Carnet n°101 Il n'y a de hasardeux chemin...
Journal / 2017 / L'intégration à la présence
Entendez-vous les cris de la terre ? Ou n'êtes-vous attentif qu'à l'espoir plaintif des hommes ? Mais pourquoi ne sentez-vous donc pas leurs voix intimement liées – nées de la même terreur ?
Il n'y a de jours ensommeillés. Il n'y a que des yeux – et des cœurs – assoupis...
Le miel et le bourdonnement de l'abeille... Le parfum et les pétales de la fleur... L'eau et le chant de la rivière... La parole et les livres du penseur et du poète... Chacun à sa place – occupé à son humble tâche. Œuvrant naturellement à ce pour quoi il est né... Modeste instrument du cours des choses dans le destin du monde...
Regarder les oiseaux du jardin picorer, en cette triste et froide saison, les graines et le beurre offerts à leur appétit et à leur détresse me réjouit le cœur. Et de les voir ainsi, si vivants et joyeux, mon âme s'émeut et s'attendrit...
Entendez-vous les cris de la terre ? Ou n'êtes-vous attentif qu'à l'espoir plaintif des hommes ? Mais pourquoi ne sentez-vous donc pas leurs voix intimement liées – nées de la même terreur ?
Lorsque l'âme – et le cœur – deviennent sensibles se révèlent l'incroyable épaisseur du monde, les puissantes et subtiles vibrations du réel et la mystérieuse résonance des profondeurs. Et c'est également ainsi qu'émergent le délicieux sentiment d'être profondément vivant, les premières – et précieuses – effluves de l'être et les timides manifestations de la présence en nous...
Le poids écrasant du temps sur les visages – et sa grande maladresse à transformer le cœur en âme mûre (plus mâture) – révèlent l'incroyable puissance des résistances psychiques, bien plus vaillantes que les dérisoires et inutiles protestations du corps face aux années qui passent...
Derrière les lèvres rouges et bavardes, les gestes et les visages faussement assurés et la lueur d’orgueil si vive – et pourtant si fragile et chancelante – qui brille au fond des yeux des hommes, ne voyez-vous donc pas l'appel incessant de la peur, le cri déchirant de la misère et le besoin viscéral d'un amour inconnu et réconfortant ?
Pourquoi l'homme est-il donc si triste à l'énoncé du verdict implacable de la mort ? N'a-t-il pas vécu ce qu'il lui fallait vivre ? N'a-t-il pas compris ce qu'il lui fallait comprendre ? N'a-t-il pas aimé comme il aurait dû aimer ? N'aurait-il donc pas découvert ce qu'il aurait dû découvrir pour vivre pleinement chaque instant d'éternité ? Que pourrait-il donc regretter que ne regrettera jamais l'homme sage ? Aurait-il vécu dans l'oubli de l'essentiel...
Un instant de vérité et de sagesse nous immunise contre des siècles – et des siècles – d'égarement et de folie...
Toujours les pas sont possibles. Même à l'ombre du soleil. N'est-ce pas ainsi que marchent les hommes ? Dans cette obscurité, il ne faut s'attendre à de franches foulées, claires et lumineuses... Il convient d'être sages – et assez patients pour voir les errances et les piétinements se transformer peu à peu en découvrant (progressivement) la lumière...
L'oiseau haut dans le ciel voit-il la misère – et l'enlisement – des hommes ? Ou est-il tout entier occupé à savourer sa gloire née de son audacieux défi à la pesanteur ?
Est-ce donc le poids du corps – ou celui de l'âme – qui rend les pas sur terre si légers ?
Toujours attendre l'élan – l'élan intérieur naturel – né de la nécessité ou de la joie avant d'agir et de parler. Sinon le geste et la parole seront toujours aussi inutiles et corrompus...
La parole n'est-elle pas, en définitive, qu'un geste de l'esprit ? Tout, en ce monde, n'est-il pas, en réalité, qu'une expression du silence – une manifestation née de la présence lumineuse et éternelle aussi infiniment inventive qu'attentive...
Une profonde et inépuisable aspiration à trouver la joie – et les conditions de sa survenance, voilà ce dont l'humanité a besoin... Et pourvu que ce souffle sache résister à toutes les tempêtes, les hommes sauront peu à peu (et contre vents et marées) s'extirper de leur détention – et accéder à la lumière...
Avant de découvrir (et d'arpenter) le chemin de la lumière, l'homme imagine être un passant – un simple passant – dans le monde. Au fil de la marche, il croit être un passager du monde vers le silence avant de découvrir, peu à peu, qu'il n'est peut-être (après tout...) qu'un passager du silence séjournant pour un très court instant dans le monde...
Heureux celui qui peut vivre – et passer toute son existence – sans participer (ni de près ni de loin) aux massacres et aux saccages – à l’infamie et à la mascarade des hommes. Et comment pourrait-il s'y prêter puisqu'il a compris – profondément compris – que le corps était intimement lié (et relié) à la terre (aux sources et aux ressources de la terre) – et que l'âme (le cœur et l'esprit) penchaient indubitablement du côté de la conscience...
Le martèlement sourd et implacable des heures fragmentant le jour. Et l’œil parfois inquiet – et l'âme parfois désireuse – si désireuse – de rompre le rythme journalier de cet indéboulonnable emploi du temps quotidien*...
* Emploi du temps automnal et hivernal (quelque peu modifié au printemps et en été avec l'allongement des jours...).
8h30 : réveil ;
9h : courte promenade en compagnie des chiens ;
10h : assis devant notre bureau dans la petite chambre d'écriture ;
13h : brève pause déjeuner et accomplissement des contingences quotidiennes du foyer ;
14h : retour dans la petite chambre d'écriture ;
15h30 : départ pour le périple du jour (une longue marche dans la nature) en compagnie des chiens – et de notre carnet ;
18h30-19h : retour de notre escapade oxygénante ;
19h-19h15 : préparation (longue et minutieuse) du repas pour les chiens – et accessoirement pour nous(1) ;
20h : dîner ;
20h30 : avant dernière sortie avec les chiens (brève promenade hygiénique) ;
21h : début de soirée distractive commune(2) ;
22h30 : premiers temps de la soirée distractivo-informative solitaire ;
23h30 : ablutions quotidiennes et ultime sortie canine du jour ;
Minuit : reprise de la soirée distractivo-informative agrémentée assez régulièrement par l'écriture d'un (ou de plusieurs) fragment(s) ;
Et (enfin) aux alentours d'1 heure du matin : extinction des feux.
(1) S. et moi...
(2) avec S.
Chaque jour, le même programme et les mêmes horaires (bien que le contenu journalier change systématiquement). 365 jours sur 365 sans week-end, sans vacances ni jour de congé. A full time life. Ainsi est notre vie...
Notre quotidien (le contenu prosaïque de notre existence) est, comme le révèle cet emploi du temps, essentiellement* consacré à l'écriture, aux chiens, à la marche (dans la nature) et à l'entretien (élémentaire) de la maisonnée. Quant à notre quotidien plus intérieur, il pourrait, lui aussi, se résumer à quelques mots : présence (métaphysique et spirituelle), joie et solitude parfois émaillées (comme tout un chacun...) de quelques (inutiles) préoccupations, soucis et contrariétés...
* Sinon même exclusivement...
L’œil – et l'esprit – rivés sur leur environnement et leur entourage immédiats. Accaparés par leur(s) fonction(s). Affairés à – et enferrés dans – leurs mille activités quotidiennes. Préoccupés par ce qu'ils voient, vivent et éprouvent comme par ce/ceux qui les entoure(nt). Prisonniers, en quelque sorte, de leur perception et de leur univers étroits. Aveugles et insensibles au monde – à son immensité comme à sa diversité – et à la grande liberté de l'inconnu. Incapables (encore) de s'interroger sur les mystères de l'existence et de leur présence au monde. Et moins encore capables de les percer. Ainsi sont, malheureusement, l’œil et l'esprit humains...
Peut-être suis-je simplement trop naïf et empêtré dans la gravité pour comprendre – réellement comprendre – et accepter le jeu des hommes et de la vie. Et bien trop fragile et sensible pour y participer...
Au fond, le monde n'est-il pas simplement là pour nous révéler tous nos visages ?
Et si l'absence n'était que le prélude – et l'invitation – du silence... L'appel – et la voie étroite – pour accéder à la présence... L'élan qui nous manquait pour les rejoindre. Et les habiter...
Qui pourrait éteindre la lumière dans les yeux clos ? Et qui pourrait l'allumer ?
Les élans – et les souvenirs – de l'ombre seraient-ils trop puissants – et trop vivaces – pour nous mener au havre transparent...
Cette tristesse, si démunie, qui sourd dans les yeux des hommes – et cette colère intarissable – pourraient-elles être effacées par quelques taches de couleur jetées sur la feuille ou sur la toile ? L'art est-il capable de guérir l'âme ? Et pourrait-il la sauver de son abîme ? Que peuvent – et que doivent donc – faire le peintre et le poète ? Ne devraient-ils pas seulement encourager le cœur – et ses élans vers la lumière ? Oui, sans doute est-ce là leur principale besogne... La joie ne peut s'offrir... Elle s'invitera plus tard lorsque l'âme aura retrouvé son fief : l'infini, le silence et la liberté – et que la vérité pourra pénétrer le cœur nu, enfin mûr pour la recevoir...
L'emploi du temps. A quoi donc les hommes emploient-ils les heures ? Aux nécessités et aux exigences du réel et du monde... Aux plaisirs et à l'assouvissement des désirs... Dans l'oubli magistral de l'essentiel : être, aimer et comprendre. Tâches malheureusement, si souvent, délaissées...
Que peut la parole sans l'aveu du silence ? S'essayer à la poésie... Marteler la vérité à coups d'aphorismes... L'étayer de trop péremptoires citations... Voies inutiles sans l'appétit du vrai, le souffle ardent de la curiosité, la soif – et le goût – de la rencontre et de la connaissance et la résonance profonde (et silencieuse) du cœur...
Des heures plus heureuses dans la grisaille des jours que dans celle du cœur. Ô divins instants de joie...
Le geste est – et sera toujours – plus important (et effectif) que la parole. Comme l'être est – et sera toujours – plus essentiel que le geste...
Certains voient – ou aimeraient voir – dans les mots des armes redoutables pour asseoir une opinion, une pensée, une idéologie. Idioties ! Les mots ont la puissance des fleurs... Comment peut-on l'ignorer ? Ils n'ont rien à défendre. Ni rien à démontrer. Et lorsqu'ils savent se faire (pleinement) innocents, ils se présentent (à nous) nus, simples et sans arrière-pensée. Et à travers leur fragilité – et leur beauté – brille la vérité du monde qui nous laisse sans voix...
Tant que les jours gris ne sauront égayer ton cœur – et que tu demeureras insensible à leur beauté –, tu ne connaîtras la grande joie au delà des couleurs...
Sache écarter d'un geste malicieux – et effacer d'un sourire tendre (et immensément ravageur) – les monstres rebelles de l'orgueil et tous les visages sans éclat des créatures ambitieuses pour accueillir l'innocence – et recevoir, en guise de remerciement, ses hôtes humbles et honnêtes – si puissamment authentiques...
Ah ! Quelle joie de retrouver, le front modeste et l'âme innocente, les chemins nus des collines... la besace sur l'épaule et le carnet dans la poche, impatient – presque fébrile – de témoigner des merveilles du monde et du cœur en laissant la main tournoyer dans la danse offerte par le ciel immense...
Et les mots innocents. Et l'éclat des étoiles. Et la mélodie du vent dans les feuillages. Et la révérence malicieuse des herbes et des fleurs sous les nuages jouant avec le soleil. Et la résistance modeste des pierres. Et la pluie chantante ruisselant sur les chemins...
Ah ! Quelle joie – et quelle réjouissance – pour l'âme et les pas ouverts aux délices de la terre comme à la lumière et au silence de l'infini...
Connais-tu le chemin – et le pays – qui transforment les îles glacées de la solitude en terres fraternelles – vouées à l'unité (et la célébrant) ? Connais-tu le chemin – et le pays – qui transforment les pas rageurs – presque incandescents sous le feu (et la braise ardente) de la volonté en foulées tranquilles et sereines – et en posture verticale sans attente à l'égard de l'horizon ? Connais-tu le chemin – et le pays – qui transforment l'ambition et les désirs en accueil innocent ?
Traverse donc les déserts et les enfers de l'esprit et du monde. Avance sans jamais t'arrêter ni te retourner. Et lorsque tu arriveras au lieu où tous les noms s'effacent, ils se révéleront...
Il n'y a de jours ensommeillés. Il n'y a que des yeux – et des cœurs – assoupis...
Les froides et pluvieuses journées assombrissent l'âme et le monde. Autant que les beaux jours égayent leur visage...
Il y a entre l'âme et le monde d'évidentes correspondances qui vibrent et résonnent dans une parfaite unité. Et que seuls le cœur – et le regard –, qui connaissent leurs secrets et qui sont capables de les transcender, peuvent décrypter – et accueillir de façon parfaitement équanime...
C'est la profondeur du cœur – profondément aimant et sensible – qui donne au monde – et à la vie – leur épaisseur. Et qui offre la possibilité à l'âme de les goûter avec intensité...
Le respect (profond) et la gratitude sont les marques d'un esprit sensible. Et la justesse des gestes – et des paroles – celle d'un esprit sage. Voilà tout – à peu près tout – ce que l'homme peut devenir – et réaliser. Et voilà seulement ce que Dieu lui demande – et l'invite à accomplir...
Le miel et le bourdonnement de l'abeille... Le parfum et les pétales de la fleur... L'eau et le chant de la rivière... La parole et les livres du penseur et du poète... Chacun à sa place – occupé à son humble tâche. Œuvrant naturellement à ce pour quoi il est né... Modeste instrument du cours des choses dans le destin du monde...
Tout en ce monde est à la fois si dérisoire et si précieux. Aussi inutile que nécessaire. Mais l'essentiel est – et sera toujours – l'être – et ce qui est. Et, en la matière, l'homme ne se différencie des autres éléments de l'Existant : son être – et sa façon d'être – sont plus importants (et déterminants) que ses gestes et ses paroles...
Ressentir profondément – et vivre – cette vérité nous conduit à être présent – infiniment présent – et à privilégier la présence – notre présence à ce qui est (à l'être, au geste et au pas que nous accomplissons) plutôt qu'à s'interroger sur l'utilité et la pertinence de notre travail et de notre œuvre ou sur celles des chemins que nous empruntons...
Ainsi le travail et l’œuvre auxquels nous nous consacrons (l'écriture, par exemple, pour nous) peuvent être négligés, interrompus ou même abandonnés si les gestes qu'ils réclament n'obéissent plus à la nécessité et à la joie (à la célébration de l'être) ou qu'ils ne se réalisent plus que dans l'éviction du ressenti de l'être – et de ce qui est...
Être. Contempler avec l'âme tendre et le cœur aimant. Et agir – et parler –, si nécessaire, avec justesse et parcimonie en laissant la main et les lèvres s'exprimer de façon délicate et respectueuse...
Mais, au fond, que pouvons-nous y faire si notre main aime à se laisser aller à l'écriture (de façon aussi libre que pesante parfois...) sans que l'esprit l'y invite – et sans même que celui-ci lui demande de témoigner de ses expériences, de ses découvertes et de ses intuitions ? Comme si le ciel, immense et intarissable, court-circuitait la pensée et se passait de toute autorisation pour se déverser continuellement en petites giclées noires sur notre innocent carnet...
Affecté par les circonstances des jours. Ah ! Que le cœur est fragile et vulnérable... La sensibilité de l'âme (toute entière) soumise au poids – et poreuse aux aspérités – du monde... Mais n'est-ce pas ainsi que l'on s'ouvre à l'Amour – et que l'on peut rejoindre la terre, les êtres et la misère de ce monde, armé d'un esprit plus vif (et plus clair) – et d'une main plus secourable ?
L'homme à l'égal de Dieu lorsque les yeux redeviennent innocents – et parviennent à se glisser dans l'infini du regard...
Et si le livre (poétique) n'était que la consécration des heures pleines du poète... Et si l'on évinçait ses cris d'effroi, de tristesse et de surprise, que resterait-il du poète – et du poème ? Un vif instant de joie peut-être... Aussitôt recouvert par le brouhaha du monde. Et aussitôt effacé par le retour serein – nécessaire et apprécié – de l'innocence...
Et si la parole n'avait, à présent, plus rien à décrire ni à décrier... Plus rien à dire ni à investir sinon le plein silence des heures, la joie célébrante de l'instant parmi les nuées noires de la terre et du cœur... Et si, à présent, elle s'effaçait pour oublier les jours tristes – et la quête fébrile – du poète... Et si, à présent, elle renonçait pour qu'il puisse goûter, dans le silence des jours, le cœur et la main libérés de leurs griffures – et de leurs pâles et noires empreintes sur la page – le contentement béat et hébété de l'âme devant l'innocence du monde...
Et si le ciel n'attendait, à présent, que le silence du poète pour se révéler...
Et si nous n'étions, nous autres hommes et poètes, que des fantassins désarmés devant l'innocence et la beauté... Et si nous n'aspirions, en vérité, qu'à devenir des apôtres du silence et de la paix... Et si nous décidions de nous taire – de nous taire à jamais, le ciel serait-il plus accessible ? Et le monde plus vivable ?
Et si nous demandions au ciel de descendre sur la terre... Et si nous demandions à la terre de se faire aussi belle – et aussi sage – que le ciel, les hommes s'en apercevraient-ils ? Y adhéreraient-ils avec plus de diligence ? Et les êtres seraient-ils enfin meilleurs – et vivraient-ils en paix ? Je crains – je crains malheureusement – que notre requête soit insuffisante... Voilà pour quoi notre main doit continuer à écrire – se livrer à son humble tâche. Murmurer sur ses pages les infimes échos des grands secrets du ciel – et du silence. Forger modestement son œuvre. Et continuer à l'offrir...
Qui pourrait nous faire renoncer à notre besogne sinon la mort... sinon la fin de l'enchantement... sinon le plein – et généreux – silence du monde – et l'improbable clairvoyance des hommes...
Il n'y a de plus sage émissaire que le silence pour dire la beauté et l'innocence de la terre et du ciel... Il n'y a de plus sage émissaire que le silence pour dire sa propre beauté et sa propre innocence... Peut-être alors devrions-nous nous taire – et nous laisser porter par sa beauté et son innocence... en abandonnant nos pages à l'infortune des hommes...
Il n'y a de jours plus hasardeux qu'hier et demain... Et d'aujourd'hui même, nous ne sommes plus certains...
Inutile donc de vouloir construire des cathédrales... Laissons plutôt la main œuvrer à son geste modeste et quotidien... Et si malgré tout, un jour, une cathédrale s'édifiait – finissait par se bâtir – à la force humble et journalière du poignet, évitons ardemment de nous auréoler de gloire. Et laissons plutôt l'édifice à son rayonnement silencieux – s'essayer à pénétrer le cœur des hommes – et à son infortune entre les mains du temps...
Et si la parole (poétique) n'était, en réalité, que l'épanchement du silence, triste – si triste – de ne pas être entendu... Navré – si navré – des bruits des hommes (et du monde) qui l’avilissent et refusent de le reconnaître – et de le célébrer... Et si la parole (poétique) n'était qu'un cri – un cri désespéré – du ciel pour qu'il descende dans les yeux des hommes... et jusqu'à hauteur de soulier pour retrouver les plaines sauvages abandonnées au vacarme et à la violence...
Et si la parole du poète n'était qu'un doigt – qu'un doigt infime de Dieu pourvu de mille – de dix mille – mains peut-être...
Et si la nuit des hommes n'était qu'un jour affreux dans la longue – et éternelle – vie de Dieu. Et si elle n'était qu'un mauvais songe – une vile pensée – dans l'innocence des infinies possibilités...
D'hier et de demain, l'esprit – et la main – n'ont plus rien à dire. Et d'aujourd'hui, ils peuvent encore se montrer bavards... Mais qu'en sera-t-il lorsque l'innocence et le silence auront recouvert – totalement recouvert – l'incertitude des jours. Et que brillera, rayonnante, la paix sereine de l'instant...
La main laborieuse et maltraitante – exploiteuse – de l'homme n'interrompt sa besogne que le temps du repas et du repos. Hormis ce temps sacré (et nécessaire), jamais elle ne renonce. Œuvrant avec acharnement jusqu'à ce que la mort (ou la faiblesse de la vieillesse parfois...) ne l'arrache à son vil labeur...
L'innocence – l'âme innocente – est – et sera toujours – le plus parfait habit. Comment pourrait-on (d'ailleurs) s'habiller autrement... N'est-ce pas, ici-bas, et en particulier dans ce monde de parures mensongères et de misérables haillons, la vêture la plus adaptée pour vivre inaperçu – presque invisible – parmi les visages masqués et le cœur – et la chair – dissimulés derrière les étoffes épaisses des costumes et des armures. Et pour être (enfin) capable de les accueillir – et de les aimer...
Mais où les jours s'en sont-ils allés ? demande l'homme aux portes de la mort. Où sont-ils donc passés ? Et la camarde, soucieuse toujours d'éclairer – et d'enseigner –, montre là-bas, près de l'arbre millénaire, le vieux sage accroupi à ses besoins...
Et si l’œil et le cœur n'étaient qu'un seul (et même) corps éparpillé, à la fois si proche et si lointain – si haut et si bas – qu'il ne pourrait être que le témoin du monde – et la chair sensible célébrée et malmenée – en attente d'être pénétrée par la lumière...
L'étreinte de la chair sur les eaux éteintes. Et le sang, comme la sève des arbres, bouillonnant d'ardeur...
Parce que le monde ne pourrait aller seul, Dieu l'accompagne. Et parce que nous sommes les deux, nous pouvons à la fois aimer et aller sur les chemins...
Vivant – pleinement vivant – malgré l'appel des ombres lointaines...
Tout au fond, la vérité du cœur recouverte par tant de mensonges. Voilà pourquoi nous devons nous dévêtir – et aller nus (l'âme nue) sur les chemins...
Sur la table du poète, la feuille blanche soudain maugréa. Refusant d'être salie. Et d'un revers de main, le vent effaça les griffures noires de la parole...
La faim qui se lève dans la main déjà haute ne sera rassasiée qu'avec la conquête du lieu où les noms s'effacent. Et la faim parvenue à son origine alors deviendra joie...
Nulle âme au carrefour des chimères. Terrées encore dans la faim ou envolées déjà dans les nuées innocentes...
Pourquoi la main s'acharnerait-elle encore à l'écriture poétique alors que l'on sait (pertinemment) que la seule vraie poésie ne tient qu'au regard – et au cœur – innocents et silencieux ?
Le poème (écrit) n'est, sans doute, qu'un surplus de joie. Comme le jaillissement expressif irrépressible de l'âme traversée par la grâce...
Miroitement des pétales de jade sous le soleil couchant...
Les mots simples d'un regard simple. Célébrant la beauté et l'innocence. Encourageant le cœur à vivre – et à honorer – la simplicité du silence et de l'infini. Paroles humbles et discrètes pointées vers notre éternité... Il n'y a d'autre grâce pour l'écriture...
« Ah ! L'horrible solitude ! » se plaignent les hommes. « Nul n'est jamais seul ! » répond le philosophe. « Il n'y a que solitude... » ajoute le moine. « Il n'existe ni solitude ni non solitude » surenchérit le sage. « Oui ! Encore faudrait-il le comprendre – et le vivre » conclut le clown...
Avez-vous remarqué que le clown – à quel point le clown – toujours fait le lien entre la sagesse et les hommes...
La vérité et la sagesse n’intéressent guère les hommes. Mais l'intelligence et la beauté* les ont toujours fascinés... Voilà un curieux (mais très apparent) paradoxe, n'est-ce pas ?... Et pour quelles raisons ? Sans doute parce que la vérité semble (trop) inaccessible et se montre toujours discrète lorsqu'elle se fait authentique... Sans doute parce que la sagesse est une caractéristique trop floue et trop difficile à définir avec exactitude... Et sans doute parce que l'intelligence et la beauté sautent aux yeux – et bien qu'elles obéissent à quelques critères subjectifs, elle sont éminemment perceptibles et évidentes...
* Et le pouvoir dans une moindre mesure... sans doute parce que les hommes croient qu'ils offrent la force et la puissance... qu'ils octroient une plus grande liberté et permettent l'assouvissement des désirs...
La violence du monde où les armes, devenues crocs et griffes des hommes, sont utilisées (comme chez les bêtes) pour défendre – et étendre – les territoires mais aussi (contrairement à la jungle animale) pour affirmer une (illusoire) supériorité identitaire... Triste monde...
Dans nos cils pourrait se former (et se reformer encore) le givre, jamais nous ne capitulerons face aux vents glacés du monde...
Pour vivre selon les exigences de l'Amour, le cœur doit être brûlant. Et son feu vif et permanent...
Et devant les obstacles et les difficultés, gare à la tentation de l'indifférence et du désert...
Tant d'ambitions et de secrets sous les paupières closes jamais n'enfanteront l'innocence et l'honnêteté – la lucidité vierge – nécessaires à la sagesse...
L'Amour ne peut naître que dans un sillon effacé. Aplani à force d'innocence. Disparu dans l'espace – et les paysages – lisses de l'accueil et du monde...
Peut-on – et pourrait-on – se tenir éternellement absent devant soi ? Que le monde serait (mais ne l'est-il pas déjà ?) noir – presque incongru... Comme une tentative nécessairement vouée à l'échec... Et seuls alors quelques dissidents parmi les hommes pourraient nous aider à embellir la vie – et à offrir au monde non plus seulement des promesses (de fausses promesses, bien sûr...) mais une couleur de vérité, sage et appropriée – et la présence qu'elle nécessite...
Et si les hommes n'étaient, en réalité, que des anges avortés – et rejetés dans la matière sombre du monde, atterris là par manque d'élan – et par omission de vérité et de sagesse – inaptes – trop inaptes – encore à l'Amour – et à percer ses (divins) secrets ?
N'y aurait-il, ici-bas, plus beau chant que celui du vent et de la rivière mêlant leurs voix aux vacarmes du monde...
Et si nous n'étions que des anges privés d'ailes et d'Amour...
Ô poète, que ta main ne s'applique qu'au sauvage et à la démesure ! Qu'au désordre du monde et au chaos de la pensée ! Aucune œuvre d'éclairage et de clarification n'est nécessaire... Et entre tes lignes féroces et désordonnées – brouillonnes et bouillonnantes – l'Amour, la vérité et la sagesse triompheront. Seront perçus peut-être... Et qu'importe s'ils ne le sont pourvu qu'elles attisent la soif – et le goût de la simplicité...
Les heures blanches du jour. Aussi pâles – et désirables – que l'éphémère de la nuit... Et les bruits sourds qui cognent à la porte de l'éternité... Et la lumière malhabile dans l'âme endormie...
Tous ces signes – et tous ces appels – dans la maladresse de nos mains fébriles pourraient-ils nous faire plus présents – et plus vifs dans la torpeur, terrible et insensée, du monde ?
Et je ne vois qu'un espoir pour la lumière – son retour d'exil et son entrée fracassante dans notre vie : l'âme libre et le cœur innocent. Mais n'est-ce donc pas à cela que l'homme, l'être et la conscience s'acharnent inlassablement...
Tous les poètes dont les mots ne dépasseront jamais le cri, l'horizon et la promesse de l'envol alors que le silence suffirait à faire naître l'élan azuréen...
L'urne à venir sera-t-elle encore (et comme toujours) le puits – le puits éternel – des secrets, des mensonges et des promesses ? Quand le monde sera-t-il donc assez mûr pour se libérer des désirs, des ruses et de l'espoir ? Se libérer de la malice et des tromperies de la représentation ? Assez mûr pour se créer une vie libre, sensée et éclairante – portée par davantage d'Amour et d'intelligence ? Sans doute lorsque l’innocence et la lumière seront suffisantes à le guider. Mais n'est-ce pas à cette tâche qu’œuvrent inlassablement les hommes et la conscience...
La présence œuvre à la poétique du monde. A la révéler. Et le poète à la survenance de l'innocence. Clés – impérieuses et précieuses clés – offertes aux hommes pour extirper le noir de leurs gestes – et le funeste de leurs pas. Pour y ensemencer le respect (profond) et la délicatesse nécessaires à l'avènement du silence et de la beauté – au sacre de l'Amour et de la lumière...
Le regard immobile et sédentaire – pleinement innocent – offre à l'âme et au pas de retrouver leur nature profondément libre et nomade. Ainsi marche-t-on sur les chemins, à la fois ancré à la présence – à son accueil et à son effacement – et ouvert aux circonstances de l'instant. Et, il va sans dire qu'ainsi parés, le cœur et la foulée se font profondément légers...
Occupé aux mille activités du monde – et à jouir de ses (mille) agréments, peut-être, après tout, n'est-ce que cela un homme... Un esprit et une main affairés aux contingences et aux plaisirs... Un amas de peurs, de désirs et d'espoirs, borgne et quasi insensible, voué tout entier à ses besoins... Une tête à peine pensante et mémorisante – et quasi analphabète – aux idées et aux images épaisses et grossières, dédiée aux ruses et aux mensonges... Un cœur sommeillant et une âme assoupie consacrés au repos et à la léthargie... Oui, peut-être, après tout, n'est-ce que cela un homme...
Le regard vierge est le terreau des infinies possibilités. Tout peut s'y dérouler librement – et sans encombre. Et se transformer selon la lumière et l'innocence du cœur...
Ah ! Les infimes remous de l'individualité et les vagues vives du monde – et leurs déferlantes puissantes parfois – dans l'immensité sereine du regard. Sur le vaste océan de quiétude accueillant indifféremment les tempêtes d'alcôve et de bocal et la furie dévastatrice des vents sur les eaux frémissantes – et faussement calmes – des jours...
Les hommes arpentent, creusent et fouillent en quête d'aisance (de plus d'aisance) – et, accessoirement, pour essayer de percer les secrets de leur existence. Mais qu'y aurait-il donc à la source de soi qui leur échappe...
Le regard(1) semble si impersonnel, l'instant si atemporel et la vie – et le monde – si fragiles et éphémères, comment l'esprit(2) peut-il, à ce point, se leurrer et verser dans l'imposture de l'individualité et de la temporalité – et vivre au quotidien comme si les êtres et les choses étaient éternels ? Voilà un grand mystère... Serait-ce pour lui une façon d'exister (de se mettre en avant et de faire croire qu'il est indispensable...) et une manière de se rassurer (bien que cette perspective soit, pour lui, source de nombreuses angoisses...) ? A moins, bien sûr, que son absolue prédominance en ce monde ne révèle simplement les difficultés de la conscience à se manifester dans – et à l'aide(3) de – la matière et l'incroyable lenteur avec laquelle elle est capable d'y pénétrer...
(1) La perception sensible...
(2) Et, en particulier, le psychisme humain...
(3) En particulier avec – et à travers – le cerveau...
Que d'ombres et de râles – de cris et de désespoir – dans le sombre vivier du vivant, incapable encore d'éclore à sa réalité... Si démuni face à la marée des mains saisissantes et à la houle des poings serrés...
Le sens de la beauté se tient (tout entier) dans la vérité... Et la vérité se dissimule (très souvent) derrière la beauté la plus aveuglante... Et il appartient à l'âme de les percer (l'une et l'autre). Puis, de les révéler au monde...
L'épaisseur d'une parole rogne parfois, il est vrai, sur sa beauté. Mais jamais elle ne rechigne à révéler la vérité. Ainsi parfois s'affrontent le poète et le penseur sur le choix des mots. L'un aspirant au vrai (et à son exhaustivité) alors que l'autre ne rêve que d'une beauté concise et légère dans laquelle l'âme saurait puiser le substrat de son existence – et accéder à ses mystérieuses origines...
Mais poésie et philosophie ne seront jamais, en définitive, que des invitations à s'interroger. A laisser éclore en nous la beauté et la vérité. Une façon d'offrir à l'âme – et au monde – de se connaître. Et de s'aimer... L'une et l'autre n'ont, je crois, d'autres ambitions pour les hommes...
C'est dans l'austère – et le simple – des jours et au cours de nos plus solitaires saisons que l'âme est appelée – et invitée – avec le plus d'ardeur à se rencontrer... Et de cette rencontre naît la certitude du Divin. L'évidence de sa présence (et du merveilleux) en – et parmi – nous. Voilà pourquoi la solitude, l'isolement et la simplicité sont si convoités – et appréciés – par les hommes en quête de vérité – et tous les chercheurs de Dieu...
Et si les poètes, en définitive, n'ajoutaient que de la couleur à la transparence... Et si les philosophes ne faisaient qu'en épaissir l'opacité... Et si les hommes, trop occupés à défricher leur terre pour quelques graines supplémentaires, étaient tous (ou quasiment tous) insensibles à la lumière...
La parole ne serait-elle alors utile qu'à celui qui l'initie... ? A moins, bien sûr, qu'elle ne sache aussi éclairer modestement (et entre mille autres choses) celui qu'elle traverse et qui sait percevoir la lumière entre les lignes...
Ah ! Que le silence – même infime – sur le monde nous semblerait bénéfique – et même salvateur... Rien qu'un instant de silence pour surprendre – et hébéter – les yeux et inviter le cœur à l'innocence... Que la terre alors serait douce à habiter... Et que le monde – et la proximité des hommes – nous sembleraient vivables (tellement plus vivables...) dans cet intervalle où le bruit et la folle agitation seraient suspendus...
Après les aveux impuissants de la philosophie, les vaines consignes du religieux et les communes – et inutiles – ruades dans le monde, le recours poétique semble constituer l'ultime instance pour accéder au silence...
L'exubérance envahissante et criarde du vivant – et en particulier celle des hommes – nous laisse sans voix. Et nous invite, le plus souvent, à nous éloigner (au plus vite) tant l'affairement, les gesticulations et les hurlements(1) nous insupportent. Nous ne pouvons décidément souffrir la proximité(2) du monde et des hommes. Ni d'ailleurs nous éloigner durablement(3) de notre espace de solitude serein habituel au risque d'être, par saturation et excès de stimuli, d'une humeur réellement massacrante(4)...
(1) Eclats de voix et bavardages bruyants chez nos congénères.
(2) La trop grande proximité...
(3) Pas plus d'une heure ou deux...
(4) Au sens figuré comme au sens propre...
Là où s'entassent les corps et les mots, la lumière ne peut pénétrer. Là où naît – et s'impose – le silence, elle éclaire... Il appartient donc à l'âme de se défaire de ces charges inutiles. Et de s'extirper autant de leurs irrésistibles attraits que de leurs griffes sournoises...
La simplicité et l'innocence sont – et seront toujours – le terrain le plus propice à l'éclatement de la matière et à l'effacement du poids de l'invisible, (tous deux) nécessaires au parfait rayonnement de la lumière...
L'effroi est le premier pas de la joie. Son entrée fracassante dans notre vie. Le saisissement émotionnel est la preuve que l'âme est vivante. Mais pour transformer cette simple existence (à peine une survie...) en pleine vivance (et en Amour), mille pas – dix mille pas peut-être... – sont nécessaires... Et chaque foulée – à la fois profonde et ascendante – scellera deux mouvements agissant selon le principe des vases communicants : l'épure de l'encombrement (de tout encombrement*) laissant progressivement la place au ressenti grandissant de l'être – et de sa présence éclatante en nous...
* Encombrements psychiques et émotionnels...
J'entends parfois le murmure des âmes adressant leurs requêtes à Dieu, désolé de ne pouvoir encore se faire entendre... Comme si un mur immense – et invisible – les séparait. Les laissant dans des aires irrapprochables... Comme si l’œil aveugle – si aveugle encore – avait scindé l'espace, l'Amour et la lumière en deux hémisphères hermétiques et irréconciliables...
De nos battements sauvages, aucune aile ne pourra pousser... Nous aurons probablement entièrement ravagé la terre avant que l'envol nous saisisse – et nous porte vers des rivages moins sombres et dévastés...
L'eau bruissante des saisons nous mène vers la mort. Vaste étendue stagnante d'où jaillit – des profondeurs – le sang neuf des âmes s'élançant vers les jours nouveaux...
L'arbre, nichoir de l'oiseau et poumon de la terre. Silhouette fragile et massive – puissante – s'élançant vers la lumière. Digne toujours sous le ciel et le soleil. Si nécessaire à la vie. Digne toujours malgré la hache des hommes et jusque dans la cheminée où on le jette. Jamais las de servir le monde. De réchauffer – et d'éclairer – autant ceux qui le vénèrent que ceux qui l'exploitent... Merveilleuse – et magnifique – figure du vivant dont les hommes sont si peu dignes...
A l'orée des saisons épaisses, la lumière... Et malgré les querelles continuelles des hommes et des oiseaux, le monde semble plus beau. Et plus dansant. Tel un balai sous le soleil orchestré par les étoiles...
Et si nous n'étions tous sur terre que des anges envoyés là par un Dieu impuissant... Et qui aimerait tant qu'on l'aide à renaître – et à se faire pleinement vivant – en notre cœur et dans nos bras... Et si nous n'étions que cela en vérité... Des exilés d'un royaume inaccessible (et mystérieux) soumis à la pugnace éternité de ses élans. Sommés en quelque sorte de le retrouver quoi qu'il nous en coûte...
Et si la poésie – et le silence – étaient la nourriture essentielle – et nécessaire à ce retour...
Et si le monde n'était qu'un temple ouvert – et offert – à la célébration. Et une aire d'amusement follement récréative où le jeu serait l'égal de la louange. Et où les prières ne seraient que des prémices...
Il y a chez les hommes une cicatrice qui ne peut s'effacer. Une vieille blessure – originelle sans doute – qui se ravive à chaque circonstance. Une incompréhension peut-être à être vivant... Et ce n'est que de cette faille, fouillée et creusée en tous sens, que naît – que peut naître – la réconciliation avec ce mystère...
L'art est – et sera toujours – le plus beau – et le plus vivant – de l'homme avant qu'il ne découvre le silence...
Le monde s'efface dans nos larmes. Et pourquoi donc en serions-nous attristés ?
C'est en nos failles – et en nos faiblesses – que se trouve la résolution de notre mystère. La gloire – et le succès –, eux, n'offrent qu'un contentement opaque et dérisoire – éminemment passager – qui prive les yeux – et le cœur – du salvateur élan de la fouille...
Petits et grands poètes – célèbres ou anonymes (et qu'importe...) sont nos frères de quête – et de célébration (plus rarement...) dont les œuvres nous accompagnent comme un cri dans le silence. Comme une tentative de délivrance... Un partage de solitude... Et un hébétement parfois avant d'être saisis par la grâce de l'être et du monde...
Que l'art tente de percer le mystère de notre présence, il n'y a à en douter... Mais qui sait que le silence y répond – et nous apaise ? Pourrait-on rêver pour l'artiste de plus beau succès que de se faire sage – et de réduire son œuvre à l'écho simple du silence...
Le livre (poétique), porte des secrets du monde. Et parfois clé de l'enchantement...
Une poésie de mots ? Oui, bien sûr, pourquoi pas... Mais une poésie de silence, quel ravissement... Et quel tremplin pour l'âme, assurée d'entrevoir – et d'effleurer – le ciel pendant le bref instant de la lecture (ou de l'écoute)... Et de le retrouver bien longtemps après, à chaque fois que nécessaire, si elle sait se montrer fidèle...
L'heure peut se faire glorieuse. Mais sans le ravissement de l'âme, la gloire n'est qu'une vile – et courte – satisfaction... Il faut le silence (tout entier) – et toute sa force et son ampleur – pour toucher – et vibrer – à la grâce de l'instant – et à sa profonde et consistante intensité – car nul ne peut ignorer que la joie et l'âme y sont plongées pour l'éternité...