Carnet n°114 Un peu de vie, un peu de monde, un peu de joie
Journal / 2017 / L'intégration à la présence
Au bout du chemin, une étoile. Au bout de l'étoile, un rêve. Au bout du rêve, un autre chemin. Et un rêve, peut-être, de chemin interminable...
N'être, peut-être, plus rien sinon une présence – et une main – sans visage... Un réconfort passager, providentiel sans doute, pour l'âme et la chair... La réponse à tous les silences – et aux mille questions – recroquevillées derrière... Être, peut-être, celui que l'on n'attendait plus mais que l'on espérait encore en secret... Comme une eau pour la soif. Un soleil sur la tristesse. Un acquiescement aux circonstances. Un Amour parmi les cris et l'espérance...
Nous n'écrivons qu'à celui qui nous connaît – et que nous ignorons. Qui gît – se cache peut-être – derrière chaque figure. Nous n'écrivons qu'à celui qui offre la beauté et le silence. Et ce n'est qu'à lui que s'adressent nos lignes, nos carnets, nos ouvrages. Toutes nos œuvres. Les autres peut-être parfois les lisent. Y jettent un regard. Un rapide coup d’œil. Mais ce ne sont des lecteurs. De vrais lecteurs. Imposteurs peut-être d'eux-mêmes... C'est à celui qu'ils ignorent et qui les connaît pourtant que nous écrivons. C'est à lui – et à lui seul – que sont destinées ces pages...
Un corps brisé. Un cœur brisé. Et une âme qui a perdu de sa superbe. Et sa prétention. Au sein desquels l'orgueil et les regrets (et les remords peut-être) n'ont plus cours. Plus de place. Et trop peu de temps pour s'y attarder... Au sein desquels la prière est vaine. Autant que l'espérance... Au sein desquels on ne peut plus croire. Au sein desquels on ne peut voir – et sentir et vibrer – que ce qui est là devant soi – et qui dure quelques instants – suffisamment encore pour nous blesser. Et briser un peu plus le corps, le cœur et l'âme qui ne s'en remettront probablement pas... Et de ces blessures, de ces fêlures et de cette urgence (née du manque de temps) naîtra peut-être, espérons-le, notre plus précieux face-à-face...
Un soleil, sans doute, viendra demain. Aussi beau que celui d'aujourd'hui – mais que nous espérons, bien sûr, moins prometteur...
L'espérance – y compris celle de la joie – n'a aucune place en notre cœur...
Il y a peut-être, au fond de l'âme, une blessure sacrée (et secrète) à laquelle il ne faut toucher. Pas même tenter de guérir – ou de nous en délivrer... C'est elle qui nous offre – et offre conjointement au monde – cette force d'aller vers le plus précieux – et d'en recouvrir les chemins sur lesquels nous rêvons de ne plus errer...
Nous ne briserons jamais l'essentiel. Nous nous déferons simplement du moins précieux dont l'usage pourtant nous fait croire qu'il importe... Mais nous n'avons, en vérité, pas plus besoin de lui que de nos souvenirs – et que de cette vieille peau d'autrefois qui nous donnait des airs juvéniles et une faim insatiable pour les visages, la chair et le monde... Des coquetteries d'adolescence, caduques à présent, au crépuscule des jours, avec l'approche imminente de la mort – de l'inéluctable face-à-face avec la vérité...
Nous pourrions dire encore et encore ce dont nous avons besoin, les malheurs du monde et de l'âme, notre insatiable faim et les petites joies des hommes. Nous pourrions dire encore et encore ce qui nous manque, ce qui nous blesse et nous fait, cruellement, défaut..., il y aura toujours un pas supplémentaire – le pas suivant – à réaliser... Et ce long voyage qui attend chacun pour que la parole mue – et se transforme en réalité. En expérience directement vécue – et indicible sans doute...
Mille fois dire, sourire et pleurer. Mille fois prévenir, secourir et aider. Mille fois se livrer à ce que nous croyons de plus utile, et le plus précieux encore nous échappera à moins que nous sachions nous effacer devant la nécessité de dire, de sourire et de pleurer – la nécessité de prévenir, de secourir et d'aider... De nous livrer au plus utile sans une once d'orgueil et le visage défait de toute exigence... Il n'y aurait alors, sans doute, de plus grande beauté – et de plus grande joie – à vivre...
Il n'y a de plus haute réjouissance que celle d'être nu... Mais non comme l'imaginent, sans doute, les esprits concupiscents...
La parole sait se faire plus libre, exploratrice et inventive que le désir. Son univers si immatériel le lui permet alors que le désir, bien qu'il puise, lui aussi, ses racines dans l'immatérialité, ne s'inscrit – et ne trouve son assouvissement – bien souvent, que dans (et auprès de) la chair et la matière. Dans le palpable le plus grossier et limitatif...
En ce monde, tant de trésors inutiles que l'on vénère, que l'on encadre, que l'on protège dans une vitrine ou un coffre-fort, que l'on étale avec orgueil et ostentation et de façon parfois si vulgaire et dispendieuse comme l'expression, ignorée bien sûr, du plus sacré : le silence et la nudité dont nous sommes, déjà tous, pourvus – et que nous dissimulons, sans le savoir, sous des couches de parures (de toutes sortes) censées nous embellir mais qui, en vérité, nous enlaidissent et recouvrent la beauté naturelle que nous portons au cœur – et au plus vif – de notre innocence...
Le corps sur la terre. Comme de la matière s'enfonçant en elle-même. Et le regard si haut, au dessus – bien au dessus – de la plus lointaine étoile. Et l'homme – l'esprit de l'homme – comme une distraction insensée...
Récits et bavardages. Ainsi se confia le monde pendant des millénaires. Radotant des histoires mille fois vécues et qui le seront mille fois encore au cours des prochains millénaires. Des histoires éternelles. Immuables en quelque sorte, agrémentées d'infinies variations – et auxquelles viennent se greffer d'infimes nouveautés... La même histoire depuis les origines, étrangement accélérée depuis la naissance de l'homme dont l'esprit, malgré ses peurs et son fort besoin de routine, ne peut souffrir trop de rengaines à la fois – et qui n'aime rien tant que la répétition des mêmes légendes et des mêmes mythes qui se montrent avec un visage – et des couleurs – apparemment inédits...
Le silence qui nous aura tant fait souffrir – et que l'on aura tant blâmé, saurons-nous, un jour, être joyeux en sa présence – si joyeux et reconnaissant que nous ne nous lasserons plus jamais de le célébrer...
Un jour, un homme. Le monde, un cirque. Et les mille spectacles. Les mille jeux des arènes. Et les mille yeux spectateurs. Et les mains joueuses et sanglantes. Et les mains haineuses et applaudissantes. Jusqu'à la fin des jours. Jusqu'à la fin de l'homme. Jusqu'à la fin du monde. Le même cirque toujours...
Après tant de silence, je ne sais (plus) quoi dire... L'été approche. Les mains – et la chair – moites de la chaude saison. La neige – et la solitude – fondues avec le retour des beaux jours.
Saurais-je résister aux foules et à la vulgarité des rires, des barbecues et des loisirs... Saurais-je rester fidèle à ces pas venteux, fragiles et solitaires, qui m'ont conduit en ce lieu paradisiaque et inespéré qui donne à mon désert des airs de refuge et des allures joyeuses – une aire de franche et pure beauté où seul le silence est célébré...
Une ombre, parfois, vient chatouiller la lumière pour lui demander d'éclairer plus fort, de resplendir plus loin et d'approfondir son cercle et sa présence... Il en va, et elle le sait, de l'avenir des ténèbres, des âmes obscures et du noir qui borde – et encercle – les cœurs. L'ombre – cette ombre – aimerait tant voir les larmes se transformer en rires. Et la tristesse se métamorphoser en joie... Il n'y a, sans doute, pour elle rien de plus important... Et à sa requête, la lumière répond. Annonce qu'elle viendra lorsque l'ombre aura suffisamment creusé, fouillé, aplani et dénudé le terrain où elle pourra venir (enfin) se poser...
Pourquoi se refuser au plus proche qui est là, présent mais invisible, pour partir là-bas, au loin, à la recherche de ce que nous ne trouverons qu'ici, lorsque les yeux auront vu leur propre visage – et cette folie et cette sagesse si belles, enfouies derrière, à peine dissimulés par l'orgueil, si vif, du front et des prunelles...
Peut-être arriverons-nous plus tard à la fête – à cette fête grandiose née du silence... Nous avons pour cela tous les jours – et tous les siècles. Et l'éternité sans doute. Le temps nécessaire – le temps qu'il (nous) faudra – pour que les souvenirs et les rêves – et l'espoir – nous laissent enfin tranquilles – et que l'espace, laissé vacant, ouvre nos yeux sur ce qui n'a jamais cessé de nous appeler – et d'attirer notre regard...
Où sont donc passées les étoiles ? Le ciel est vide à présent. Sans doute se sont-elles toutes plantées au fond des yeux... Et je les vois briller dans les rêves des hommes, si perclus de noir et de douleurs...
Jour et nuit ont disparu. Ne reste plus que ce rire dans l'infini – et la lumière – des lèvres qui se moquent bien des yeux et de la chair. Et sur lesquelles le silence s'étend pour couronner davantage, sans doute, le mariage insensé des couleurs. Et la transparence qui a envahi les heures...
Présence noire, hautaine dans le souvenir qui vire, à présent, à l'éclat. Pourquoi donc nos yeux n'ont-ils pas su voir ce qui était déjà là...
Plus de mot. Et plus de langage. Une parole retenue trop longtemps peut-être... Et le silence. Rien qu'un long et grand silence pour contempler le jour...
La vanité de nos désirs, de nos rêves et de nos œuvres. Vains tourbillons édifiés par tant d'efforts inutiles. Du vent qu'emportera le vent... Et le silence encore... Ce silence que nous cherchons depuis des lustres pour apaiser – et guérir – notre désarroi – notre absurde et infructueuse besogne – et qui est là, présent toujours, serviable entre tous... A portée de plume, à portée de main et de regard, si proche que nos yeux, inféodés à nos folles et futiles distractions, sans cesse s'en détournent...
Le malheur tient, en définitive, à peu de choses (à si peu de choses) : l'inattention et l'ignorance. Et qu'une vie entière pourtant ne suffit pas, bien souvent, à effacer... Il faut des siècles parfois pour s'en défaire. Et voir arriver progressivement, au fur et à mesure de leur effacement, la joie née de la présence, cette absence si évidente de nous-mêmes...
Quelques mots pour résister à l'oubli de l'oubli. Et qui s'effaceront, eux aussi, un jour... Bientôt. Avant même, peut-être, qu'ils ne soient lus – et qu'ils n'aient creusé la nécessité de l'homme...
Quand donc te montreras-tu, humble et étincelant, au bras de l'innocence ? Réussiras-tu préalablement à étrangler passionnément – et amoureusement – cette rage et ce désarroi nés de la fréquentation des hommes ? Le monde mérite ce non sacrifice – l'effacement des dialectes et des rêves. Ce que tu peux modestement lui offrir, poète...
Si joyeusement, et furieusement, métaphysique. Et si tristement humain... Le poète n'en revient pas de cet écartèlement. De ce poids démesuré du questionnement, de la fouille et de ses infimes et infinies découvertes sur son existence. Et de cette indigence à vivre parmi les hommes. Et de l'inversion totale des masses – et des mesures – pour les foules humaines...
Il y a, au fond de notre âme, une porte (invisible par les yeux) et un désert qu'il nous faut franchir pour accéder à notre vrai visage. Et à la joie. Afin d'aller sur les chemins du monde et parmi la solitude et la folle exubérance des hommes sans le moindre blâme ni le moindre chagrin. S'y trouve non l'espérance mais l'Amour – l'Amour brut qui ne souffre aucune exigence... Et une vie parfois, trop souvent, ne suffit à pénétrer les lieux – et à en percer les mystères. Des siècles sont nécessaires... Voilà peut-être pourquoi l'homme a inventé le temps...
Et si nous remontions les jours – et errions sur les chemins en quête du premier visage aimé, oublié par tant de siècles macabres*...
* Et parricides sans aucun doute...
N'être, peut-être, plus rien sinon une présence – et une main – sans visage... Un réconfort passager, providentiel sans doute, pour l'âme et la chair... La réponse à tous les silences – et aux mille questions – recroquevillées derrière... Être, peut-être, celui que l'on n'attendait plus mais que l'on espérait encore en secret... Comme une eau pour la soif. Un soleil sur la tristesse. Un acquiescement aux circonstances. Un Amour parmi les cris et l'espérance...
Nous vivons peut-être parce que sans la chair, l'être ne pourrait s'incarner – être si vivant et rayonner en ce monde. Et il nous faut, à présent, faire avec ses peines et ses moiteurs, ses morsures et ses blessures pour retrouver (non sans mal parfois) les délices de la plus parfaite nudité...
Jouissance, si souvent grossière et écœurante, du tout. Et joie, frugale et rayonnante (infiniment rayonnante), du rien... Voilà ce qui différencie, principalement, l'homme du sage dont les âmes ne s'abreuvent à la même source...
Plus que le soupir et l'espoir, le silence... Et la beauté, infatigable, des âmes sur leurs noirs chemins...
Nos débuts d’après-midi sont des instants de rencontre. L'écriture n'est qu'un prétexte à retrouver la présence – et à se glisser plus profondément en elle. Dans ce vide éclatant où les poètes, bien des poètes, sont accueillis – et où l'on prend le temps de les recevoir aussi pleinement qu'il nous est possible... Et leur langage se mêle au nôtre... Et cette union accouche d'une parole, plus digne dans le silence et le brouhaha du monde. Une parole à laquelle les hommes n'ont accès... Un temps de cloître et de méditation poétiques où ne sont invitées que l'innocence et la beauté...
Une écriture peut-être plus vivante que la vie... Moins dévastatrice que ses ombres et ses élans... Et aussi belle, espérons-le, que le silence et la face d'un Dieu sans pénitence...
Par dessus le jour, le ciel s'en est allé... Plus loin que la plus lointaine étoile. Et plus proche (de nous) que notre dernier souffle... Invisible encore. Intarissable toujours. Et si peu soucieux de nos grimaces et de nos simagrées... Et notre sourire comme un léger tressaillement dans le silence...
Abandonnons-nous au silence comme l'été ouvre – et fend – la robe légère du printemps. Avec une étrange et délicieuse volupté...
Que le gouffre ne nous effraye pas... Du noir, une nuit, les abysses, un océan d'étoiles derrière lesquels patientent les fleurs et la lumière. Et ce visage que nous avons oublié depuis si longtemps...
L'accueil est l'extension du silence. Et l'Amour celle de l'ultime sensibilité. Comme la caresse d'une main invisible. Le baiser d'une présence infiniment réconfortante... Ce qui manque, sans doute, le plus au monde. Et ce qu'il réclame pourtant dans son étrange folie et avec ses manières rustres et grossières – et son habitude de piétiner, et de fracasser parfois, sans même le savoir les âmes et les destins...
Serions-nous surpris si à notre mort, la vie, une nouvelle fois, se présentait pour nous faire tourner encore et encore parmi tous les destins. Dans cette ronde infernale – et éternelle – des heures et des visages. Dans un temps soumis aux peines et à la décrépitude avant la survenue, infiniment recommencée, de l'instant. L'éternité. La fin et le commencement de toutes les danses...
D'un poète mort, apparemment mort, depuis hier, depuis quelques années ou quelques siècles – et quand bien même plusieurs millénaires nous sépareraient – si nous savons accueillir sa parole – et lui faire la place et le silence nécessaires – et si elle sait toucher notre âme et faire vibrer ses cordes sensibles –, la rencontre le ressuscitera – et fera de lui le plus vivant que nous connaissons. Le visage le plus familier. Et une amitié – un compagnonnage – naîtront dans un lieu d'éternité... Et pour peu que nous soyons nous-mêmes un peu poète, un lien mystérieux se tissera entre nos lignes. Et nous continuerons à rendre hommage à – et vivante – cette parole que nos pages prolongeront...
Le sacré de la terre – et de nos pas qui la foulent. Le sacré du regard qui contemple le monde. Et le sacré du silence et de la parole qui les célèbrent...
Au bout du chemin, une étoile. Au bout de l'étoile, un rêve. Au bout du rêve, un autre chemin. Et un rêve, peut-être, de chemin interminable...
Un sourire peut-être pour la fin des rêves. L'impossible miracle qui donne aux yeux des hommes cette couleur si triste...
L'urgence du silence pour égayer et adoucir – rendre plus vivables – nos siècles si bruyants...
Une chaise, une fenêtre, un arbre. Au carrefour de tous les chemins. Et à la verticale de toutes les horizontalités, la voie du silence. Et au bout, la présence partout – sur les chaises, les fenêtres, les arbres et les chemins – au cœur de toutes les horizontalités...
Et au bord du sommeil, le silence aussi... Plus vif que dans les rêves. Mais moins leste qu'au réveil...
Hors du temps, le sommeil le plus souvent. Et parfois la rêverie. Mais nul pour savourer l'instant – cette éternité au dedans des heures...
En ruines et poussière tomberont nos édifices. Mais qui pourrait bien arrêter les mains bâtisseuses...
Ni vitrine ni revendication. Pas même un espoir de liberté. Des lignes et des pas. Quelques embrassades – et des accolades plus rarement... Le vent rageur des horizons et le silence comme manteau, abri, porte-voix et échafaud... La chair enguenillée et l'âme aussi nue qu'un ciel sans nuage. Que le bleu d'un ciel immense. Irréprochable...
Ni homme ni visage. Pas même une figure familière. Un inconnu. Anonyme, toujours, dans la foule. Ni mendiant ni seigneur. Un œil et un sourire, une larme parfois, une rage le plus souvent, un peu à l'écart, qui marche loin du peuple, des élites et des prosateurs dans les forêts et les collines avec les chevreuils et les renards. Et sans même un ciel où poser la tête... Sans même un rêve à creuser... Seul avec son désir de silence et le chant des oiseaux qui accompagne ses pas...
Se retirer plus loin en soi. Plus loin encore que là où naissent les amours... Au cœur d'un silence impartageable. Là où s'est réfugiée la plus haute solitude. Là où ne règnent plus que l'Amour et l'innocence...
Un matin comme tous les autres matins. Un jour comme tous les autres jours. Une vie comme toutes les autres vies. Une mort comme toutes les autres morts. Mais où étais-tu donc, homme ? Je n'ai pas vu ton visage... N'ai pas senti le souffle léger, imperceptible presque, de tes pas si pressés... Comme si tu avais relégué l'essentiel aux orties – comme un rebut d'un temps affairé, occupé à l'inessentiel... Comme si tes pantoufles et tes foulées barbares avaient remplacé le sauvage si nécessaire... Inutile à présent de te lamenter, homme... Que tu apprennes seulement à tes larmes à préparer les graines de la récolte prochaine pour que le naturel et le primordial te deviennent indispensables...
De cette fidélité au silence, que pourrait-il naître ? Un pas de danse esquissé au bord du ciel peut-être... Une révérence devant les fleurs, la pluie et les visages... Un baiser à l'éternel – sur le front de l'éternel... Et une caresse sur la chair, douce (si douce), de l'infini... Un perpétuel retour au silence... Que pourrait-il donc bien naître de cette fidélité au silence...
Ni plainte ni brame. Immergé dans l'incertain sans un regard – ni même un cri – pour le mépris et le désamour. L'exil et la réclusion nécessaires. Le retrait comme seule possibilité parmi ses congénères – ses chers contemporains, bipèdes mous et taciturnes qui s'enveloppent d'ivresse et de mensongères gaietés... Une solitude d'omission qui soustrait, un à un, les mensonges et les thuriféraires de l'illusion... Une solitude qui n'aime rien tant que le silence et la pluie, la simplicité des jours, la compagnie des arbres et des bêtes et la présence, invraisemblable, de la plus belle innocence...
Un silence, une présence, un espace. Et une danse qui fait naître des tourbillons. Un univers. De la matière, un souffle. Et bientôt une espèce et un peuple naissent. Des civilisations et des nations prospèrent et déclinent, remplacées par d'autres. Puis un peuple et une espèce s'éteignent, remplacés par d'autres... Et depuis l'origine – et jusqu'à la fin – de la chaîne, sans doute interminable, le silence qui attend, toujours, d'être retrouvé...
Mes paroles et mes lignes ne sont destinées aux hommes. Je ne m'adresse à eux mais à ce qui, en eux, peut comprendre mais n'est pas né encore...
De cette profonde intensité du silence, nous ne reviendrons pas... Ne nous en remettrons pas... Et n'en sortirons pas indemnes... Marqués par cette lumière brûlante, si brûlante, qui découdra sur la chair et les mots l'indélébilité des ombres...
On lit la poésie sans rien vouloir comprendre. Pour voir peut-être la lumière et goûter le silence au bout de l'incompréhension, cachés entre les lignes – entre les mots. On ne lit la poésie pour rien d'autre... Pour retrouver peut-être ce goût de soi éparpillé dans la vie et sur le visage des Autres... Et se laisser gagner – et submerger parfois – par la douceur et la puissance du silence et de la lumière que nos jours ont délaissés...
Plus légère que la peur et l'effroi – et même que notre destin qui ne pèse pas bien lourd déjà, l'innocence...
Courir jusqu'à l'aurore à en perdre souffle... au point de ne plus savoir où se trouvent le jour et la nuit que nous n'avons pourtant jamais quittés – et que nous ne quitterons jamais malgré la lumière présente déjà, cachée dans les replis (les plus secrets) de l'âme, – et que nos pas cherchent encore dans le noir...
L'avenir n'est pas demain. Ni après. Ni dans mille ans. Et pas davantage dans dix mille siècles ou des milliards de millénaires. L'avenir n'est pas... Il est un songe. Un rêve peut-être... Une soif absurde de nouveautés et de visages inconnus. L'espérance insensée d'une lumière et d'une réconciliation, inévitables...
Aux sons des tambours ancestraux et des rumeurs, enflammées par les bouches et les vents racoleurs, l'homme cherche le frugal baiser des rois, la magie des figures et la gloire et les honneurs des champs de bataille... Oublie la honte, les regrets et les malheurs causés par son bras funeste... Condamne la perte et le sacrifice. Et s'immole en place publique sur l'autel de la plus haute trahison : l'ignorance de son propre visage...
Au cœur (de l'homme), l'élan macabre qui initie les danses – toutes les danses – les joyeuses et les funestes. Toutes les tragédies. Et derrière, l'ultime désir : la joie et la liberté. La réconciliation du sauvage et du secret. Son état le plus naturel...
La vie. Ni réconfort ni exil. Un tremplin vers soi-même où chaque pas initie un retour vers le plus proche. Et le plus impérissable. Cette figure si négligemment oubliée... Ce réel perdu à force d'inattention...
Ni renoncement ni espérance. Un sursaut salvifique du néant vers la lumière. Du dérisoire vers l'essentiel. De soi vers l'effacement... Un retour sur soi – et vers soi – permanent... Comme une boucle sans fin, de la plus terrifiante absence à la plus fabuleuse présence, infiniment renouvelée...
Ni ampleur ni amplitude. Un infini. Une résonance perpétuelle...
Penser serait-ce avilir le silence ? Serait-ce trahir la vérité – et déchirer la beauté et l'innocence ?Sans doute serait-il préférable de moins écrire – et de parler moins encore... De rester à cheval entre deux instants... dans un temps éternel, posé dans les interstices des heures – là où ne peuvent se faufiler ni la pensée ni la raison – trop grosses, trop grasses, trop grossières... et ne rien faire sinon contempler et aimer ce qui arrive dans nos vies (si) minuscules, et souvent trop minutées, ligotées par hier et par demain – par tous ces jours, ces matins, ces soirs et ces nuits où il nous faut faire quelque chose... et penser à la suite et à autrefois, se projeter et se souvenir, pour se croire vivant alors que la vie – la vraie vie – est ailleurs... dans le silence, la beauté et l'innocence – dans la vérité d'être et d'aimer. Dans la simplicité d'un geste. La nécessité d'une parole pour dire l'innocence, la beauté, le silence et la joie, toute simple, de vivre et d'aimer – et se rappeler peut-être leur présence...
Rejoindre plutôt que franchir. Rejoindre plutôt que se protéger. Ne pas interrompre la continuité du vent, des voix et du silence. Ouvrir les fenêtres plutôt qu'édifier des murs, des clôtures et des barricades... S'émerveiller du simple des jours – du plus simple de nos jours et du peu d'événements – bien suffisants déjà pour emplir un cœur – et une vie entière... Ne pas renoncer à l'Amour pour des lèvres et des corps passagers, éminemment futiles, envahissants parfois et toujours encombrants... Ne pas rompre le silence dans la nuit qui nous entoure. Ne pas jurer ni s'impatienter de voir la prochaine aurore, et le soleil, à nouveau, briller... Ne pas corrompre les étoiles et l'ultime des rêves où l'or ne trouve aucun refuge... Recevoir ce qui nous est donné... Ce qui vient – et ce qui nous échoit : des bruits, des mains et des visages, le rire, la joie, quelques malheurs et quelques larmes parfois... Et embrasser tendrement le monde aussi précieux que le visage de Dieu... les deux faces de cette figure que nous sommes...
Ce désir toujours du plus infini... et l'attente de cette éternité qui ne vient pas... Voilà peut-être pourquoi courent, et pleurent, encore les hommes. Jamais rassasiés. Toujours affamés...
Plus souverain que le monde, le silence... Ce ne sont ni les rois ni les peuples qui offrent les plus belles conquêtes... Ce ne sont les penseurs, ni même les poètes, qui offrent les plus belles paroles... Il n'y a qu'à se pencher devant soi, la tête légèrement inclinée, avec le cœur par dessus, pour s'émerveiller du monde et du silence... C'est ce qu'il y a de plus silencieux en nous qui donne à ce que nous regardons – et à ce que nous touchons – des allures de reine et des airs de fortune... Et les plus petits riens comme les plus admirables figures et les plus magistrales circonstances en sont parés d'une égale façon...
Des êtres de rêves et de chair. Des âmes un peu perdues, déboussolées peut-être... qui errent sur les chemins en quête de mille choses. Et ces acquisitions, elles le savent bien, ne freineront jamais leurs errances... Et elles continueront à s'y livrer inlassablement. Eternellement peut-être... Edifiant ainsi, par leur nombre – et leurs envies colossales, une ronde... une danse perpétuelle qui donne au monde sa texture et sa couleur... Comme un songe de rêves et de chair composé d'âmes un peu perdues qui ignorent qu'elles sont le fruit du rêve et de la chair... Et qui montrent bien peu d'empressement à rejoindre l'abîme où elles sont nées – cette lumière et ce silence qui les ont fait naître...
L'âge d'or, si ancien déjà, est né, bien sûr, avant ces siècles de soufre et de plomb. Et sans doute s'en sont-ils nourris – et quelque peu inspirés – pour que l'âcre et le noir – l'insupportable et l'étouffement ne recouvrent complètement les visages et les territoires... Et que la terre demeure suffisamment vivable pour que son peuple puisse encore espérer le revoir un jour...
Ah ! L'odieuse, et interminable, saison de la faim, de la terreur et de l'espérance...
Un rêve hardi de lumière dans le soir pesant – et sur les horizons sombres et poisseux où se déverse continuellement la substance de l'homme : sueur, sang, larmes, sperme, urine qui donnent à la terre sa puanteur – et sa malédiction peut-être...
Une lueur en nous, pourtant, ne s'éteindra jamais...
Ami des grottes et des libertés en cage, tueur, complice et comploteur, comment l'homme pourrait-il entendre les cris de la terre et réconforter les visages en quête de plus tendres rivages...
Ce monde atroce que le temps féconde. Où les corps s'entassent. Et qu'inondent les larmes... Mais nulle autre terre pour l'homme. Seules ces vallées sauvages où fleurissent le labeur et la guerre – où coulent la sueur et le sang – comme une contrée de misère, un champ de bataille et un tombeau permanents...
Un désert de bruits et de mensonges. Peut-être, après tout, n'est-ce que cela le monde...
La vie (pourtant) est plus puissante que la mort. Et plus tenace. Et plus atroce aussi peut-être... On s'y couche à la fois plus fragile et plus vaillant... On s'y étreint, s'y promène et s'y éteint avec l'espérance vissée au cœur... comme une malédiction... une volonté de braver la mort, de nous en défaire et d'émerger de ses linceuls trop blancs et trop étroits pour notre destin et notre envergure afin de retrouver l'innocence, les rires et l'insouciance de l'âge d'or, cet éden oublié – et saccagé par les siècles qui voudraient nous faire croire en l'éternité, à la beauté sans cesse renouvelée des saisons et des visages malgré les malheurs, les massacres et la terreur...
Ainsi perdurent l'illusion et l'espérance des hommes...
La poésie est une voix infime parmi les bruits de la terre pour nous amener (nous ramener sans doute...) au silence. Nous rappeler une fois de plus que la gloire de l'homme ne se trouve ni dans les honneurs ni dans les médailles (et moins encore dans les titres et les propriétés...). Que le plus précieux est toujours à portée de regard... Et que nous n'avons besoin (pour le rendre accessible et familier) que d'innocence et de simplicité – ce que les hommes (avec leur affreux vocabulaire) appellent fragilité, naïveté et pauvreté. Ainsi seulement saurons-nous retrouver cet éden, cet espace oublié, abandonné à la puissance, à la domination et à l'autorité des mensonges...
Il faudrait moins écrire – et parler moins encore... Être et aimer suffiraient sans doute... Mais comment se réduire au silence... Il faudrait comprendre toute son amplitude, sa justesse et sa générosité pour s'y abandonner avec confiance. Sans la moindre résistance. La main, le geste et la parole deviendraient alors utiles – et si secourables. Enfin essentiels en quelque sorte...
La vie, le monde et la parole sont des éclats. Des fragments incontestables d'un corps plus vaste – d'un plus grand qu'eux-mêmes. Et des bouts – des morceaux de lumière – d'un silence qui ne se suffit pas... et qui, pour mieux se retrouver – et se célébrer peut-être – semble avoir besoin de se morceler en bruits, en peurs, en désirs, en espoirs...
La vie, le monde, la parole ne sont que cela. Une possibilité de se retrouver – et de se réconcilier sans doute...
Et une traversée, longue parfois – éprouvante souvent – douloureuse toujours – de la vie, du monde et de la parole est proposée à l'homme. Et aux vivants. Comme une invitation à un retour possible. A un retour inévitable...
Un silence, une parole, un silence. Comme une nécessaire respiration... pour rendre vivant ce qui doit l'être : l'homme, le poète et le poème. L'essentiel du monde pour que soit préservé le plus précieux ; les rivières, les arbres et les bêtes. L'herbe, le chant des oiseaux, le bruit de l'eau qui court, la beauté des océans, des nuages et des visages, le rire des enfants, le soleil et les soirs d'été, la pluie et le vent... Toutes les merveilles de la terre. Les saisons. Et le ciel irréprochable...
Un peu de vie, un peu de monde, un peu de joie. Un peu de tout cela...
Au seuil de l'invisible, le monde (enfin) lumineux. La terre – et ses instincts si noirs – comme un joyau. Le reflet de la conscience. Le seul jamais que verra l'homme peut-être...
Ni crainte ni effroi. Une longue hébétude scellée par l'incompréhension et l'étonnement face à notre mystère irrésolu...
Les grands chemins par la fenêtre. Et la petite voix des songes comme boussole à chaque carrefour. Et le silence, toujours inentendu, qui invite à s'asseoir auprès des arbres. Et à attendre l'improbable fin des siècles... A demeurer auprès des étoiles et des chiens. Et à écouter le chant des rivières et le murmure des foules au loin qui jamais n’achèveront leur besogne... Impassible face à la fureur des rêves et à la violence (guerrière) des pas et des mains. Au plus proche de l'innocence et de la beauté pour ne jamais oublier l’œuvre – et la possibilité – de la lumière...
Les hommes. Telles des ronces mouvantes et sonores dont la parole et les gestes indigents enlacent – étranglent et lacèrent – la chair trop tendre et fragile de l'âme, inapte à la survie en ce monde où l'enserrement et le piquant font loi...
Ni cri ni murmure. Une parole et le silence. Ni saisie ni enlacement, un geste lent et accueillant. Ni furie ni indifférence, une présence qui réconforte notre besoin, si déchirant, d'Amour...
Rien jamais ne montera de la terre. Et rien jamais ne descendra du ciel. Mais un regard pourrait les unir – et leur offrir sa présence – son Amour – pour libérer leur puissance et décupler leurs élans... Ainsi la nuit pourra s'effacer. Et le jour pourra naître... Et les âmes tendres enfin se réunir en un seul visage apaisé et reconnaissant...
L'usage de la vérité ? Laissons donc cela à l'infini et au silence. Sachons simplement nous en faire l'hôte – l'humble dépositaire – et le fidèle laquais. Quant au reste, tâchons sagement de rester des hommes honnêtes et soucieux de ses lois...
Ni blessure ni couperet. L'éternelle innocence pour libérer le plus faible – et le plus précieux – des malheurs et du sang. Et du joug de la puissance et des plaintes. De l'odieux déferlement du pouvoir sur les sans-voix et le silence... Pour se réunir, tous ensemble, sous la férule de la plus délicate et parfaite virginité... Ainsi seulement pourront naître la joie et la liberté. La réalisation de cet Amour que nous avons cru impossible...
Ni colère ni tempête. Un silence olympien. Ni fièvre ni désert. Une accalmie sereine – et juste – face aux marées et aux déferlantes des peurs et des cris. Ni refuge ni échappatoire. Une aire infinie où les âmes et les visages (enfin) peuvent se réconcilier... Ce que nous réclamons depuis des siècles. Depuis le premier jour. Depuis le premier enfantement. Depuis la naissance du premier visage...
Ni bruit ni stupeur. Le plus beau – et le plus profond – du silence. Comme un écho apprivoisé où ne résonnerait que le plus familier – ce visage si longtemps oublié. Comme un présent pour clore des siècles de terreur...
Encore un peu de gris – et un peu de noir parfois – comme pour souligner la couleur. Et honorer la lumière... Et le monde sous sa coupe. Comme une fin jamais achevée. Comme un recommencement à renouveler toujours...
Un Amour. Comme le vertige d'une naissance... Comme une épave – un fantôme – sur le sable et le blanc imparfait des galets sur la grève... Comme une nuit de hasard juchée sur la plus belle étoile... Comme un vent qui emporterait tout – et nous laisserait l'essentiel – et le miracle, peut-être, d'être vivant...