahison... Et le goût amer des hommes entre nos lèvres entrouvertes, hébétées, inertes... incapables de résister à l'horreur – et de crier contre l'infamie, brûlées, elles aussi, par tous les désastres... Et l'âme, âtre silencieux et dévasté, où ne tourbillonneront bientôt que les cendres et les braises attisées par les vents et le souffle, triste et noir, d'un soleil finissant...
L'homme – et une civilisation – en perdition sombrant dans le plus vil qu'ils ont, l'un et l'autre, édifié... Un juste retour des choses sans doute avant la fin des temps... avant le renouveau improbable d'une ère plus joyeuse – et plus propice au silence et à la sagesse originelle des espèces...
Un soir, une étoile, la nuit. Et le jour éternel qui n'en finit pas... Qui n'en finira jamais... Le destin des ombres. Et l'obscur encore... Comme d'infimes taches dans la lumière. Et le bruit des siècles dans l'éternité. Et le silence toujours, si vivant...
Les yeux dorment encore dans le silence. Et les bouches parfois crient dans l'éternité. Mais quand donc apprendrons-nous à être sages... présents, silencieux et sans exigence... Indifféremment heureux malgré le monde et le temps...
Des hommes curieux des matins clairs. Et des âmes éprises d'Absolu et de lumière. Moins soucieux du destin du monde et des horizons que du silence – et du soleil – à l'orée de tous les cœurs – et de tous les pas.
Rien à chercher – plus jamais – pour celui qui s'est découvert – et retrouvé. Le silence durera jusqu'à la fin des siècles. Ensevelissant les morts et les vivants sans l'once d'une tristesse. Joyeux toujours des aléas et des circonstances...
En quel lieu pourrait être jetée la parole pour que le monde l'entende – et qu'elle trouve un écho secourable, vivifiant, pour que l'âme s'en saisisse – et s'abandonne aux exigences des heures...
Et nul doute – nulle peur – ne pourra jamais assaillir celui qui saura la recevoir...
Au commencement du monde, peut-être, le réel... Le fait pur – le geste clair – des origines. Sans peur ni reproche que le doute n'a encore étreint – et que les bêtes et les hommes ont corrompu à force d'hésitation – et que les pas incertains et les paroles mal assurées ont fini par obscurcir. D'où peut-être l'aveuglement vivace, les terreurs et la permanence du noir qui, depuis les premières naissances, repeint la terre et les élans de son peuple, trop infantile encore – trop infantile toujours – pour entrevoir derrière le voile, épaissi au fil des jours et des siècles, l'incroyable – et originelle – lumière...
La parole est impersonnelle. Et, comme le reste ; actes, gestes, pas, intentions, monde, terre et univers, dépourvue d'individualité malgré quelques traces – quelques signes discrets (ou parfois ostensibles) des apprentissages et des expériences au fond des têtes et au creux des mains. La continuité des origines malgré l'ignorance – et l'illusion où nous sommes – et où la terre a été plongée...
Un avant ? Un après ? Jamais... Des pas seulement. Et un chemin sans fin. Et un sourire béant – immense et tenace – au milieu du visage. Et le rire peut-être des étoiles au loin... Et le soleil – et le ciel – rieurs malgré les malheurs et les promesses d'éternité... Et le silence toujours des âmes incomprises et ignorantes... Et le silence encore lorsque s'efface l'illusion... Un pas, un chemin et la continuité implacable des jours...
Hanté par le plus simple jusqu'au néant. Et derrière le néant – cet immense obstacle –, le plus grand rien. La plus prestigieuse dépossession. L'indicible effacement qui éclaire toutes les âmes. Et offre au monde – à la vie et aux pas – une consistance et une épaisseur – inespérées. Et un goût inoxydable pour le silence et l'éternité. La découverte, presque irréelle, de notre incroyable identité...
Vivre non comme des survivants... des aveugles mendiant auprès du ciel, de la terre et des étoiles – et auprès des visages affables ou furieux mais si aveugles et ignorants – un soleil et une bonne fortune. Mais comme des âmes assurées et pleines malgré la prédominance partout de l'incertitude et des débâcles certaines... Avec au front – et au cœur – la grâce des humbles et l'accueil éternel des Dieux pour les malheurs. Avec les lèvres – et les mains – innocentes malgré les coups et les déconvenues. Malgré la peur et la violence qui séviront encore... Comme des êtres effacés – et sans nom – guidés par l'instant et la lumière. Et la force implacable des circonstances...
Vivre selon la volonté des jours et les facéties du destin. Parmi la douceur parfois des visages et des mains et l'hostilité, si fréquente, du monde et des foules. Sous la gouvernance du ciel guidant discrètement l'âme sur les chemins... en s'ouvrant à la fonction ancillaire des origines – et du soleil aujourd'hui si triomphant... La figure émerveillée non des trouvailles – non des richesses – non des découvertes – mais de la douce et folle docilité des gestes et des foulées, œuvrant humblement à leur besogne – et à leurs tâches – dictées – et exigées parfois – par les rencontres et les événements...
Un jour, une étoile et un ciel si profond que l’œil – et l'âme – s'y sont égarés. Et s'y sont enfouis. Perdus à eux-mêmes peut-être... Mais si vastes à présent qu'ils peuvent goûter à l'unique appartenance des visages. Sûrs de la seule figure que rien, jamais, ne pourra effacer...
Rien de plus, peut-être, que l'éternité. Et l'infini qui s'invite – et sourit – sur les visages... Et un jour de plus, chaque matin, pour s'en persuader et l'annoncer au monde... Et un jour de plus, chaque matin, pour que les hommes puissent y goûter eux aussi...
Un jour de plus, infiniment recommencé chaque matin, parce que nous ne cessons d'oublier – et parce que les hommes, malgré notre parole et nos invitations, continuent de se livrer à leurs pitreries sans fin – et à leurs guerres impitoyables, mais provisoires sans doute..., avant de voir arriver peut-être, un jour – l'infini et l'éternité...
Sous la gouvernance du soleil et des étoiles, le ciel infiniment transparent. Et la terre encore chargée d'espoirs et de malheurs d'où s'élance le cri des hommes. Et le besoin de silence, si féroce, des âmes...
Plus juste et plus beau – plus grand et plus secourable – que le silence, vous ne trouverez pas... L'infini et l'éternité sans rivaux...
A travers les siècles, la rémission peut-être du langage. L'extinction progressive des mots, des bruits et des rumeurs. Au profit du silence. Et de son inévitable sacralisation...
Rien de ce qui est amassé – ou écrit – ne compte. Rien ne résistera aux siècles. Et à l’œuvre du temps. Seuls importent la parole et l'acte présents. Le silence. Et la certitude de l'effacement...
Un jour, un siècle, une épreuve. Et l’innocence à faire naître au fond de l'âme. Et la lumière, plus vive, aux portes du monde. La tâche infinie de l'homme...
Au souvenir immense – ineffaçable – des désastres anciens (et que l'on oublie pourtant si souvent...), l'homme ajoute l'indigence d'aujourd'hui et les malheurs contemporains. Et façonne, de ses mains noires et de ses folles ambitions, un avenir pitoyable et calamiteux – désastreux – perlé déjà d'infinis dégâts et de tristesse. Un monde de mollesse et d'images, de confort sirupeux et de néant qui emprisonnera les têtes et les cœurs au fond d'un cachot doré, séparé du réel par de grandes vitres inviolables – infranchissables – où les corps seront jetés en pâture à la fainéantise et à l'immobilité et où l'esprit et l'âme seront privés de la lumière qu'ils espèrent (pourtant) depuis des millénaires... Un monde de fin du monde. Et la poursuite de la débâcle et des holocaustes...
L'humanité n'aura peut-être été, en définitive, qu'une maladroite tentative... Trop d'instincts encore et si peu d'intelligence mise presque toujours au service de l'animalité...
Transformer l'inertie, le repli sur soi et la barbarie en pensées et gestes de lumière – et en pas éclairés – est une tâche immense – irréalisable peut-être – pour l'homme dont l'ambition n'a jamais été que de survivre – ou de vivre mieux... Terreau inapproprié – et bien trop peu propice au respect, au partage, à l'entraide, à la solidarité et à la création d'une communauté terrestre réconciliée qui permettraient à la grande famille de l'Existant de vivre de façon pacifique et harmonieuse...
L'homme, le monde et le combat infini – et à jamais recommencé – entre l'obscur – les instincts – et l'Amour, l'intelligence et la lumière...
L'homme, le monde. Des guerres sans merci. Et une lutte, peut-être, infranchissable... Prisonniers toujours de la faim et de la chair. Du corps à nourrir et à protéger. Et l'esprit, esclave et instrument de son règne peut-être insurpassable, façonnant un monde où la matière et les instincts resteront, sans doute, indétrônables...
Après la terreur (la terreur originelle), les instincts de survie, le combat, les batailles et les guerres jamais achevées. Puis, la paix fragile et provisoire des corps, le labeur incessant, les constructions tous azimuts, le commerce, la prospérité et l'abondance de vivres. L'expansion mutilante et dévastatrice. Et le repos des guerriers... Le confort moelleux et assoupissant. La jouissance du monde. Et les petits bouts – et les petits parcelles – chichement – et laborieusement – accumulés. Le sommeil et la paresse. La recherche du plus encore... Et la fuite du réel à travers les jeux et les distractions. Le labeur et les loisirs invasifs. Mortifères. Profondément inhibiteurs du plus vaste en l'homme. L'insolence des idéologies. La léthargie des peuples. L'embrigadement et l'emprisonnement des esprits. La poursuite de la décadence malgré l'apparence du progrès. Et le plus encore recherché, la pléonéxie et la protention au détriment de tout questionnement. La relégation de la métaphysique, de la philosophie et du spirituel aux confins du monde. Aux marges sociétales. Le plus encore comme seule perspective, dominante – écrasante. Et la fin annoncée – la fin toute proche – de la civilisation humaine, livrée à la bêtise des masses...
Comment quelques sages, quelques penseurs éclairés et quelques hommes de bonne volonté pourraient-ils avoir la force de résister à la déchéance progressive – à la déchéance sans cesse – et insidieusement – appuyée par les foules et « les élites » (par la folie furieuse et déraisonnable des foules et « des élites ») et inviter l'humanité à se ressaisir – et à transformer ses élans – pour offrir à tous – offrir à chacun – une terre plus vivable, un monde plus épanouissant et une existence plus riche de sens et de lumière... Trop peu nombreux sont-ils sans doute pour peser dans la balance qui penche, depuis toujours et si dangereusement, vers le néant dont nous n'avons, en définitive, jamais réussi à nous extraire...
Quelles activités, en ce monde, échappent-elles aux appétits de l'esprit et de la chair ? Très peu de toute évidence... Peut-être, la parole et l'acte gratuits. Le geste secourable et désintéressé...
Des hommes en miniature. Comme des jouets. De minuscules véhicules du destin aux mains des dieux terrestres dans le grand silence du cosmos...
Des querelles, fausses, de chiffonniers se disputant, pour de rire, les restes d'une caresse – d'une carcasse. Et qui sont, en réalité – et en espérant qu'ils s'en aperçoivent bientôt – les doigts d'une seule main – les cellules d'un même corps – voués à la joie et au partage...
Des cris, la mort et le silence. Aurions-nous décrit – et résumé – là, en trois mots, notre destin. Notre sort – bouclé – en tous lieux : des origines à ici-bas, de ce monde à l'au-delà et du visage – presque singulier – à la figure tutélaire des dieux...
Ni souffrance, ni cauchemar, ni absence. Des pas, une marche interminable et des larmes – et des rires – emportés par les vents rageurs qui sévissent partout – sur toutes les terres comme sur tous les océans...
Il n'y a pires blessures – et pires offenses – que celles que l'on ignore. Et que l'on enfouit en des lieux inconnus si densément recouverts par l'oubli. Plaies éternelles – impossibles à cicatriser – qui, à la moindre étincelle, au moindre changement de vent, au plus petit écart entre le cap et l'orientation des pas – et même du visage prenant le soleil – et la lumière – sous un angle différent, jailliront en vagues énormes, immenses – infranchissables – vouant notre vie – et notre destin – à une perpétuelle errance – aux tempêtes – et à une houle quotidienne ombragée – submergée de cris et de détresse – d'incompréhension et d'incapacité à panser – et incapables encore, bien sûr, de guérir les plaies du passé qui ont (ré)ouvert la béance d'aujourd'hui et qui l'élargiront pour la transformer en gouffre où nous tomberons plus tard. Demain peut-être. Bientôt assurément...
Pourrons-nous, un jour, rayonner dans la beauté – et l'extrême folie – du soleil – et vivre dans leur rayonnement permanent... Bouche muette – défaite –, cœur et âme chavirés, peau et chevelure flamboyantes – si rouges – au bord presque de la transparence, regard brûlant – et humble à la fois – prêts à livrer leur sort à l'innocence. Consumés dans le grand embrasement du silence. Délivrés enfin de nous-mêmes...
De grands oiseaux de passage – pas le moins du monde rapaces, évidemment... – effaceront tous les noms à notre mort. Celui des visages, celui des arbres et des poètes. Celui des amours et des prophètes pour s'établir en nos terres délaissées – abandonnées au désert et à l'innocence peut-être – et offrir au monde une langue silencieuse – des visages ineffrayés, des arbres majestueux et millénaires et l’œuvre de poètes inconnus. Des amours perdus et des prophètes sans bâton, sans message ni disciple – et sans errance pourtant – comme arrivés à bon port au lieu où les sacrifices et les espoirs sont vains – et les efforts inutiles – pour redonner au monde – et à la terre – la figure légendaire de leur origine...
Un espace, un silence, un sourire. Et une lueur – un lieu peut-être pour mourir. Et nettoyer le jour que nos désirs et nos terreurs ont ravagé pour partir le cœur moins tranchant – et l'âme plus belle peut-être...
En résonance avec le pardon et l'infini joyeux du rire pour naître enfin au jour. Et abandonner la nuit à ses ombres. Attacher la mort à son piquet. Et vivre encore un peu...
Dire serait-ce mourir un peu à chaque fois... Amoindrir les plaintes. Donner aux cris une plus juste assise. Une plus vaste écoute... Et se voir s'effacer peu à peu avant de pénétrer dans la bouche affamée du silence pour se taire, enfin, définitivement...
Des siècles d’amertume offerts aux dieux qui ont jeté sur nos vies toujours plus de désirs et de blâmes. Suffocant la chair de fantasmes et d'interdits. Ligotant la liberté et l'âme, menottes aux poignets, dégringolant, un à un, les barreaux de l'échelle des promesses...
Arriverons-nous, un jour, au lieu de tous les rassemblements où l'effacement présidera enfin aux destinées de tous les hommes – et de tous les vivants...
Arrivé peut-être à la destination précise où tout s'efface – et où rien n'a plus d'importance... Arrivé peut-être en ce lieu que nous n'avons jamais quitté – et qui attendait pourtant que nos pas nous y mènent – et y poussent notre regard... Ce lieu de tous les enfantements et de tous les silences... Ce lieu où tout éclot – et dont on ne peut partir... Ce lieu que nous sommes, bien sûr, depuis toujours...
Comment pourrions-nous écouter et comprendre avec ce si peu de silence – et vivre – vivre, être et aimer – dans cet espace de confinement envahi par le bruit si machinal des pas et du langage – de la parole usée et des gestes mécaniques qui s'enchaînent sans raison. Poussés seulement peut-être par l'habitude des jambes, des mains et des lèvres si peu vivantes...
Dire une parole qui ne sera pas – qui ne sera peut-être jamais – entendue... Et offrir dans ce geste – presque entièrement gratuit – presque totalement désintéressé – ses tripes, sa chair, sa peau et son âme. Comme un silence adressé à lui-même pour célébrer notre seule existence commune...
Cette terreur partout derrière les paupières closes qui ne devinent l'évidence de la lumière. Et la présence, si peu familière, du silence...
Ce vers quoi nous allons est-ce une rivière, une limite, un mur, une frontière, un océan ? Est-ce un jour toujours plus lointain ? Une source, un rideau de lumière où se cacheraient tous nos visages – et la figure même des dieux enfantés ? Est-ce un mirage, un désert, une langueur encore plus inhospitalière, un refuge peut-être pour les âmes éperdues – et éprises d'Absolu ? Un échafaud, un cimetière, un peu de cendre, un peu de terre ? Est-ce un champ de silence, une aire moribonde, un puits d'éternité ? Un coin de ciel sur le bitume ? Et qu'importe après tout... Saurons-nous seulement y accéder – et quitter la terre des presque vivants ? Combien de fois devrons-nous mourir pour y poser notre innocence – et faire de ce lieu – de ces lieux peut-être – l'exact contraire des promesses – et des contrées que nos pas et nos mains ont ensanglantées en les traversant...
Siècle après siècle, le même destin qui s'acharne... Les mêmes désirs, les mêmes désastres, les mêmes délices. Et les âmes, partout, en larmes sur le bas-côté des chemins. Horrifiées par la mort triomphante...
La terre, infime point dans l'espace. Et l'homme, infime poussière sur ce point. Nos âmes pourront-elles, un jour, se relever de leur effroi, de leur folie et de leur furieuse espérance... Et sauront-elles embrasser le silence – s'unir et fondre dans l'infini – pour arriver au lieu où l'enchantement détrône le malheur... Où l'horloge fige ses aiguilles... Où l'infime et le minuscule endossent leur envergure céleste, devenant alors le plus précieux du point – et de la poussière – et le plus vaste du cosmos. Englobant – et enveloppant – les choses et les existences – toutes les choses et toutes les existences – non pour en triompher mais pour leur révéler leur identité – et les porter au plus haut – et en tous lieux, unis et infiniment démultipliés, comme le rêvaient autrefois leurs folles ambitions – mais amputées, bien sûr, du sang, de la domination et de la mort...
Un monde. Et peut-être davantage. Une infinité sans doute... Ici, ailleurs, partout. Au dedans comme au dehors. Peuplés à l'identique et différemment. Entrecroisés en de multiples points. Reliés par d'invisibles passerelles. Et réunis pourtant en un seul espace. Et explorables du seul dedans, libéré des peurs, des désirs et des appartenances. Voilà le périple – et les découvertes – qui attendent l'âme voyageuse – curieuse des contrées – et soucieuse de les unifier... Avec l'Amour et le silence au bout du voyage – au bout de tous les voyages et de toutes nos foulées innocentes...
A la fin des siècles parsemés d'espoirs et de malheurs, un seul jour. Innocent. Définitivement... Et à sa suite, des cargaisons d'instants qui passeront, sans doute, les uns après les autres. Indéfiniment... Et qu'importe qu'ils soient tristes ou joyeux, porteurs encore d'infortune et de rires, s'ils sont vécus un à un, sans mémoire ni exigence avec un cœur vierge, une âme neuve et un regard ouvert, accueillant chaque circonstance comme un fragment – le fragment manquant – et l'éclat révélateur d'eux-mêmes. Comme une mère à la fois enfantant et composée de ses propres fils, désireuse de les voir revenir vers elle...
L'amour, la mort et la vérité. Comme des marques indélébiles sur notre vie. Et les désirs de l'âme d'en percer les mystères pour faire des jours – de chacun de nos jours – une fête. Le sacre de l'éternel. Et la célébration de la beauté en dépit de la damnation des siècles où nous avons toujours vécu – et dans laquelle nous vivrons encore...
Tout nous est si étranger... Pourquoi l'homme ne comprend-il donc pas que l'herbe, les étoiles, les bêtes, le ciel, les saisons et l'infini – et l'infime – du monde, de la terre, de l'univers et des visages ont leur place – et leur mot à dire – dans – et sur – notre vie... Et qu'il nous serait tellement bénéfique de les entendre – et de livrer leur parole à notre âme...
En les écoutant – et en leur octroyant la place qu'ils méritent – et qui leur appartient, ils nous offriraient la réconciliation, la joie, la sérénité et l'Amour que nous cherchons depuis toujours...
L'époque, comme tous les autres siècles, en est encore à la faim de soi. Et aux appétits du monde... Quand donc pourra régner la faim de l'Autre – et le sacre de tous les visages ?
Des visages, des ombres et du silence...
La marche insensée des siècles. Et le sommeil passager des hommes. Quelques ombres – quelques traces – dans l'éternité...
Le soleil d'autrefois – si vif encore – presque intact mais déjà si ancien – qui n'éclaire plus même les yeux – et à peine les chemins – mais auquel les âmes se sont habituées. Rendant difficile – peut-être impossible – le besoin – la nécessité – d'une autre lumière...
Les maladies de l'âme plus invisibles que celles du corps. Plus insidieuses. Et bien plus dévastatrices pourtant... Tant de dégâts et d'horreur déjà perpétrés. Irréversibles sans doute... Précipitant l'agonie du monde. Et la mort des siècles bientôt...
Les flots ardents des siècles et du langage, voués aux mouvements, aux cycles et aux bouches labiles – légèrement entrouvertes. Comme en attente d'un silence encore incapable de se faire entendre...
L'ombre peut-être se réjouit du soleil qui l'éclaire. Et qui lui prête vie un instant avant qu'elle ne retrouve les profondeurs – la nuit de l'abîme où ne résonnent que les cris et les pleurs – le silence de l'attente – et nos voix muettes, asphyxiées peut-être, qui réclament leur délivrance...
Mourir serait-ce se retrouver un peu – se défaire de la chair et des exigences qui nous séparent de nous-mêmes... L'abandon comme unique chemin livré non à la bonne fortune du hasard mais à la réalité tranchante – et décapante – qui ôte de notre âme – et de notre être – le peu – l'excès – de ce que nous avons amassé pour nous sentir plus vivants que les morts – mais qui nous a, pourtant, éloignés de la pleine vivance de n'être personne... Avec l'oubli pour nous empêcher de redevenir ce que nous avons toujours été – ce vers quoi nos ambitions nous poussaient – afin de retrouver celui que nous étions à l'origine...
La nuit – et ses anges (taciturnes) – nous auront peut-être éclairés de ce qu'il faut de lumière – clarté chiche et pauvre – pour nous rappeler notre destin – le sens et la destination de notre marche interminable... L'élan nécessaire vers une aspiration plus lumineuse – et la force indispensable pour nous extraire de l'obscurité où nous errons depuis des siècles...
Peut-être est-ce cela la lumière de la nuit... et le baiser des anges taciturnes sur nos lèvres – et nos âmes – endormies, guidées par le souffle clair du silence. Le rêve – et l'ambition – de Dieu pour un autre monde...
Rien de plus égal – et de plus constant – que le malheur... Et ses visées de lumière pour ceux qu'il frappe... Les condamnant toujours à une longue – et épuisante – traversée des siècles. A petits pas. Les yeux encrés de noir qui s'allègent au fil des chemins. Et l'âme plus franche – et plus nette aussi – évacuant ses peines et délaissant ses espoirs au profit d'abord de la terreur – de la saine terreur d'exister – et de l'effroi de la solitude avant de déterrer (progressivement) en son cœur – et au centre même du regard – l'innocence – la salvifique innocence – et ses traînées de rires et de joie. La certitude du silence. Avant de revêtir – et de se couvrir enfin de – la seule identité authentique : l'œil et la main infinis de l'éternel Amour nécessaires pour participer à l'unique vocation du malheur : la lumière ; faire advenir ici-bas le règne insurpassable de la lumière...
Du matin au soir, la présence. Jusque dans la nuit sans étoiles. Joyeux parmi les cris et l'absence. Au plus haut – et au plus beau – de la solitude. Un malgré la foule et les visages...
Un sourire, un pas et ce grand Amour à offrir... Comment pourrions-nous refuser cette authentique figure – et répugner à la revêtir pour aller ainsi parés humblement – nus – sur les chemins où le monde nous appelle – et la réclame...
Et pourquoi le soleil ne pourrait-il briller plus fort... L'âme serait-elle si fermée à la lumière pour ne pas voir le rayonnement insensé – l'éclatante clarté – le grand embrasement qui l'attend – et qui enflamme déjà le monde...
Des siècles sans retenue – aux ambitions convoiteuses – alors que règne déjà le silence. Et que partout brille la lumière. Et resplendit la beauté...
D'un lieu peut naître la magie qui s'est déjà glissée dans le regard. Et qui repeint le monde comme une toile blanche posée là par un Dieu malicieux...
L'heure est venue d'abolir le temps. La mémoire. Le passé. Le défilé des jours tristes. Et la promesse d'un ailleurs secourable. Le mensonge d'un après salvifique... De vivre à présent ce que la vie n'aura avalé – ce qu'il reste lorsque tout est parti – et s'est effacé – avant que demain n'arrive peut-être...
Je rêve de jours moins orgueilleux que nos batailles, moins mensongers que nos promesses, moins affamés que nos désirs. Je rêve de jours plus beaux – et plus clairs – que notre nuit – et plus valides que nos siècles infirmes. Je rêve qu'une lumière est possible dans le plus sombre de notre vie – et le plus obscur de notre âme. Et qu'un silence peut tout effacer – jusqu'à nos prétextes et nos fausses raisons. Jusqu'à notre goût pour la mort et les ténèbres. Que l'éternité peut remplacer les heures – et les aiguilles de l'horloge – et que l'infini saura triompher des songes et des frontières... Je rêve de jour dans l'obscur de l'abîme où les hommes nous ont plongés et dont les sombres ambitions sont venues creuser – et prolonger – le destin terrible, né peut-être, des noires profondeurs des origines...
Et seuls demeureront, sans doute, les innocents... Et la beauté de leur visage sans haine et sans espoir. Reléguant la fin des siècles à un nouveau promontoire, ouvert sur l'infini – et à une ère d'éternel recommencement où les sourires remplaceront les larmes. Et l'Amour et la présence, les armes et l'ignorance. Où tout sera vu pour ce qu'il est : le reflet radieux de notre visage malgré la pluie et la brume qui séviront encore...
Un siècle, un instant où s'effacera le goût du sang. Une époque nouvelle pour le sacre des innocents... Où l'humilité sera reine et l'Amour fera office de loi. Où les hommes et les bêtes iront ensemble comme une fratrie retrouvée – réconciliée... Un monde où il fera (enfin) bon d'être vivant...
Du sable, des songes et des merveilles. Et l’œil aveugle à l'inquiétude – et à l'abomination des frontières. A la malice du climat et des hémisphères qui mêlent les saisons à la terre, les pierres aux nuages et le feu des tempêtes aux visages... Aux instincts espiègles des destins dont la ronde endort les yeux et les âmes enfantines et ravit le monde et le regard des sages...
Sur les tempes, le vent agile. Et entre les jours, le destin se faufile... Visages toujours constellés de songes et d'espoirs. De murs et de rêves infranchissables. La vaine ambition de l'homme face aux forces de la terre et à la puissance d'un Dieu, peut-être infréquentable... Et les pas ensablés des foules qui piétinent avec, partout, le regard comme seul horizon – unique perspective de libération...
Des Dieux, du rêve et de la sagesse. Comme le lieu commun de tous les élans. De tous les espoirs. Et de toutes les tentatives. Fuites, envolées, renonciations. Débâcles, infortune et abandon. Le seuil de toute liberté...
L'horizon sanglant des siècles remisé. Banni enfin des arènes. Les cimetières gorgés d'os et de sang gommés d'un surplus d’innocence, envahissant toutes les âmes et tous les recoins du monde. Et les guerres transformées en batailles. Et les batailles transformées en jeux. Et les jeux transformés en vents balayant les restes, la poussière et les combattants. Et les armées anéanties, paralysées, suffocantes à présent de rires. Dansant d'allégresse devant le nouveau pouvoir – et la mort lente des anciens dictateurs – et le retrait des lois sanglantes et dominatrices. Partout l'effacement du monde, des foules et des visages pour un seul règne : la figure éternelle d'un Dieu enfin reconnu – enfin apprivoisé... Et la marche triste des silhouettes, devenue(s) hilare(s) à force de sagesse. Et les ombres poignardées reléguées à l'enfouissement définitif – rédhibitoire. Tous réunis – tous présents enfin – pour annoncer l'avènement des nouveaux siècles...
Un autre monde, bien sûr, est possible... Avec un peu de patience. Le silence. Et le sacre de l'innocence. Et il se construit déjà dans l'esprit du sage – et sur le visage commun de l'humanité défaite des rites, des savoirs et des ritournelles ancestrales... Et le monde ancien peut-être – qui sait ? –, un jour, le verra naître...