Carnet n°113 Silence et causeries
– Quelques vanités parmi l'essentiel –
Recueil / 2017 / L'intégration à la présence
Un visage, une larme. Un geste, un sourire. Un oiseau dans le ciel. Et le silence. Et ses révérences toujours incomprises...
Ni effort ni labeur. Une évidence spontanée qui se glisse partout où la place sait se faire vacante. Après tant de peines et de siècles, le juste retour des choses qui offre au visage – et à toutes les figures du monde – une beauté, un sourire – un éclat d'éternité et la malice (joyeuse) des yeux qui savent...
Et toujours ce cri infini – interminable et démultiplié – avant que l'on nous couche dans le silence – ou que nous nous couchions, préférablement, en lui avant notre mort...
Et le silence, indemne encore, malgré nos mains rouges qui agrippent la chair pour la porter à notre bouche, qui avale – et se repaît – sans jamais tarir son insatiable appétit...
Et le silence toujours plus éloquent et nécessaire que la parole. Et toujours plus juste que toutes les tentatives du langage – que nos plus grossières et subtiles expressions...
Le silence. Comme ultime raison. Comme ultime explication et ultime espace. Bouclant ainsi le parcours – indéfiniment recommencé peut-être – de l'origine à la fin...
Comment l'homme, la parole et le monde pourraient-ils s'égarer en ces contrées où le silence est la seule origine, la seule orientation et la seule destination... Faudrait-il qu'ils soient bloqués – et empêtrés – dans leurs chantiers poussifs – et relégués à l'intervalle interminable situé aux prémices de la marche...
Le silence s'infiltre partout. Et recouvre tout. Comme l'unique présence – et si vivante lorsque l'être sait l'incarner...
Le silence, le cri, la plainte, la parole et le silence. Parcours – et étapes – universels de la forme et de la faim. Du manifesté soumis à la dimension presque totalement illusoire de l'individualité incarnée...
*
Jamais complètement guéri peut-être de nos anciennes frontières. Et de nos sortilèges passés... Comme un mal incurable, amoindri mais nécessaire, sans doute, pour rester un homme parmi les hommes – et demeurer sensible au sentiment individuel de l'incarnation... Et pour donner au visage lisse et infiniment aimant quelques traits et stigmates humains – quelques plaies et cicatrices inguérissables...
Le fantasme d'autres visages nous console parfois des jours. Et nous offre pour quelques instants – et, parfois, pour l'existence entière (chez certains) – la possibilité infime d'une autre vie...
Et tous ces visages que nous croyions effacés – et qui veillent secrètement au fond de l'âme – ressurgissent au moindre clin d’œil du destin...
Comme si nous ne pouvions nous satisfaire des figures et des paysages familiers et quotidiens. Et qu'il nous fallait sans cesse renouveler la nouveauté des visages (et ce qui traverse nos yeux)...
Il y a des errances en l'homme qui erre qui côtoient davantage le silence – et qui parfois même frôlent la vérité – que tous nos indignes chemins de raison...
Y a-t-il plus grande solitude que celle de l'homme seul ? Oui, sans doute, la question, en lui, irrésolue... Et le regard, cette chose en nous, qui en est à l'origine...
Et dans cette existence – ce bref passage – que pourrions-nous désirer d'autre que le silence... et forger le chemin qui y mène – l'accès permanent... Le destin – notre destin – en est à la fois la possibilité, la voie et la clé...
Une nuit. Et un matin plus inexorable que notre effroi. Et que nos cris sur la grève solitaire et silencieuse...
Le besoin d'Amour – et ses dérives – plus puissants que sa présence, évidente, cachée au dedans de nos désirs – et qui s'offre à tous. Et à chacun en particulier...
Un seul nuage parfois cache le ciel. Et son immensité. Donnant à la terre des allures de cellule, grise et recouverte. Des airs de tombeau éternel. Au fond duquel il (nous) est impossible de voir – ni même d'imaginer – le paradis...
L'illusion du cœur – renforcée et confortée par celle des yeux – est la geôle la plus infranchissable. On y naît, on y vit et l’on y meurt sans même deviner la dimension chimérique de sa détention...
La terre et la mort, invisible, des bêtes. L'agonie muette des forêts. Et un chemin qui serpente parmi les détresses. Du cœur au ciel, franchissant l'arrière du regard sans s'attarder sur les visages et les saisons. Une transparence qui s'étend peu à peu à tous les paysages du monde et aux cris mêmes des vivants...
Bénir la main et les yeux sages, invisibles dans la foule des poings et des paupières fermés...
Vivre, pour l'homme, ne serait-ce donc que cela... souffrir et espérer que cesse la souffrance...
Etrangers plus à nous-mêmes qu'au monde... Comment pourrions-nous dès lors nous montrer hospitaliers envers celui que nous ignorons... et dont dépend pourtant notre bienveillance à l'égard du monde...
Un rêve parfois peut suffire s'il contient l'ultime des désirs. Le chemin alors pourra – et saura – nous guider – et nous accompagner – au bout de nous-mêmes... Derrière où se cache ce que nous avons toujours, secrètement, le plus désiré...
Des bouches. Et une langue indigente, presque exsangue, mendiant ce qu'elle ne peut révéler... Ni silence, ni sagesse pour les hommes aux lèvres grossières – et à l'âme plus vulgaire encore...
J'imagine parfois ces fragments – ces milliers de fragments – mis bout à bout. Comme une question interminable posée au silence. Et le rire – le rire immense et tonitruant – qui ponctuerait sa fin comme un monumental point d'interrogation...
Quelques ondes – quelques vibrations – minuscules dans l'infini du monde et la foule des littératures. Comme un bruit dérisoire – presque imperceptible. Un souffle dans les vents. Un point – un trait peut-être – dans l'éternité. Rien de comparable à la beauté et à l'immensité du silence – et à sa folle continuité...
Un visage, une larme. Un geste, un sourire. Un oiseau dans le ciel. Et le silence. Et ses révérences toujours incomprises...
Les vaticinations du poète aussi peu utiles que les cris de la foule. Et moins bouleversantes, sans doute, que les soins – et les pleurs – de la mère auprès de son enfant malade...
La besogne de l'homme, du savant et du poète, elle aussi, moins utile que le silence. Et que son labeur invisible sur les âmes...
Aux cris, aux plaintes et aux pleurs, aux prières, aux paroles et aux vaines demandes d'explication répondra toujours le silence. Comme l'unique réponse sensée et recevable... Et comme la plus digne – et la plus vaste – à laquelle nous pourrions prétendre...
Jouissance n'est pas joie. L'une se répète (et doit inlassablement se répéter) alors que l'autre dure sans raison... L'une s'obtient et l'autre s'offre... Les hommes, en général, préfèrent la première à la seconde. Elle est moins difficile à acquérir et n'exige que peu de prélude...
Mieux vaut vaincre le sommeil que la mort. La sagesse est – et sera toujours – plus grande et plus utile que l'immortalité...
Seul dans la petite chambre d'écriture où l'infini se précipite – et où la foule des silences offre à la vie ses plus belles – et ses plus hautes – rencontres...
Vivre ainsi dans la compagnie des poètes et des sages – et avec quelques recueils de poésie, rien, en ce monde, ne saurait me combler davantage...
L'humble virginité qui accueille... Indemne des taches et des traces. Palimpseste vivant des phénomènes que ne pourront jamais ternir le monde – et les bouches et les mains de son peuple. Fragile, docile et soumise à tous les remous et à toutes les tempêtes. Et plus secourable que les églises. Plus lumineuse que le soleil. Plus nécessaire que tous les édifices. Et si modeste et invisible pourtant... Notre vrai visage si doux, si lucide et si vivant à l'abri des rêves et des illusions, de tout ce qui blesse et se flétrit, de tout ce qui s'efface et disparaît... Indicible et éternelle. Ce que nous devrions désirer le plus ardemment...
L'écriture, excessive si souvent (chez moi), est comme un tombeau que fréquente patiemment la lumière. Et comme un désert, banni par les foules, que côtoie amoureusement le silence...
Notes et personnalité. Simples, denses et un peu hermétiques. Si discrètes. Et, sans doute, inattrayantes et si peu compréhensibles par les hommes...
Sur les jours interminables, le silence. Et plus encore dessous. Et peut-être éternellement après...
La vie et la mort, non comme punition et/ou délivrance mais comme possibilité infinie de gagner l'autre rive où le silence est l'unique présence...
Le silence est notre visage. L'avant-poste et le dernier rempart contre la barbarie...
Et pourrions-nous dire le plus beau – et le plus vaste – et l'exprimer de notre voix la plus juste et la plus suave, nous serions encore loin (très loin) du plus pâle silence...
Pour dire le monde, il faudrait d'abord se taire. Et en avoir fait le tour – et l'avoir pénétré – pour que puissent jaillir, peut-être, quelques éclats de beauté – quelques fragments aussi justes que le silence...
Peut-être qu'un vertige, quelque part, nous attend... Dans un songe – un ciel d'autrefois. Un temps où il ferait bon naître – et être vivant. Un espace encore inexploré où viendraient s'éteindre les jours et les siècles. Dans le baiser d'un enfant ou les bras d'une femme peut-être...
Un vertige, quelque part, nous attend pour donner à notre vie lourde et grise – si pesante – un refuge – un espoir d’ailleurs, même vague et plus qu'incertain, que nous mâcherons, sans doute, jusqu'à la fin du jour – jusqu'à la fin des siècles – jusqu'à ce que le calendrier et les heures sur les aiguilles de l'horloge aient été consumés par nos élans d'espérance...
Le désamour – et ses suffocations – sont les préludes de l'Amour. Les prémices de l'extase. De cette joie que nous avons cherchée et espérée en embrassant celles et ceux qui passaient à notre portée en pensant qu'ils nous en feraient grâce – mais qui n'en étaient, bien sûr, que les illusoires dépositaires...
Le chien est plus fidèle et loyal que l'homme car, peut-être, moins soucieux de son amour...
Allongé sur le sol, et plus exactement sur le tapis, de la petite chambre d'écriture, j'attends la parole. Sa traversée fulgurante dans l'esprit nu et simple, démuni de tout désir. Je l'attends sans vraiment l'attendre. Je me fais réceptif à sa venue possible. Et dans cette attente, infiniment patiente, quelques livres – quelques recueils de poésies – m'accompagnent... Et une mince liasse de feuilles blanches, posée à mes côtés, espère l'acquiescement du ciel, ses échos et la danse, si printanière, de la main qui retranscrira ses murmures...
Et ces instants me sont presque plus savoureux que l'écriture, presque toujours soumise aux impératifs de la nécessité – et à la furie parfois de la retranscription...
Il est plus facile de se faire poète, et en particulier poète silencieux – et infiniment contemplatif – que scribe qui, même s'il se sent libre, n'en reste pas moins l'esclave des exigences de l’infini...
La métaphysique, si lourde – si épaisse – apprendra, au fil des chemins (et de la compréhension, bien sûr) à se faire infiniment plus légère. Presque invisible. Comme le cadre, imperceptible, dans lequel s'exécuteront les gestes, les pas et les paroles de plus en plus denses – mais dégagés de toute pesanteur. Dans une sorte de transfert progressif d'intensité de l'esprit – et de la pensée – vers l’attention et le mouvement...
Il faut du temps à un homme pour apprendre à être libre. Libre et joyeux. Et vivre une liberté et une joie nullement concernées par les circonstances. L'existence – toutes les existences – ne sont, en définitive, que cet apprentissage...
Celui qui écrit pour la gloire ne connaîtra, sans doute, la postérité. Celui qui écrit par nécessité la connaîtra peut-être si son œuvre contient l'essentiel de l'homme... Ces écrits-là constituent ce que nous avons à la fois de plus précieux et de plus tragique – le plus fragile et le plus éternel du visage humain...
Le poète écrit pour faire advenir le plus proche invisible en certitude. En réalité vivante... Et transformer le lointain en familier... Ainsi procède également le sage...
Sages et poètes, lorsqu'ils parviennent à exposer l'inconcevable et à réunir l’irréconciliable, devraient être célébrés davantage que les rois – et que l’œuvre, si banale, des peuples laborieux...
Le monde est un théâtre – un décor – dont les yeux ne peuvent pénétrer les coulisses. Il faut un regard pour accéder aux loges, comprendre le jeu des acteurs, les grossièretés et les subtilités de la mise en scène, percevoir l'inanité et la stupidité, si souvent, des répliques et mettre à jour (ou deviner) les intentions de l'auteur... L'éclairage et la compréhension sont à ce prix. Comme d'ailleurs le jeu juste de l'acteur – ce rôle auquel nul ne peut échapper en arrivant sur la scène du monde...
Apte ni à la grâce ni à la pesanteur. Ainsi sans doute est l'homme, si peu naturel, si peu métaphysique et si peu spirituel, vaquant au nécessaire (devoirs, fonctions, exigences quotidiennes...) et essayant, plus ou moins vainement, de convertir le reste (le reste infime si souvent) en plaisirs et en agréments... De triviales et grossières occupations en vérité...
Silence et causeries. Quelques vanités parmi l'essentiel...
Le poids du durable sur nos vies si évanescentes. Et celui du grave sur nos jours si légers...
Dans le plus précis des siècles et des jours. Dans le plus précis des heures, l'instant inquantifiable. Incommensurable...
Un passage incertain entre les étoiles. Comment résister à ce songe si plein de promesses : l'accès simple et aisé à la lumière... Comment s'y refuser ? Faudrait-il être stupide ? Et pourtant, le rêve et le désir toujours resteront rêve et désir... Et la lumière un fantasme dans l'obscur...
Des millénaires que l'homme s'y prête obstinément...
Horizon et ciel bleus, gris et noirs se succédant inlassablement. Des milliards de fois, ils l'auront été... Et des milliards de fois, ils le seront encore... Comme un cycle éternel... La ronde perpétuelle du monde et des couleurs...
Entre soi et soi, se terre sans doute la plus insoluble et mystérieuse énigme. Et la plus magistrale... Au regard de laquelle les autres ne font figure que d'indignes distractions...
Des monceaux de phrases. A la fois amas indigne et montagne sacrée dont nul jamais peut-être ne prendra la peine de retirer les scories ni de gravir les mille chemins... Tant pis...
La respiration permanente du monde et du vivant. Râle faible – et presque moribond – ou souffle puissant selon les cycles et leur vitalité, entrecoupé de provisoires instants de répit et de silence...
Toujours moins à dire que le silence. Mais un élan, irrépressible, pousse pourtant les mots sur la page. Comme ascèse et exercice quotidiens. Une façon de retrouver, avec délice, la présence – le vide accueillant – et voir ce qui s'y jettera... Curieux, sans doute, de découvrir ce que recèle encore le puits intarissable...
Ni joie ni souffrance. Un long engourdissement peut-être... L'implacable mécanique des instincts. Et du destin. L'actualisation de notre potentiel – et de notre vérité...
On écrit comme le soleil, sans doute, se lève chaque matin. Pris par les cycles inexorables et l'habitude, peut-être, de voir le jour...
Ni monde ni peine. Quelques larmes au milieu des rires pour se prouver peut-être que l'on est vivant. Et que l'homme en nous n'a pas entièrement disparu...
L'horizon et le ciel. Définitifs. Eternels sans doute. Et aucun ami parmi les hommes. Et aucun appui en ce monde. Aucun socle sur lequel bâtir une œuvre... Le moindre édifice abandonné sur le champ, voué dès l'instant suivant à l'oubli. Et l'absence des hommes et de l'âme... Vécu presque inhumain mais avec lequel on se trouve (bien) plus à son aise que parmi les visages, l'espoir et la bêtise...
Ni gloire, ni sagesse ni vérité. Mais la certitude de vivre la possibilité du presque inhumain – l'au-delà de l'homme peut-être... Comme un irrépressible appel – et une évidence à se laisser mener vers le ciel et cet horizon inconnus – et indéfiniment renouvelables...
Ni plainte ni partage. Quelques notes seulement pour témoigner de cette expérience, intensément réelle, d'intra et d'extra-réalité où ne règne qu'une présence – une infinie présence – sur l'ensemble des visages qui ne forment plus qu'une seule figure infiniment fragile et provisoire...
Ni pas ni danse, pas même un chemin. Une parfaite immobilité au bord du monde qui accueille – et avale – tout mouvement...
Ni hier ni demain. L'effacement total du temps. Ni ailleurs ni plus loin. Le ici permanent... à l'instant où nous sommes...
Ni voix ni livre. Et moins encore de savoir. L'ignorance absolue dans laquelle se révèle peut-être le plus haut – et le plus fin – de l'intelligence : l'Amour irréprochable – désincarné et impersonnel – qui reçoit sans condition – sans exigence ni impératif – ce qui vient – et arrive vers nous, nous qui ne sommes même plus sûrs d'exister – mais d'être, sans doute, au plus près (au plus proche) de l'être le plus parfaitement nu...
Ni poète ni penseur. Un cœur qui écrit... Une main sans auteur. Une parole née du silence qui court sans raison sur la page pour la joie d'être – et la joie d'écrire. Pour célébrer, dans la plus haute solitude, ce que l'homme peut atteindre...
Ni émotion ni sentiment. Une joie pure et sereine – incroyablement sereine. Ce qui se rapprocherait peut-être le plus d'une douce extase affranchie de la chair – admirablement intense et apaisée. Comme un abandon à ce que nous avons de plus sacré...
Ni noir ni couleur. Jour et nuit entremêlés. Ombres et lumière d'un seul tenant. Chair et silhouettes agglomérées...
Ni plainte ni explication. Le fait – la réalité brute et nue – relatés sans artifice par notre plus sûre identité... Le vrai sans exigence qui mêle, sans affect, la laideur et la beauté du monde...
Pas même un face-à-face avec Dieu – et avec la vérité. Pas même une oraison ou un désir à exprimer. L'unité incarnée peut-être avec ce qui se meut, se meurt et se plaint... L'éphémère éternel retrouvant son étrange et précaire éternité... L'indicible que l'on tente de dépeindre avec quelques pauvres signes – quelques mots dérisoires... L'accès au plus haut peut-être accessible à l'homme. Ou un songe... ou une errance peut-être... – qui peut savoir...
Une expérience qui rend la vie, les bêtes, le monde et les hommes étrangement lointains et familiers. Comme un fragment infime de ce que nous sommes – et que le silence renonce à expliquer...
Le silence est la seule prière. L'espace d'accueil réconfortant de tous les rêves, désirs et ambitions. La seule réponse possible à toute existence. Et la célébration même, fort encourageante, de tout ce qui existe – et qui est né de ses élans... Voila la seule gloire authentique à laquelle nous pouvons – à laquelle nous pourrions –, chacun, prétendre...
Quelques mots encore avant le silence peut-être... Non le définitif mais celui qui sait se taire et acquiescer aux circonstances. Celui qui aime de façon indifférenciée ce qui lui échoit et ce qui sur lui vient s'échouer. Celui qui consent sans rien omettre ni rien rejeter. Celui qui efface et oublie sans jamais meurtrir. Celui de notre vrai visage aux mains honnêtes et justes – et infiniment secourables. Celui que le monde – et tous les vivants du monde – réclament à cor et à cri, terré derrière leurs plus odieux désirs et leurs plus sécrètes ambitions. Celui qu'ils sont – et que nous sommes – lorsque nous saurons (enfin) nous réconcilier...
Et tant de cris sont parfois nécessaires pour le rejoindre – le retrouver...
L'Amour, seule loi qui pourra nous sauver de l'ignorance et de la haine. Et de leurs infinies déclinaisons : prétention, désirs, ambitions, convoitises, mépris, orgueil, arrogance...
L'homme n'est, bien sûr, ni le plus haut – ni même le plus précieux – du vivant comme il aime, si souvent, à le croire dans sa trop égocentrique stupidité. Il est une ébauche, encore mal dégrossie, – la continuité d'une tentative pour accéder au plus haut et au plus précieux de l'Existant. Et permettre à sa grossièreté, évolutive et merveilleuse déjà, de revêtir les caractéristiques fabuleuses de la conscience : l'Amour et la lumière inscrits dans le plus pur silence. Et l'homme n'est qu'une étape, modeste sans doute, dans ce projet insensé : mettre l'inouï à la portée du plus vulgaire...
Le poète, vigie de l'infini et de l'éternité. Gardien, sans accaparement, du sacré en attendant des jours meilleurs. Doigt pointé vers la vérité insaisissable. Fine pointe, peut-être, de l'homme. Inestimable secours dans l'égarement. Et promesse sans doute – et salut peut-être – pour toutes les errances...
Témoin – modeste témoin – du monde et de l'infini. Des siècles et du silence. Ne vouant un culte qu'au plus précieux atemporel...
Pour tout dire ; la misère et la volupté de vivre, le monde, ses égarements, les hommes, leurs errances, le désir, la volonté, la paresse et l'inertie... Pour tout dire de ce que nous avons été, de ce que nous sommes et de ce que nous serons, peut-être faudrait-il d'abord se taire... Et faire du silence son interlocuteur, son ami, sa demeure... Et lorsque tout sera compris, et entrevu en un éclair, les mots alors pourront venir... Et ce qu'ils diront n'aura que peu d'importance pourvu qu'ils invitent au silence...
Qu'un prélude consacre nos funérailles ! Belles, joyeuses, grandioses. Et absolument silencieuses. Comme les prémices du retour à la mère nourricière, meurtrière et guérisseuse, qui aura tant fait pleurer les hommes...
Tant de paroles, de larmes et de feuillets noircis pour comprendre l'incompréhensible et saisir l'insaisissable... Une passion qui aura exténué les hommes... Mais qui s’avérera bien plus utile que nous le pensons. Au bout de l’épuisement, l’abandon – la seule clé nécessaire à la compréhension de l’indicible...
Le tutoiement du ciel. Plus délicieux que celui de la chair du monde que l'on ne côtoie, bien souvent, que pour se nourrir davantage – et, peut-être, parfois un peu mieux...
Le tutoiement du ciel est une grâce permise par l'âme plus vive que le corps. Par l'âme plus innocente que l'esprit. Qui offre la possibilité d'un retour vers la terre promise ici-bas au milieu des visages, des fleurs et des larmes. Parmi les bêtes et les hommes, ces créatures si orgueilleusement terrestres...
Habiter cet espace où nulle circonstance n'est invitée... Où les rires n'ont pas plus de sens que les larmes... Où le cœur est si proche du monde qu'on l'entend battre dans chaque poitrine... Et où le regard, posé au lointain, veille en silence sur le fracas des siècles qui s'effacent lentement...
Le monde n'est peut-être qu'une méprise. Un essai. Une tentative sans conséquence. Le pari, un peu fou, d'un Dieu assis au bord de l'ennui...
Il n'y a donc rien à craindre de sa disparition pour peu que nous sachions remonter l'origine, reconnaître ce que nous sommes – et vivre silencieux, et sans doute hilares, auprès de celui qui nous a enfantés...
L'histoire – l'histoire du monde – n'est qu'un trait infime serpentant entre le néant et le rire d'un Dieu fainéant... Pas de quoi soulever les cœurs et l'orgueil de notre condition. Il y aurait plutôt matière à se faire humble...
Le temps pourrait filer, les saisons se succéder dans une ronde imparfaite, les bêtes opérer leur mutation, si attendue, et les hommes s'enlacer enfin après tant de drames, de guerres et de larmes, nous n'aurons été, au fond, que nous-mêmes, créatures et destins liés, mollement ou furieusement évolutifs, voués, quels que soient les parcours et les itinéraires, au plus magistral silence... Et que nous le teignions de joie ou de sombre importe peu... Hier, aujourd'hui et demain n'auront été qu'une épreuve – l'exercice de notre propre fin...
Ni crainte, ni regret ni désastre. L'empreinte de Dieu dans les pas de l'homme. Et les foulées d'un monde sans importance... Une farce peut-être qui ne réclame que de grands éclats de rire...
Et nous mourrons ainsi... sans une once de compréhension. Et sans une once de vérité. En ayant tenu pour sage la plus grande folie – et pour folle la plus grande sagesse. Comme des cœurs inachevés – et des âmes à polir encore...
On croit écrire, malgré soi, de la poésie là où il n'y a, le plus souvent, que pensées grossières et épaisses laborieusement métaphoriques... Paroles sans intérêt ni importance... Une pseudo littérature de dénigrement et de complaisance pas même bonne à jeter aux pourceaux...
Le seul voyage nécessaire n'est peut-être que celui de notre désapprentissage. Le lent, et âpre, effacement de nous-mêmes...
L'homme exilé du monde est, bien souvent, le candidat idéal pour rejoindre les terres du ciel. L'habitant potentiellement le plus proche du paradis (à la fois) terrestre et céleste...
Ni désir ni traque. Pas la moindre envie. Une béance où l'on se glisse – et se laisse aller à l'oubli... Une remontée à rebours du temps pour qu'éclose, à travers les heures, l'instant... Pas même un passage. L'éternité peut-être à la portée des siècles où le labeur n'a jamais porté ses fruits – et où l'effort et l'espérance se sont montrés tout aussi vains... Un glissement spontané vers ce que nous n'avons jamais quitté... Un lieu de présence où égratignures du corps et plaies de l'âme n'affectent que l'espérance qui, en cette aire, n'existe plus...
L'Amour sans blâme ni dentelle que la chair ne corrompt plus. Mais qui la célèbre pourtant au plus haut point de la jouissance : la joie extatique de l'innocence qui est, sans doute, la volupté la plus secrètement convoitée...
Ni mot ni parole. Rien qu'un silence... Et plus qu'un silence, le silence... Comme le règne du plus durable parmi le provisoire. Du plus certain parmi l'incertitude et l'improbable. Et du plus lumineux parmi tant d'ombres. L'inéluctable couronnant l'imprévisibilité des chemins...
Ni ignorance ni compréhension. Ni savoir ni méconnaissance. Mais un intervalle (de lumière) où peut se glisser l'infini des possibilités... Et où n'advient qu'une seule circonstance à la fois, aussitôt effacée et remplacée par une autre. Indéfiniment jusqu'au règne du grand silence, et à sa suite, la récurrence des cycles du monde, de ses bruits et de ses circonstances, entrecoupés au terme de chaque évolution, et avant que naisse la suivante, par cet étrange espace silencieux...
Plutôt qu'offrir au doute – et à la plainte – le privilège du langage, se taire. Faire vœu de silence. Et offrir la parole...
Une pierre morte à la fin du jour. Et la convalescence lente, impossible peut-être, des arbres tristes...
Ni jour ni nuit. Le silence – et un soleil – interminables où se succèdent sans fin les circonstances implacablement entremêlées...
Une fraternité d'âme existe entre les cœurs insoumis – et rebelles à l'ordre établi et à l'autorité du monde. Comme une intuition – le pressentiment peut-être d'une joie, d'une fraternité et d'une unité que les hommes, et leur maladroite organisation, ont toujours été bien en peine de faire naître – et de révéler...
Ni espoir ni sagesse ancienne. Et pas même un orgueil. Une présence sans attribut. Libre de tout – et y compris d'elle-même... Un feu tranquille – une lumière auto-entretenue – qui n'exige rien ni du monde ni d'elle-même... Et qui ne se soucie pas même des ombres – ni de son jeu ni de son pouvoir sur elles...
Pas d'indifférence pour autant, mais un complet acquiescement qui abandonne tous les phénomènes (êtres, choses, formes, situations, circonstances...) à l'implacable – et juste – cours des choses en leur offrant la liberté d'agir selon leurs caractéristiques (conditionnements, apprentissages etc.)...
Ni homme ni femme. Un genre indéterminé. Inutile. Le plus inouï sans doute auquel l'homme peut prétendre. Et le plus sage. Au delà de tout ce que l'on peut imaginer et espérer... L'indicible au cœur de la chair et de la matière. L'ineffable au sein de l'incarné. L'invisible dans le manifesté le plus grossier...
Ni église, ni croix ni chapelle. Et aucune religiosité bien sûr. Pas le moindre signe extérieur d'une quelconque appartenance. Parmi les vêtures, nécessaires parfois, le plus simple toujours. Ce qu'il y a, au fond, de plus nu en chacun. Ce qu'il reste lorsque tout s'est effacé... Mais comment qualifier l'inqualifiable...
Des siècles de commentaires ne suffiraient à le définir. Mais après des milliards de pas – et des milliards de vies peut-être –, un seul instant pourrait nous le faire découvrir. Et nous offrirait alors, à l'effacement du temps, l'éternité pour le vivre...
Et de le savoir, nous voilà bien avancés... Oublions ces phrases. Et soyons plutôt attentifs au pas présent – et à ce qui surgit à l'instant où nous sommes...
Ni effort ni labeur. Une évidence spontanée qui se glisse partout où la place sait se faire vacante. Après tant de peines et de siècles, le juste retour des choses qui offre au visage – et à toutes les figures du monde – une beauté, un sourire – un éclat d'éternité et la malice (joyeuse) des yeux qui savent...
A toutes les morts s'ajoutera le silence... Beau pour les uns, solennel pour les autres. Incompréhensible pour la plupart, frustrés par cette trop subtile réponse...
Des millénaires de philosophie et de poésie bien en peine de guérir l'immaturité. L'ignorance, source (continuelle) de tous les maux – et des malheurs que nous avons nous-mêmes enfantés...
Ni abri ni refuge. Une présence simple où les circonstances font peut-être office d'école dans ce long – et douloureux – apprentissage de l'effacement. Et le monde comme miroir de nous-mêmes aux facettes si trompeuses. Le vide et l'incertitude comme seuls socles – et seuls maîtres...
Ni caresse ni déchirement. Un silence voluptueux. Et une absence qui se glisse dans l'effacement. La plus sûre demeure...
Et tous ces poètes qui n'auront crié que leur faim... sans parvenir ni à assouvir leur appétit ni à en découvrir l'origine rassasiante... Mais comment les blâmer... Au moins auront-ils essayé de laisser émerger en eux le plus grand qu'eux-mêmes alors que d'autres, la plupart des hommes, ne se seront contentés que de se repaître de chair et d'apaiser leurs instincts...
Ni souvenir ni espoir de jours meilleurs. Ce qui s'approche... Ce qui est là, maintenant... Et ce qui s'efface... et qui revient, paré d'autres vêtures, parmi les visages...
Ni peur ni mensonge. Pas même un instinct. Notre vrai visage libéré de tout stigmate... La face de Dieu auquel nous n'avons cru – et que nous sommes pourtant bien plus que toute autre chose...
Le plus haut de l'âme. Le plus profond du cœur. Et le plus vaste du regard. Le plus précieux dont nous n'aurons jamais à nous défaire...
Héraclite et Démocrite, les deux faces d'une même figure. Celle de l'homme. Ni totalement triste ni pleinement rieuse. Une farce peut-être, à la fois grise et lumineuse, dans la lumière. Et le soleil du monde que les hommes continuent à chercher – et à vouloir saisir – en dehors d'eux-mêmes... L'errance perpétuelle de l'humanité, encombrée d'inutile peut-être mais porteuse de la seule révolution possible, envisageable, pour retrouver notre vrai visage...
Ni yeux ni lèvres. Pas même un sourire. Une face rougie non de honte mais à force de lumière. Comme une chair – et une âme – incandescentes, éblouies par leur propre feu. Mais si humbles – et si discrètes – qu'elles peuvent marcher parmi la foule sans s'honorer de – ni revendiquer – l'origine du rayonnement. Comme une grâce purement – et strictement – impersonnelle... Le miracle que l'homme espérait depuis des siècles...
Ni force ni enjeu. Une puissance inoffensive qui jamais ne frappe au hasard. Qui ne s'abat que pour éclairer – et éclaircir. Et faire disparaître l'absurde et le superflu. Comme un poing, violent parfois et tenace, mais toujours secourable...
Et sans doute, est-il temps, à présent, de se taire. De laisser le silence à son œuvre pour que nos âmes soient plus vite éblouies par ses exploits, sa justesse et son amplitude...