Carnet n°202 Notes de la route
Qu’un regard à travers le moins nécessaire…
Des pierres et des souliers le long de la rivière. Chemin qui serpente. Et l’âme docile qui suit…
Des arbres – des noms – des villages…
Tout s’offre sans que rien ne soit saisi. Aussitôt passé – aussitôt oublié…
Partout – les mêmes choses – les mêmes bruits – les mêmes visages. Tapage et affairement paisibles ou effervescents. Ce qui est fui dans l’instant…
La colonisation monstrueuse – dévastatrice – de l’homme…
Décrire le monde est inutile – chacun sait – imagine savoir – ce qu’est le monde – sa manière de s’y tenir – et de s’en servir…
Le monde non tel qu’il est mais tel qu’on le voit – et, peut-être aussi, tel que l’on aimerait qu’il soit…
Roulotte motorisée (notre nouvel habitat permanent depuis quelques mois) qui sillonne les territoires humains, naturels et sauvages. Pas d’itinéraire – pas de destination – pas de domicile – ni de camp de base. Nomadisme total…
Au gré de ce qui pousse et de ce qui invite…
Au gré du besoin de solitude et de silence… Très peu de villes…
Mode de vie né d’une rupture et d’une nécessité d’habiter le monde à moindre frais…
Sans métier – écrire est-ce un métier ? – sans famille – sans attache – sans la moindre responsabilité professionnelle ou sociale. Pas le moindre ami. Deux chiens – Bhag et Shin – Bhagawan et Shin’ya – deux corniauds trouvés sur la route – il y a longtemps – 8 ans et 11 ans – déjà vieux (et Shin presque dans le grand âge)…
Nous ne fréquentons personne. Nous vivons à l’écart – en retrait – entre contingences quotidiennes, écriture, route, repos, ravitaillement et balades – presque un art de vivre – une manière d’exister…
Existence frugale et minimaliste. Vie vagabonde et solitaire – sans étiquette – sans marque ostensible d’appartenance – nous n’appartenons à rien (excepté à la vie, bien sûr)…
Nous cheminons (presque) au hasard – et ne sommes attendus nulle part. Nous allons – simplement – ici et là. Nous ne restons jamais plus deux jours au même endroit…
Les souliers et le bâton – les fleurs et les étoiles – là où la solitude est possible. Ce qu’il faut de sauvagerie et d’envergure. De la roche et des arbres. Et des clairières pour s’allonger…
Aucun inventaire du réel – ce qui est sous les yeux – ce qui offre la joie ou ce qui aiguise la sensibilité de l’âme…
Du linge qui pend à l’intérieur. Un espace à vivre. Un lieu où se retrouver – où se rencontrer. Un moyen de se déplacer. 5 mètres 50 sur 2 mètres 30 – quatre roues – un lit – des banquettes – des livres – une cuisine – une table – une salle d’eau – des toilettes (sèches) – de quoi manger – de quoi travailler – de quoi se laver – tout est là – le juste nécessaire pour vivre et voyager…
Des lieux qui se succèdent – parfois plusieurs dans la journée – pour trouver, selon la saison, de l’ombre – de la lumière – pour être tranquille – pour écrire – pour arpenter à pied les chemins alentour – pour se ravitailler (en eau – en nourriture – en carburant) – pour passer la nuit…
Rarement des lieux touristiques – des lieux à visiter – jamais (ou alors par mégarde – par ignorance). Plutôt des lieux quelconques – sans attrait – sans intérêt ni pour les touristes, ni pour les autochtones. Des lieux déserts – et sauvages si possible ; de petits chemins forestiers – de petites routes étroites – des berges infréquentées – des collines insignifiantes…
Chaque jour – tout change – rien ne change. Le décor défile – une succession d’images – ça se déroule ; du vert – du bleu – du gris – du vert – du bleu – du gris – en proportions variables – aperçus depuis le siège où l’on conduit – depuis le siège où l’on écrit – depuis le chemin que l’on arpente à pied…
Pas d’échange – pas de parole – parfois, quelques mots – triviaux – sans intérêt. Quelques croisements – presque jamais de rencontre – et moins encore d’intimité partagée ; un rapide aperçu des représentations, des idées et de la perspective de l’Autre – dans le meilleur des cas…
L’été – saison des entassements et des emmerdements – la période de toutes les migrations de masse…
Des mouches et des hommes – bruyants – envahissants – agaçants – insupportables…
Rien ne se lit sur les visages excepté le désœuvrement et la frivolité – cette forme d’insouciance qui ne dissimule qu’un grand vide – pas même honteux – pas même coupable – mais très loin, tout de même, de la gaieté apparente…
Il y a des instincts difficilement supportables…
La solitude et le silence sont des nécessités exigeantes – incompatibles, bien sûr, avec la fréquentation (même lointaine) du monde…
Les hommes – une proximité trop bruyante – trop pénible – trop prévisible…
Préférence marquée pour la nuit – la pluie – tout ce qui condamne les hommes à rester chez eux – à laisser l’espace libre – vaquant – à laisser les forêts et les chemins à la vie sauvage et à quelques solitaires endurcis…
La campagne – si répandue – est sans charme. La main de l’homme y est trop présente – trop lourde – trop invasive. Exploitation – rationalisation – uniformisation. La misère animale est généralisée – une abomination. Tout est sous le joug humain – et voué à l’usage de l’homme. L’horreur de la campagne où les plantes et les bêtes ne sont que des matières – des produits pré-manufacturés…
Aujourd’hui – même les forêts sont industrielles…
On aurait envie de libérer les destins asservis – d’ouvrir les cages – d’abattre les clôtures – de laisser la nature réinvestir les lieux…
Où que l’on aille – l’homme me paraît odieux – infréquentable. Partout – notre sensibilité est éprouvée (et, souvent, au plus haut degré) – l’usage utilitariste et irrespectueux est la norme – la règle commune. Rien de choquant – pourtant – aux yeux du monde…
Où que notre tête se tourne – des larmes coulent sur nos joues et un cri – au fond de notre poitrine – voudrait hurler – et une main voudrait tendre aux hommes un miroir pour leur montrer leur atrocité…
Mais il n’y a personne autour de moi – et si d’aventure quelques visages m’entouraient, nul ne m’écouterait – et tous seraient même surpris – désappointés – voire outrés par mon indignation et ma révolte – et moqueurs devant mon incapacité à accepter la belle réalité du monde humain…
Le monde sans visage qui défile…
Tout d’un seul tenant – le long de la route…
Longue chaîne de maillons indistincts – identiques…
Ça bouge – ça respire – ça parle – ça rit – ça crie. Ça ressemble tantôt à ceci, tantôt à cela. Ça a l’air d’exister mais, au fond, tout le monde s’en fiche. Ça n’a aucune importance. C’est là – simplement – et il convient – seulement – de composer avec – et pas davantage…
Des lieux magnifiques – parfois – mais presque toujours enlaidis par la présence humaine – d’autant plus massive que l’endroit est réputé spectaculaire…
L’homme est une espèce envahissante – dévastatrice – enlaidissante… Où qu’il passe, il ne laisse derrière lui que la désolation…
Ça veut être là où il faut être – ça veut ce que tout le monde veut – ça ne comprend rien mais ça croit savoir. Ça veut voir – et avoir – ce qu’il y a de plus beau – de plus grand – de meilleur…
Ça n’est rien qu’une infime petite chose chargée de mille exigences – ça tient debout par la volonté des Dieux – et ça s’imagine libre – intelligent – autonome…
Là où les autres voient matière à réjouissance, je ne vois que tristesse et désespérance…
Une manière de se tenir à l’écart pour ne pas finir fou ou écrasé – étouffé par la bêtise et la foule – par ces mille visages qui aiment se fréquenter – se concentrer – s’entasser les uns sur les autres – comme une masse sans visage ni cervelle…
L’impossible proximité avec le monde ; trop de bruits, de grossièreté et d’irrespect…
Une insouciance qui confine à l’inconscience. Une sorte d’inconsistance congénitale…
Rien que des occupations et des manies pour combler le désœuvrement…
Et malgré les rires et la gaieté apparente, on entend les cris et les larmes derrière les visages – comme de petits enfants qui auraient revêtu maladroitement le masque si mensonger des adultes…
Chacun – comme un rocher dévalant – simplement – sa pente…
On voit – partout – des groupes – et l’on sent aussitôt leur manière de tromper la solitude – d’occuper le temps – de fuir obstinément (presque avec acharnement) leur face-à-face…
L’entre-soi plutôt que le tête-à-tête – le jeu et la distraction plutôt que l’épreuve, la fouille et l’étreinte lucides et solitaires…
Des armées d’ombres – ainsi – que l’on croise chaque jour – malgré nous – à nos dépens…
Il y a toujours cette chimère du groupe – de l’affiliation – du sentiment d’appartenance. Si l’on est – un tant soit peu – lucide – on ne peut y succomber…
Manière seulement de s’illusionner – de s’imaginer vivant – plutôt que de sentir ce vide en soi qui semble, aux yeux des hommes, si insupportable – si insensé…
Le besoin de confort (psychique) – ce qui dirige le cerveau et le monde – tout est mû par cette nécessité impérative et absolue…
L’inconscience et la puérilité – presque incurables – du monde…
La solitude semble triste – elle est gaie ; la foule semble gaie – elle est triste…
En ce monde – ce que nous percevons s’oppose – presque toujours – à ce que l’on nous présente communément. Représentations collectives versus réalité. Mensonges collectifs nés de tous les mensonges individuels pour se persuader – individuellement et collectivement – de mener une existence juste et parfaite. Système voué à la validation de toutes les illusions – de toutes les histoires que l’on se raconte sur soi – le monde – les Autres…
Ainsi les hommes peuvent continuer à dormir tranquille ; rien ne saurait les sortir de leur sommeil…
Comme un exil permanent – ni enracinement, ni déracinement – partout étranger…
Partout l’humain – et (presque) la même manière de vivre – la même perspective – la même perception du monde…
Encerclé par le pathétique et la tragédie…
Nulle part – un lieu béni où la sensibilité et la tendresse seraient les lois communes – les valeurs centrales des usages quotidiens…
Ai parfois le sentiment (fallacieux) d’être un moine-ermite sans robe, ni monastère – sans le moindre signe distinctif – contraint de sillonner le monde – les déserts – les lieux sauvages et retirés – mais aussi (malheureusement) la foule humaine – de manière totalement anonyme – avec le même visage que les autres – mais presque sans aucun de leurs attributs… Ce que l’on appelait autrefois un gyrovague…
Mais rien – sans doute – n’est plus faux. Je suis seulement un apatride – un sans communauté – un exilé solitaire – un sans frère humain…
Partout – cette manière de se servir – de tirer profit – d’exploiter – d’utiliser à ses propres fins…
Très peu d’accueil – d’ouverture – de sensibilité…
Des bêtes instinctives. Et presque rien d’autre. Si – la ruse séductrice en plus. Rien qui ne ressemble – ni de près, ni de loin – à une fraternité d’âme*…
* Mon individualité est encore trop ambitieuse (et idéaliste) en matière existentielle et relationnelle. Elle voudrait, à chaque instant, des rencontres profondes et fraternelles. Et comme elle n’en fait que très rarement l’expérience, elle préfère demeurer seule. Quelque chose, je le sais, doit d’abord être vécu entre soi (en tant que présence impersonnelle) et sa propre individualité pour que celle-ci perde une grande part de ses exigences à l’égard de l’Autre… Mais en dépit de ces expériences d’impersonnalité, mon individualité rechigne à revoir à la baisse ses ambitions…
Figé dans cette posture de l’acquis et de la certitude – de l’habitude et des représentations – qui ont fini par édifier de hauts murs d’enceinte – à la fois rempart et prison – périmètre circonscrit et imperméable où rien ne peut passer sans le consentement timide de l’âme ou le besoin passager d’un désenclavement de la vie quotidienne…
Et lorsque l’autorisation est accordée – elle ne laisse presque aucune marge de liberté ; effleurement et cohabitation provisoire et superficielle – rien ne peut véritablement pénétrer – ni en surface, ni en profondeur – ni d’un côté, ni de l’autre. Simple promenade oxygénante sur son chemin de ronde – sur ses murailles. Salutations et simple bavardage entre voisins d’un instant…
Trivial et pathétique – autant que ma naïveté d’idéaliste qui n’aimerait vivre que des rencontres fortes et déterminantes sur le plan humain – existentiel – métaphysique – spirituel…
Chacun enferré dans une solitude impénétrable…
Le moment silencieux – il y a, à tout instant du jour, une trappe magique que l’esprit peut ouvrir – et par laquelle il lui est possible de tout jeter…
Vide et légèreté – les clés des retrouvailles avec notre (véritable) nature…
Un jour – le monde – au loin – les pas – le désert – et la mesure du temps que la mort voudrait sceller…
Rien de central – ni de fondamental – chez l’homme (ordinaire). Rien de profond sinon, peut-être, le rêve. Partout – le règne (et la loi) des périphéries – l’effleurement – comme mode d’existence et manière de vivre…
Le jeu superficiel des peaux et des masques. Et les danses chaotiques sous le joug (puissant et dictatorial) de la psyché…
Des milliards de visages – comme une montagne de chair horizontale – comme une longue chaîne de peau, de faim et d’excréments que l’on voit vivre – que l’on entend brailler – sur toute la surface du globe…
Des mains qui se tiennent non pour se soutenir – non par amitié – mais pour ne pas tomber – ne pas être éjecté hors de la ronde…
Des siècles de tentatives – entre grandeur et décadence – ce vieux rêve de l’homme de réunir l’esprit et la matière – aujourd’hui (quasiment) disparu…
L’époque n’est plus à la réflexion, ni à la quête – elle est (presque) entièrement dévolue à la distraction, à la fuite de l’inconfort et à la jouissance immédiate. La très grande majorité des élans s’inscrivent dans cette perspective…
D’autres jeux que ceux du monde – plus souterrains – plus invisibles – plus puissants. Ceux auxquels jouent les Dieux, les souffles et les forces en présence – multiples…
Quelques incidents, de temps à autre, dans la torpeur indifférente qui préside à la trivialité des mouvements mécaniques et quotidiens. Variations infimes dans les élans qui oscillent entre la nécessité contingente et le remplissage (paresseux ou frénétique) de l’existence et de l’esprit – la tentative de vivre mieux et de combler autant que possible ce vide – ce temps à occuper… Bref – l’indigence ordinaire de l’homme…
Eloignement des références et des accointances humaines…
Au fil des jours – du voyage – se restreint drastiquement notre fréquentation du genre humain…
Comme une âme – au milieu – et loin – de la foule – anonyme – de plus en plus invisible…
Chimères et fantômes continuent, pourtant, de nous hanter – un peu ; ceux que nous avons aimés – ceux qui nous ont quittés – ce qui semblait si vrai – si réel – tout cela a été balayé par vagues successives. Et ce qui s’acharne à demeurer s’agrippe avec force – comme, peut-être, les derniers souvenirs qui prouvent que nous avons été humain…
Et pour s’en défaire – il faudrait cureter tous les replis de toutes les parois – dans une exérèse longue et douloureuse ou avoir recours – préférablement – au scalpel puissant de l’esprit pour ôter avec aisance – et d’un seul geste – ces protubérances – ces excroissances de chair et d’images…
Des jours comme des arbres – hauts et discrets – anonymes au milieu de leurs congénères – œuvrant en silence – et avec assiduité…
Affilié – seulement – au silence et au vide – aux sources premières – et invisibles – du monde. Seul point d’ancrage – en vérité – pour ne pas errer indéfiniment dans l’espace et le temps…
Pas de visage – ni d’épaule – amis. Pas de témoin – ni de compromis. L’authenticité de la solitude et du face-à-face permanent…
Sans autre chaîne que celles que l’on porte en soi. Sans autre garant que celui qui veille en nous…
Existence quasi anomique – où seuls les circonstances et les penchants de l’âme – et ses inclinations provisoires – fixent le cadre éphémère du geste à accomplir…
Aucun échange, ni aucune parole prononcée – excepté sur nos pages et avec nos visages à l’intérieur – ces parts de soi qui nécessitent et réclament (à juste titre) notre présence – notre attention – notre écoute – notre tendresse – et notre aptitude à ne jamais nous laisser envahir par ce qui est inutile…
Parfois – la magie d’un lieu – quelque chose de l’ordre du rayonnement ; parfois l’espace – parfois la topographie – parfois l’agencement architectural – parfois (trop rarement) l’harmonieux mariage entre la nature et la main de l’homme – parfois le champ d’énergie entre les formes – parfois l’harmonie des couleurs – mille choses différentes qui peuvent frapper l’œil – et pénétrer l’innocence du regard ; l’âme alors devient sensible à ce qui est là – à ce qui s’expose – à ce qui s’offre…
De l’énergie métamorphosée en joie et en silence – une sorte d’alchimie intérieure…
Le jour à l’orée du monde. Comme une manière d’être présent au milieu des ombres. Un chemin au-dedans de la prière…
Partout la beauté souveraine – l’ouverture du cœur. Tout ce qui favorise l’humilité naturelle de l’âme…
Un bout de ciel – un toit d’église – des murs de pierre – des chemins – des forêts et des prés – le début d’une aventure ; la poursuite d’une errance qui s’affine – qui se précise…
Pas assez vide, parfois, pour se laisser toucher et s’émerveiller…
Accueillir aussi cette inaptitude – ce manque de grâce. En cela – déjà – nous participons à l’accueil – au grand accueil – à l’émergence et au règne du lieu – en nous – capable de recevoir (et de vivre) tous les états…
La route finit toujours par devenir voyage – aussi sûrement que les jours (successifs) finissent par faire une vie…
Chemin vers soi – toujours – quel que soit l’itinéraire…
Beauté – toujours – malgré la laideur. Lumière – toujours – malgré la nuit. Amour – toujours – malgré la violence. Quelque chose d’inespéré dans le malheur…
Rien qui ne puisse nous attrister malgré le sentiment (parfois) d’une malédiction tenace…
D’un lieu à l’autre – avec le ciel pour seul témoin…
Adepte – presque exclusivement – de ce dont le mental n’a besoin – de ce qu’il exècre même – tant cela le condamnerait à l’inconfort – à l’inutilité – puis, à la disparition si cette manière de vivre advenait de façon permanente…
Le sol – le ciel – la pensée de plus en plus aride…
La solitude de plus en plus vive et nécessaire…
La marginalité qui se radicalise…
L’intransigeance accrue à l’égard de ce qui ne montre ni respect, ni sensibilité, ni effacement…
De moins en moins à dire et à partager…
Une solitude tournée vers elle-même – et vers ce que porte le fond de l’individualité. L’intériorité comme exigence et critère central. La presque disparition du monde – et l’évitement de ses traits les plus vulgaires et de ses excès les plus communs…
Il faudrait inventer un pays de solitaires sensibles – ou créer, en ce monde, des zones interdites aux couples – aux familles – aux foules – aux masses. Des lieux de marginalité libertaire où les groupes et les trop-normaux seraient refoulés…
Chaque jour – des souliers en attente – et le choix d’une sente nouvelle…
Partout où s’établissent les hommes règnent le plus commun – le plus laid – le plus sordide…
Le royaume de l’indigence et de la bêtise…
Ce qui nous pousse sur tous les chemins où la solitude est (encore) possible…
Il faudrait une autre terre pour les hommes qui ne se sentent plus humains – ou qui aspirent à devenir réellement humains…
Il faudrait créer des régions nouvelles – ou réserver des zones aux âmes humbles, sensibles et silencieuses – comme des îlots bénéfiques et salvateurs en ces trop nombreuses contrées où ne règnent que l’indifférence, le tapage et la prétention…
J’attends l’hiver avec une (très) vive impatience – son climat, son silence et sa solitude ; toutes les conditions (enfin) réunies pour que les hommes restent chez eux* – et abandonnent le monde à ce qui n’est pas humain…
* excepté les chasseurs malheureusement – la pire, peut-être, des engeances humaines…
L’impromptu à chaque virage – souvent plus délétère que réjouissant…
Ce à quoi l’on est condamné : la proximité du monde – présence et bruits insupportables…
Et tout ce bleu dont personne ne sait que faire…
Ce souci permanent d’échapper à toute présence humaine – comme ces bêtes sauvages qui ne vivent – et ne respirent – qu’en l’absence des hommes…
Moins homme que bête – mais plus ange qu’humain…
Parfois le dédale se densifie – les murs s’épaississent – se rehaussent. Le ciel descend – s’opacifie. Le labyrinthe prend des allures insupportables de détention. Tout devient irrespirable ; on étouffe – littéralement…
Il n’y a plus que des murs – pas la moindre fenêtre – pas la moindre ouverture. Rien que des ombres qui glissent dans le noir – dans cette atmosphère poisseuse – accablante – de fin du monde. Comme si un couvercle se refermait sur nos vies devenues, peu à peu, des cercueils – et nous au-dedans avec de moins en moins d’air…
Le plus insupportable – en voyage – dans l’existence – et qui peut, parfois (rarement, il est vrai), se transformer en joie – en grâce – lorsque l’âme et l’esprit sont vides et attentifs – serviables et patients – inoccupés ; être sans cesse soumis à la volonté des Autres – tous ces autres qui se succèdent à côté de nous – et qui enchaînent les activités – avec leurs bruits, leurs mouvements, leurs bavardages – vivant comme s’ils étaient seuls au monde – comme s’il n’y avait pas d’autres…
Présence polluante – délétère – mortifère – qui engendre l’exaspération et la colère – et qui confine soit à l’agressivité – à la frontalité – au rééquilibrage des forces – soit à la fuite et à la quête d’un lieu plus isolé – moins peuplé – désert si possible – oui, désert (par pitié)…
Je crois que je fuis les hommes avec autant de ténacité que la plupart aiment se rassembler – se réunir – s’agglutiner – s’entasser les uns sur les autres…
Pas à pas – comme tout ce qui est né. D’ici à un peu plus loin – de la même manière que nous sommes arrivés depuis l’origine jusqu’ici…
Des milliards de fois vécus comme des milliards d’autres…
A vivre sans vraiment savoir – sans vraiment comprendre – sans même vraiment y penser…
Petite chose écrasée par l’ignorance – les instincts – les conditionnements – vouée – seulement – à tourner en rond dans son coin – sur son petit lopin de terre – dans le cercle minuscule de son existence…
Nous allons comme ces arbres qui poussent – en élément infime – dans l’immense mécanique du monde…
Mais rien de ce que nous faisons – de ce que nous semblons faire à l’extérieur – ne compte vraiment – c’est ce qui s’éprouve – ce qui se vit au-dedans – qui détermine la véritable valeur du voyage apparent…
L’envergure et la liberté n’existent qu’à l’intérieur. Ce qui se voit n’est que limitation – nécessités – conditionnements – rien qui ne puisse être évité – rien qui ne mérite que l’on s’y attarde excepté lorsque ces belles et précieuses servitudes sont pleinement consenties – une beauté et une grâce alors se dégagent des gestes et de l’individualité – l’acte et le visage singuliers deviennent, à cet instant, le reflet de l’envergure et de la liberté intérieures…
Qu’importe les combinaisons d’énergie – les convergences – les divergences – les rassemblements – les séparations – les attractions – les répulsions – les ruptures – les créations – les transformations – la continuité – seuls comptent le regard au-dedans et la manière dont jaillissent les élans du centre vers l’apparente périphérie – de l’invisible vers ce qui peut être perçu par les sens…
La grandeur – la joie – tout est consubstantiel à cet espace de réception-création…
Rien – jamais – ne s’écarte du monde adjacent – déterminant principal du cours des choses…
La force agissante de l’invisible…
Tout au détriment de la vraie vie ; et la vraie vie au détriment de rien – si – peut-être – au détriment de l’inutile à vivre…